Flaubert et Madame Bovary
________________________________________________________
Le calendrier de la rédaction peut être établi grâce à la correspondance de Flaubert (nos citations sont empruntées à l’édition de Jean Bruneau, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1980). Les repères sont nombreux dans les lettres à Louise Colet ; plus rares après leur rupture, en mars 1854.
Flaubert a travaillé à son roman pendant 4 ans et 8 mois, depuis le mois d’août 1851 jusqu’au mois de mars 1856.
1851. La première mention se trouve à la date du 23 juillet. Maxime Du Camp questionne son ami sur le sujet qu’il a choisi pour son roman :« As-tu pris un parti ? est-ce toujours Don Juan ? est-ce l’histoire de Mme Delamarre, qui est bien belle ? (Delphine Delamarre ou Delamare est l’héroïne du fait divers ayant pu inspirer le roman). Pendant les mois d’août et de septembre, Flaubert écrit probablement les plans et les scénarios généraux. Il commence la rédaction proprement dite le 19 septembre.
1852. Dans la première quinzaine de février, Flaubert est au milieu de sa première partie (chap. 4). Début mars, il lit des livres d’enfant pour le chapitre 6. Fin avril, il commence la scène du bal (chap. 8). « Si tu savais ce que j’ai retranché et quelle bouillie que mes mss.[manuscrits] ! Voilà 120 pages de faites ; j’en ai bien écrit 500 au moins » (15-16 mai). La première partie est terminée à la fin du mois de juillet : « Je suis en train de recopier, de corriger et raturer toute ma première partie de Bovary. Les yeux m’en piquent. Je voudrais d’un seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails dans une seule pensée » (22 juillet). En septembre, un an après le début de la rédaction, Flaubert aborde la deuxième partie. La scène de l’auberge (chap. 2) lui prend jusqu’à la fin du mois d’octobre. En décembre, il en est à la visite chez la nourrice (chap. 3).
1853. Le 29 janvier, Flaubert indique qu’il se trouve à la page 204 de son manuscrit, ce qui correspond à la fin du chapitre 4. En avril, il rédige la visite d’Emma au curé Bournisien (chap. 6). « C’est trop long pour un homme que 500 pages à écrire comme ça ; et quand on en est à la 240e, et que l’action commence à peine ! » (26 avril). En juillet, Rodolphe entre en scène (chap. 7). Le long chapitre des Comices (chap. 8) s’étend sur trois mois, du début du mois de septembre jusqu’à la fin de novembre. En décembre, Flaubert arrive à ce qu’il appelle la scène de la « baisade » (chap. 9).
1854. En avril, Flaubert étudie « la théorie des pieds bots » pour le chapitre 11.
1855. En mars, Flaubert rédige le premier chapitre de la troisième partie. En mai, il en est à la description de Rouen (chap. 5). Les embarras financiers d’Emma l’occupent pendant le mois d’août (chap. 6). En octobre, il se renseigne sur les empoisonnements par l’arsenic, pour le chapitre 8.
1856. Flaubert achève Madame Bovary en mars.
La publication de Madame Bovary
Pendant les années où Flaubert rédige Madame Bovary, il ne semble pas se poser la question de sa publication : il écrit pour lui, sans souci apparent d’un lectorat. Maxime Du Camp, directeur de la Revue de Paris, lui a promis que sa place serait prête dans son périodique le moment venu, mais Flaubert s’est éloigné de son ancien ami, à qui il reproche de trahir l’idéal de l’Art au profit d’une littérature industrielle soumise au goût du jour.
Plus tard, Flaubert dira que sans Bouilhet il n’aurait pas fait imprimer son premier roman : c’est sans doute l’auteur de Melaenis, conte romain dédié à Flaubert et publié dans la revue de Du Camp, qui a joué en effet le rôle d’intermédiaire.
Madame Bovary paraît en feuilletons dans la Revue de Paris, du 1er octobre au 15 décembre 1856, à raison d’une livraison tous les quinze jours.
– 1er octobre, p. 5-55 : toute la première partie.
– 15 octobre, p. 200-248 : deuxième partie, chap. 1 à 7.
– 1er novembre, p. 403-456 : deuxième partie, chap. 8 à 12.
– 15 novembre, p. 539-561 : deuxième partie, chap. 13 à 15.
– 1er décembre, p. 35-82 : troisième partie, chap. 1 à 6.
– 15 décembre, p. 250-290 : troisième partie, chap. 7 à 11 (numérotés par erreur 8 à 12 dans la Revue de Paris).
Pour toutes les œuvres de Flaubert, il manque un dernier chaînon génétique : les épreuves corrigées, que l’imprimeur a dû détruire.
Dans la cinquième livraison, la scène du fiacre (III, 1) a été censurée. Flaubert a exigé de Maxime Du Camp l’insertion d’une note ainsi conçue : « La direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la rédaction de la Revue de Paris ; nous en donnons acte à l’auteur. M.D. » (1er décembre 1856, p. 45).
La dernière livraison a également fait l’objet de censures. Flaubert proteste dans une note : « Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s’étant renouvelés à l’occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d’enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est prié de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble. Gustave Flaubert. »
Après le procès, le roman paraît en deux volumes chez Michel Lévy le 16 avril 1857. L’édition est annoncée le 18 avril dans le Journal de la librairie, mais Le Journal des Débatset Le Siècle du 17 indiquent déjà que « le roman de Flaubert vient de paraître » (voir René Dumesnil et D. L. Demorest, Bibliographie de Gustave Flaubert, Giraud-Badin, 1939, p. 26). Flaubert a disposé de ses exemplaires d’auteur quelques jours auparavant puisque la première lettre de remerciement date du 16 et le premier article du 21.
L’édition Michel Lévy de 1857 connaît de nombreux tirages, à partir de 1858 dans une édition corrigée.
Deux autres éditions originales paraissent chez le même éditeur en 1862 et 1869. Après sa brouille avec son premier éditeur, Flaubert confie une nouvelle édition à Charpentier, en 1874, dite « édition définitive », « suivie des réquisitoires, plaidoirie et jugement du procès intenté à l’auteur devant le tribunal correctionnel de Paris, audiences des 31 janvier et 7 février 1857 ». Flaubert s’est trompé de date pour le procès, qui a eu lieu en fait le 29 janvier.
Une dernière édition originale paraît chez Lemerre en 1874. Elle n’est pas suffisamment fiable pour qu’on la considère comme le texte de référence, ainsi qu’il est d’usage avec le dernier texte publié du vivant de l’auteur. C’est pourquoi le texte de Madame Bovary est établi le plus souvent d’après l’édition Charpentier.
Le procès de Madame Bovary (29 janvier-7 février 1857)
L’année 1857 est restée célèbre dans les annales des procès intentés à la littérature : à quelques mois d’intervalle, Flaubert et Baudelaire comparaissent devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine, sous le chef d’inculpation d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs, et en face du même procureur impérial, Ernest Pinard. Madame Bovary est acquitté et Les Fleurs du mal condamné, mais dans les deux jugements se retrouvent identiquement le blâme pour excès de réalisme.
