Nos Régions Contes et légendes
- Par frederique Roustant
- Le 09/11/2024
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Entre récits épiques et contes féériques, «Légendes de France» retrace de manière inédite les mythes et croyances qui ont façonné les régions de l’hexagone. Véhiculées depuis des siècles, ces légendes font partie intégrante du folklore français et continuent aujourd’hui encore, d’attiser toutes les curiosités. C’est une plongée mystique dans l’histoire de nos régions que propose
Aujourd'hui 24 Avril
Une légende du Pays d'Othe,
extraite du livre du même nom, spécialement dédicacée à Regine Martini-zajac.
Ce livre est en vente en librairie ou sur commande : www.tempsimpossible.com
Illustration : Dominik Vallet.
Les étangs de Saint-Ange
Il y a de cela bien longtemps, aux confins de la forêt de Courbépine, non loin de Bussy-en-Othe et de Bellechaume se trouvait un petit étang. Situé au cœur de la forêt, celui-ci était alimenté par un ruisseau qui jaillissait d’une fontaine que l’on appelait la Fontaine Vernoue.
Jean demeurait à Bussy. Comme tous les enfants de son âge, il préférait de loin courir à travers bois plutôt qu’user ses culottes courtes sur les bancs de l’école. Ses parents tenaient une mercerie et avaient peu de temps à lui consacrer. Cela le réjouissait plutôt car, très souvent, lorsqu’il n’y avait pas classe, il enfourchait sa bicyclette et quittait la maison sans les prévenir. Il rentrait seulement quand il entendait l’angélus sonner au clocher du village.
Après l'école, Jean adorait gambader près de l’étang. Il jouait avec les grenouilles, se couchait dans les hautes herbes où il se prenait pour un roi, admirant les belles libellules qui glissaient à la surface de l’eau couverte de nénuphars.
Parfois son copain Pierrot, de deux ans son aîné, le rejoignait, et tous deux sillonnaient les sentiers de la forêt, heureux quand, par hasard, ils croisaient une biche, car ils partageaient l’amour des animaux. Lorsque Jean rentrait, les merciers étaient beaucoup trop épuisés pour le questionner et, après avoir soupé, il filait se coucher sans demander son reste.
Chaque mercredi soir, dans son lit, il rêvait de la journée du lendemain. Comme il n'y avait pas classe, le garçon aurait tout le temps de jouer.
Ce jeudi-là, en s’éveillant, Jean avait une idée derrière la tête. Pierrot devait aider son père dans les champs, donc il ne pouvait pas l’accompagner dans la forêt. La semaine précédente, les élèves avaient étudié la préhistoire à l’école et découvert comment les hommes d’autrefois parvenaient à faire du feu en frottant deux silex l’un contre l’autre, ce qui ne devait pas être très pratique, songeait-il.
— Moi j’ai un autre moyen, lui avait chuchoté son voisin. Il faut avoir une loupe et la placer sous les rayons du soleil. Après, tu prends de la mousse et du bois bien secs et ça marche à tous les coups, tu verras.
Jean était donc bien décidé à vérifier la véracité des propos de son camarade. La veille, il avait pris soin de subtiliser une loupe dans la boutique de ses parents. Normalement, ceux-ci ne se rendraient pas compte du larcin avant l’inventaire et, d’ici là, il aurait remis l’objet à sa place.
Il se rendit à l’étang. Là, il amassa de la mousse et des brindilles. Comme il était presque midi, le soleil allait bientôt atteindre son zénith. Jean sortit la loupe de sa poche, l’orienta vers l’astre et concentra les rayons sur le tas. Quelques minutes plus tard, il vit de la fumée qui montait. Puis il entendit des craquements qui signifiaient que le feu prenait. Heureux, le garçon se mit à souffler dessus pour l’activer.
—Chouette ! s’écria-t-il. Moi aussi, je sais faire du feu maintenant ! Pierrot ne va pas en revenir quand je vais lui raconter ça !
