Extraits
C’était le mois de février. Elle avait reçu sa convocation depuis quelques mois déjà, mais, prise dans le tourbillon des derniers mois, elle l’avait remise à plus tard.
La mammographie est une épreuve difficile à vivre pour toutes les femmes. Passer cette radio est une démarche glaciale et déshumanisante. On se met à nu, au propre et au figuré.
Pour elle, depuis l’âge de trente ans, c’était une épreuve pénible. Ses seins, volumineux, sont « denses », disent les professionnels de santé. Denses, c’est-à-dire pleins de mastoses qu’il faut toujours identifier et dédouaner.
Mais cette fois-ci, allez savoir pourquoi, elle s’était rendue à cet examen sans angoisse, avec sérénité et certitude. C’est probablement cela que l’on appelle « l’ironie du sort ».
Dans la salle d’attente, elle essaie de ne pas laisser paraître son angoisse. Elle se précipite sur la table basse au milieu de la salle d’attente pour trouver le magazine qui va vous donner une contenance et vous aider à paraître naturelle. Difficile de se concentrer sur un magazine économique ou financier de l’année écoulée quand on a l’angoisse au ventre.
Pourquoi, dans les salles d’attente des centres d’imagerie ne trouve-t-on pas des Voici, des Closer, des Paris Match, des Point de Vue, bref, des magazines où on n’apprend rien et où on oublie tout, l’espace d’un instant. Cela serait non seulement un vrai cadeau, mais une vraie marque de compassion pour les patients, une main tendue dans cet univers froid et aseptisé.
Les premiers clichés sont conviviaux et joyeux. La manipulatrice est agréable. Et puis, une deuxième série et une troisième, ciblées sur le sein droit, lui font perdre le sourire et font place à l’angoisse, au cœur qui bat dans la tête et dans le ventre.
L’échographie. Le silence. Un médecin tendu et absorbé. Froid et distant. Qui manie son appareil avec précision, en appuyant sur certains endroits du sein, y revenant, encore et encore.
L’examen dure une éternité. Enfin, il s’assoit et la regarde, un peu embarrassé.
Oui, effectivement, il y a quelque chose de bizarre. Attention, bizarre, ne veut pas dire cancer. Enfin, pas encore. Mais il faut explorer davantage, faire une biopsie, vite, très vite... Tout de suite même !
Drôle de mission que celle qui consiste à apprendre à un patient qu’il a une tumeur et qu’il y a de fortes chances qu’elle soit maligne. Sont-ils formés pour ajuster le ton, choisir les termes, rester le plus impassibles possible ?
Tous les médecins qu’elle verra ensuite auront la même attitude, la même compassion guindée, le même ton de voix. Sauf peut-être le chirurgien, plus brusque, plus froid. Mais un chirurgien ne fait pas dans la compassion, il tranche dans le vif, c’est son métier.
En attendant, il lui faut commencer le parcours du combattant pour savoir si cette chose bizarre trouvée dans son sein est bien un cancer. Il faut franchir tous les barrages, et vite, pour éviter de se laisser grignoter par l’angoisse.
Première étape, le médecin traitant.
En règle générale, il est difficile à joindre et sa salle d’attente déborde de patients. Ce soir-là, celui de « l’annonce », les portes s’ouvrent miraculeusement.
Lui aussi, il adopte tout de suite le ton approprié. Il est doux, calme. Il se veut rassurant, mais se fait pressant. Il faut aller vite, très vite. Il fait de son mieux pour ne pas la paniquer, dit que peut-être ce n’est pas ce que l’on pense, mais il n’arrive pas à la convaincre.
Elle rentre chez elle, perdue, seule, muette. Quelque chose grandit à son insu dans son sein, un cancer, peut-être. Sa vie va basculer et elle ne sait pas quoi faire, quoi dire, quoi penser. Elle n’a pas de mots, pas de force. Elle se dit que c’est un mauvais rêve, qu’elle va se réveiller et que tout va redevenir normal. Demain, quelqu’un reprendra les radios et lui dira : « nooooon, tout va bien, plus de peur de que de mal ! »
Elle ne le sait pas encore, mais c’est la première d’une longue série de nuits passées à pleurer, à gémir, à voir les heures défiler sans trouver le sommeil. C’est la première nuit de sa vie de cancéreuse.
