Saignant ou à point

Pascale Marie Quiviger

Extrait

(14/05/2022)

: 13 octobre 4 h du matin

Rose Levasseur sifflotait l'air de « Carmen » de Bizet alors qu'elle enfonçait la clé dans la serrure du restaurant. Rose était une femme simple, une femme heureuse. Auprès d’un mari aimant, honnête et travailleur et de ses enfants, elle laissait défiler devant elle les années à venir sans préoccupation. Cependant, travailler pour Savarese avait été une bénédiction. Alors que son quotidien s'atrophiait dans la vie routinière sans fard de la ménagère, une amie lui avait conseillé de chercher un emploi. Un mois plus tard, elle était embauchée par le restaurant italien. L’endroit était propre et réputé et il n’était pas rare d’y croiser des gens célèbres.

De plus, le salaire était plus que correct. Depuis qu'elle avait été engagée comme aide-ménagère dans l’émission Sacré Chef, elle était épuisée, mais vivait sur un petit nuage. Faire ainsi partie d'un show de télé regardé par des milliers de téléspectateurs la rendait euphorique. Certes, on ne parlerait jamais d'elle, mais tout de même ! Si les candidats et les grands chefs pouvaient cuisiner de si bons petits plats, c’était aussi un peu grâce à elle. Son mari, ses enfants et son entourage étaient tellement fiers d'elle. C’était grâce à Giovanni Savarese, son patron, qu'elle avait été recrutée. Lorsqu’il avait été choisi pour faire partie du jury, il lui avait gentiment demandé si elle accepterait de faire des heures supplémentaires pour l’émission. Elle avait accepté sans hésiter.

C’était tellement gratifiant. De plus, voir toutes ces stars, même de loin, était une véritable aubaine. Bien sûr, eux, ils ne la voyaient pas. Elle n’était que la femme à tout faire. Toutefois, elle ne pouvait s’empêcher de bénir ce tournant impromptu que venait de prendre son existence, de remercier chaque jour cet incroyable coup du sort qui allait, elle en était certaine, bouleverser sa vie. Elle appuya sur un interrupteur et une lumière aveuglante envahit l'immense cuisine du restaurant « Chez Giovanni ». Comme à chaque fois, Rose s’émerveilla de l’agencement de la grande pièce. Tout avait été conçu avec intelligence et pour une utilisation maximale de chaque espace.

Les pôles de lavage, de cuisson et le plan de travail se côtoyaient dans une proximité harmonieuse. Si seulement son mari acceptait de réaménager sa cuisine. Vieillotte, elle mériterait un bon coup de neuf. Peut-être qu’avec ses revenus supplémentaires, elle pourrait le persuader de faire appel à un cuisiniste.

Le silence était uniquement hachuré par le ronronnement des frigidaires et congélateurs. Elle posa son grand sac sur l’îlot central et farfouilla dedans deux bonnes minutes avant d'en extirper sa précieuse boîte de boules quiès qu’elle déposa sur le plan de travail près de l’évier. Souffrant d’insomnie chronique, elle bénissait le jour où elle avait découvert une boîte de ces boules magiques à côté de son casier. Quelqu’un avait dû les oublier par mégarde. D’abord perplexe, elle avait lu la notice et depuis deux semaines, elle ne pouvait plus s’en passer. Finis les bruits de la rue et les ronflements désagréables de son mari.

Elle pouvait enfin dormir en paix. La sonnerie de son mobile résonna tout au fond du sac. Elle maugréa. Qui pouvait l'appeler si tôt le matin ? À tous les coups, son mari Roger, qui travaillait de nuit comme agent de sécurité dans un grand centre commercial, avait encore oublié de noter le nouveau code de la porte d’entrée de l’immeuble. Elle soupira et plongea à nouveau parmi le bazar de son fourre-tout.

Bien qu’elle n'ait pas échappé à la révolution des nouvelles technologies, elle ne maîtrisait pas tout à fait l’utilisation de son mobile. La plupart du temps, elle ratait les appels et était obligée de rappeler ses interlocuteurs. Tapie dans l'ombre, une silhouette en profita pour substituer la boîte de boules quiès et la remplaça par une nouvelle. Alors qu’elle se saisissait de son portable, la sonnerie cessa. Elle laissa retomber l’appareil dans son sac. Elle tenta de déchiffrer le numéro, mais le mot « privé » s’afficha. C’était sûrement un faux numéro. Si c’était Roger qui l’appelait d’un autre numéro, il essaierait certainement plus tard.

Elle recommença à fredonner, heureuse de pouvoir enfin se mettre au travail. Après avoir briqué le plan de travail et nettoyé le sol, elle poserait enfin les boules de cire dans ses oreilles pour aller se reposer dans la salle contiguë, où l’attendait un confortable lit d’appoint. L’ombre furtive sourit et attendit que Rose se dirige vers le placard qui abritait les produits d’entretien. Le concours venait de commencer.

La nouvelle numéro allait bientôt faire sa première victime.