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- Par frederique Roustant
- Le 21/06/2024
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Aujourd'hui 6 Juillet
A Avignon, le déroutant et indiscipliné « Quichotte » de Gwenaël Morin avec Jeanne Balibar
Joëlle Gayot
Avec cette libre adaptation de Cervantès, le metteur en scène propose une expérience théâtrale par moments confuse mais qui relève de l’acte de foi.
Entre le grand n’importe quoi et le génie débridé, la limite peut être floue et se franchir dans les deux sens avec une sorte de jubilation croissante. Gwenaël Morin, metteur en scène de Quichotte, d’après Miguel de Cervantès, précipite le public dans une oscillation tumultueuse qui le ballotte d’un extrême à un autre. Est-ce que je pars ou est-ce que je reste ? Au bout d’une heure environ d’un spectacle (qui en dure deux), un homme se lève, « ça suffit », d’autres le suivent et quittent le Jardin de la rue de Mons, ses arbres touffus, ses pierres noircies par les âges et ses buissons opulents. C’est dommage.
Ils se privent d’une expérience théâtrale qui, si elle est par moments erratique et confuse, vaut le coup d’être vécue pour son lâcher-prise fantasque et son indiscipline enfantine. Deux qualités qui allègent, à leur manière, la pesanteur ressentie à l’approche du second tour des élections législatives qu’on ne convoque pas, ici, par hasard. L’adaptation fragmentaire et infidèle que signe Gwenaël Morin du Don Quichotte de Cervantès, roman épique écrit au XVIIe siècle, ramène, mine de rien, à l’actualité politique. Pourquoi ? Parce que le héros, ce chevalier de pacotille, qui pourfend les moulins à vent en affirmant d’eux qu’ils sont des géants horrifiques, porte en lui une dimension ultracontemporaine.
Voici un homme dopé par les récits de chevalerie qu’il a lus en abondance et qui, gorgé de mille mots emphatiques, accouche de lui-même, s’invente une identité, se rêve un destin, se fabrique une mission, fantasme le monde, perd de vue le réel, s’intronise amant d’une Dulcinée (qu’il ne rencontrera jamais) et chef d’une armée composée, en tout et pour tout, du fidèle Sancho Pança lui-même flanqué de son âne (ici incarné par une table de plastique que tire le comédien Thierry Dupont derrière lui).
Cet homme, qui est moins un être humain qu’il n’est un projet, une ambition, voire une fuite en avant, la fabuleuse Jeanne Balibar l’adopte en totalité. Ce qui veut dire qu’elle cohabite avec des personnalités multiples. Quichotte porte le pire et le meilleur. Il est un indécrottable utopiste, un mégalomane inspiré et-ou un dangereux schizophrène, un dictateur en gestation. L’actrice, pour sa part, ose et peut tout : jouer le premier degré d’un texte et en suggérer quinze autres en même temps. Travailler dans un seul rire la joie et la mélancolie. Basculer de l’extase à l’effroi. S’étendre dans les buissons en slip et soutien-gorge. Arpenter les gradins, son œil sur les sexes des spectateurs, à la recherche d’une « truitelle » (une petite truite). Brandir une lance de bois, enfiler une armure en carton et cavaler à l’autre bout du jardin avant de revenir, face au public, pour scruter le spectateur.
Marie-Noëlle, voix d’une raison
Sa démesure est « quichotienne ». Elle donne à ce personnage une ampleur tragi-comique qui l’inscrit pour de bon au registre des fous dangereux qu’on a envie de suivre tout en sachant qu’on se perdra en route. Elle est à ce point épatante que, lorsqu’elle s’absente, le spectacle se recroqueville sur lui-même. Mais, finalement, Quichotte lui aussi, dans sa démence et ses outrances, avait le pouvoir d’allumer, d’éteindre, puis de rallumer les étoiles.
L’électron libre Jeanne Balibar surgit donc dans les jardins en robe légère et les pieds nus. Armée d’un marteau, elle vient interrompre de coups rageurs et répétés l’ouverture d’une représentation jusque-là assurée dans les règles de l’art par sa partenaire, Marie-Noëlle.
Longue diaphane et blonde, cette actrice au sourire ironique lit d’un ton à dessein monocorde les premières pages de Cervantès. Une entrée en matière en forme de trompe-l’œil, la suite du spectacle n’étant en rien équanime. Mais cette entame est cohérente, puisque Marie-Noëlle (qui joue aussi le cheval de Quichotte) sera pendant deux heures la voix d’une raison qui tente vaille que vaille de faire entendre un peu de sagesse au cœur du capharnaüm. Alors que l’intrusion de Balibar-Quichotte signe l’effraction d’un présent impérieux et ingérable, Marie-Noëlle temporise et, lors d’apartés au public (assis en pleine lumière), résume, explique, justifie les débordements et les inepties des actions.
Après avoir créé, en 2023, au Jardin de la rue de Mons un Songe mémorable adapté de Shakespeare, Gwenaël Morin récidive. Pas question de signer une représentation normée et normale. Il dépose, au cœur du Festival d’Avignon, un geste de théâtre qui relève de l’acte de foi, pas du travail bien fait. Le genre de geste qui dépoussière les codes de la représentation, quitte à sacrifier le sens et à égarer le public. Le risque est assumé. C’est à ce prix que le vivant préempte le plateau et qu’on reçoit, en l’enviant et le redoutant à la fois, le credo de Don Quichotte : « Je sais qui je suis mais je sais aussi qui je puis être. »
« Quichotte », d’après Miguel de Cervantès.
Adaptation et mise en scène : Gwenaël Morin. Avec Jeanne Balibar, Thierry Dupont, Marie-Noëlle, Gwenaël Morin en alternance avec Léo Martin. Jardin de la rue de Mons,
Avignon. Maison Jean-Vilar, Jusqu’au 20 juillet. |
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