Pendant la rédaction de son roman, Flaubert mesure l’effet social de son œuvre : il est très conscient d’écrire un livre qui scandalisera une partie de son public. Le procès à venir s’ouvre déjà dans le roman lui-même, par les discussions entre Charles et sa mère, qui veut interdire à Emma les « mauvais livres », et menace « d’avertir la police, si le libraire persistait dans son métier d’empoisonneur ».
Avant le procès proprement dit, un différend entre l’auteur et les premiers éditeurs a déjà failli les conduire en justice, Flaubert se trouvant alors dans le rôle du plaignant. Maxime Du Camp et Laurent-Pichat, directeurs de la Revue de Paris, jugeaient en effetindispensable de pratiquer des coupures dans une œuvre qui leur paraissait « embrouillée ». Ils trouvaient trop longs la noce, les Comices, l’opération du pied-bot. Conseillé par son ami Bouilhet, Flaubert avait déjà allégé volontairement son texte et il n’était pas prêt à accepter les nouvelles corrections que Laurent-Pichat voulait lui imposer. Il obtint que tous les passages visés seraient rétablis dans la Revue de Paris. Le manuscrit du copiste porte les multiples traces des interventions de l’auteur et de ses éditeurs-censeurs : d’abord les corrections par Flaubert des erreurs commises par ses copistes, puis les sacrifices volontaires de nombreux passages, enfin les ratures pratiquées par Laurent-Pichat, identifiables par les réactions de Flaubert en marge, qui rétablit son texte en le recopiant (parfois avec des variantes) quand il est devenu peu lisible sous les traits de biffure, ou en intimant à l’imprimeur l’ordre de composer le texte. Malgré la parole donnée à l’auteur, les éditeurs reculent au dernier moment devant la publication de la scène du fiacre, par crainte de la police correctionnelle. Sous la pression de cet argument, Flaubert finit par s’exécuter, en obtenant toutefois que la suppression serait signalée dans la Revuepar une note (livraison du 1er décembre 1856, p. 45). Mais la publication de la dernière partie du roman, dans le numéro du 15 décembre, entraîne de nouvelles coupes : c’est alors que Flaubert envisage d’intenter un procès aux directeurs de la Revue. Il se contente de leur imposer la publication d’une note de protestation (p. 250).
Cette note a pu attirer l’attention du ministère de l’Intérieur, la Revue de Paris étant surveillée en raison de ses positions républicaines ; elle avait déjà fait l’objet de deux blâmes pour des articles politiques, et un troisième entraînerait son interdiction (elle disparaîtra d’ailleurs en 1858). C’est Du Camp qui avertit son ami de l’ouverture d’une instruction judiciaire, à la fin du mois de décembre 1856. Les lettres qui suivent montrent comment Flaubert mobilise les relations politiques de sa famille rouennaise, pendant que son avocat, maître Senard, cherche des protections à la Cour impériale. Flaubert tente également d’obtenir des recommandations auprès d’écrivains et de critiques célèbres, Lamartine et Sainte-Beuve, qui ont apprécié son roman. Il pense faire imprimer une sorte de mémoire, composé du roman annoté et d’une préface comportant des « explications esthético-morales ». Le mémoire fut interdit et la préface jamais écrite, mais on en a retrouvé récemment un brouillon, publié dans La Censure et l’œuvre (voir la bibliographie qui suit).
Le procès eut lieu le 29 janvier 1857 (et non le 31 comme on le trouve parfois, à la suite d’une erreur commise par Flaubert lui-même)
~~~~
Messieurs, en abordant ce débat, le ministère public est en présence d'une difficulté qu'il ne peut pas se dissimuler. Elle n'est pas dans la nature même de la prévention : offenses à la morale publique et à la religion, ce sont là sans doute des expressions un peu vagues, un peu élastiques, qu'il est nécessaire de préciser. Mais, enfin, quand on parle à des esprits droits et pratiques. Il est facile de s'entendre à cet égard, de distinguer si telle page d'un livre porte atteinte à la religion ou à la morale. La difficulté n'est pas dans notre prévention, elle est plutôt, elle est davantage dans l'étendue de l'oeuvre que vous avez à juger. Il s'agit d'un roman tout entier. Quand on soumet à votre appréciation un article de journal, on voit tout de suite où le délit commence et où il finit ; le ministère public lit l'article et le soumet à votre appréciation. Ici il ne s'agit pas d'un article de journal, mais d'un roman tout entier qui commence le 1er octobre, finit le 15 décembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation ? Quel est le rôle du ministère public ? Lire tout le roman ? C'est impossible. D'un autre côté, ne lire que les textes incriminés, c'est s'exposer à un reproche très fondé. On pourrait nous dire : si vous n'exposez pas le procès dans toutes ses parties, si vous passez ce qui précède et ce qui suit les passages incriminés, il est évident que vous étouffez le débat en restreignant le terrain de la discussion. Pour éviter ce double inconvénient, il n'y a qu'une marche à suivre, et la voici, c'est de vous raconter d'abord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, d'incriminer en citant le texte, et enfin de répondre aux objections qui pourraient s'élever contre le système général de la prévention.
Quel est le titre du roman ? Madame Bovary. C'est un titre qui ne dit rien par lui-même. Il en a un second entre parenthèses : Moeurs de province. C'est encore là un titre qui n'explique pas la pensée de l'auteur, mais qui la fait pressentir. L'auteur n'a pas voulu suivre tel ou tel système philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux !!! Sans doute c'est le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait le plus sérieux de l'oeuvre, qui illumine les autres peintures, c'est évidemment celui de madame Bovary.
Ici, je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collège, et, il faut le dire, l'enfant annonce déjà ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsqu'il arrive au collège et qu'on lui demande son nom, il commence par répondre Charbovari. Il est si lourd qu'il travaille sans avancer. Il n'est jamais le premier, il n'est jamais le dernier non plus de sa classe ; c est le type, sinon de la nullité, au moins de celui du ridicule au collège. Après les études du collège, il vint étudier la médecine à Rouen, dans une chambre au quatrième, donnant sur la Seine, que sa mère lui avait louée chez un teinturier de sa connaissance. C'est là qu'il fait ses études médicales et qu'il arrive petit à petit à conquérir, non pas le grade de docteur en médecine, mais celui d'officier de santé. Il fréquentait les cabarets, il manquait les cours, mais il n'avait au demeurant d'autre passion que celle de jouer aux dominos. Voilà M. Bovary.
Il va se marier. Sa mère lui trouve une femme : la veuve d'un huissier de Dieppe ; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1.200 livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour l'Amérique, et madame Bovary jeune fut tellement frappée, tellement impressionnée par ce coup inattendu, qu'elle an mourut. Voilà le premier mariage, voilà la première scène.
