L'Etoile du Nord Tome 2

Contributeurs, Victoire Sentenac, Services de Presse | SimPlementL'Etoile du Nord Tome 2

Charles est submergé par l’émotion. Pour l’amour d’Éléonore, il affronte ses pires angoisses et prie pour qu’à l’issue du spectacle elle sorte enfin de l’emprise malsaine qu’exerce sur elle son mentor Julien depuis tant d’années. Mais l’ascendance de cet homme fort est puissante. La consécration d’Éléonore en tant que danseuse étoile scelle son destin aussi sûrement que la bague de fiançailles qu’il lui passe au doigt.C’est alors que des menaces terrifiantes surgissent du passé trouble de la jeune femme et font réapparaître ses angoisses autant que son sentiment d’imposture. Mérite-t-elle vraiment cette nomination ?

En parallèle Charles poursuit obstinément la traduction du journal de bord d’Élisabeth, l’arrière-grand-mère d’Éléonore dont la brillante carrière de danseuse au Bolchoï s’est mystérieusement interrompue, et tentera par tous les moyens de libérer la jeune danseuse de ses démons.

 

Extrait

                                (5 chapitres)


                                               1

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Pourquoi est-elle si belle ? C’est presque douloureux, tant de grâce. C’est indécent.

Elle est seule au milieu de la scène, petite icône solitaire et droite, juchée sur ses pointes, la couronne fière. Elle claque dans ses mains à l’orientale et offre son visage à un prince imaginaire. Charles se concentre sur ses yeux. De loin, on dirait qu’elle pleure.

Sa voisine de droite remue sans cesse sur son fauteuil et il en éprouve une gêne incommensurable. Il compte dans sa tête pour se calmer, pour ne pas l’insulter. De précieuses secondes s’égrènent avant qu’il n’y parvienne. Au prix d’une accélération dangereuse de son rythme cardiaque, il se soustrait aux frottements bruyants des vêtements sur le velours du fauteuil, aux accents écœurants du parfum musqué, à cette proximité envahissante, insupportable, comme celle de tout le public présent autour de lui dont il devine les ombres inquiétantes vaguement mobiles.

Charles ne peut pas affronter la foule, il ne va pas au cinéma ni au théâtre, ni en aucun endroit susceptible d’attirer du monde. Il y a quelques semaines encore, sous aucun prétexte il n’aurait mis les pieds ici.

Mais ce soir, c’est la première de Raymonda par Rudolf Noureev à l’Opéra National de Paris, présenté par le Corps de Ballet de l’Opéra et les Premiers Danseurs. Éléonore tient le rôle principal et Charles avait désespérément besoin de la revoir. Depuis son départ précipité de Budapest il ne pense qu’à ce moment, à leurs retrouvailles.

Au prix d’un effort de concentration démesuré, il parvient à se reconnecter à sa petite danseuse perdue sur la grande scène de l’Opéra Garnier. C’est la première fois qu’il la voit danser. L’émotion qu’il ressent face à sa prestation se situe bien au-delà des mots.

S’il parvenait à faire abstraction du public et surtout de sa grosse voisine incommodante, il aurait presque l’impression de faire l’amour avec Éléonore, lui sur son fauteuil et elle au-dessus, aérienne et gracile, comme lorsqu’elle lui apprenait à danser dans sa cabine Istanbul. Il l’observe intensément. Son visage exprime une souffrance muette, un désarroi puissant qu’elle projette dans son art. Le public est subjugué. Charles ne connaît rien à la danse classique, mais ce soir il sait qu’elle ne danse que pour lui.

Son irruption dans sa loge lors du deuxième entracte aurait pu mal se terminer. Leur baiser ardent a failli être surpris par Julien. Que se serait-il passé alors ?

Charles ferme un instant les yeux, dévoré par l’angoisse. Il aurait préféré être tué plutôt que de subir ce renoncement. Après leur étreinte, Éléonore l’a repoussé. Elle lui a répété qu’elle était prisonnière des liens qui l’enchaînent à ce maudit Julien, que son destin était écrit. Elle ne l’a pas choisi. Elle va interpréter Raymonda jusqu’au bout, Raymonda qui sacrifie son amour pour Abderrahmane et qui épouse le Prince Jean de Brienne, la voix de la raison.