Les flammes devenaient de plus en plus grosses. Jean battait des mains en les regardant s’envoler vers le ciel. Mais soudain, le soleil se cacha derrière un gros nuage et le vent se mit à souffler. Jean s’en moquait. À genoux près du brasier, il continuait de s’amuser en jetant dedans des feuilles sèches et des branches de noisetier. C’est alors qu’une flamme lui sauta au visage. L’enfant hurla mais il était trop tard : il était brûlé. Il criait car la douleur qu’il ressentait était terrible, mais surtout, il n’arrivait plus à distinguer ce qui se trouvait autour de lui. Il s’agitait en tous sens, appelait sa mère, tellement il avait peur, se frottait les yeux pour essayer de chasser la fumée qui l’empêchait sans doute de retrouver la vue. L’orage grondait au loin. Heureusement, il se mit à pleuvoir. L’averse violente vint rapidement à bout du feu. Une voix l’appelait. Il reconnut celle de Pierrot.
— Jeannot ! Rentre vite ! Tes parents sont inquiets à cause de l’orage !
Mais Jean ne le voyait pas, ne le voyait plus. Il souffrait le martyre. En remarquant les meurtrissures sur son visage, ainsi que le tas de brindilles à demi consumées, Pierrot comprit de suite ce qui venait d’arriver. Il le prit par le bras et le raccompagna à Bussy. Ses parents firent venir aussitôt le médecin. Celui-ci pansa ses blessures mais il ne put soigner ses yeux.
— La rétine est atteinte, hélas, annonça-t-il aux merciers, effondrés. Votre enfant est aveugle.
La pauvre mère s’évanouit, incapable d’entendre ces mots. En reprenant conscience, elle supplia Dieu de rendre la vue à son fils, mais ses prières demeurèrent vaines.
Commença alors pour Jean une existence horrible. Il cessa d’aller en classe. Ses parents envisageaient de l’envoyer à Paris, où se trouvait une école pour aveugles, afin de lui permettre de faire des études. Mais l’enfant pleurait lorsqu’ils lui en parlaient, donc, pour l’instant, ils le gardaient auprès d’eux, la mort dans l’âme. L’enfant refusait toute distraction ; il ne voulait même plus s’alimenter.
— Je veux mourir, maman, sanglotait-il, quand la pauvre femme s’approchait de lui et tentait de lui faire goûter aux aliments qu’il adorait autrefois, avant l’accident. Je ne peux plus jouer avec mes copains, plus lire de livres. Je ne veux plus être ici. Il est méchant de m’avoir fait ça, Dieu.
La mercière, pourtant très croyante, ne pouvait s’empêcher de penser que le destin était injuste et parfois, de se demander si ce fameux Dieu auquel elle croyait depuis sa jeunesse était aussi bon que les curés le prétendaient.
On frappa à la porte. C’était Pierrot. Contrairement aux autres gars du village, le jeune homme n’avait pas laissé tomber son ami. Il venait le chercher pour l’emmener auprès de cet étang qu’ils aimaient tant. La mère accepta de suite, pensant que cette sortie ferait beaucoup de bien au petit et lui redonnerait peut-être un peu de joie de vivre. Jean grimpa sur le porte-bagages de Pierrot et tous deux partirent en direction de la forêt où ils devaient casser la croûte.
Ils s’installèrent au bord de l’étang. Jean ne disait rien, mais il semblait heureux.
Peut-être, après tout, parviendra-t-il à s’adapter à son handicap et finira-t-il par accepter d’intégrer cette école pour aveugles ? songeait Pierrot.
En effet, le petit garçon avait beaucoup de potentiel et son avenir était loin d’être ruiné. Il fallait lutter pour lui redonner l’envie de se battre et d’affronter la vie difficile qui s’annonçait.
— Mince ! s’écria tout à coup Jean. J’ai oublié de boire ma fleur d’oranger en partant tout à l’heure. Si je ne la prends pas, je risque de faire une crise de nerfs. Ça m’arrive souvent depuis que je suis aveugle.
— Tu veux que j’aille te la chercher ? proposa aussitôt Pierrot. Si tu n’as pas peur de rester seul ici en m’attendant, je peux être revenu dans moins d’une heure.
— Ne t’inquiète pas. Je connais cet endroit comme ma poche. Je suis un peu fatigué. Je ferai une petite sieste en t’attendant.
Pierrot approuva l’idée. Il n’était pas inquiet car son ami connaissait bien les lieux. Rien ne risquait de lui arriver, tant l’endroit était paisible. Non loin de là, on entendait le son de la cognée d’un bûcheron. Cela rassura le jeune homme, qui ne tarda pas à partir.
— Enfin tranquille ! soupira Jean.
