
Entretien réalisé avec Jean-Christophe Rufin
à l’occasion de la parution du Tour du monde du roi Zibeline.
Le tour du monde du roi Zibeline de Jean-Christophe Rufin. Entretien
« – Mais, pardon pour ma curiosité, en temps ordinaire et quand vous n’êtes pas en visite chez moi à Philadelphie, où vivez-vous ? Dans le Pacifique ?
– Non, à Madagascar.
– Tiens donc !
– Et que faites-vous à Madagascar ? Je suppose que vous y tenez un emploi.
Auguste réfléchit un instant puis dit sobrement :
– Je suis roi. »
Qui était cet étonnant « roi Zibeline » ?
Auguste Benjowski, noble hongrois du XVIIIe siècle, fut à la fois aventurier, explorateur et effectivement roi de Madagascar. Il a laissé des mémoires où il détaille ses faits et gestes, mais sans livrer ce qu’il a pu ressentir ou penser. Cependant, on devine une pensée philosophique derrière ses choix. Sa décision de se battre pour l’indépendance de la Pologne, alors le pays le plus libre et le plus démocratique d’Europe de l’Est, est un sérieux indice. Plus que l’homme d’action, c’est l’homme de culture, sensible aux idées des Lumières, que j’ai choisi de mettre en avant.
Il semble avoir vécu entre deux époques de l’exploration du monde…
Exactement. Lors de son premier séjour en France, on se presse pour l’entendre raconter ses aventures. Quand il revient, il n’intéresse plus grand monde : en quelques années, on est passé de la découverte du monde selon Bougainville à l’esprit de conquête et de commerce de La Pérouse. La curiosité a fait place à la guerre économique, et Benjowski va en être la première victime.
Il se voit pourtant confier une mission à Madagascar…
Pour s’évader de Sibérie, il s’était emparé d’un trois-mâts avec lequel il avait d’abord navigué dans les eaux du détroit de Behring avant de mettre cap au sud vers le Japon et Formose. Comme personne avant lui n’était monté aussi au nord, ses observations intéressent beaucoup de monde, en particulier les Anglais, qui rêvent d’emprunter les mythiques passages du Nord-Est et du Nord-Ouest afin de conquérir la côte ouest de l’Amérique après la perte de leurs colonies de l’Est. L’un des compagnons d’évasion de Benjowski, Stepanov, semble leur avoir vendu de telles informations. De son côté, Benjowski a révélé aux Français quelques secrets sur cette région mal connue en échange du financement d’une mission. Il espérait Formose, ce sera Madagascar, où les autorités espèrent que ce personnage encombrant connaîtra rapidement une fin tragique…
On retrouve alors tout le paradoxe du personnage : arrivé en conquérant, il s’empresse de prendre la tête des indigènes pour se retourner contre les Français, devenant sans le savoir le premier combattant de la lutte anticoloniale. Grâce à son action, l’île restera indépendante jusqu’à la conquête française de la fin du xixe siècle. Ce rôle d’avant-garde lui vaut d’être toujours fêté et honoré là-bas.
Ce roman d’aventures est aussi un roman un peu crépusculaire…
C’est en effet la fin du monde : Louis XVI succède à Louis XV, la Révolution s’annonce. Homme des Lumières, Benjowski pressent ces bouleversements, mais il ne pourra y prendre part : né trop tôt, sa vie se situe, malheureusement pour lui, du côté du monde qui s’écroule.
Le roman se place sous le double signe du conte philosophique et des Mille et Une Nuits…
J’ai effectivement fait le choix de transformer cette réalité historique documentée en conte philosophique. Dans le titre lui-même, il y a une distance un peu ironique à la Zadig. Comme le couple formé par Auguste Benjowski et son épouse Aphanasie raconte leurs aventures par épisodes au vieux Benjamin Franklin, cela donne un côté Shéhérazade, Mille et Une Nuits. Avec cette alternance de voix différentes, le XVIIIe siècle est présent non seulement par le contenu, mais aussi par la forme.
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Check-point.
Entretien
Jean-Christophe Rufin.
«Maud se demandait si les humanitaires, Lionel par exemple, aimaient vraiment les victimes. Ou si, à travers elles, ils n’aimaient pas simplement l’idée de pouvoir aider quelqu’un, c’est-à-dire de lui être supérieur. Mais c’était une autre question.