Deuxième étape, l’hôpital, pour établir un diagnostic ferme et définitif. L’hôpital Gustave Roussy est une « usine » à cancer. De grands bâtiments au milieu de nulle part, un parking plein à craquer, des blouses blanches partout, des patients têtes rasées, debout ou en fauteuil roulant, trainant leur perfusion pour s’aérer ou fumer dehors. Bienvenue en enfer.
Elle est venue, seule, pour affronter cette première série d’examens. Le cœur battant, intimidée par la toute-puissance du lieu. Elle découvre les pôles spécifiques à chaque cancer. Pour elle, ce sera le pôle 7. L’endroit est plutôt convivial, quelqu’un joue du piano dans le hall, des bénévoles proposent des boissons chaudes et des friandises, d’autres des ateliers de travaux manuels, les secrétaires sont souriantes et compréhensives. Tiens, pas de magazines économiques et financiers, ici ! À croire qu’eux, ils ont compris !
Par contre, quel monde ! Toutes ces femmes ! Ce n’est pas possible ? Est-ce de cancer dont il est question ici ou de l’épidémie d’Ebola ?
On lui explique le programme de sa journée. Elle va d’abord voir un médecin qui examinera ses radios et qui décidera si des examens complémentaires sont nécessaires. Cela peut aller très vite ou durer jusqu’au soir, mais elle repartira avec un diagnostic définitif.
Le médecin la reçoit assez vite. Il examine les radios et la rassure. Il ne semble pas y avoir grand-chose. Une trace, certes, mais peut-être le radiologue s’est-il un peu emballé. Par prudence, on refait une échographie et elle sera libérée.
Elle retourne dans la salle d’attente, le sourire aux lèvres et le cœur plus léger. Elle éprouve de la compassion pour ses voisines. Non, non, ce n’est pas pour elle, c’était une erreur finalement. Elle va y échapper, une fois de plus !
L’échographie se fait dans la foulée et dans la convivialité. Les radiologues sont jeunes, rieurs, voire chahuteurs. Oui, oui, on voit bien quelque chose, mais non, cela n’a pas l’air d’être grave, en tout cas bien moins grave que prévu. Le diagnostic se confirme donc et elle se permet même de plaisanter avec eux.
« Mais, puisque vous êtes là et pour ne pas avoir de regrets, on va faire une ponction. C’est plus prudent. »
Il est 13h, tout est allé vite, finalement. Elle passe quelques coups de fil en riant pour rassurer tout le monde. Elle sera bientôt sortie et sa vie reprendra son cours normal.
Les heures s’écoulent lentement. Un café, deux cafés, une bouteille d’eau, un tour à la librairie, un tour dehors pour prendre l’air. Le temps passe et la salle d’attente se vide. Restent quelques femmes qui s’énervent un peu et qui cherchent le contact. Sa voisine lui apprend qu’elle vient de province, qu’elle a déjà fait deux récidives, qu’elle a pris 15 kilos avec sa dernière chimio ( ah bon, on grossit avec un cancer ?) et qu’elle attend, elle aussi, la ponction pour savoir si son « crabe » est revenu. On l’appelle, elle se lève, victorieuse.
D’autres femmes attendent, silencieuses, angoissées. Il est maintenant 17h. Elle est là depuis 9h.
Sa voisine ressort, en larmes, soutenue par la personne qui l’accompagnait. Son crabe a visiblement redonné signe de mort.
Enfin, son tour arrive. Il fait sombre. Une table de consultation, des appareils d’échographie et beaucoup de personnels qui s’agitent. On l’accueille froidement et on lui explique ce qui va se passer. Il y a deux échographes, un expert et un stagiaire. C’est l’apprenti qui prend les choses en main. Il est doux et attentif, s’excusant de lui faire mal. Au bout de quelques minutes d’investigations infructueuses, l’expert s’empare de l’appareil, prend appui sur son ventre et passe sans ménagement son appareil sur son sein en expliquant au stagiaire qu’il devait veiller absolument à prendre cette position, afin, dit-il, d’éviter la tendinite de l’échographe.
