Eugéne Guillevic
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Poète français, il naît à Carnac en Morbihan, le 5 août 1907, imprégné par le paysage pierreux et marin de Bretagne. Son père, d'abord marin, se fait gendarme et l'emmène à Jeumont (Nord) en 1909, à Saint-Jean-Brévelay (Morbihan) en 1912, à Ferrette (Haut-Rhin) en 1919.
Après avoir passé un baccalauréat de mathématiques et avoir été reçu au concours de 1926 dans l'administration de l'Enregistrement (Alsace, Ardennes), il devient en février 1935 fonctionnaire dans l'administration des Finances.
Ensuite, il vit à Paris. Il prend, en 1967, sa retraite d'inspecteur de l'Economie nationale. Il s'est occupé notamment de contentieux fiscal, de reconstruction, d'économie nord-africaine, de conjoncture, d'aménagement du territoire.
Il devient l'ami de Jean Follain qui l'introduit dans le groupe Sagesse. Puis il appartient au groupe de l'Ecole de Rochefort.
Catholique pratiquant jusque vers trente ans, il devient sympathisant communiste lors de la guerre d'Espagne, adhère au Parti communiste français en 1942 et reste fidèle à cet engagement jusqu'en 1980.
Après une période de résistance, de rébellion contre l'ordre social et l'ordre des choses, s'esquisse un retour à l'interrogation, une tentative d'apprivoiser le monde et son silence. Refusant la métaphysique, il choisit l'ici, qu'il explore sans fin, passionnément. Sa poésie est concise, franche comme le roc, rugueuse et généreuse, tout en demeurant suggestive.
Il meurt à Paris le 19 mars 1997.
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Reflexions
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Ma première impression est celle d'une transparence de l'obstacle. La sensation du vent. Un vent bien situé, qui ne s'égare pas, mais est enclos, assis en un lieu. Pourtant, il s'agit bien d'un vent : transparent et rude ou dur. A la fois entraînant et repoussant. La simplicité du vocabulaire et de la syntaxe m'entraîne, m'invite à entrer. Mais l'indétermination me rebute, exerce contre moi sa force récalcitrante : "Dans le domaine que je régis, / On ne parle pas du vent." Il y a un espace, fortement dominé, mais la forme de la phrase est négative. Il y a du vent, une force, le moteur d'une perturbation possible mais la parole poétique ne cherche pas à dompter ou à utiliser cette force. Cet espace, les mots se refusent à vraiment le pénétrer. La négation inscrit sa clôture. Espace où règne, tout autant que le je, l'indéterminé. Que veut dire, d'ailleurs : "On ne parle pas du vent" ? Le domaine est clos mais le sens est ouvert.
On peut lire facilement, suivre le fil linéaire du propos. Allons-y.
La description se veut objective : "L'étang." C'est bref, concis, on ne peut davantage. On nomme, on ne dit rien. Si quelque présence surveille les lieux, ce rôle en est "confié aux arbres", mystérieuses (sages ?) sentinelles. Du reste, malgré la clôture, un accueil se fait, franc, insistant : "Avancez ! Avancez !" Néanmoins, le paradoxe demeure ; la négation tient une place essentielle dans le "domaine" que l'on cherche à visiter : "sans", "ne... pas", "oublié". Le "silence" est de rigueur. Rien n'est immobile, inéluctable. Pas de destin, pas de tragique : "Les allées ne sont pas / fatalement tracées." Pas de dimension sociale non plus : "Le cadastre est oublié."
Est-ce un monde dans le monde ou bien le monde revisité par la poésie ? Mystère : "Le dehors doit exister." Ce qui signifie peut-être qu'en ce lieu, on est pleinement dedans. Mais dans quoi ? Dans rien. Dans. L'intériorité presque érigée en absolu. C'est en tout cas un lieu régi par le je. Où celui-ci a comme absorbé presque totalement le monde extérieur. Un espace où la frontière entre le dedans et le dehors aurait disparu ? L'espace offre peu de liberté de mouvement : "Rien ne caracole / dans le domaine." "Des haies". Une pure clôture, semble-t-il. Etrange ! Une pure matière : "Rien ne caracole / (...) Sauf peut-être au plus grenu des pierres." Un pur déploiement de matière ? Peu de vide, en ce domaine. Le lieu est dense et indéfini. La clôture semble être constituée par les contours du je, peu décrit, seulement affirmé.
C'est que seul ce domaine paraît pouvoir révéler le je en question. Le domaine est le lieu de sa manifestation, mais non de son identité. Rien n'est dit du je, sinon son existence et sa fonction : régir. Un je en acte, visiblement.