Il savait où il se trouvait exactement par rapport à l’étang. Il se leva puis s’en approcha doucement. Là, il s’enfonça dans l’eau. Comme elle était agréable et fraîche ! Il se mit à verser de grosses larmes en se rappelant tous les bons moment passés à écouter chanter les oiseaux et à éclabousser Pierrot. Tout était fini maintenant. Il ne pouvait plus admirer ce paysage qu’il aimait tant. Plus jamais il ne verrait les beaux couchers de soleil sur les prairies ou la neige sur les collines. Ses yeux s’étaient fermés pour toujours.
Le temps presse, se dit-il. Pierrot va bientôt être de retour.
Alors, il avança encore jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied. Là, il se laissa tomber dans l’eau. À présent, il lui suffisait de ne plus penser à rien et de laisser le néant se refermer sur lui. Jean avait pris sa décision : sa vie s’achèverait à l’endroit où il avait été le plus heureux. Il était vraiment résolu à quitter ce monde où tout n’était plus que malheur. Il pensa à sa pauvre mère qui ne s’en remettrait sans doute pas, mais sa douleur était si grande qu’il ne renonça pas à son projet. Durant son agonie, il vit un ange qui s’approchait de lui et le prenait dans ses bras.
C’est comme dans mon livre de catéchisme, pensa-t-il. Je suis sans doute en train d’arriver au paradis. Au moins, je ne suis plus aveugle puisque je peux voir l’ange.
Mais tout ceci n’était sans doute que le fruit de son imagination. C’est alors que tout devint noir autour de lui.
Lorsqu’il s’éveilla sur la rive de l’étang, Pierrot se tenait à ses côtés, tout tremblant. Il le secouait afin d’être sûr qu’il était bien vivant.
— Mais tu es fou ! hurla-t-il. Tu aurais pu te noyer ! Tu m’avais pourtant promis de rester tranquillement au bord et de ne pas t’approcher de l’eau !
— Arrête de crier comme ça ! lui dit en riant Jean. C’est toi qui fais peur, là. Tu es tout rouge. Tu as dû choper une insolation. Allez, tout va bien, je suis juste un peu mouillé et maman va me disputer. Je rentre à pied pour mieux me sécher.
Pierrot le regarda, stupéfait. Son ami avait retrouvé la vue ! Mais comment un tel miracle était-il possible ?
— Un ange est venu pendant que j’étais sous l’eau, expliqua Jean. Il m’a aidé à remonter, et quand j’ai ouvert les yeux, je voyais clair. Au début, je croyais même que j’étais mort.
Pierrot était sceptique, mais il ne pouvait nier l’évidence. Par prudence, il préféra l’accompagner jusqu’à Bussy. Il le laissa devant la porte de sa maison car l’enfant voulait faire la surprise à ses parents. Quand elle le vit entrer en souriant et lui dire en plaisantant que sa robe rouge ne lui allait pas du tout, sa mère s’évanouit, mais de bonheur cette fois. Le médecin, appelé à son chevet, en profita pour examiner les yeux de Jean.
— Sans doute l’eau de cet étang possède-t-elle des propriétés scientifiques que l’on ne connaît pas encore. Il est certain que c’est en tombant dedans que tu as retrouvé la vue. Néanmoins, tu as eu beaucoup de chance car tu aurais pu te noyer.
Jean ne répondit rien, et surtout ne raconta pas au médecin que telle était son intention. Par contre, il parla à ses parents de l’ange qu’il avait rencontré au fond de l’eau. Cette histoire fit le tour du village et tout le monde crut Jean. Monsieur le curé cria au miracle et décréta qu’un hommage devait être rendu à cet ange magnifique. Il organisa un pèlerinage depuis Bussy jusqu’à la fontaine Vernoue et baptisa Ru Saint-Ange la petite rivière qui s’écoulait jusqu’à la mare. Ce pèlerinage devint annuel et dura de nombreuses années. On prétendait que la source pouvait rendre la vue aux aveugles et soigner les maladies ophtalmiques.
Aujourd’hui, il est encore très agréable de se rendre aux Etangs de Saint-Ange pour folâtrer au bord de leurs rives. Il paraît même que certaines nuits d’été, on peut voir l’ange qui s’envole vers le ciel, toujours désireux de surveiller les enfants imprudents qui tromperaient la vigilance de leurs parents pour s’aventurer trop loin dans l’eau.
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