Sur cette table de consultation, pour la première fois de la journée, elle n’existe plus en tant qu’être humain. On peut s’affaler sur elle, lui faire mal impunément, juste pour être plus confortable et pour ne pas risquer une tendinite ! Le pauvre stagiaire reprend l’appareil. Il est gêné, il n’ose pas. Quand son tuteur l’invective, c’est elle qui lui répond : « eh bien, allez-y, faites comme si je n’existais pas, appuyez-vous sur moi, puisqu’on vous le demande ! »
Son cœur bat vite, elle voudrait se lever et s’en aller. De toute façon, ils ne vont rien trouver, alors, pourquoi l’humilier ?
Le petit stagiaire se débrouille comme il peut, préférant risquer la tendinite plutôt que de se coucher sur elle, mais arrive tout de même à localiser la tumeur.
Un médecin procède enfin à la ponction, sans anesthésie. Sa respiration devient courte, ses yeux se brouillent, ses poings et ses mâchoires se crispent. Une jeune infirmière se penche sur elle et lui caresse le bras en lui souriant. Calmez-vous, ça va bien se passer, je vais rester près de vous. Un peu d’humanité, est-ce trop demander ?
L’intervention n’a pas duré plus d’un quart d’heure. C’en est fini pour les investigations. Ne reste qu’à attendre le verdict, mais bon, ce n’est plus qu’une formalité.
Dans la salle d’attente, il ne reste plus grand monde. Il est tard. Elle a hâte de terminer cette journée et de partir de là. Sa sœur est venue la chercher, son fils l’attend pour diner. Elle retrouve le sourire. À 19 heures passées, on l’appelle enfin. Un médecin, l’oncologue, et une secrétaire. La secrétaire est derrière le bureau, mais l’oncologue est assise du côté des patients. Elle se lève pour l’accueillir gentiment, la fait asseoir près d’elle. Elle aurait dû reconnaître le ton et l’attitude de celle qui va annoncer une mauvaise nouvelle, mais elle n’est pas encore experte et ne se méfie pas.
Doucement, prudemment, le médecin lui explique que, oui, cette tumeur est petite, mais que, malheureusement, elle est cancéreuse et qu’il allait falloir l’enlever au plus vite. Tout se passera bien, pas de soucis.
Son cerveau se bloque, elle refuse de comprendre. Elle dit qu’elle doit partir en vacances. Probablement habituée aux réactions inappropriées, l’oncologue lui concède gentiment les vacances et repousse l’intervention. Elle se rassure en pensant que si l’opération est repoussée, c’est qu’elle n’est pas si urgente. C’est un petit cancer, c’est tout !
À sa sortie, sa sœur la scrute du regard, anxieuse. Elle secoue la tête et s’écroule. Ça y est, le sol s’effondre sous elle. Elle tente de rester digne, mais ses larmes coulent déjà, la naissance d’un long fleuve inépuisable.
Sa sœur essaie de rester positive et énergique. Bon, c’est un cancer, et alors ? C’est banal ! Un cancer du sein, ça se soigne, ça se guérit. Ils vont l’enlever et puis c’est tout ! Et puis, s’ils te laissent partir en vacances, c’est que ce n’est pas grave ! Ici, ce sont les spécialistes du cancer, ils savent ce qu’ils font, tout se passera bien.
Elle a hâte de retrouver son fils. L’envie de le voir la prend aux tripes. Elle veut se réfugier chez lui, dans ses bras. Elle a un besoin fou de contact, de chaleur.
Sur le chemin, elle évite de penser. Son cerveau s’est bloqué sur le mot cancer. Elle n’arrive pas encore à réaliser toutes les implications de ce mot, mais elle sait qu’il va bouleverser sa vie.
Elle essaie de ne pas craquer. Elle est la mère, après tout, elle ne doit pas se laisser déborder par la panique. Dans les yeux de son fils, elle lit l’anxiété, mais il ne veut rien montrer. Chacun cherche à protéger l’autre. Il se montre positif, enjoué. Si l’opération n’est programmée que dans un mois, c’est que ce n’est pas grave. En attendant, pensons aux vacances et restons positifs. Le sujet est clos, on passe à autre chose.