M. Bovary, devenu veuf, songea à se remarier. Il interroge ses souvenirs ; il n'a pas besoin d'aller bien loin, il lui vient tout de suite à l'esprit la fille d'un fermier du voisinage qui avait singulièrement excité les soupçons de madame Bovary, mademoiselle Emma Rouault. Le fermier Rouault n'avait qu'une fille, élevée aux Ursulines de Rouen. Elle s'occupait peu de la ferme ; son père désirait la marier. L'officier de santé se présente, il n'est pas difficile sur la dot, et vous comprenez qu'avec de telles dispositions de part et d'autre les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris ; sa seule préoccupation est de prévenir les désirs de sa femme.
Ici le rôle de M. Bovary s'efface ; celui de madame Bovary devient l'oeuvre sérieuse du livre.
Messieurs, madame Bovary a-t-elle aimé son mari ou cherché à l'aimer ? Non, et dès le commencement il y a ce qu'on peut appeler la scène de l'initiation. A partir de ce moment, un autre horizon s'étale devant elle, une vie nouvelle lui apparaît. Le propriétaire du château de la Vaubyessard avait donné une grande fête. On avait invité l'officier de santé, on avait invité sa femme, et là il y eut pour elle comme une initiation à toutes les ardeurs de la volupté ! Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour; elle avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. A partir de ce moment, elle avait vécu d'une vie nouvelle ; son mari, tout ce qui l'entourait, lui était devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontré un fil de fer qui lui avait déchiré le doigt ; c'était le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de l'arracher à l'ennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientèle, et vint s'installer à Yonville, C'est ici que vient la scène de la première chute. Nous sommes à la seconde livraison. Madame Bovary arrive à Yonville, et là, la première personne qu'elle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce n'est pas le notaire de l'endroit, c'est l'unique clerc de ce notaire, Léon Dupuis. C'est un tout jeune homme qui fait son droit et qui va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait été inquiété des visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naïf qu'il croit à la vertu de sa femme ; Léon, inexpérimenté, éprouvait le même sentiment. Il est parti, l'occasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage d'Yonville un M. Rodolphe Boulanger (vous voyez que je raconte). C'était un homme de trente-quatre ans, d'un tempérament brutal ; il avait eu beaucoup de succès auprès des conquêtes faciles; il avait alors pour maîtresse une actrice ; il aperçut madame Bovary, elle état jeune, charmante ; il résolut d'en faire sa maîtresse. La chose était facile, il lui suffit de trois occasions. La première fois il était venu aux Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisième fois il lui avait fait faire une promenade à cheval que le mari avait jugée nécessaire à la santé de sa femme ; et c'est alors, dans une première visite de la forêt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au château de Rodolphe, surtout dans le jardin de l'officier de santé. Les amants arrivent jusqu'aux limites extrêmes de la volupté ! Madame Bovary veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe n'ose pas dire non, mais il lui écrit une lettre où il cherche à lui prouver, par beaucoup de raisons, qu'il ne peut pas l'enlever. Foudroyée à la réception de cette lettre, Madame Bovary a une fièvre cérébrale, à la suite de laquelle une fièvre typhoïde se déclare. La fièvre tua l'amour, mais resta la malade. Voilà la deuxième scène.
J'arrive à la troisième. La chute avec Rodolphe avait été suivie d'une réaction religieuse, mais elle avait été courte ; madame Bovary va tomber, de nouveau. Le mari avait jugé le spectacle utile à la convalescence de sa femme, et il l'avait conduite à Rouen. Dans une loge, en face de celle qu'occupaient M. et Madame Bovary, se trouvait Léon Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit à Paris, et qui en est revenu singulièrement instruit, singulièrement expérimenté. Il va voir madame Bovary ; il lui propose un rendez-vous. Madame Bovary lui indique la cathédrale. Au sortir de la cathédrale, Léon lui propose de monter dans un fiacre. Elle résiste d'abord, mais Léon lui dit que cela se fait ainsi à Paris et, alors, plus d'obstacle. La chute a lieu dans le fiacre ! Les rendez-vous se multiplient pour Léon comme pour Rodolphe, chez l'officier de santé et puis dans une chambre qu'on avait louée à Rouen. Enfin elle arriva jusqu'à la fatigue même de ce second amour, et c'est ici que commence la scène de détresse, c'est la dernière du roman.
Madame Bovary avait prodigué, jeté les cadeaux à la tête de Rodolphe et de Léon, elle avait mené une vie de luxe, et, pour faire face à tant de dépenses, elle avait souscrit de nombreux billets à ordre. Elle avait obtenu de son mari une procuration générale pour gérer le patrimoine commun ; elle avait rencontré un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels n'étant pas payés à l'échéance, étaient renouvelés, sous le nom d'un compère. Puis étaient venus le papier timbré, les protêts, les jugements, la saisie, et enfin l'affiche de la vente du mobilier de M. Bovary qui ignorait tout. Réduite aux plus cruelles extrémités, madame Bovary demande de l'argent à tout le monde et n'en obtient de personne, Léon n'en a pas, et il recule épouvanté à l'idée d'un crime qu'on lui suggère pour s'en procurer. Parcourant tous les degrés de l'humiliation, madame Bovary va chez Rodolphe ; elle ne réussit pas, Rodolphe n'a pas 3.000 francs. Il ne lui reste plus qu'une issue. De s'excuser auprès de son mari ? Non ; de s'expliquer avec lui ? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c'est là une humiliation qu'elle ne peut pas accepter : elle s' empoisonne. Viennent alors des scènes douloureuses. Le mari est là, à côté du corps glacé de sa femme. Il fait apporter sa robe de noces, il ordonne qu'on l'en enveloppe et qu'on enferme sa dépouille dans un triple cercueil.
Un jour, il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles de Léon. Vous croyez que l'amour va tomber alors ? Non, non, il s'excite, au contraire, il s'exalte pour cette femme que d'autres ont possédée, en raison de ces souvenirs de volupté qu'elle lui a laissés ; et dés ce moment il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse aller au vent les dernières parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
Voilà le roman ; je l'ai raconté tout entier en n'en supprimant aucune scène. On l'appelle Madame Bovary ; vous pouvez lui donner un autre titre, et l'appeler avec justesse Histoire des adultères d'une femme de province.
Messieurs, la première partie de ma tâche est remplie ; j'ai raconté, je vais citer, et après les citations viendra l'incrimination qui porte sur deux délits ; offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L'offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l'offense à la morale religieuse dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées. J'arrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me bornerai à vous citer quatre scènes, ou plutôt quatre tableaux. La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe ; la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères ; la troisième, ce sera la chute avec Léon, c'est le deuxième adultère, et, enfin, la quatrième, que je veux citer, c'est la mort de madame Bovary.
Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car, enfin, son roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la couleur qu'il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.
La couleur générale de l'auteur, permettez-moi de vous le dire c'est la couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes ! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. A cet âge où la jeune fille n'est pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui révèlent un monde nouveau, elle se confesse.
" Quand elle allait à confesse (cette première citation de la première livraison est à la page 30 du numéro du 1er octobre), " quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs inattendues."