Charles ne peut croire qu’elle aille au bout de cette décision. Ils ont fait l’amour, ils ont choisi leur étoile. Ils se sont promis l’éternité. Les ombres d’Éléonore ne peuvent pas le chasser de sa vie. Pourtant si elle accepte ce soir sa nomination d’étoile, il n’en fera plus partie. Ça n’a pas de sens. De grosses gouttes de sueur perlent sur ses tempes. Il est venu la chercher, elle l’a embrassé et maintenant elle pleure sur scène, elle lui dit adieu en dansant. Non, tout ça n’a aucun sens dans le monde de Charles. Il attend la fin de la représentation pour retourner la voir et la convaincre de partir avec lui. Elle lui a dit qu’elle l’aimait. C’est la seule issue possible.

La musique s’intensifie au point que Charles en est incommodé. Il presse légèrement le tragus de ses oreilles pour en amortir les aigus et capter seulement l’essence du rythme qui emporte Éléonore dans une grâce infinie.

Elle enchaîne les arabesques et les grands jetés avec une perfection qui défie les lois humaines. Charles a du mal à croire que la danseuse éblouissante qui se cambre sur scène est la même jeune femme que celle qu’il a découverte devant la fontaine de la Mosquée Bleue d’Istanbul et côtoyée pendant leur voyage commun à travers l’Europe à bord de l’Orient-Express, le mois dernier.

Cette rencontre l’a foudroyé. Lui le solitaire, l’inadapté, lui qui n’avait jamais encore réellement touché une femme, voilà qu’il aspirait chaque matin à la retrouver, humer son parfum de rose, la cascade ambrée de ses cheveux. Leurs premiers rapprochements clandestins dans sa cabine ont éveillé en lui des sensations oubliées parce que jamais apprises, une chaleur nouvelle, un appétit de chair et d’âme qui l’ont dévoré sur place. Elle a posé sa main dans la sienne et il s’est envolé avec elle en traversant la nuit, tel un papillon fragile et confiant. Ils ont dansé. Ils se sont aimés. Il ressent encore en lui l’émanation de sa chair, la fragrance de son parfum emprisonné sur le haut de sa nuque, à la naissance de sa chevelure. Il est encore imprégné d’elle, la vie sans Éléonore n’est tout simplement pas concevable.

Elle ne peut pas lui reprendre ce trésor après l’avoir abandonné entre ses mains.

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Charles est venu seul ce soir. Il a menti à sa mère, prétextant un cocktail au bureau des Nations unies. Elle a eu l’air surprise, heureuse de croire que son fils parvenait enfin à affronter le monde et ses obligations sociales. Elle a même ajouté que ce voyage en Europe l’avait fait beaucoup progresser.

Le mensonge ne fait pas partie de l’univers de Charles. Il a dû lutter plus encore que sa mère ne l’imagine pour élaborer cette sortie sans elle, une première à tous les sens du terme. Depuis quinze jours il étudie en détail le plan de la soirée, la réservation de son billet, le trajet précis pour venir jusqu’à l’Opéra. Il a appris également par cœur le déroulé du Ballet, le nom des danseurs, la durée des entractes, la configuration de la scène et des coulisses. Il ne savait pas s’il parviendrait jusqu’à Éléonore en pleine représentation, il savait juste qu’il réussirait. Cette foi qui soulève des montagnes, ça aussi c’est nouveau pour lui.

Il n’a pas pu cacher totalement à sa mère son obsession pour Éléonore, ni son chagrin de l’avoir perdue. Mais le reste, ce fol espoir de la retrouver, il le garde pour lui. Après avoir fait l’amour dans sa somptueuse couchette, puis au pied d’un grand cèdre dans le parc de ce château hongrois, elle lui a fait promettre de ne rien dire à sa mère. Il a promis. Il ne dira rien.

Ce qu’il ignore, c’est la surveillance que Catherine avait mise en place autour de lui pour éviter les catastrophes. Lucas, le dévoué steward de l’Orient-Express qu’elle avait missionné pour cela a vite repéré le manège entre Éléonore et Charles. Il leur a sauvé la mise plus d’une fois et bien entendu émis un rapport circonstancié de ses découvertes à Catherine, qui est restée partagée entre la joie d’apprendre que son fils avait enfin su nouer une relation amoureuse, et un certain ressentiment envers Éléonore qui rendait son fils à la fois complice et victime de sa relation infidèle, puisque manifestement elle restait avec Julien.

Ceci dit, elle n’a de leçon à donner à personne et refuse de s’aventurer sur le terrain de la morale. L’amitié fugace mais sincère qu’elle a nouée avec Astrid et Guy durant ce voyage s’est vite assombrie par le rappel de l’aventure d’un soir qu’elle avait eue voilà plus de vingt ans avec Guy, dont elle ignorait alors jusqu’au prénom. Elle n’a pas osé les recontacter en vue de la première de Raymonda, alors pourtant qu’ils s’étaient tous promis d’y assister ensemble. La fin du voyage a été bien trop pesante et le malaise qu’Astrid a eu lors de leur nuit passée à Budapest a fini de saboter l’ambiance festive qui avait éclairé la première partie du voyage. Le départ hâtif d’Éléonore et Julien, le scandale de la dispute de ce dernier avec Charles, les relations clandestines, tout était devenu trop compliqué. Il était temps de rentrer à Paris et de couper les ponts.