Et la vie reprend son cours, normalement. Elle reprend son travail, continue ses visites à son père et son frère, tous deux hospitalisés, qui souffrent plus qu’elle et qui ont besoin d’elle. Elle essaie d’oublier en préparant ses vacances. L’opération est prévue pour le lendemain du retour. Il y aura cette intervention, puis plusieurs séances de radiothérapie et on en aura fini avec le cancer, avant la fin de l’été. Tout le monde le dit : ce n’est rien, tout va bien se passer.
Cette période lui laisse un étrange souvenir. Un peu comme si elle était en sursis. Elle se sent en bonne santé, elle n’a mal nulle part, même ses analyses de sang n’ont jamais été aussi bonnes. Elle règle les derniers détails de sa vie de personne saine et valide. Elle dit au revoir à ses élèves et à ses collègues, qu’elle ne reverrait plus avant quelque temps. Elle a l’impression de se mettre entre parenthèses, en longues vacances. Tout le monde évite de parler de l’après... Pour elle, c’est admis, l’été sera un peu perturbé, mais elle sera là à la rentrée de septembre, en pleine forme. Parfois, elle lit un doute dans les yeux de certains, mais elle ne le décode pas, ne l’enregistre pas.
Elle veut rester positive, optimiste. Elle veut profiter de ses vacances. Vivre devient une priorité. Elle est entourée de personnes malades et dépendantes et ne veut pas se laisser emporter par le flot. Elle doit sauver sa peau.
Et les vacances passent, comme prévu. Déconnectée de la réalité, elle essaie d’oublier ce qui va se passer et profite jusqu’au bout du moment présent.
Rentrée le lundi, elle est opérée le mardi matin.
Dans la salle de réveil, une infirmière refuse gentiment de lui donner l’heure. De retour dans sa chambre, on s’affaire autour d’elle, on vérifie ses réflexes, on évalue la douleur, on la prévient des petits effets secondaires. « Vous êtes toute bleue, ne vous inquiétez pas, c’est le produit qu’on vous a injecté pour repérer la tumeur. C’est impressionnant, mais ce n’est rien et ça va passer ! »
Elle se sent en forme, à peine un peu groggy, mais d’humeur rieuse. Elle demande aux infirmières de la prendre en photo pour garder un souvenir de sa « période bleue » ! Elle envoie des textos enjoués où elle parle de sa couleur et de son urine « canard wc ». Tout le monde est rassuré devant tant de bonne humeur. On lui répond qu’elle est géniale, si drôle, si forte ! Elle commence à le croire, oui, elle est géniale, elle est forte. Elle vient de subir une opération et elle plaisante !
Avant de rentrer chez elle, elle voit le chirurgien. Il lui explique que l’opération a été plus longue que prévue parce qu’il a dû « creuser » un peu plus que prévu, mais que tout allait bien. Comme la chaîne ganglionnaire n’était pas atteinte, il n’a retiré que deux ganglions, dit « ganglions sentinelles ». C’est donc une bonne nouvelle ! Pour la suite des opérations, il faut attendre les résultats de l’analyse de la tumeur, dans 3 semaines, puis on commencera les séances de radiothérapie. Jusque-là, patience et repos.
La nuit est difficile. Son estomac donne ses premiers signes de mécontentement et elle se tord de douleur une bonne partie de la nuit. Elle est beaucoup moins sûre d’être forte, tout à coup ! Elle commence à se rendre compte qu’elle entre dans un processus médical lourd et elle trouve cela brusquement moins génial.
Sa convalescence se passe bien. Elle ne souffre pas trop. Elle est assez sereine. Et elle trouve assez d’énergie pour son père et son frère. Cela lui évite de penser à cette vilaine cicatrice qui balafre son sein, définitivement, et à ces résultats qu’elle attend pour connaitre la suite du traitement.