Est-ce qu'il est naturel qu'une petite fille invente de petits péchés, quand on sait que, pour un enfant, ce sont les plus petits qu'on a le plus de peine à dire ? Et puis, à cet âge-là, quand une petite fille n'est pas formée, la montrer inventant de petits péchés dans l'ombre, sous le chuchotement du prêtre, en se rappelant ces comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel, qui lui faisaient éprouver comme un frisson de volupté, n'est-ce pas faire ce que j'ai appelé une peinture lascive ?
Voulez-vous madame Bovary dans ses moindres actes, à l'état libre, sans l'amant, sans la faute ? Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariée qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose; il y a là déjà un tour de phrase plus qu'équivoque, mais voulez-vous savoir comment était le mari ?
Ce mari du lendemain « que l'on eût pris pour la vierge de la veille ", et cette mariée « qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose ". Ce mari (p. 29) qui se lève et " part le coeur plein des félicités de la nuit, l'esprit tranquille, la chair contente ", s'en allant " ruminant son bonheur comme ceux qui mâchent encore après dîner le goût des truffes qu'ils digèrent".
Je tiens, messieurs, à vous préciser le cachet de l'oeuvre littéraire de M. Flaubert et ses coups de pinceau. Il a quelquefois des traits qui veulent beaucoup dire, et ces traits ne lui coûtent rien.
Et puis, au château de la Vaubyessard, savez-vous ce qui attire les regards de cette jeune femme, ce qui la frappe le plus ? C'est toujours la même chose, c'est le duc de Laverdière, amant, " disait-on, de Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun ", et sur lequel " les yeux d'Emma revenaient d'eux-mêmes, comme sur quelque chose d'extraordinaire et d'auguste ; il avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines ! "
Ce n'est là qu'une parenthèse historique, dira-t-on ? Triste et inutile parenthèse ! L'histoire a pu autoriser des soupçons, mais non le droit de les ériger en certitude. L'histoire a parlé du collier dans tous les romans, l'histoire a parlé de mille choses, mais ce ne sont là que des soupçons, et, je le répète, je ne sache pas qu'elle ait autorisé à transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie- Antoinette est morte avec la dignité d'une souveraine et le calme d'une chrétienne, ce sang versé pourrait effacer des fautes, à plus forte raison des soupçons. Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin d'une image frappante pour peindre son héroïne, et il a pris celle-là pour exprimer tout à la fois et les instincts pervers et l'ambition de madame Bovary !
Madame Bovary doit très bien valser, et la voici valsant : " Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient ; tout tournait autour d'eux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d'Emma par le bas s'ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l'une dans l'autre, il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s'arrêta. Ils repartirent, et, d'un mouvement plus rapide, le vicomte l'entraînant, disparut avec elle, jusqu'au bout de la galerie où, haletante, elle faillit tomber et, un instant, s'appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place ; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux. "
Je sais bien qu'on valse un peu de cette manière, mais cela n'en ait pas plus moral !
Prenez madame Bovary dans les actes les plus simples, c'est toujours le même coup de pinceau, il est à toutes les pages. Aussi Justin, le domestique du pharmacien voisin, a-t-il des émerveillements subits quand il est initié dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse admiration jusqu'à la cuisine.
" Le coude sur la longue planche où elle (Félicité, la femme de chambre) repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons a coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
" - A quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon, en pausant la main sur la crinoline ou les agrafes.
" - Tu n'as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité.
Aussi le mari se demande-t-il, en présence de cette femme sentant frais, si l'odeur vient de la peau ou de la chemise.
" Il trouvait tous les soirs des meubles souples et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d'où venait cette odeur, ou si ce n'était pas la femme qui parfumait la chemise. "
Assez de citations de détail ! Vous connaissez maintenant la physionomie de madame Bovary au repos, quand elle ne provoque personne, quand elle ne pêche pas, quand elle est encore complètement innocente, quand, au retour d'un rendez-vous, elle n'est pas encore à côté d'un mari qu'elle déteste ; vous connaissez maintenant la couleur générale du tableau, la physionomie générale de madame Bovary. L'auteur a mis le plus grand soin, employé tous les prestiges de son style pour peindre cette femme. A-t-il essayé de la montrer du coté de l'intelligence ? Jamais. Du coté du coeur ? Pas davantage. Du coté de l'esprit ? Non. Du coté de la beauté physique ? Pas même. Oh ! je sais bien qu'il y a un portrait de madame Bovary après l'adultère des plus étincelants ; mais le tableau est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beauté de madame Bovary est une beauté de provocation.
J'arrive maintenant aux quatre citations importantes ; je n'en ferai que quatre ; je tiens à restreindre mon cadre. J'ai dit que la première serait sur les amours de Rodolphe, la seconde sur la transition religieuse, la troisième sur les amours de Léon, la quatrième sur la mort.
Voyons la première. Madame Bovary est près de la chute, près de succomber.
" La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, les tendresses matrimoniales en des désirs adultères, "... " elle se maudit de n'avoir pas aimé Léon, elle eut soif de ses lèvres. "
Qu'est-ce qui a séduit Rodolphe et l'a préparé ? Le gonflement de l'étoffe de la robe de madame Bovary qui s'est crevée de place en place selon les inflexions du corsage ! Rodolphe a amené son domestique chez Bovary pour le faire saigner. Le domestique va se trouver mal, madame Bovary tient la cuvette.
" Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu'elle fit en s'inclinant, sa robe s'évasa autour d'elle sur les carreaux de la salle et comme Emma, baissée, chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l'étoffe se crevait de place en place selon les inflexions du corsage. " Aussi voici la réflexion de Rodolphe :
" Il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la déshabillait. "
P. 417. C'est le premier jour où ils se parlent. " Ils se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent. "
Ce sont là les préliminaires de la chute. Il faut lire la chute elle-même.
" Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition et qu'ils comptaient sur sa complaisance.
" Le lendemain à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître ; l'un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.
" Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n'en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmée de sa tournure, lorsqu'il apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot blanc...
..............................................................
" Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d'elle. "
Les voilà dans la forêt.
" Il l'entraîna plus loin autour d'un petit étang où des lentilles d'eau faisaient une verdure sur les ondes...
..............................................................
" - J'ai tort, j'ai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre.
" - Pourquoi ? Emma ! Emma !
" - O Rodolphe !... fit lentement la jeune femme, en se penchant sur son épaule.
" Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir ; et défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s'abandonna "
Lorsqu'elle se fut relevée, lorsqu'après avoir secoué les fatigues de la volupté, elle rentra au foyer domestique, à ce foyer où elle devait trouver un mari qui l'adorait, après sa première faute, après ce premier adultère, après cette première chute, est-ce le remords, le sentiment du remords qu'elle éprouve, au regard de ce mari trompé qui l'adorait ? Non ! le front haut, elle rentra en glorifiant l'adultère.
" En s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.
" Elle se répétait : J'ai un amant ! un amant ! se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin posséder ces plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait passion, extase, délire... "
Ainsi, dès cette première faute, dès cette première chute, elle fait glorification de l'adultère, elle chante le cantique de l'adultère, sa poésie, ses voluptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-même !
