Eliézer et Rébecca peint pour Pointel (1648)
Musée du Louvre, aile Richelieu, 2e étage, salle 14
Huile sur toile, 118 x 197 cm
Peinte en 1648 pour Pointel, marchand de Paris dont la collection comportera essentiellement des tableaux de Poussin, la toile fera plus tard partie de la collection du duc de Richelieu et sera acquise en 1665 par Louis XIV.
Il existe deux autres tableaux de Poussin traitant de ce sujet, dont une version peinte tardivement, vers 1664, peut-être inachevée, et conservée au musée Fitzwilliam de Cambridge.
Le tableau du Louvre est une des œuvres les plus célèbres et certainement les plus accomplies de Nicolas Poussin, faisant partie des œuvres de la période qui suit son retour à Rome en 1642, période de 10 ans pendant laquelle il peignit ce que l’on considéra en son temps comme les plus parfaites créations du peintre, et que l’on range aujourd’hui parmi les plus pures expressions du classicisme français.
Anthony Blunt note qu’à compter de son retour à Rome, la vision artistique de Poussin subit une révolution : il continue à traiter des sujets religieux et classiques, mais dans les deux cas son intérêt s’est déplacé, notamment en ce qui concerne les sujets de l’Ancien Testament : il abandonne les récits spectaculaires du livre de l’Exode pour se consacrer à des sujets se prêtant à une interprétation dramatique ou psychologique, comme celui d’Eliézer et Rébecca.
Il est éclairant à ce sujet de bien noter la place du tableau dans la salle 14, en face des « Israélites recueillant la manne dans le désert », toile de dimensions assez proches (149 x 200 cm), achevée en 1639, donc avant son séjour à Paris, et dont le sujet est tiré du livre de l’Exode (Ex 16, 13). Lorsque l’on compare ces deux œuvres, on a le sentiment que le tableau de la « Manne » est l’envers du décor de « l’agréable tableau » dont parle Félibien, auteur d’une des biographies de Poussin, avec des tons sombres, des attitudes contrariées, dans un décor plus austère et sans architecture.
Le thème du tableau : les mystères de la Grâce… et la fertilité
Ce tableau semble être un délassement pour Poussin puisqu’il le peint à la suite de la seconde série des sept sacrements, relativement austère, dédiée à son ami et mécène Paul Fréart de Chantelou et peinte entre 1644 et 1648.
Pointel, après avoir admiré le tableau de Guido Reni, « La Vierge cousant avec ses compagnes », demanda à son artiste favori un tableau qui comme ce dernier présenterait « plusieurs filles, dans lesquelles on peut remarquer différentes beautés ».
Il n’est donc pas question au départ d’un sujet précis, le commanditaire se gardant d’imposer des contraintes à Poussin. Ce dernier choisit l’épisode biblique de la rencontre d’Eliézer et Rébecca au puits de Nahor (Génèse 24) : Abraham donna mission à son vieil intendant, Eliézer, d’aller choisir en Mésopotamie une femme pour son fils Isaac. Arrivant près d’un puits avec ses dix chameaux, il rencontre, parmi les filles venant puiser l’eau, Rébecca, « très agréable à voir », qui lui donne à boire pour lui et pour ses chameaux. Eliézer y voyant un signe de Yahvé, offre à Rébecca un anneau d’or et deux bracelets.
Dans une approche typologique de la Bible (reconnaître dans l’Ancien Testament autant de préfigurations des Evangiles), cette scène préfigure dans la tradition chrétienne l’Annonciation (fêtée le 25 mars), que l’on trouve dans l’Evangile de Saint-Luc (1, 26-38) où l’archange Gabriel annonce à Marie qu’elle va mettre au monde un fils, Jésus.
Poussin représente cette scène qui, en dehors de la solennité du choix biblique, ne présente aucune péripétie, par douze jeunes filles au galbe de statues, autour des deux protagonistes, ayant chacune une attitude différente, dans un paysage orné d’architectures, en éliminant ces « objets bizarres » que sont les chameaux, ce qui sera à l’origine d’une fameuse controverse vingt ans plus tard, en 1668, entre Charles Le Brun et Philippe de Champaigne.
Les visages de Rébecca et de ses douze compagnes, aux expressions variées, sont en réalité pour Poussin un prétexte à analyser les réactions provoquées par l’élection divine : curiosité ou émotion, trouble ou jalousie.
Selon Guy de Compiègne, le thème de ce tableau est avant tout la fertilité. Il explique, dans son deuxième essai sur Nicolas Poussin, L’Ambiguïté Recherchée, comment Poussin, au travers du texte biblique, de la scène principale, du décor et du fond, multiplie les indices qui font référence à cette notion essentielle et récurrente dans son oeuvre.
Lisez à ce sujet l’article de Guy de Compiègne sur le point de vue chez Nicolas Poussin, qui traite notamment du chef d’oeuvre Eliézer et Rébecca.
La fertilité est en effet omniprésente dans la partie gauche du tableau : le puits bien entendu, l’eau abondante, les cruches, l’architecture en arrière-plan et notamment cette tour aux douze fenêtres « dont les étages successifs rappellent la tradition méditerranéenne de construire un nouvel étage pour chaque génération » : l’ensemble vient en totale opposition avec la partie droite – un fossé les sépare – où l’on retrouve une construction stérile, sans étage, aux trois colonnes qui font certainement écho aux trois femmes du premier plan.