Trois semaines plus tard, elle se rend seule, une fois de plus, au rendez-vous avec le chirurgien. Elle ne s’attend à rien de particulier. Elle n’a pas d’inquiétude. Elle commence à s’habituer aux lieux. Elle se dirige vers le pôle 7, sans hésitation. L’attente est longue, plus de deux heures. Enfin, son tour arrive. Le chirurgien et la secrétaire, du même côté, cette fois. Il n’y a pas d’humanité, encore moins de convivialité. Le chirurgien vérifie la cicatrice et lui explique, droit dans les yeux, que les résultats ne sont pas satisfaisants. Son cancer est de type triple négatif, et il reste, malheureusement, une tumeur qu’il n’a pas pu enlever, parce qu’elle était trop proche de la peau. La radiothérapie ne va pas suffire. Il faut donc envisager, auparavant, une chimiothérapie.
Son sang se glace. Elle a l’impression de ne plus rien entendre, de ne plus rien comprendre. Le sol s’ouvre de nouveau sous elle. Chimiothérapie ? Mais, ce n’était pas prévu, ça ! Personne ne lui en avait parlé ! Elle ne sait plus quoi dire et déjà, ses larmes l’empêchent de réfléchir. Le chirurgien l’ignore, il continue de lui présenter le protocole : 6 séances de chimiothérapie suivies de 30 séances de radiothérapie et 5 ans de traitement hormonal. Vous êtes d’accord ?
Ai-je le choix ? On a toujours le choix, madame, lui dit-il. Vous pouvez refuser le traitement, c’est votre droit. Elle ne sait plus où elle en est. Il va bousiller sa vie et il lui demande son accord. Elle essaie de retrouver un peu de voix et de dignité et lui demande presque en chuchotant s’il s’agit d’une « vraie » chimio.
Il lève les yeux sur elle, un peu las, et lui répond assez froidement : « Si vous voulez savoir si vous allez être malade, oui, madame, vous serez malade. Si vous voulez savoir si vous allez perdre vos cheveux, oui, madame, vous perdrez vos cheveux. Pour vous, ce sera un gros traitement, mais pour nous, c’est un traitement léger. Mais sachez que cela vous garantit au moins 15 ans de tranquillité. »
L’entretien aura duré moins d’une demi-heure. Elle a du mal à respirer. Elle ne veut pas croire qu’elle doive en passer par cette chimio dont on parle en baissant le ton, ce traitement destructeur que tout le monde redoute. Non, pas elle !
Il faut qu’elle respire, qu’elle sorte. Elle court à sa voiture et s’écroule. Enfermée à l’intérieur de son véhicule, elle hurle. Elle n’arrive plus à se contrôler, elle sanglote. Nous étions partis sur l’idée d’une petite tumeur, sans gravité avec une opération et un traitement léger. Ses larmes affolent ceux qu’elle appelle. Ils l’incitent au calme. Il faut qu’elle reprenne ses esprits pour rentrer en toute sécurité.
Son fils lui ouvre sa porte et ses bras. Cette fois, les visages sont graves. Il la laisse pleurer, la réconforte. Mais non, tu verras, ça va bien se passer. Il ne faut pas paniquer. Il y a moins d’assurance dans ses propos, elle le sent bien, mais elle fait semblant d’y croire et essaie de reprendre son sourire. Allez, on verra bien. On a un peu de temps, la première chimio est fixée le 29 juin. Elle a un mois devant elle pour digérer l’information et reprendre des forces.
Malheureusement, la situation s’aggrave du côté de son père. Sa leucémie, en veille depuis plus de 7 ans, s’est réveillée et devient fulgurante.
Il a 89 ans. Il ne veut pas voir ses enfants malades. Son frère ne marche plus, ne parle plus. Le père ne veut pas voir son fils dans cet état. Lorsqu’il apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, il détourne son regard et refuse d’aller plus loin. Sa santé se dégrade de jour en jour.
Elle reçoit ses premières convocations de préparation au futur traitement. Plusieurs rendez-vous sont programmés pour lui expliquer comment vont se passer ces séances de chimio et quels en seront les effets secondaires.
Dans l’antre du cancer, à Gustave Roussy, la préparation des patients semble être une priorité, voire un acharnement. Une première réunion est organisée de manière collective. C’est ce qu’elle appellera le premier « seau de merde ». 4 femmes, 1 infirmière et 1 médecin. Pendant une heure, elle voit 3 films : qu’est-ce que la chimiothérapie, pourquoi la chimiothérapie et quels sont les effets secondaires de la chimiothérapie. Tout le traitement est passé au peigne fin. Les produits corrosifs que l’on va lui injecter, leurs bienfaits et surtout leurs méfaits. Le documentaire est ponctué d’images de femmes souriantes et sereines, les unes le crâne rasé, les autres arborant foulards et perruques.