Messieurs, tout est pâle devant cette glorification de l'adultère, même les rendez-vous de nuit, quelques jours après.
" Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n'en finissait pas. Elle se dévorait d'impatience ; si ses yeux l'avaient pu, ils l'eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement comme si la lecture l'eût amusée. Mais Charles, qui était au lit, l'appelait pour se coucher.
" Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.
" - Oui, j'y vais ! répondait-elle.
" Cependant, comme les bougies l'éblouissaient, il se tournait vers le mur et s'endormait. Elle s'échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.
" Rodolphe avait un grand manteau ; il l'en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au fond du jardin.
" C'était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement durant les soirées d'été ! Elle ne pensait guère à lui, maintenant...
" Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage, les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts, leurs yeux, qu'ils entrevoyaient à peine, leur apparaissaient plus grands, et au milieu du silence il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y répercutaient en vibrations multipliées."
Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif ? Avez-vous jamais vu un tableau plus lascif ? Écoutez encore :
" Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l'adultère qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au premier temps de leur mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible. "
Jusqu'ici la beauté de cette femme avait consisté dans sa grâce, dans sa tournure. dans ses vêtements ; enfin elle vient de vous être montrée sans voile, et vous pouvez dire si l'adultère ne l'a pas embellie :
" - Emmène-moi ! s'écria-t-elle. Enlève-moi !... oh ! je t'en supplie !
" Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s'exhalait dans un baiser. "
Voila un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme s'élargissent ! Comme quelque chose de ravissant est épandu sur elle, depuis sa chute ! Sa beauté a-t-elle jamais été aussi éclatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute ? Ce que l'auteur vous montre, c'est la poésie de l'adultère, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas d'une immoralité profonde !!!
J'arrive à la seconde citation. La seconde citation est une transition religieuse. Madame Bovary avait été très malade, aux portes du tombeau. Elle revient à la vie, sa convalescence est signalée par une petite transition religieuse.
" M. Bournisien (c'était le curé) venait la voir. Il s'enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l'exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin, qui ne manquait pas d'agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait. "
Enfin elle va faire la communion. Je n'aime pas beaucoup à rencontrer des choses saintes dans un roman, mais au moins, quand on en parle, faudrait-il ne pas les travestir par le langage. Y a-t-il dans cette femme adultère qui va à la communion quelque chose de la foi de la Madeleine repentante ? Non, non, c'est toujours la femme passionnée qui cherche des illusions, et qui les cherche dans les choses les plus saintes, les plus augustes.
" Un jour qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante, elle avait demandé la communion ; et à mesure que l'on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode encombrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son être montant vers Dieu allait s'anéantir dans cet amour, comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. "
Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressées à l'amant dans les épanchements de l'adultère ? Sans doute on parlera de la couleur locale, et on s'excusera en disant qu'une femme vaporeuse, romanesque, ne fait pas, même en religion, les choses comme tout le monde. Il n'y a pas de couleur locale qui excuse ce mélange ! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle femme, même dans d'autres régions, même sous le ciel d'Espagne ou d'Italie, ne murmure à Dieu les caresses adultères qu'elle donnait à l'amant. Vous apprécierez ce langage, messieurs, et vous n'excuserez pas ces paroles de l'adultère introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la divinité ! Voilà la seconde citation ; j'arrive à la troisième, c'est la série des adultères.
Après la transition religieuse, madame Bovary est encore prête à tomber, Elle va au spectacle à Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor. Emma fit un retour sur elle-même.
" Ah ! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et les désillusions de l'adultère (il y en a qui auraient dit : les désillusions du mariage et les souillures de l'adultère), " avant les souillures du mariage et les désillusions de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand coeur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute. "
En voyant Lagardy sur la scène, elle eut envie de courir dans ses bras " pour se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même, et de lui dire, de s'écrier: Enlève-moi, partons ! à toi, à toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rêves ! "
" Léon était derrière elle.
" Il se tenait derrière elle, s'appuyant de l'épaule contre la cloison ; et de temps à autre elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui lui descendait dans la chevelure. "
On vous a parlé tout à l'heure des souillures du mariage ; on va vous montrer encore l'adultère dans toute sa poésie, dans ses ineffables séductions. J'ai dit qu'on aurait dû au moins modifier les expressions et dire : les désillusions du mariage et les souillures de l'adultère. Bien souvent, quand on s'est marié, au lieu du bonheur sans nuages qu'on s'était promis, on rencontre les sacrifices, les amertumes. Le mot désillusion peut donc être justifié, celui de souillure ne saurait l'être.
Léon et Emma se sont donné rendez-vous à la cathédrale. Ils la visitent, ou ils ne la visitent pas. Ils sortent.
" Un gamin polissonnait sur le parvis.
- " Va me chercher un fiacre ! lui crie Léon. L'enfant partit comme une balle...
- " Ah ! Léon !... vraiment... je ne sais... si je dois... ! et elle minaudait. Puis, d'un air sérieux : C'est très inconvenant, savez-vous
- " En quoi ? répliqua le clerc, cela se fait à Paris.
" Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina. "
Nous savons maintenant, messieurs, que la chute n'a pas lieu dans le fiacre. Par un scrupule qui l'honore, le rédacteur de la Revue a supprimé le passage de la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre, elle nous laisse pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous.
Emma veut partir, car elle avait donné sa parole qu'elle reviendrait le soir même. " D'ailleurs, Charles l'attendait ; et déjà elle se sentait au coeur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l'adultère... "
" Léon, sur le trottoir, continuait à marcher, elle le suivait jusqu'à l'hôtel ; il montait, il ouvrait la porte, entrait. Quelle étreinte !
" Puis les paroles après les baisers se précipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres ; mais à présent tout s'oubliait, et ils se regardaient face à face, avec des rires de volupté et des appellations de tendresse.
" Le lit était un grand lit d'acajou en forme de nacelle. Les rideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet évasé, et rien au monde n'était beau comme sa tête brune et sa peau blanche, se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains.
" Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la passion. "
Voilà ce qui se passe dans cette chambre. Voici encore un passage très important - comme peinture lascive !
" Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté malgré sa splendeur un peu fanée ! Ils trouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu'elle avait oubliées, l'autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes de chatteries, et elle riait d'un rire sonore et libertin, quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la possession d'eux-mêmes, qu'ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant y vivre jusqu'à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre chambre, nos tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu'elle avait eue. C'étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s'asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l'air, et la mignarde chaussure, qui n'avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à son pied nu. " Il savourait pour la première fois, et dans l'exercice de l'amour, l'inexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n'avait rencontré cette grâce de langage, cette réserve de vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l'exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. D'ailleurs, n'était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée ? une vraie maîtresse, enfin ? "
Voilà, messieurs, une description qui ne laissera rien à désirer, j'espère, au point de vue de la prévention ? En voici une autre, ou plutôt, voici la continuation de la même scène :
" Elle avait des paroles qui l'enflammaient avec des baisers qui lui emportaient l'âme. Où donc avait-elle appris ces caresses presque immatérielles, à force d'être profondes et dissimulées ? "
Oh ! je comprends bien, messieurs, le dégoût que lui inspirait ce mari qui voulait l'embrasser à son retour ; je comprends à merveille que lorsque les rendez-vous de cette espèce avaient lieu elle sentît avec horreur, la nuit, " contre sa chair, cet homme étendu qui dormait. "
Ce n'est pas tout, à la page 73, il est un dernier tableau que je ne peux pas omettre ; elle était arrivée jusqu'à la fatigue de la volupté.