Seul Guy l’a appelée, un matin. Elle en a été profondément touchée. Il s’est montré doux, nostalgique. Lui a redit combien il avait été troublé à l’époque par leur étreinte sauvage et sans lendemain, à quel point il était heureux de la connaître enfin. Il voulait la revoir. Le ton de sa voix était convaincant sans être péremptoire, il lui laissait le choix. Elle a aimé ce rappel des années où son corps impétueux la sommait de faire l’amour, là, tout de suite. Elle a eu envie de sentir à nouveau ce désir animal qui fait table rase des conventions et de la morale, ce moteur de vie qui annihile l’ennui, cette pédale d’accélérateur qui rend les couleurs plus vives et donne au cœur la sensation d’être au monde un peu plus fort. Elle a accepté.

Sans rien dire à Charles bien entendu, elle s’éclipsera un soir en semaine pour aller dîner au restaurant avec Guy, qui de son côté prétextera un rendez-vous d’affaires. La perspective de ces retrouvailles secrètes illumine en secret ses journées. Elle sourit un peu plus, ces temps-ci.

Elle se garde donc bien d’émettre le moindre jugement sur les choix de vie des autres, Éléonore n’a qu’à faire comme elle et s’arranger avec sa conscience, tout ce qui lui importe c’est la souffrance dans laquelle Charles risque de s’enliser. Ces derniers temps elle l’a trouvé plutôt en forme, concentré sur son travail, la preuve en est ce cocktail auquel il se rend seul, c’est bien le signe que les choses bougent enfin dans sa vie. Peut-être s’inquiète-t-elle pour rien après tout, sa relation avec la jeune danseuse n’est probablement pas aussi ardente qu’elle se l’était imaginée.

Calé dans son fauteuil au milieu de cette salle obscure, Charles compte les minutes avant la fin de la représentation. Son cœur accélère à nouveau à n’en plus finir. Il espère un miracle, il y croit comme un enfant. Il imagine qu’Éléonore va le chercher du regard dans la salle, courir vers lui à petits pas gracieux sur la pointe de ses chaussons brillants, et le serrer aussi fort qu’elle l’a fait dans sa loge d’artiste quand il a eu le cran d’aller l’y rejoindre lors du deuxième entracte. Ils se sont embrassés comme la toute première fois, quand Éléonore l’avait rejoint dans sa cabine une nuit, à bord de l’Orient-Express lancé à pleine vitesse quelque part entre Belgrade et Budapest, parce qu’elle avait fait un cauchemar. Elle portait alors une nuisette blanche et un gilet noir. Il se souvient parfaitement de ses petits seins ronds et blancs, deux aréoles luminescentes qu’il a rapidement caressées, embrassées. Il s’est emparé d’elle aussi fort qu’elle s’est donnée à lui. Submergé par ses sens brutalement sollicités après tant d’années de veille, son corps savait ce qu’il ignorait, ce qu’il redoutait. Ce contact honni avec la chair de l’autre, avec Éléonore il le sublimait, l’adorait, s’y consumait. Il s’est enivré de sa peau douce comme une eau lisse, de ses zones humides et sombres, de la clarté de son regard. Il s’y est perdu et retrouvé. Elle a ouvert la porte de sa cage et a gardé les clés. Elle seule peut le libérer de ses démons, de ses terreurs. Il ne fait confiance en personne d’autre.

Un, deux, trois, quatre… il compte et recompte jusqu’à huit, son mantra pour faire taire l’immonde bête d’angoisse qui serre sa poitrine à l’en étouffer. Éléonore entame le dernier solo, les pirouettes s’accélèrent, sa grâce n’en finit pas de l’étourdir. La musique enfle à nouveau et prend des accents dramatiques mais Charles ne se bouche plus les oreilles, la nécessité de sa présence au monde ici et maintenant lui intime le sacrifice de cet envahissement de ses sens, de tout son être. Il écarquille encore les yeux, Éléonore est majestueuse. Elle ne lâche rien. Son tutu doré tangue en même temps que ses piqués et retirés affirmés, ses mains dansent autour d’elle et viennent se poser sur sa taille déliée, son regard se fixe sur un point imaginaire qui soudainement rattrape celui de Charles. Elle l’a trouvé dans la salle, il en est sûr. Ses yeux s’emplissent de larmes, va-t-il enfin rejoindre son étoile ?

