http://FEUILLETER LE LIVRE
__________________________
Marguerite Duras nous parle de son roman
___________
D'abord le titre
l est symbolique. Le Pacifique est un des plus vastes océans du monde, avec des mers bordières, la mer de Chine et le golfe du Siam. Ce sont elles qui inondent la concession de la mère. Mais le roman ne les mentionne jamais, insistant au contraire sur la puissance de « l’océan » (cf. pp. 32-33) qui détruit les barrages, toujours évoqués au pluriel (cf. p. 30, p. 250). Le singulier du titre prend donc une valeur particulière en soulignant l’aspect dérisoire d’ »un barrage » contre un océan. C’est un projet démesuré, une folie, un rêve irréalisable qui ne peut qu’échouer. Le titre illustre, de ce fait, la résistance, perdue d’avance, contre une force plus puissante, image de l’impuissance des individus contre le système colonial tout entier, de la lutte sans espoir de « la mère » contre « les agents du cadastre » qui lui ont accordé sa concession incultivable. (cf. pp. 289-290)
_______________
Ensuite Duras nous parle du roman
Il comporte 2 parties. La 1ère partie compte 8 chapitres, tous assez longs(10 à 20 pages) : son rythme est ralenti, à l’image de la vie dans le bungalow. Seul le 3ème (pp. 89-98) est plus rapide, car il représente un moment-clé, celui de l’ultimatum posé à M. Jo, épouser Suzanne. Ils font alterner les scènes au bungalow et celles à Ram, la petite ville la plus proche. La 2nde partie avec ses 22 chapitres, se scinde en deux étapes. Les 10 premiers chapitres (68 pages) se passent à la ville. Plus courts, ils marquent une accélération du rythme, à l’image de celui de la ville, qui détermine l’évolution des personnages. Puis, avec le retour au bungalow, les 12 chapitres (122 pages) s’allongent à nouveau, pour reproduire la longue attente qui s’installe alors.
==== S’étant ouvert sur la mort du cheval, annonciatrice déjà, le roman se ferme sur la mort de la mère, qui va permettre le départ des enfants (cf. p. 365).
Le décor
L'action se situe en Indochine française, elle met en place une mère et ses deux enfants Joseph et Suzanne vivant dans une plantation peu rentable et tentant de survivre de trafic divers. Ce roman raconte la difficulté de la vie de ce que l'on a appelé "les petits blancs" par rapport aux "grands", riches planteurs, chasseurs citadins, membres de la bourgeoisie coloniale, commerçante ou financière. Et, enfin, au-dessus de tout ce monde, omnipotents et prévaricateurs au détriment des plus pauvres des blancs, les fonctionnaires de l’administration coloniale qui ne vivent que de prébendes et d’extorsions de fonds.
La mère et ses enfants ne peuvent vivre qu’aux limites de la société coloniale et aux abords immédiats des villages où vivent les indochinois dans un dénuement absolu et à la merci de toutes les maladies, de la cruauté des tigres et de la force aveugle et meurtrière des marées de l’océan.
Le roman d'une lutte ardente
Pris dans cette situation somme toute peu enviable, "Un barrage contre le Pacifique" est vu comme le roman de la fatigue et de la souffrance d’une mère, de ses enfants, de sa domesticité indochinoise échouée auprès d’elle parce que, là, ils peuvent au moins manger, des paysans indochinois qu’elle rassemble autour d’elle dans de vains projets de conquête de terres cultivables sur la mer. Un roman de lutte parce qu’elle n’a pas d’autre solution, lutte contre la nature qui s’impose toujours et contre l’administration coloniale qui prélève et rend toute situation précaire et enlève peu à peu tout espoir. Elle lutte enfin contre elle-même, contre ses enfants qui ne rêvent que de quitter son domaine pour la ville où la vie parait forcément plus facile.
La mère rassemble sans cesse toutes les énergies pour maintenir son monde. Elle est la force centrifuge qui assure la survie et l’équilibre précaire de son monde. Elle s’oppose à toutes les forces centripètes qui travaillent à la disparition de son monde. L’écriture du roman prolonge les efforts de la mère, elle en est le reflet actif en terme d’écriture, elle assume l’héritage, elle est dans la filiation de l’attitude maternelle. Elle tente de rassembler tous les éléments de cet univers, de le constituer ainsi en monde. Elle est une écriture totalisant ce que la conscience et la mémoire vivent sous le mode de l’éparpillement et du sautillement, du morcèlement et du désordre fou de la remémoration. Elle est l’écriture de l’émotion et du chagrin, de la souffrance du deuil qui sont spontanément totalisants.