" Elle se promettait continuellement pour son prochain voyage une félicité profonde ; puis elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire. Mais cette déception s'effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus haletante, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; - et pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait contre sa poitrine, avec un long frisson. "
Je signale ici deux choses, messieurs, une peinture admirable sous le rapport du talent, mais une peinture exécrable au point de vue de la morale. Oui, M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de l'art, mais sans les ménagements de l'art. Chez lui point de gaze, point de voiles, c'est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité !
Encore une citation de la page 78.
" Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était fatigué d'elle. Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du mariage. "
Platitudes du mariage, poésie de l'adultère ! Tantôt, c'est la souillure du mariage, tantôt ce sont ses platitudes, mais c'est toujours la poésie de l'adultère. Voilà, messieurs, les situations que M. Flaubert aime à peindre, et malheureusement il ne les peint que trop bien.
J'ai raconté trois scènes : la scène avec Rodolphe, et vous y avez vu la chute dans la forêt, la glorification de l'adultère, et cette femme dont la beauté devient plus grande avec cette poésie. J'ai parlé de la transition religieuse, et vous y avez vu la prière emprunter à l'adultère son langage. J'ai parlé de la seconde chute, je vous ai déroulé les scènes qui se passent avec Léon. Je vous ai montré la scène du fiacre - supprimée - mais je vous ai montré le tableau de la chambre et du lit. Maintenant que nous croyons nos convictions faites, arrivons à la dernière scène, à celle du supplice.
Des coupures nombreuses y ont été faites, à ce qu'il parait, par la Revue de Paris. Voici en quels termes M. Flaubert s'en plaint :
" Des considérations que je n'ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s'étant renouvelés à l'occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d'enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n'y voir que des fragments et non pas un ensemble. "
Passons donc sur ces fragments et arrivons à la mort. Elle s'empoisonne. Elle s'empoisonne, pourquoi ? " Ah ! c'est bien peu de chose, la mort, pensa-t-elle ; je vais m'endormir et tout sera fini. " Puis, sans un remords, sans un aveu, sans une larme de repentir sur ce suicide qui s'achève et les adultères de la veille, elle va recevoir le sacrement des mourants. Pourquoi le sacrement, puisque, sans sa pensée de tout à l'heure, elle va au néant ? Pourquoi, quand il n'y a pas une larme, pas un soupir de Madeleine sur son crime d'incrédulité, sur son suicide, sur ses adultères ?
Après cette scène, vient celle de l'extrême-onction. Ce sont des paroles saintes et sacrées pour tous. C'est avec ces paroles-là que nous avons endormi nos aïeux, nos pères et nos proches, et c'est avec elles qu'un jour nos enfants nous endormiront. Quand on veut les reproduire, il faut le faire exactement ; il ne faut pas du moins les accompagner d'une image voluptueuse sur la vie passée.
Vous le savez, le prêtre fait les onctions saintes sur le front, sur les oreilles, sur la bouche, sur les pieds, en prononçant ces phrases liturgiques : Quidquid per pedes, per aures, per pectus, etc., toujours suivies des mots misericordia... péché d'un côté, miséricorde de l'autre. Il faut les reproduire exactement, ces paroles saintes et sacrées ; si vous ne 1es reproduisez pas exactement, au moins n'y mettez rien de voluptueux.
" Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie à voir tout à coup l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.
" Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l'Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d'amour qu'elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et l'Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l'huile et commença les onctions : d'abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses; puis sur la bouche, qui s'était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d'orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. "
Maintenant, il y a les prières des agonisants que le prêtre récite tout bas, où à chaque verset se trouvent les mots : " Ame chrétienne, partez pour une région plus haute. " On les murmure au moment où le dernier souffle du mourant s'échappe de ses lèvres. Le prêtre les récite, etc.
" A mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines qui tintaient comme un glas lugubre. "
L'auteur a jugé à propos d'alterner ces paroles, de leur faire une sorte de réplique. Il fait intervenir sur le trottoir un aveugle qui entonne une chanson dont les paroles profanes sont une sorte de réponse aux prières des agonisants.
" Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d'un bâton, et une voix s'éleva, une voie rauque qui chantait :
" Souvent la chaleur d'un beau jour " Fait rêver fillette à l'amour. " Il souffla bien fort ce jour-là, " Et le jupon court s'envola. " |
C'est à ce moment que madame Bovary meurt.
Ainsi voilà le tableau : d'un coté, le prêtre qui récite les prières des agonisants ; de l'autre, le joueur d'orgue, qui excite chez la mourante " un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la " face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement... Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existait plus. "
Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu'il faut respecter par-dessus tout, c'est le cadavre que l'âme a quitté. Quand le mari est là, à genoux, pleurant sa femme, quand il a étendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrêté, et c'est le moment où M. Flaubert donna le dernier coup de pinceau.
" Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils. "
Voilà la scène de la mort, Je l'ai abrégée, je l'ai groupée en quelque sorte. C'est à vous de juger et d'apprécier si c'est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait pas plutôt le mélange du sacré au voluptueux.
J'ai raconté le roman, je l'ai incriminé ensuite et, permettez-moi de le dire, le genre que M. Flaubert cultive, celui qu'il réalise sans les ménagements de l'art, mais avec toutes les ressources de l'art, c'est le genre descriptif, la peinture réaliste. Voyez jusqu'à quelle limite il arrive. Dernièrement un numéro de l'Artiste me tombait sous la main ; il ne s'agit pas d'incriminer l'Artiste, mais de savoir quel est le genre de M. Flaubert, et je vous demande la permission de vous citer quelques lignes de l'écrit qui n'engagent en rien l'écrit poursuivi contre M. Flaubert, et j'y voyais à quel degré M. Flaubert excelle dans la peinture ; il aime à peindre les tentations, surtout les tentations auxquelles a succombé madame Bovary. Eh bien ! je trouve un modèle du genre dans les quelques lignes qui suivent de l'Artiste du mois de janvier, signées Gustave Flaubert, sur la tentation de saint Antoine. Mon Dieu ! c'est un sujet sur lequel on peut dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu'il soit possible de donner plus de vivacité à l'image, plus de trait à la peinture. Apollinaire à saint Antoine : " - Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps s'enfoncer comme dans une onde dans la chair douce des femmes pâmées ? "
Eh bien ! c'est la même couleur, la même énergie de pinceau, la même vivacité d'expression !