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 Le final approche. Les danseurs vêtus de pourpre se prosternent gracieusement aux pieds de Jean de Brienne et Raymonda, éclatants dans leurs costumes blanc et or.

Triomphants, le roi et la reine arborent la même pose souveraine en miroir et se contemplent gravement. Peu à peu, la musique cesse, la scène se fige. Timides, les premières acclamations fusent, bientôt suivies par un tonnerre d’applaudissements qui vrille les tympans de Charles.

Le public est extatique, les yeux brillent dans le noir, les sourires fleurissent, les sifflets admiratifs jaillissent, quelques fleurs sont lancées sur la scène et atterrissent aux pieds des danseurs, petits fragments précieux d’une gloire éphémère.

Éléonore le cherche. Son visage est tendu, elle scrute la salle sombre, il le voit bien. Comment pourrait-elle l’apercevoir au beau milieu de tous ces gens, prise par les feux éblouissants de la rampe ? Il veut s’avancer vers elle, lui faire signe, mais il reste bloqué sur son siège, personne ne semble décidé à se lever. Ils veulent un rappel, des saluts, des paillettes.

Charles transpire à nouveau, son impuissance le paralyse. Elle est là, à quelques mètres de lui seulement, et il ne peut rien faire, rien tenter. Il faut attendre.

Une onde lente et indécise s’empare du corps de ballet, les regards convergent vers une silhouette que Charles n’avait pas encore remarquée. Un homme à l’âge indéfinissable, vêtu d’un costume gris, saisit un micro. La déférence des uns et des autres envers lui semble indiquer qu’il s’agit de quelqu’un d’important. Charles se tourne vers son imposante voisine.

— Qui est-ce ?

Elle le fixe d’un regard outré.

— Enfin jeune homme, c’est le directeur de l’Opéra, mon Dieu, ils vont nommer une étoile en direct, c’est merveilleux !

— Maintenant ?

— Oui chut ! Taisez-vous, ça n’arrive pas tous les jours !

Charles observe intensément Éléonore. Il connaît ses réticences et ses angoisses. Il en ignore les causes mais il sait que les ombres de la jeune femme planent au-dessus d’elle en ce moment même.

Il a toujours en sa possession les cahiers noirs d’Élisabeth. Depuis ce jour où Éléonore lui a confié le journal intime de son arrière-grand-mère pour qu’il en traduise la partie écrite en russe, Charles ne cesse de penser aux similitudes existantes entre ces deux jeunes femmes, nées à presque un siècle d’écart et promises aux mêmes honneurs. L’accession au statut de danseuse étoile par deux femmes d’une même famille à quelques générations d’écart est tout de même exceptionnelle et mérite que l’on s’y penche.

Après leur brutale séparation, Charles n’a plus ouvert ces cahiers. Il a d’abord attendu qu’Éléonore les lui réclame, espérant ainsi la revoir de manière opportune, puis les jours passant sans recevoir le moindre signe de sa part, il s’est résigné. Il ne les a toutefois pas emmenés avec lui ce soir. Ce serait trop facile. Il ignore donc si la jeune femme souhaite toujours percer ou non le mystère d’Élisabeth et ses péripéties au fin fond de l’URSS. Les dernières pages qu’ils ont lues ensemble étaient pourtant passionnantes, la jeune ballerine montante de la danse s’en allait conquérir le Bolchoï après avoir jeté son dévolu sur Igor, prince russe exilé dissimulé en violoniste dans la troupe des Ballets Russes à Paris sous une fausse identité. Charles se demande s’il l’a suivie, au péril de sa vie alors car le retour en URSS d’un russe blanc proche du tsar assassiné par les Bolcheviks ne pouvait que provoquer la haine et la colère de ces derniers à son encontre.

Malgré sa curiosité, l’intégrité absolue de Charles l’a contraint à renoncer à découvrir seul la suite, ne sachant si Éléonore souhaitait toujours qu’il traduise les pattes de mouche de son aïeule. Il est si rapide en besogne que quelques jours lui auraient suffi, mais il pressent une vérité qu’elle n’a peut-être pas envie de connaître. Pas encore.

La tension dans la salle s’accentue, un demi-éclairage révèle les expressions attentives et ravies du public. La voix de l’homme au costume gris résonne dans le micro.

— Sur proposition de la directrice de la danse, je suis très heureux de nommer ce soir Éléonore Beaulieu, danseuse étoile de l’Opéra de Paris !