– En tout cas, dit Marc, c’est autrement plus difficile d’aimer des combattants, des gens debout, qui se battent et qui ne tendent pas la main pour être nourris.»
Cinq personnages aux motivations douteuses au volant de deux camions déglingués… Les héros de ce roman d’aventures sont-ils des antihéros ?
L’histoire est simple : une jeune femme et quatre hommes traversent un pays en guerre (la Bosnie) à bord de deux camions d’aide humanitaire. À mesure que le convoi s’enfonce dans la montagne, les personnages se découvrent et se transforment. Deux des jeunes conducteurs sont d’anciens casques bleus qui reviennent sur les lieux de leur engagement. Un autre protagoniste plus âgé se révèle être un indicateur de la police. Au fil des kilomètres, on comprend que le chargement des camions n’est pas celui qui était prévu au départ. La mission change de nature et devient autrement plus dangereuse.
Roman d’aventures, mais aussi roman d’amour…
L’amour est présent partout dans ce roman. C’est pour rejoindre la femme qu’il aime qu’Alex, l’un des anciens casques bleus, s’est engagé dans cette aventure. Quant à Maud, la seule fille du groupe, mal dans sa peau et idéaliste, elle va se trouver au centre de toutes les passions. C’est par amour qu’elle va suivre Marc, l’autre ancien militaire, et franchir avec lui la ligne rouge qui sépare l’action humanitaire de l’engagement armé.
Qu’est-ce précisément qu’un check-point ?
La traduction officielle française, «poste de contrôle», n’est que partielle et se limite à l’aspect militaire. Pour moi, le terme anglais «check-point» est l’emblème du chaos et du morcellement d’un pays soumis à une guerre civile, il signifie que la frontière est partout, que tout le monde devient en quelque sorte le gardien de son propre territoire. D’un point de vue plus métaphorique, c’est aussi un point de passage vers autre chose. Tout comme les héros du roman, qui se retrouvent en situation de transgression, de basculement de l’humanitaire vers un engagement plus militaire. Le franchissement de ce check-point mental va être fondamental.
Au-delà de l’anecdote, les dilemmes que vivent ces personnages ne sont-ils pas un reflet de l’évolution actuelle de nos pays ?
Pendant un demi-siècle, depuis la Seconde Guerre mondiale, nous nous sommes rêvés bienveillants, généreux, charitables. Humanitaires, en somme. Les conflits étaient ailleurs, lointains et les citoyens qui, ici, voulaient s’engager, le faisaient avec les idéaux d’Henri Dunant : humanité, impartialité, neutralité. Et l’ONU agissait selon les mêmes principes, ce qui la rendait souvent impuissante. Ces dernières années, cet humanitaire pacifique a cédé plusieurs fois la place à un engagement militaire. Pour secourir les populations libyennes, syriennes, ukrainiennes, la communauté internationale s’est finalement résolue à les armer. On a commencé à parachuter des vivres puis, bientôt, ce sont des armes que l’on a larguées.
Vous avez situé ce livre pendant la guerre en ex-Yougoslavie mais on a l’impression que c’est plutôt un décor intemporel qui vous sert à mettre en scène des enjeux très actuels ?
Cette évolution vers un humanitaire «offensif», cette volonté de se battre et non plus seulement de secourir pacifiquement sont en effet au cœur des débats actuels, notamment depuis les attentats qui ont ensanglanté la France en janvier. Les héros de ce livre vivent en quelque sorte une répétition générale des dilemmes actuels. De quoi les victimes ont-elles besoin ? De nourriture ou d’armes ? De survivre ou de vaincre ? La guerre en Bosnie est un décor propice pour mettre en scène ces débats. Elle est suffisamment oubliée, pour ne pas être parasitée par l’aspect éphémère de l’actualité.
Peut-on dire que Check-point est un «road-movie» ?
Il y a un côté road-movie, en effet, et même thriller car le roman est construit autour d’une référence constante au film Le Salaire de la peur avec Yves Montand. Mais le fait que les héros soient enfermés dans ces cabines de camion ajoute une dimension plus intimiste, et même philosophique. Plus qu’un road-movie, ce livre est en fait un huis clos en mouvement…
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LE COLLIER ROUGE (Folio)
Entretien
éalisé à l'occasion de la parution
du Collier rouge en février 2014.