En ce domaine, nulle entité bien découpée, nul objet, pas même la lune libre et légère, ni le soleil, interdit de "couche(r)", n'a droit de cité, sauf pour disparaître aussitôt. "Il n'y a rien / Qui ne cherche / A se rencontrer." Seul le lien, et non l'objet, peut résider en ces lieux. Seuls sont admis des forces, des flèches, des fluides apparaissant-disparaissant. L'étang, par exemple, malgré son statisme. Le vent. Peu d'affirmations, en dehors de celle-ci, un peu venteuse, justement : "Ah oui ! le vent !"
Il y a bien des "roses", mais "Qui ne pensent pas / A être des roses." Il n'est, en ce domaine, aucune conscience de l'identité. La rose est seulement vivante, grandissante, lentement mouvante.
Et, toujours, le goût de l'indéterminé : "La guerre / Entre les gris." Les sonorités s'affirment plus que les significations. On en retire comme une impression de nuance à l'infini, une palette de gris, l'anti-couleur qui intègre juste ce qu'il faut de couleur. Nulle lumière qui puisse rendre visible quelque chose ; elle ajoure seulement une démultiplication de gris.
Bizarrement, il y a un "autour" du domaine. Autour du je ? Un ailleurs où le vent s'aventure. Mais ne trouve pas de "porte-parole". C'est d'ailleurs à lui qu'est dévolue la parole, plutôt qu'au je. Mais ce vent un peu loquace n'est pas relayé ni même écouté : "La source n'écoute pas le vent." De toute façon, il "rabâche". Que rabâche-t-il ? "L'outre-pierraille". C'est-à-dire ? L'au-delà de la pierre ? Ce qui se meut en secret au creux des pierres, dans l'infime des molécules ? On ne saura rien de ce langage douteux, où la pierre elle-même s'effiloche quelque peu dans le suffixe -aille, un tantinet péjoratif. Langage dont on sait seulement qu'il est "outre", au-delà du silence de la matière qui pourtant l'inspire.
Le vent parle. Plus exactement, il écrit. Mais de façon bien curieuse, tautologique : le vent écrit le vent. Serait-ce que le je n'écrit que le je ou que le monde ne parle que du monde ? Pures présences, liées entre elles mais muettes. On peut parler de soi, à condition de ne tracer que ses propres contours, en laissant la vacuité s'exprimer comme elle peut : "Il n'y a pas que le vent / A écrire le vent." Le vent, portrait du je ? A la fois enclos dans le domaine et flottant autour de lui, cherchant à en sortir comme à s'y protéger ? Un vent, un je qui sait se poser, clair, stable et profond comme l'étang, qui est la nostalgie de la mer. Le je serait-il nostalgique d'un soi plus ample, introuvable ?
Comment accorder l'esprit et la matière ? L'humain et le dehors ? L'homme et l'univers ? "Le centre / Est comme un chant / Qui lui-même s'entendrait." Peut-être le domaine est-il ce centre où l'accord essentiel pourrait se faire. Mais ce domaine - le poème - est innommable. L'espace d'une conscience autre de l'univers s'esquisse ici, à la fois salvateur et difficile à pénétrer, à apprivoiser. Dans l'incertitude et la perméabilité des frontières. Espace plus lucide mais plein d'interrogations, de négations et de silence. Le poème explore ses propres limites, ses rives mouvantes où cependant se tisse une possible plénitude. Est-ce un hasard si la fin du recueil ne peut s'écrire qu'au futur ? Des éclats de vent se disent, brefs, concis, denses comme la pierre, exacts comme la vigilance.
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Son premier livre :
Terraqué, date de 1942, suivi en 1947 par Exécutoire.
Autres recueils publiés
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aux
Editions Gallimard
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: Gagner (1949),
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Sphère (1963),
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Carnac (1961),
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Avec (1966),
Euclidiennes, (1967),
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Ville (1969),
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Paroi (1970)
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, Inclus (1973),
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Du domaine (1977),
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Étier (1979),
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Autres (1980),
Trouées (1981),
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Requis (1983),
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Motifs (1987),
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Creusement (1987)
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Art poétique (1989),
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Le Chant (1990),
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Maintenant (1993),
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Possibles futurs (1996).
Aux
Editions Seghers :
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Terre à bonheur (1952, 1985).
Aux
Editeurs français réunis :
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Encoches (1970).
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Nombreuses publications (à tirage limité) en collaboration avec des peintres. Grand Prix National de Poésie en 1984. La poésie de Guillevic est traduite dans plus de quarante langues et de soixante pays. Il a également une importante oeuvre de traducteur.
M. Brophy, Eugène Guillevic, Amsterdam, Rodopi, 1993 ; S. Gaubert (dir.), Lire Guillevic, Lyon, Presses Universitaires, 1983 ; A.-M. Mitchell, Guillevic, Marseille, Le Temps parallèle, 1989 ; J. Pierrot, Guillevic ou la sérénité gagnée, Seyssel, Champ Vallon, 1984 ; J. Tortel, Guillevic, Paris, Seghers "Poètes d'aujourd'hui", 1990.
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