Arrivée tendue et angoissée, elle finit la séance au bord de la nausée. La lumière se rallume et le personnel médical leur précise, avec le sourire, qu’elles n’auront peut-être pas tous les effets secondaires, que chacun ou chacune ressentira des choses différentes, qu’il ne faut pas avoir peur.
Il ne faut pas avoir peur ? Mais là, c’est la panique qui la gagne. Elle ne veut pas de ce traitement et de ses terribles effets. Elle ne veut poser aucune question. Elle ne se sent pas concernée. Elles ont bien dit qu’on n’était pas « obligée » d’avoir tout cela. Elle, c’est un petit cancer, donc c’est une chimio légère, comme a dit le chirurgien. Elle n’aura rien de tout cela. Elle étouffe, elle veut juste partir de là, s’enfuir.
Une fois de plus, elle reprend sa voiture en pleurant, de rage, de désespoir, de solitude.
Le deuxième rendez-vous, prévu quelques jours plus tard, avec un oncologue et une infirmière, sera déterminant. Il sera adapté à son cas et on lui dira exactement à quelle sauce elle sera mangée.
Deuxième « saut de merde ». Le même bureau que les fois précédentes. La fidèle secrétaire de l’autre côté du bureau. L’oncologue, du côté des patients. Cela aurait dû l’alerter... Mais elle n’est pas encore habituée.
Elle la reçoit gentiment et lui parle avec ce ton doucereux, calme, celui que les médecins adoptent pour les mauvaises nouvelles, celui qu’elle a déjà entendu à l’annonce du cancer. Celui que, seul, le chirurgien n’a pas su prendre !
Avec un air contrit, elle lui explique de nouveau le protocole : 3 séances de FEC et 3 séances de taxotère. Comme elle l’a vu dans le documentaire, elle ressentira tous les effets secondaires, tous.
Elle ne retient pas tout, mais elle retient que, finalement, le seau de merde était bien pour elle et qu’elle allait devoir affronter un drôle de traitement. Son cerveau n’enregistre plus rien. Son cœur est en miettes, ses jambes ont du mal à la porter.
L’oncologue la laisse ensuite entre les mains de l’infirmière référente qui lui répète une fois de plus comment vont se passer les chimios et leurs effets (3e couche). Tout est répertorié dans un épais dossier rempli d’ordonnances et de schémas, qu’elle pourra consulter à souhait. On lui parle aussi de ses cheveux. Un schéma explique quand ils vont tomber... vers la 3e semaine. Parfois, un peu plus. Mais c’est sûr à 100%.
L’esprit humain est curieux. On lui a présenté, à trois reprises, des effets secondaires horribles. On lui a certifié que ce traitement allait détruire ses cellules cancéreuses, mais qu’il allait aussi balayer ses cellules saines. Elle aurait dû être obnubilée par cela. Eh bien non, pour le moment, ce qui la terrorise, ce qui la déprime, c’est de perdre ses cheveux. Il est vrai qu’ils sont longs et volumineux. Ils adoucissent son visage. Ils lui donnent un air plus jeune, un air bohème. Elle ne veut pas les perdre, elle ne veut pas les retrouver sur son oreiller. Son corps va se détruire de l’intérieur et elle, elle pleure sur son aspect extérieur.
Voilà, ça en est fini de la préparation. Il faut maintenant poser la chambre pour les injections. L’opération, sous anesthésie locale, se passe très vite. Il s’agit d’implanter une sorte de tuyau dans l’aorte, afin que l’on puisse faire les chimios sans passer par l’extérieur. C’est simple, propre et indolore. Cette chambre est un corps étranger qui va finira par faire corps avec elle.
Mon père meurt le jour de ma 1re chimio, le 29 juin, et mon frère le 1er septembre, jour de ma 4e chimio. J’ai eu tous les effets secondaires prévus, mais j’ ai réussi à être présente aux deux enterrements, dont je n’ai gardé aucun souvenir.
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