Le format du tableau
Le vœu de Pointel, un tableau réunissant différentes beautés, est exaucé : l’œuvre se présente comme le groupement harmonieux de 14 figures principales enserrées dans un paysage orné d’architectures. Ce groupe forme une frise s’étendant de part et d’autre du tableau, dominée par des courbes, ce qui contraste avec l’architecture et les différents plans perspectifs qui, par un réseau d’orthogonales, viennent rappeler le format rectangulaire de l’œuvre.
LE CADRAGE
La scène se déroule juste devant les yeux du spectateur, occupant les deux tiers inférieurs du tableau ; le groupe de personnages est représenté de plain-pied et aucun d’eux n’est tronqué par les bords de l’œuvre : Poussin nous donne à voir la scène dans son ensemble, de façon frontale, très accessible, même si certaines jeunes filles, plus éloignées, sont en partie cachées par leurs compagnes plus proche du spectateur. De cette frise ne dépasse que la cruche de la jeune fille regardant le spectateur, mise également en avant par l’intersection des lignes des tiers (voir ci-dessous).
Eliézer est au centre de l’œuvre : l’index levé de sa main droite est exactement à mi-hauteur, tandis que la verticale séparant le tableau en deux passe par le milieu de sa jambe droite, son corps, son épaule droite et le milieu de son turban, donc de sa tête.
LA COMPOSITION
Chaque figure semble avoir sa place calculée, distante et pourtant proche de sa voisine. La scène est scandée par de nombreuses verticales insistantes dont la cadence, rythmée par les différentes cruches, peut se faire tantôt large, tantôt plus pressée.
• La règle des trois tiers
L’application de cette règle, qu’on retrouve aujourd’hui en cadrage photographique, pose les éléments de la composition et apporte une dynamique à l’oeuvre.
Nous l’avons dit, la scène occupe les deux tiers inférieurs du tableau. L’intersection des lignes des tiers met nettement l’accent sur le groupe des cinq femmes à gauche d’Eliezer – et essentiellement sur celle portant la cruche et fixant le spectateur – ainsi que sur Rebecca, en contrepoint.
• Les lignes directrices
Les corps sculpturaux, les cous, les têtes, les yeux, le globe de pierre situé sur la lourde colonne carrée, mais aussi le turban d’Eliézer, définissent un univers soumis aux lois de la sphère et du cylindre, et l’architecture ainsi que les différents plans perspectifs viennent enserrer ces formes rondes dans un réseau d’orthogonales, savant réseau géométrique assurant le triomphe de la raison.
• La colonne tronquée surmontée du globe
Les lignes directrices de l’œuvre semblent toutes émaner de la sphère située sur la colonne tronquée qui, de prime abord, retient l’attention, trop importante et trop curieuse : que signifie-t-elle ? Pour quelle raison Poussin s’est-il permis l’intrusion dans l’espace du tableau de cet élément abstrait ne correspondant a priori à rien ?
Selon Milovan Stanic, il s’agirait de la conjonction de la Vertu (représentée par la base carrée) et de la Fortune (Fortuna en latin, déesse romaine qui distribue ses bienfaits au hasard), dont un des attributs principaux est le globe.
Le puits, lieu de choix pour les noces mystiques, locus fortunae, est marqué par cet emblème, qui fait figure de commentaire condensé de la scène.
Rébecca, qui rencontre devant ce puits son destin, a d’ailleurs un prénom qui signifie « patience », vertu éminente.
Milovan Stanic nous rappelle de plus que l’emblème architectural Virtus et Fortuna est un de ceux préférés d’Alberti (Leon Battista, 1404-1472) : « emblème humaniste par excellence, combinant action humaine dans le monde avec les fins morales » ; et l’on sait que selon Poussin le véritable sujet de la peinture est l’action de l’homme.
Ainsi ce curieux élément d’architecture représenterait l’éternelle présence de la providence divine.
A noter pour finir : l’artiste l’a doublé d’un élément architectural similaire juste à sa gauche, en arrière-plan.
LE RÔLE SYMBOLIQUE DES CRUCHES
L’auteur a scandé les lignes directrices par un jeu de cruches (on en compte pas moins de 10), comme s’il s’amusait avec le motif formel de la cruche : on peut y voir des vases, des formes proches de celle de l’amphore, du péliké, du stamnos ou de l’hydrie grecs.
Le parallèle avec les formes féminines est inéluctable. Eliézer arrivant au puits s’immisce dans un monde féminin. On comprend alors pourquoi le peintre n’a pas voulu représenter les chameaux, peu esthétiques.
On peut aussi rapprocher le vase, la cruche, de l’idée de virginité : Poussin insiste-t-il peut-être ainsi sur l’innocence, la pureté de Rébecca.
Enfin, on peut retrouver le thème de l’élection divine et du salut dans l’eau, omniprésente ici, qui évoque le baptême.
Ci-dessous les détails de l’oeuvre :
A voir ailleurs :
• Présentation du tableau sur le site du Louvre