Elle est l’écriture de la tentative de la "totalisation", en multipliant et en entrecroisant dans un travail de maillage incessant, toujours renouvelé et toujours à renouveler, des romans : roman de la mère, roman du fils ainé, des relations de la mère et de son fils, de la fille, des relations de la mère et de la fille, du frère et de la sœur, d’un indochinois, le caporal, qui s’est arrêté là, auprès de la mère, avec sa famille parce que, là, ils n’ont plus faim… Le roman de la terre et de l’antagonisme de la terre et de l’océan, de la jungle et de la chasse, de la piste, de la piste où meurent les enfants, de ce coin de terre cerné par la jungle et l’océan, et de la ville coloniale… Le roman de cette petite communauté de blancs et des villages indochinois.
En définitive, le roman est aussi un constat d'échec : le fils et le frère parti, la mère meurt, la sœur s’abandonne à un homme qui n’est qu’un pâle reflet du frère perdu, le caporal et sa famille reprennent leur quête de leur nourriture, les paysans se soumettent à la fatalité d’une nature maitresse de la terre, l’administration pourra reprendre sa concession et exploiter un autre concessionnaire… dans une lutte sans fin semble t-il.
Le roman initiatique
"Un Barrage contre le Pacifique" inaugure quelques figures féminines qui hanteront les futurs romans de Marguerite Duras, et tout d'abord par la présence de la mère, une femme livrée corps et âme à l’amour de son fils, mais aussi une femme ravisseuse d’hommes. La femme à la recherche de l’amour absolu ou de l’absolu de l’amour, de l’amour comme une nécessité mais de l’amour toujours impossible. Aussi de la douleur des femmes, de la souffrance féminine, de la fatigue d’exister des femmes, de leurs efforts toujours recommencé au triomphe de la vie. Aussi à la sensibilité féminine à la précarité des êtres, à la souffrance des miséreux et des malades, à la désespérance comme religion ou comme culture pour ceux qui ne peuvent rien attendre de leur existence.
Et, à la lisière de ces cultures de femme, des hommes. Quels hommes ? Ceux qui portent comme une bannière leur sensualité, leur inaptitude à la souffrance comme leur aptitude à faire souffrir. Des hommes toujours à la lisière ou à l’horizon, proche et fuyant, de ces univers de femme. Avec leur folie, leurs ambitions et leur obstination, parfois leur souffrance et leur goût des femmes et de l’alcool, si fort qu’ils s’y perdent.
Le roman d'une séduction
La mère initie sa fille au rôle de la femme-appât, à la femme dont le corps dévoilé selon des procédures mesurées permet la captation de richesses. Suzanne, sa fille, découvre la sensualité des hommes, le caractère obstiné et la force brutale de leurs désirs, et son pouvoir sur eux. Elle découvre sa sensualité à cette manipulation et domination, à être désirée, à être l’objet de désir, à la sensation puissante d’exister dans l’aura du désir d’un homme.
Son frère l’initie à d’autres versants de la sensualité masculine et à sa manière de s’articuler à la sensualité féminine. D’abord la valeur de sa virginité : Joseph lui interdit toute relation sexuelle avec l’homme captif. Ensuite, dans la multiplicité de ses aventures, la puissance sublime de sensualité d’un homme sur les femmes de la plaine, et ainsi sur toutes les femmes; puis celles de la ville. Puissance sans retour sinon qu’elle donne, à ces femmes, la jouissance qui les soumet à l’iniquité de la domination égoïste de cet homme, au point de tout abandonner pour elle: la déréliction du désir assouvi, le déliement social de l’être qui en fait plus que l’expérience, une vie. Sensualité qui a la brutalité du chasseur à l’affut dans la jungle au prix de tous les risques et qui tue sans remords et pour la chasse.
Puis en se livrant aux assauts amoureux d’un homme à la figure proche de son frère, Suzanne s’initie à la souveraineté du plaisir sur son corps de femme, déjà représentée par la métaphore de la mer dont la houle porte et enivre.
Conclusion de Marguerite Duras
Mon roman "Un barrage contre le Pacifique" est par son écriture, à la fois, le dernier de ceux qui ont fait de moi Marguerite Duras un écrivain, reconnu et publié, et déjà le premier de ceux qui établiront sa réputation de romancier moderne.
_______________________