Un long manteau froid se pose sur les épaules de Charles. Elle va refuser. Elle doit refuser. Il n’y a pas d’autre issue, ni pour elle ni pour lui. À quoi rime leur rencontre sinon ?

Les mains crépitent autour de lui pour acclamer la nouvelle étoile. Charles reste prostré au fond de son fauteuil. Éléonore sourit et rejoint le directeur de l’Opéra à petits pas gracieux. C’est un cauchemar. Elle lui échappe, sous ses yeux. Il a envie de hurler. Hébété, il l’observe saluer à plusieurs reprises le public enthousiaste, un bouquet de fleurs blanches dans ses bras graciles. Elle ne le cherche pas. Elle a même l’air heureuse. Quelle trahison.

— Je tiens à féliciter à mon tour Éléonore Beaulieu, et je profite de cette splendide occasion pour lui faire une demande un peu spéciale.

Le cœur de Charles manque plusieurs battements avant de s’affoler à nouveau. Il a reconnu la voix de Julien avant de distinguer ses traits, non loin d’Éléonore.

— Éléonore, veux-tu m’épouser ?

Suspendu à ses lèvres, Charles lit sur le visage de la jeune femme son acceptation.

Voilà. Le pire est arrivé. Son rêve s’envole, le château de ses angoisses l’enferme à nouveau à double tour. Ses pensées tournent en boucle dans un kaléidoscope infernal. Peut-on mourir de l’intérieur sans que les autres s’en aperçoivent ? Avant de la voir disparaître pour toujours, il trouve encore la force de lui écrire quelques vers, les seuls qui lui viennent à l’esprit et qui émanent d’Hypérion bien sûr, l’Étoile du nord, ce long poème d’Eminescu dont il lui a disséminé des strophes soigneusement choisies lors de leur court voyage.

Il griffonne à la hâte les mots qui affluent.

Je n’en sais rien de ce que tu veux.

Va-t’en, sinon je crie !

L’Astre du Soir n’est plus aux cieux,

Ma vie est comme finie !

Oui, sa vie est finie sans elle. Elle a tout accepté. Son rêve d’étoile et de gloire, son mariage avec Julien. C’est terminé.

Je t’aime.

Grâce à elle, il sait désormais ce que ces mots signifient. Il décide de les lui offrir une dernière fois.

Vite, elle va bientôt disparaître. Il bouscule les spectateurs, joue des coudes, tente d’atteindre la scène mais des videurs sortis d’on ne sait où l’en empêchent. Toute cette promiscuité panique totalement Charles, il tombe à genoux près de la fosse des musiciens. Une main bienveillante se pose sur son épaule.

— Ça va Monsieur ?

Il relève la tête péniblement, les yeux pleins de larmes. Une jeune femme blonde, avec un casque sur la tête, l’observe avec attention.

— Pouvez-vous approcher Éléonore ?

— Oui bien sûr, je suis assistante sur le plateau technique. Vous souhaitez lui faire passer un message ?

Charles se relève et lui tend le papier griffonné plié en quatre.

— Très bien, je lui remets tout de suite. De la part de qui ?

Charles n’arrive plus à parler, la tension intérieure qui ne cesse de monter depuis la fin de la représentation atteint son point culminant. Il ôte alors son écharpe rouge et la tend à la demoiselle. Elle sourit et s’éclipse. Il fait demi-tour et remonte à contre-courant la grande salle en direction du petit panneau vert indiquant la sortie. Il étouffe littéralement. Maintenant qu’il n’est plus porté par l’espoir de revoir Éléonore, se retrouver seul et sans stimuli d’aucune sorte se transforme en élan vital.

Sortir ou mourir. Adieu Éléonore.

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Cette bague a dû lui coûter cher. Or blanc et diamant solitaire, qui n’a jamais aussi bien porté son nom qu’ornant mon annulaire. Quand j’étais petite, je rêvais d’une bague comme celle-ci et d’une demande en mariage à genoux devant un public extatique, je rêvais d’une couronne et de costumes féeriques, je rêvais d’être danseuse étoile. J’ai tout réalisé. La petite fille en moi jubile, enfin je crois.

J’enfouis encore une fois mon nez dans l’écharpe de Charles. Avec le temps, l’odeur s’estompe. Je le perds. La bague se prend dans la maille fine et y laisse un accroc disgracieux. J’en pleurerais.

