Mme de Staël
Ses oeuvres
1802 1788 1794 1807
Œuvres choisie
Germaine de Staël (1766-1817) est une pionnière du mouvement romantique. Elle a contribué à faire connaître la littérature romantique allemande et en particulier Goethe et les fameuses Souffrances du jeune Werther qui avaient provoqué une vague de suicide en Europe. Dans Delphine en 1802, un roman épistolaire, elle narre l'histoire de deux personnages dont l'amour ne peut aboutir ; d'une part, parce que Léonce est déjà marié à Mathilde, et d'autre part, car Delphine est une amie de Mathilde qu'elle ne peut pas trahir. Dans cet extrait de la fin du roman, Delphine se suicide devant Léonce, son amant, qui devait être fusillé. On verra en quoi cette scène relève d'un drame romantique. D'abord, on s'attachera aux caractéristiques du roman d'amour, puis on examinera l'atmosphère tragique de cette scène finale.
« La longueur et la fatigue de la route faisaient disparaître la pâleur de Delphine ; ses yeux avoient une expression dont rien ne peut donner l'idée ; les sentiments les plus passionnés et les plus sombres s'y peignaient à la fois ; et, malgré les douleurs cruelles qu'elle commençait à sentir, et qu'elle tâchait de surmonter, sa figure était encore si ravissante, que les soldats eux-mêmes, frappés de tant d'éclat, s'écriaient : - Qu'elle est belle ! et baissaient, sans y songer, leurs armes vers la terre en la regardant. Léonce entendit ce concert de louanges, et lui-même, enivré d'amour, il prononça ces mots à voix basse : - Ah Dieu ! que vous ai-je fait pour m'ôter la vie, le plus grand des biens avec elle ? Delphine l'entendit. - Mon ami, reprit-elle, ne nous trompons pas sur le prix que nous attacherions maintenant à l'existence ; nous ne voyons plus que des biens dans ce que nous perdons, et nous oublions, hélas ! combien nous avons souffert ! Léonce, je t'aimais avec idolâtrie, et cependant, du jour où l'ingratitude de l'amitié me fut révélée, je reçus une blessure qui ne s'est point fermée. Léonce, des êtres tels que nous auraient toujours été malheureux dans le monde, notre nature sensible et fière ne s'accorde point avec la destinée ; depuis que la fatalité empêcha notre mariage, depuis que nous avons été privés du bonheur de la vertu, je n'ai pas passé un jour sans éprouver au cœur je ne sais quelle gêne, je ne sais quelle douleur qui m'oppressait sans cesse.
[Ah ! N'est-ce rien que de ne pas vieillir, que de ne pas arriver à l'âge où l'on aurait peut-être flétri notre enthousiasme pour ce qui est grand et noble, en nous rendant témoins de la prospérité du vice et et du malheur des gens de bien !]
Vois dans quel temps nous étions appelés à vivre, au milieu d'une révolution sanglante, qui va flétrir pour longtemps la vertu, la liberté, la patrie ! mon ami, c'est un bienfait du ciel qui marque à ce moment le terme de notre vie. Un obstacle nous séparait, tu n'y songes plus maintenant, il renaîtrait si nous étions sauvés ; tu ne sais pas de combien de manières le bonheur est impossible. Ah ! n'accusons pas la Providence, nous ignorons ses secrets ; mais ils ne sont pas les plus malheureux de ses enfants, ceux qui s'endorment ensemble sans avoir rien fait de criminel, et vers cette époque de la vie où le cœur encore pur, encore sensible, est un hommage digne du ciel.
Extrait
Ces douces paroles avoient attendri Léonce, et pendant quelques moments il parut plongé dans une religieuse méditation. Tout à coup, en approchant de la plaine, la musique se fit entendre, et joua une marche, hélas ! bien connue de Léonce et de Delphine. Léonce frémit en la reconnaissant : - O mon amie ! dit-il, cet air, c'est le même qui fut exécuté le jour où j'entrai dans l'église pour me marier avec Mathilde. Ce jour ressemblait à celui-ci. Je suis bien aise que cet air annonce ma mort. Mon âme a ressenti dans ces deux situations presque les mêmes peines ; néanmoins je te le jure, je souffre moins aujourd'hui. Comme il achevait ces mots, la voiture s'arrêta devant la place où il devait être fusillé. Il ne voulut plus alors s'abandonner à des sentiments qui pouvaient affaiblir son cœur. Il descendit rapidement du char, et s'avança en faisant signe à M. de Serbellane de veiller sur Delphine. Se retournant alors vers la troupe dont il était entouré, il dit, avec ce regard qui avait toujours commandé le respect : - Soldats, vous ne banderez pas les yeux à un brave homme ; indiquez-moi seulement à quelle distance de vous il faut que je me place, et visez-moi au cœur ; il est innocent et fier, ce cœur, et ses battements ne seront point hâtés par l'effroi de la mort. Allons. Avant de s'avancer à la place marquée, il se retourna encore une fois vers Delphine ; elle était tombée dans les bras de M. de Serbellane, il se précipita vers elle, et entendit M. de Serbellane qui s'écriait : - Malheureuse ! elle a pris le poison quelle m'avait demandé pour Léonce ; c'en est fait, elle va mourir ! ».
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