Il faut se résumer. J'ai analysé le livre, j'ai raconté, sans oublier une page. J'ai incriminé ensuite, c'était la seconde partie de ma tâche : j'ai précisé quelques portraits, j'ai montré madame Bovary au repos, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis de ceux qu'elle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs lascives de ce portrait ! Puis, j'ai analysé quelques grandes scènes : la chute avec Rodolphe, la transition religieuse, les amours avec Léon, la scène de la mort, et dans toutes j'ai trouvé le double délit d'offense à la morale publique et à la religion.
Je n'ai besoin que de deux scènes : l'outrage à la morale, est-ce que vous ne le verrez pas dans la chute avec Rodolphe ? Est-ce que vous ne le verrez pas dans cette glorification de l'adultère ? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce qui se passe avec Léon ? Et puis, l'outrage à la morale religieuse, je le trouve dans le trait sur la confession, p. 30 de la 1re livraison, n° du 1er octobre, dans la transition religieuse, p. 854 et 550 du 15 novembre, et enfin dans la dernière scène de la mort.
Vous avez devant vous, messieurs, trois inculpés : M. Flaubert, l'auteur du livre, M. Pichat qui l'a accueilli et M. Pillet qui l'a imprimé. En cette matière, il n'y a pas de délit sans publicité, et tous ceux qui ont concouru à la publicité doivent être également atteints. Mais nous nous hâtons de le dire, le gérant de la Revue et l'imprimeur ne sont qu'en seconde ligne. Le principal prévenu, c'est l'auteur, c'est M. Flaubert, M. Flaubert qui, averti par la note de la rédaction, proteste contre la suppression qui est faite à son oeuvre. Après lui, vient au second rang M. Laurent Pichat, auquel vous demanderez compte non de cette suppression qu'il a faite, mais de celles qu'il aurait dû faire, et, enfin, vient en dernière ligne l'imprimeur qui est une sentinelle avancée contre le scandale. M. Pillet, d'ailleurs, est un homme honorable contre lequel je n'ai rien à dire. Nous ne vous demandons qu'une chose, de lui appliquer la loi. Les imprimeurs doivent lire ; quand ils n'ont pas lu ou fait lire, c'est à leurs risques et périls qu'ils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines ; ils ont un privilège, ils prêtent serment, ils sont dans une situation spéciale, ils sont responsables. Encore une fois, ils sont, si vous me permettez l'expression, comme des sentinelles avancées ; s'ils laissent passer le délit, c'est comme s'ils laissaient passer l'ennemi. Atténuez la peine autant que vous voudrez vis-à-vis de Pillet ; soyez même indulgents vis-à-vis du gérant de la Revue ; quant à Flaubert, le principal coupable, c'est à lui que voua devez réserver vos sévérités !
Ma tâche remplie, il faut attendre les objections ou les prévenir.
On nous dira comme objection générale : mais, après tout, le roman est moral au fond, puisque l'adultère est puni ?
A cette objection, deux réponses : je suppose l'oeuvre morale, par hypothèse, une conclusion morale ne pourrait pas amnistier les détails lascifs qui peuvent s'y trouver. Et puis je dis : l'oeuvre au fond n'est pas morale.
Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire toutes les turpitudes d'une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat à l'hôpital. Il serait permis d'étudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d'un bien petit nombre, s'il y avait un remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s'occupent d'économie politique ou sociale ? Non ! Les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! lorsque l'imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu'au coeur, lorsque le coeur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu'un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que l'homme se drape trop dans sa force et dans sa vertu, l'homme porte les instincts d'en bas et les idées d'en haut, et, chez tous, la vertu n'est que la conséquence d'un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont généralement plus d'influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j'en ai une seconde.
Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue philosophique, n'est point moral. Sans doute madame Bovary meurt empoisonnée ; elle a beaucoup souffert, c'est vrai ; mais elle meurt à son heure et à son jour, mais elle meurt, non parce qu'elle est adultère, mais parce qu'elle l'a voulu ; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté ; elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l'aime, qui l'adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d'une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l'aimera encore davantage au-delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j'ai tort. Donc, si, dans tout le livre, il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s'il n'y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri, c'est moi qui ai raison, le livre est immoral !
Serait-ce au nom de l'honneur conjugal que le livre serait condamné ? Mais l'honneur conjugal est représenté par un mari béat, qui, après la mort de sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de l'amant les traits de la femme qu'il aime (livr. du 15 décembre, p. 289). Je vous le demande, est ce au nom de l'honneur conjugal que vous pouvez stigmatiser cette femme, quand il n'y a pas dans le livre un seul mot où le mari ne s'incline devant l'adultère.
Serait-ce au nom de l'opinion publique ? Mais l'opinion publique est personnifiée dans un être grotesque, dans le pharmacien Homais, entouré de personnages ridicules que cette femme domine.
Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux ? Mais ce sentiment, vous l'avez personnifié dans le curé Bournisien, prêtre à peu près aussi grotesque que le pharmacien, ne croyant qu'aux souffrances physiques, jamais aux souffrances morales, à peu près matérialiste.
Le condamnerez-vous au nom de la conscience de l'auteur ? Je ne sais pas ce que pense la conscience de l'auteur ; mais, dans son chapitre X, le seul philosophique de l'oeuvre (livr. du 15 décembre), je lis la phrase suivante :
" Il y a toujours après la mort de quelqu'un comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. "
Ce n'est pas un cri d'incrédulité, mais c'est du moins un cri de scepticisme. Sans doute il est difficile de le comprendre et d'y croire ; mais, enfin, pourquoi cette stupéfaction qui se manifeste à la mort ? Pourquoi ? Parce que cette survenue est quelque chose qui est un mystère, parce qu'il est difficile de le comprendre et de le juger, mais il faut s'y résigner. Et moi je dis que si la mort est la survenue du néant, que si le mari béat sent croître son amour en apprenant les adultères de sa femme, que si l'opinion est représentée par des êtres grotesques, que si le sentiment religieux est représenté par un prêtre ridicule, une seule personne a raison, règne, domine : c'est Emma Bovary. Messaline a raison contre Juvénal.
Voilà la conclusion philosophique du livre, tirée non par l'auteur, mais par un homme qui réfléchit et approfondit les choses, par un homme qui a cherché dans le livre un personnage qui pût dominer cette femme. Il n'y en a pas. Le seul personnage qui y domine, c'est madame Bovary. Il faut donc chercher ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrétienne qui est le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout s explique et s'éclaircit.
En son nom l'adultère est stigmatisé, condamné, non pas parce que c'est une imprudence qui expose à des désillusions et à des regrets, mais parce que c'est un crime pour la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide, non pas parce que c'est une folie, le fou n'est pas responsable ; non pas parce que c'est une lâcheté, il demande quelquefois un certain courage physique, mais parce qu'il est le mépris du devoir dans la vie qui s'achève, et le cri de l'incrédulité dans la vie qui commence.