Le collier rouge de Jean-Christophe Rufin. Entretien
« À une heure de l’après-midi, avec la chaleur qui écrasait la ville, les hurlements du chien étaient insupportables. Il était là depuis deux jours, sur la place Michelet et, depuis deux jours, il aboyait. C’était un gros chien marron à poils courts, sans collier, avec une oreille déchirée. Il jappait méthodiquement, une fois toutes les trois secondes à peu près, avec une voix grave qui rendait fou.
Dujeux lui avait lancé des pierres depuis le seuil de l’ancienne caserne, celle qui avait été transformée en prison pendant la guerre pour les déserteurs et les espions. Mais cela ne servait à rien. »
Quel est ce « collier rouge » du titre ?
C’est à la fois un collier de chien, puisqu’un des personnages centraux est un chien, et le ruban de la Légion d’honneur. Les deux vont se croiser dans cette histoire qui met en scène la vraie-fausse décoration d’un chien à la fin de la guerre de Quatorze, avec tout ce que cela implique de scandaleux à l’époque.
Le roman part-il d’un fait réel ?
De deux, en fait. D’abord d’une réalité méconnue : nombre d’animaux ont été partie prenante dans la guerre de Quatorze, en particulier des chiens, il y avait des centaines de milliers de chiens dans les tranchées. Certains étaient employés par les armées pour des tâches spécifiques de déminage ou d’assaut, mais le plus grand nombre avait suivi les combattants lors de leur mobilisation et ils étaient restés au front, tolérés parce qu’ils rendaient service : ils tuaient les rats, donnaient l’alerte, tenaient compagnie aux soldats.
Ensuite, il y une histoire de famille racontée par un ami, dont le grand-père, revenu de la guerre décoré de la Légion d’honneur pour des faits brillants, avait fini par considérer que son chien méritait plus que lui cette distinction.
Chacun des personnages semble enfermé dans un huis clos mental…
C’est effectivement une confrontation des mondes intérieurs de ces personnages, à la fois révélés et transformés par la guerre, mais aussi murés en eux-mêmes. Ils sont devenus incapables de communiquer, c’est en particulier le cas du suspect emprisonné, Morlac, qui n’a pas réussi à reparler à la femme qu’il aime, pourtant toute proche.
Dans le roman, la guerre n’est abordée que par son intériorité, par ce qu’elle est capable de produire dans les consciences.
Plus qu’un roman de la guerre, un roman de l’après-guerre ?
Plutôt un roman des bilans de la guerre. Après quatre années, elle se solde en apparence par une victoire, en réalité surtout par l’idée que la vraie victoire, c’est de ne pas faire la guerre. C’est pour cela que le livre évoque les fraternisations et les mutineries de 1917, ce moment d’une autre fin possible de la guerre, c’est-à-dire une guerre sans victoire. En fait, c’est probablement cette solution qui s’est imposée souterrainement. Tandis que les institutions clamaient la victoire, l’idée de ne plus voir l’autre comme un ennemi faisait son chemin dans les consciences. Il faudra du temps, et une autre guerre, pour que cette idée se concrétise, mais il y a déjà en germe l’idée de fraternité européenne.
Vous évoquez aussi l’ambiguïté de certaines valeurs ?
Il y a en nous une part humaine et une part animale, et certaines vertus d’essence animale ont été humanisées en les présentant sous la forme de la loyauté, du courage, etc., qui sont précisément les vertus militaires et guerrières, très profondément remises en question à la fin de cette guerre. D’où, peut-être, une ombre dans les attitudes lors de la guerre suivante : beaucoup se sont alors dit qu’ils ne voulaient plus prendre parti.
La loyauté, l’engagement, la fidélité… C’est très ambigu, en effet. Le livre ne les disqualifie pas : quand le héros est loyal et fidèle envers une femme, il s’agit bien de qualités. Mais il faut parfois être capable de les dépasser, ce qu’un chien, évidemment, ne peut pas faire.
Peut-on parler d’un roman optimiste, dans la mesure où l’humanité l’emporte ?
J’aime qu’il y ait un espoir dans mes livres ! En définissant leur part humaine, mes héros se rapprochent. Au fond, c’est leur part animale qui les divise, qui fait d’eux des ennemis irréconciliables. En réfléchissant sur leur humanité, ils parviennent à dépasser cette opposition, et finalement ils se retrouvent.