L’eau coule à flots dans la baignoire, si chaude qu’une brume opaque fait disparaître les contours de mon visage dans le miroir. Comme une réminiscence de mes cauchemars. Je défais une à une les épingles de mon chignon et observe l’esquisse floutée de mes cheveux lâchés sur mes épaules. Charles ne m’aimait que comme cela. Depuis l’Orient-Express je ne me suis plus jamais coiffée ainsi, même lorsque je ne danse pas. Je conserve précieusement toutes les strophes d’Hypérion qu’il m’a offertes au compte-goutte, au gré de ses humeurs. La dernière me fait mal et je ne l’en aime que plus.

Le ciel n’est pas souvent clair à Paris, mais lorsque c’est le cas je cherche notre astre du nord et me dis qu’il le contemple peut-être aussi en pensant à nos étreintes. Un doux rêve, qui s’éloigne de plus en plus vite.

Le tourbillon médiatique a bien eu lieu. Un puits sans fond d’interviews, de photos, de vidéos, d’hyperboles autour de mon talent ; la nouvelle reine de la danse, la diva de l’Opéra Garnier, la petite princesse aux chaussons de satin… les journalistes ne manquent pas d’imagination.

Ma mère collectionne toutes les coupures de presse, achète les journaux spécialisés en plusieurs exemplaires, enregistre mes interviews et les extraits de mes spectacles. Elle m’a encadrée sur le mur de son salon entre sa grand-mère Élisabeth et un portrait d’elle-même à douze ans, quelques jours avant l’accident dramatique qui a mis fin à ses propres rêves de gloire. Elle a l’air si heureuse. Je me réjouis de ce bonheur-là, après tout elle le mérite sûrement. Et puis quel enfant ne rêve pas de lire dans les yeux de son parent une fierté pareille ?

J’éteins le robinet et me plonge dans l’eau brûlante. Mes muscles endoloris se détendent aussitôt, mes cervicales raides s’assouplissent, je ferme les yeux pour mieux profiter de cette trop rare quiétude. Comme lorsque je danse, les sensations physiques me ramènent à l’ici et maintenant, me coupent de la divagation mentale et du labyrinthe infernal de mes pensées qui convergent toujours vers le même point. Épouser Julien me renvoie aux deux faces de ma personnalité. La danseuse solaire et brillante s’en réjouit pour sa carrière et pour la reconnaissance d’une relation douloureusement vécue dans l’ombre, tandis que l’autre panique. C’est celle-là qu’a découvert Charles, bien malgré moi. Les révélations que m’a faites Julien lors de cette nuit à Budapest n’ont fait que conforter ce que ma conscience me crachait à la face depuis toutes ces années. Tu ne mérites pas tous ces honneurs, tu as volé sa place à une autre, tu l’as même tuée. Ça, je l’ignorais. Peut-on construire sa vie sur une imposture ?

L’autre s’insurge. Mais tu as du talent ! Tous ces gens qui se prosternent, qui t’adulent, même Julien l’a reconnu ! Les ombres s’étirent et grignotent ma cervelle. Je n’ai pas d’autre solution que d’enfouir tout ça le plus loin possible, derrière les représentations, les sourires devant l’objectif, la gloire pailletée. Et le travail. Danser jusqu’à en mourir, souffrir pour ne plus rien ressentir d’autre que l’incarnation des personnages auxquels je donne vie. Comme un sacerdoce, je danse Raymonda tous les soirs et je revis interminablement mon choix et la condamnation d’Abderrahamane, mon Charles sacrifié sur l’autel d’un destin plus grand que moi.

Je sais qu’il a toujours en sa possession les cahiers d’Élisabeth, il en fera bien ce qu’il voudra. L’histoire de mon aïeule me rappelle maintenant trop d’espoirs vains et de désillusions pour accepter de m’y confronter à nouveau. Seule ma mère y croit encore, c’est son conte de fées à elle. Pas le mien.

Les vapeurs de lavande finissent de m’attendrir. Les yeux clos, je me laisse glisser doucement tout contre la céramique dont je ressens la froideur malgré la chaleur de l’eau. Mes oreilles sont à demi immergées, j’entends à la fois les borborygmes de mes entrailles et le vague brouhaha de la ville, de l’immeuble, des autres êtres humains qui s’agitent vainement comme des termites affolés à l’intérieur d’une branche pourrie. Quel est donc leur moteur ? Comment peuvent-ils se contenter de vivre pour des besognes aussi basses que manger, dormir et s’occuper de leurs enfants ? Ils me trouvent forte mais ce sont eux qui me fascinent. Parvenir à s’épanouir dans une forme de médiocrité, de banalité du quotidien, se contenter de ça ! Je les envie et je les plains en même temps. Ce bonheur simple et tranquille que j’ai touché du doigt à Istanbul en me baladant avec Julien dans les allées du Grand Bazar, comme n’importe quel couple de touristes occidentaux que l’on croisait, le nez en l’air, un vague sourire aux lèvres, je n’y ai pas accès, jamais. La barre de mon bien-être est fixée bien trop haute pour que je puisse l’atteindre et m’y stabiliser ; lorsque cela arrive je suis à l’acmé d’un saut et la redescente est alors aussi rapide et inévitable que l’attraction terrestre. Comme lors des grands jetés qui me transportent le cœur, l’âme et le corps au rythme de l’orchestre qui m’accompagne sur scène, là je revis les émotions de l’enfant que j’étais et dont la poitrine éclatait d’une joie simple lorsqu’elle courait à perdre haleine sur une pente herbeuse. C’est sûrement ce que cherchent les drogués, cette évasion de soi et ce retour à l’insouciance.