Cette morale stigmatise la littérature réaliste, non pas parce qu'Elle peint les passions : la haine, la vengeance, l'amour ; le monde ne vit que là-dessus, et l'art doit les peindre ; mais quand Elle les peint sans frein, sans mesure. L'art sans règle n'est plus l'art ; c'est comme une femme qui quitterait tout vêtement. Imposer à l'art l'unique règle de la décence publique, ce n'est pas l'asservir, ais l'honorer. On ne grandit qu'avec une règle. Voilà, messieurs, les principes que nous professons, voilà une doctrine que nous défendons avec conscience.
JUGEMENT
(Gazette des tribunaux - 9 février 1857)
Le tribunal a consacré une partie de l'audience de la huitaine dernière aux débats d'une poursuite exercée contre MM. Léon Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gérant, le second imprimeur du recueil pértodique La Revue de Paris, et M. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prévenus : 1° Laurent-Pichat, d'avoir, en 1856, en publiant dans les n° des 1er et 15 décembre de la Revue de Paris des fragments d'un roman intitulé Madame Bovary et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273, commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs ; 2° Pillet et Flaubert d'avoir, Pillet en imprimant pour qu'ils fussent publiés, Flaubert en écrivant et remettant à Laurent-Pichat pour être publiés, les fragments du roman intitulé Madame Bovary, sus-désignés, aidé et assisté, avec connaissance, Laurent-Pichat dans les faits qui ont préparé, facilité et consommé les délits sus-mentionnés, et de s'être ainsi rendus complices de ces délits prévus par les articles 1er et 8 de la loi du 17 mal 1819, et 59 et 60 du Code pénal.
M. Pinard, substitut, a soutenu la prévention.
Le tribunal, après avoir entendu la défense présentée par Me Sénard pour M. Flaubert, Me Desmarest pour M. Pichat et Me Faverie pour l'imprimeur, a remis à l'audience de ce jour (7 février) le prononcé du jugement, qui a été rendu en ces termes :
" Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés d'avoir commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique intitulé La Revue de Paris, dont il est directeur gérant, et dans les numéros des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1er et 15 décembre 1856, un roman intitulé Madame Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l'un en fournissant le manuscrit, et l'autre en imprimant ledit roman ;
" Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont il s'agit, lequel renferme prés de 300 pages, sont contenus, aux termes de l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, dans les pages 73,77 et 78 (n° du 1er décembre), et 271, 272 et 273 (n° du 15 décembre 1856) ;
" Attendu que les passages incriminés, envisagés abstractivement et isolément présentent effectivement soit des expressions, soit des images, soit des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et honorables susceptibilités ;
" Attendu que les mêmes observations peuvent s'appliquer justement à d'autres passages non définis par l'ordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent présenter l'exposition de théories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes moeurs, aux institutions, qui sont la base de la société, qu'au respect dû aux cérémonies les plus augustes du culte ;
"Attendu qu'à ces divers titres l'ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les moeurs plus encore que d'imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société ;
" Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent énergiquement l'inculpation dirigée contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral ; que l'auteur a eu principalement en vue d'exposer les dangers qui résultent d'une éducation non appropriée au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette idée, il a montré la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une société pour lesquels elle n'était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort l'aurait placée, oubliant d'abord ses devoirs de mère, manquant ensuite à ses devoirs d'épouse, introduisant successivement dans sa maison l'adultère et la ruine, et finissant misérablement par le suicide, aprés avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète et être descendue jusqu'au vol ;
" Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son principe, aurait dû être complétée dans ses développements par une ceraine sévérité de langage et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement l'exposition des tableaux et des situations que le plan de l'auteur lui faisait placer sous les yeux du public ;
" Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre ; qu'un pareil système, appliqué aux oeuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des oeuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes moeurs ;
" Attendu qu'il y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent ne s'être pas suffisamment rendu conapte ;
" Mais attendu que l'ouvrage dont Flaubert est l'auteur est une oeuvre qui parait avoir été longuement et sérieusement travaillée, au point de vue littéraire et de l'étude des caractères que les passages relevés par l'ordonnance de renvoi, quelque répréhensibles qu'ils soient, sont peu nombreux si on les compare à l'étendue de l'ouvrage ; que ces passages, soit dans les idées qu'ils exposent, soit dans les situations qu'ils représentent, rentrent dans l'ensemble des caractères que l'auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant d'un réalisme vulgaire et souvent choquant ;
" Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes moeurs et tout ce qui se rattache à la morale religieuse ; qu'il n'apparaît pas que son livre ait été, comme certaines oeuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l`esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous ;
" Qu'il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d'oublier que la littérature, comme l'art, pour accomplir le bien qu'elle est appelée à produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression ;
" Dans ces circontances, attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés ;
" Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. "
Pour résumer au stade de l'enquête:
. Flaubert avait fait sténographier le réquisitoire et la plaidoirie, qui nous sont donc parvenus. Le procureur Ernest Pinard et l’avocat Jules Senard, homme politique influent, partagent les mêmes valeurs morales et la même conception utilitariste de la littérature, qui doit servir à l’édification des lecteurs. Le premier reproche à l’auteur de Madame Bovary la couleur « lascive » de son roman, la « beauté de provocation » qui caractérise son héroïne et le mélange du sacré et du profane. Le second plaide en faveur d’un fils de bonne famille respectée dont le roman prêche par le contre-exemple : le suicide d’Emma montre suffisamment la punition du vice. Bien que Flaubert ait trouvé la plaidoirie de son avocat « splendide », le lecteur d’aujourd’hui est peut-être plus sensible au trouble à la fois moral et esthétique exprimé en son temps par le procureur Pinard, choqué par la « domination » qu’exerce Emma sur les hommes, et sensible à l’effet immoral produit par le procédé de l’impersonnalité : l’auteur n’intervient jamais dans son œuvre pour juger la conduite de ses personnages, et il n’a pas pris la peine d’y introduire une figure positive qui eût été le porte-parole du bon sens.
Le jugement est rendu huit jours après le procès, le 7 février 1857. Flaubert est acquitté, mais blâmé pour son « réalisme vulgaire et souvent choquant ». Le roman peut alors paraître en librairie, sans les coupures imposées par les dernières livraisons de la Revue de Paris. Mais après être passé par la double censure des coupures préventives et de la parole d’un procureur, le texte se défait en fragments produisant des « effets lubriques » que Flaubert ne sait pas toujours comment faire rentrer dans un ensemble homogène. L’auteur est évidemment satisfait par le succès foudroyant de son coup d’essai, mais il aurait préféré ne le devoir qu’à l’art, et non au scandale judiciaire.
Le roman paraît chez Michel Lévy le 16 avril 1857. Dès qu’il est en possession de ses volumes, Flaubert reporte sur un exemplaire les 71 corrections indiquées par Laurent-Pichat sur le manuscrit du copiste ou effectivement faites dans la Revue de Paris. Cet exemplaire témoin, conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, a été reproduit en fac-similé pour le cent cinquantenaire de la publication du roman. Lors de sa réédition