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C’est avant tout la force picturale du style de l’auteur qui interpelle et l’impression de densité qui en jaillit avec pourtant une économie de mots (quatrains d’octosyllabes à rimes croisées). Les couleurs, les matières et leurs textures ou encore les formes habitent chacun de ces poèmes avec une acuité rare qui nous les font presque sentir sous nos doigts à mesure que l’on tourne ces pages. Poussant parfois l’exercice jusqu’à décliner dans toute sa palette lexicale une nuance ou une sensation c’est à dire « pousser la comparaison au dernier degré » comme dans son poème « Le château du souvenir ». Clarté de la structure, s’il y a, à chaque fois, une recherche de préciosité et de raffinement (nombreuses références antiques), il évite cependant avec soin de verser dans le lyrisme, privilégiant toujours la sensibilité de l’esprit à la sensibilité du sentiment. On trouve ainsi peu de métaphores, les mots sont la plupart du temps employés dans leur sens propre et sont même parfois techniques empruntant à l’architecture ou à la botanique. Poli et ciselé.
Il proclame sa volonté de « réduire la poésie à des « mots de lumière… avec des rythmes et une musique ». Dans ce recueil, la sensibilité se dérobe volontiers sous l’image ou sous l’ironie; ce n’est pas à dire qu’elle soit absente. Il se contient, il a recours à une image comme à un voile, il met son sentiment à nu dans une enveloppe transparente et figurée.
Florilège personnel :
Son poème « Etude de mains » (Imperia notamment) est une petite merveille de rêverie inspirée de la vision d’une simple main moulée en plâtre chez un sculpteur et faisant référence à la courtisane Imperia (le principe sera repris par Rimbaud dans son poème « Les mains de Jeanne-Marie) :
« Sous le baiser neigeux saisie
Comme un lis par l’aube argenté,
Comme une blanche poésie
S’épanouissait sa beauté. »
Il se met à imaginer toutes « les vies » qu’auraient pu avoir cette main à la « cambrure florentine », jouant « dans les boucles des cheveux lustrés de don Juan ou sur son caftan d’escarboucles »… Le poète s’avère de façon générale très sensible à la grâce des mains féminines auxquelles il fait régulièrement allusion. Ce principe d’imagination est aussi repris dans son poème « Ce que disent les hirondelles » qui imagine avec humour les discussion de ces oiseaux migrateurs sur leurs voyages dans les pays chauds.
La « Symphonie en blanc majeur » célèbre elle la beauté et la noblesse de la blancheur des corps des « femmes-cygnes ». Il décline ici avec virtuosité toutes les évocations liées à leur teint de « clair de lune », leur « boréale fraîcheur » ou encore leur « sein neige »… :
« De quel mica de neige vierge,
De quelle moelle de roseau,
De quelle hostie et de quel cierge
A-t-on fait le blanc de sa peau ? »
« Qu’est-ce, après tout que la beauté,
Spectre charmant qu’un souffle emporte
Et qui n’est rien, ayant été ! »
La description d’une robe « A une robe rose » révèle aussi tout un jeu linguistique autour de la couleur rose de l’étoffe et la peau rose claire de sa propriétaire, la délicatesse de leur union, de ce tissu « caresse vermeille » qui « voltige autour de ta beauté »… :
« Est-ce à la rougeur de l’aurore,
A la coquille de Vénus,
Au bouton de sein près d’éclore,
Que sont pris ces tons inconnus ?
Ou bien l’étoffe est-elle teinte
Dans les roses de ta pudeur ? »
Une couleur qu’il analyse aussi dans « La rose-thé » dont il loue le « tissu rose et diaphane » « comme un teint aristocratique ».
Contrastant avec cette femme d’opale, pure et noble, relativement indolente, qu’il admire dans divers poèmes, « Carmen« , la flamboyante gitane au teint brun, incarne au contraire la beauté du diable (« Sa peau; le diable la tanna ») et à la bouche écarlate :
« Une bouche aux rires vainqueurs ;
Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des cœurs. »
Une « laideur piquante » qu’il compare à une « âcre Vénus du gouffre amer »
Dans « L’aveugle« , il exprime la privation du sens de la vue qui serait pour lui sans doute mortel :
« Les jours sur lui passent sans luire;
Sombre, il entend le monde obscur
Et la vie invisible bruire
Comme un torrent derrière un mur ! »
Dans une deuxième partie du recueil, on trouve l’édition de ses poésies (parues en 1833) qui portait pour titre Albertus ou l’Ame et le péché, une légende théologique et surtout macabre, mêlée de galanterie et de diablerie et d’une exécution un peu outrée.
Deux ou trois choses sur Théophile Gautier :
Gautier déclarait que, lorsqu’ »il avait voulu faire quelque chose de bien, il l’a toujours commencé en vers, parce qu’il existe chez lui une incertitude sur la prose, sur sa complète réussite, tandis qu’un vers, quand il est bon, est une chose frappée comme une médaille. » il a taillé des phrases et des vers, auxquels il a donné la splendeur qu’il aimait. « Il estime aussi que c’est seulement si l’oeuvre est pure forme que la donnée autobiographique peut être utilisée comme n’importe quel autre matériau, sans troubler les couleurs de l’émail, la netteté du camée. Se détachant de moi comme de la politique ou de la morale, s’obstinant à réduire la littérature à ses caractères propres. » Le journalisme, pour se venger de la préface de Mademoiselle de Maupin, m’avait accaparé et attelé à ses besognes. Que de meules j’ai tournées, que de seaux j’ai puisés à ces norias hebdomadaires ou quotidiennes, pour verser l’eau dans le tonneau sans fond de la publicité! J’ai travaillé à La Presse, au Figaro, à La Caricature, au Musée des Familles, à la Revue de Paris, à la Revue des Deux Mondes, partout où l’on écrivait alors. Ce poème fut publié dans la revue L’Artiste. L’année suivante, Gautier y répondit par son célèbre manifeste, L’Art (« Oui, l’œuvre sort plus belle / D’une forme au travail / Rebelle, / Vers, marbre, onyx, émail …»), qui deviendra le dernier poème d’Émaux et camées. Celui-ci est assimilé par les Parnassiens à un effort acharné pour extraire à la matière la plus dure une forme impérissable, «comme un divin métal au moule harmonieux» (Leconte de Lisle). Le poète devient ainsi sculpteur ou ciseleur, préoccupé par la plastique plus que par l’Esprit, et c’est sur ce point que les Symbolistes feront porter leurs objections.
Ses lectures d’enfance :
« L’ouvrage qui fit sur moi le plus d’impression, ce fut Robinson Crusoé. J’en devins comme fou, je ne rêvais plus qu’île déserte et vie libre au sein de la nature, et me bâtissais, sous la table du salon, des cabanes avec des bûches où je restais enfermé des heures entières. Je ne m’intéressais qu’à Robinson seul, et l’arrivée de Vendredi rompait pour moi tout le charme. Plus tard, Paul et Virginie me jetèrent dans un enivrement sans pareil, que ne me causèrent, lorsque je fus devenu grand, ni Shakespeare, ni Goethe, ni lord Byron, ni Walter Scott, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni même Victor Hugo, que toute la jeunesse adorait à cette époque.