Pour un mot malheureux Joan Ott
Pour un mot malheureux
date de Publication Septembre 2021
Encore des mots toujours des mots jours des mots... jours des mots... Le disque est rayé. Forcément, depuis le temps qu’elle le fait tourner. Jours des mots... c’est joli, ça sonne bien, mais pour chanter la chanson ce n’est pas pratique, il faut pousser l'aiguille un peu plus loin, et alors il en manque toujours un petit bout, et c’est moins bien. Lucie a demandé à Mémé de racheter le disque, mais elle n’a pas voulu : Das verdamta Lied ? Ja naï ! Ah non, pas cette maudite chanson ! elle a dit. Et après, pendant un bon moment, elle n’a plus rien dit du tout. Alors : jours des mots… jours des mots... jours des mots... à l’infini. Jour des mots… Un jour il viendra, le jour des mots. Ce n’est pas pour tout de suite, non, mais pour bientôt. À deux ans, elle reconnaissait déjà tous les personnages de ses cartes, maintenant Mémé cache les images, et Lucie lit les noms sans se tromper jamais : Minnie, Mickey, Pluto, Daisy, Picsou, Riri, Fifi, Loulou, Annabelle... Parfois elle les reconnaît à une petite tache, au bord un peu écorné, c’est de la triche, oui, il lui arrive de tricher un peu, mais pas souvent, et pas beaucoup. Mémé est très fière de Lucie. Alors Lucie est un peu fière aussi, forcément. |
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Non, les garçons ne l’intéressent pas du tout. Elle a bien autre chose à penser : sa poitrine... Enfin, poitrine c’est un bien grand mot. Presque rien du tout encore, tout à fait informe et parfaitement indigne de ce nom, mais enfin, c’est là, et qui commence à pointer. Maman soupire : Pour ça aussi tu es en avance, on dirait… Et elle ajoute : Tu ne pourras plus rester sans rien bien longtemps. On ira en ville un de ces jours, et tu choisiras ce que tu voudras ; le premier soutien-gorge, c’est un événement. Et après elle lui a tout expliqué. Les seins... et le reste. Avec des détails qu’elle n’avait aucune envie d’entendre. Mais Maman est résolument moderne et tient à ce que sa fille soit dûment informée de ce que sa vie de femme lui réserve et que tôt ou tard elle sera amenée à découvrir, autant l’en prévenir dès à présent. Ainsi armée, elle ne craindra rien ni personne et pas même l’amour. Cet amour dont elle n’a pas osé dire à sa mère que jamais, ô grand jamais... Et plutôt que lui confier son rêve de petite fille - devenir garçon - elle s’est contentée d’affirmer : — Moi, des enfants, j’en aurai jamais. — Il ne faut jamais dire jamais, a rétorqué sa mère, sentencieusement. Un jamais de trop, à coup sûr, mais que Lucie n’a pas relevé : Inutile de s’enliser dans cette conversation digne de la stérilité que je m’apprête à incarner, a-t-elle confié le soir même à son reflet qu’elle commence à trouver vraiment très agréable à regarder. Et elle a ajouté : C’est une belle phrase, ça, tu trouves pas ? Comme elle n’obtient pour toute réponse qu’une moue dubitative, elle a insisté : Si, si, moi, je trouve ! Une vraie phrase de grande personne. En tout Extrait 2 Joan Ott Pour un mot malheureux © Copyright Cockritures cas, moi elle me plaît. Et puis, faudrait voir à pas oublier : je me le suis promis, si je ne peux pas devenir déesse immortelle, au moins, je serai garçon. |
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