Je m’enfonce un peu plus encore, la mousse violine picote mes narines, ma bouche est complètement immergée, mes oreilles n’entendent plus que le magma insaisissable des ondes sous-marines. Je plonge alors complètement sous l’eau. C’est bon, ce lâcher-prise. Si j’en avais la force, je prendrais une grande inspiration et je remplirais mes poumons d’eau sale, je reviendrais à l’état de fœtus protégé du reste du monde, isolé dans un bienheureux cocon.

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L’accent russe de Dimitri et les roulements tonitruants de son arrière-gorge ne facilitent pas l’émergence d’une harmonie pourtant indispensable entre les danseurs. Sa silhouette noire exige de nous la perfection et nous l’atteindrons. Notre pianiste accompagne en souriant la classe du matin, elle sait se faire oublier tout en se rendant parfaitement indispensable.

J’aime tant cette odeur de résine, de sueur et de poussière de bois. Les jupettes, cache-cœur et collants dépareillés, les jambières hautes, parfois même de simples chaussettes pour les garçons ; hormis les cheveux des filles toujours impeccablement plaqués, nos tenues fantaisistes affirment le haut niveau atteint qui nous affranchit désormais des codes académiques obligatoires des cours de l’école de l’Opéra.  Terminé les justaucorps roses ou bleus parfaitement identiques, les collants couleur chair et le teint frais. Nous sommes des adultes en classe professionnelle, soumis à l’exigence d’un maître de ballet que nous vénérons toujours mais que nous craignons de moins en moins. La hiérarchie est invisible aux yeux des néophytes, pourtant ici chacun sait exactement le rang et la valeur qui lui sont attribués. Je suis bien placée pour le savoir.

Depuis ma nomination d’étoile, un voile invisible m’isole encore un peu plus de mes congénères. Les jours où je suis en forme, j’en profite allègrement, j’enchaîne les solos et les variations étourdissantes, je lis dans leurs yeux l’admiration jalouse qu’ils me portent et la satisfaction narcissique de vivre à travers moi leur rêve de gloire. Je les inspire, je le sais puisque j’ai été à leur place durant toutes ces années où j’ai gravi un à un les cinq échelons de l’Opéra de Paris.

Les cinquante quadrilles forment le gros de la troupe, le bas de l’échelle alimentaire, d’ailleurs ils ne sont qu’une vingtaine à participer aux spectacles. Je n’ai pas aimé ce passage obligatoire, qui fort heureusement pour moi n’a pas duré, grâce à l’influence de Julien. J’ai vite progressé vers le statut plus enviable de coryphée, qui m’a permis d’obtenir quelques jolis solos et me faire suffisamment remarquer pour accéder à celui de sujet. Là, j’ai interprété de vrais rôles, j’ai même remplacé au pied levé une première danseuse qui s’était blessée un soir d’avant-première, cette opportunité m’ayant permis d’approcher le répertoire qui m’a fait cheminer jusqu’au titre suprême. Depuis ce soir béni de ma nomination, une couronne invisible s’est invitée sur ma tête. Je savoure en silence les honneurs qui me sont faites et l’exploration infinie de l’art auquel mon statut privilégié me permet enfin d’accéder.

Julien ne fait plus partie de mon quotidien à l’Opéra. Il se consacre à l’école de danse et aux élèves des divisions supérieures ; il n’intervient désormais que très peu auprès des professionnels que nous sommes. Il donne son avis pour la distribution des rôles et parfois réoriente les choix artistiques de mises en scènes qui nécessitent une réflexion approfondie, mais il ne me dirige plus. Le complexe d’infériorité qui m’a longtemps habitée vis-à-vis de son statut de professeur glisse de mes épaules comme une vieille mue. Je me suis endurcie au passage pour protéger ma nouvelle peau.

Le mois qui vient de s’écouler nous a à la fois rapprochés et distanciés. Vivre chez lui n’est pas simple pour moi. J’avais déjà passé de nombreuses nuits dans son lit, ce terrain-là m’était familier, mais partager son intimité dans un flux continu de jours, de matinées, de soirées dans sa tanière et abandonner le refuge ultime de ma chambre de jeune fille chez ma mère m’a coûté plus que je ne l’aurais cru.

La bague est à sa place dans une petite boîte bleue, sur ma table de nuit. Les bijoux sont proscrits pour danser. Ma main reste libre, elle.

— Éléonore, tu veux bien leur montrer ?

La voix puissante de Dimitri me ramène au présent. Je me réajuste et viens me positionner au centre de la salle, face aux immenses miroirs. Ma place désormais. L’enchaînement est technique, je le déroule avec aisance et termine sous les applaudissements. Je me prépare déjà pour mon prochain spectacle, Roméo et Juliette d’après William Shakespeare, encore un drame amoureux, évidemment.

Une silhouette fine se rapproche de moi lorsque je frotte mes chaussons dans la résine pour qu’ils accrochent mieux le parquet. C’est une des nombreuses danseuses du corps de ballet, jeune quadrille anonyme dont je ne me souviens pas du prénom. Elle chuchote à mon oreille pour ne pas déranger les accords du piano qui accompagnent de plus belle les sauts des autres danseurs.

— Excusez-moi Éléonore, j’aimerais vous parler à la fin de ce cours.

Manque de bol, aujourd’hui je ne suis vraiment pas d’humeur à encourager les ambitions de mes semblables.

— Écoute je suis un peu pressée. Tu devrais aller voir Valentine, elle est toujours de bon conseil.

— Non vous vous trompez, ce n’est pas pour ça que je veux vous voir.

Je l’interroge silencieusement du regard. Son visage est neutre.

— Je suis la cousine d’Isabella.

Dimitri me sauve d’un vide sidéral.

— Éléonore, en piste !

Je masque mon décrochage intérieur en me précipitant à ma place, à la proue des danseurs. C’est la marée noire à l’intérieur de ma tête, mon cauchemar qui s’invite à l’orée de ma vie diurne. Ce n’est pas tout simplement pas possible.

Heureusement pour moi, je ne manque aucun pas, mon interprétation reste parfaite. Cette jeune fille ne doit pas percevoir mon désordre intérieur. Je me sens en danger. Que me veut-elle ? Quels liens a-t-elle fait entre la mort de sa cousine et mon parcours ? Elle surgit juste après ma nomination d’étoile, il ne peut pas y avoir de hasard.

J’hésite à me sauver à la fin du cours en prétextant une obligation voire carrément l’oubli de sa demande, même si c’est un peu grossier, tout plutôt que d’affronter ce que j’essaie en vain de fuir. Je me demande quelle va être la réaction de Julien en apprenant cela. Depuis notre conversation lors de cette nuit blanche à Budapest et notre face-à-face inattendu alors que je sortais tout juste des bras de Charles, nous n’avons plus jamais évoqué les événements à l’origine de cette complicité malsaine entre nous. L’idée d’affaiblir Isabella, ma principale rivale, juste avant le concours d’entrée à l’Opéra, grâce à des infos personnelles que je lui aurais soutirées en simulant une amitié factice, venait de moi. Ensuite, Julien s’est emparé de l’affaire en montant le niveau d’un cran supplémentaire, un cran que j’ignorais. Lui annoncer le décès de son père en se faisant passer pour un médecin de l’hôpital était d’une cruauté rare. L’escalade n’a jamais cessé ensuite, il m’a avoué avoir fait en sorte qu’Isabella ne soit plus jamais capable de danser au plus haut niveau, il a donc saboté sa confiance en elle en usant de sa position de pouvoir, jusqu’au pire scénario que l’on pouvait imaginer. Son suicide. Ça, il ne l’avait pas prévu.

Le fantôme de la jeune fille partie trop tôt par notre faute hante la salle de danse. Elle volette autour de moi, aérienne, transparente. Je la revois comme si c’était hier, accrochée à la barre, énigmatique, si gracieuse. Charismatique. C’était bien là le problème selon Julien. Elle avait plus de présence scénique que moi, or c’est sur ce critère-là que se base le jury, c’est grâce à son aura que la danseuse se distingue ensuite pour prétendre au titre d’étoile. Avec Isabella dans mon sillage tout au long de notre parcours commun, puisque nous avions le même âge, je n’avais aucune chance d’être élue un jour. C’était elle ou moi.

Je croise le regard de sa cousine, fixe et sans expression. Je n’y échapperai pas.

 

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