Paul Claudel
Claudel et les remaniements
La genèse de certaines pièces de théâtre de Paul Claudel a été en évolution constante, leur auteur n’ayant pas hésité à les remanier à diverses reprises pour leur conférer la forme la plus appropriée à la représentation scénique. La Jeune Fille Violaine illustre particulièrement cette démarche, car elle ne compte pas moins de cinq versions successives. Datée de 1892, la première reste en attente et n’est reprise que sept ans plus tard, comme en témoigne la mention portée à la fin du manuscrit : "Foutcheou 10 octobre 1899." Si le lieu – le Tardenois de l’enfance du poète – et l’époque – la fin du Moyen Âge – n’ont pas changé, de nombreuses modifications stylistiques sont intervenues dans les dialogues pour atténuer le lyrisme du premier état. Par ailleurs, apparaît le personnage de Pierre de Craon dont l’importance dans l’intrigue ira croissant.
La demande de Marie Kalff de monter la pièce au Théâtre d’art, en 1909, est rejetée par Claudel, qui écrit alors une troisième version, précédée d’un prologue et intitulée L’Annonce faite à Marie, dont le manuscrit est daté : "Explicit. 2 mars 1911. Fête de S. Benoît." Mise en scène pour la première fois par Lugné-Poe au Théâtre de l’œuvre en 1912, l’Annonce connaît un succès éclatant et va devenir pour Claudel "l’œuvre capitale de sa vie". Elle subira encore des changements avant d’être jouée à la Comédie-Française en 1938, puis au Théâtre Hébertot en 1948.
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Août 1910, Claudel commence La « nouvelle version de La Jeune Fille Violaine », mais il sait déjà au fond de lui même que ce qu’il va écrire est en réalité « presque une nouvelle œuvre », qui deviendra L’Annonce faite à Marie.
La Bibliothèque nationale de France conserve la trace de ce travail et notamment, sur onze feuillets manuscrits, une réécriture du début de La Jeune Fille Violaine (acte I, scène I) qui préfigure le prologue de la nouvelle pièce. Cette version est encore éloignée du texte définitif. Pierre de Craon, le parrain de Violaine, n’y est pas atteint de la lèpre qui sera à la fois le châtiment de son désir coupable et un signe d’élection divine. Mais d’autres motifs sont déjà en place. Ces pages restéesinédites sont publiées pour la première fois dans la nouvelle édition du Théâtre de Claudel, parmi d’autres documents manuscrits. Nous donnons ici les cinq derniers feuillets de la scène.
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Extrait
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VIOLAINE : Ah, que ce monde est beau et que je suis heureuse !
PIERRE DE CRAON : Adieu, Violaine, mon enfant.
Savez-vous une chose, petite fille ? C’est que moi-même je vous aimais
Et je pensais à vous demander pour femme.
VIOLAINE : Et c’est pour cela que vous étiez venu à Combernon ?
PIERRE DE CRAON : Peut-être. Cela et les achats que j’avais à faire ici.
VIOLAINE : Vous m’avez à peine vue deux fois depuis le baptême.
PIERRE DE CRAON : Cela suffit. J’emportais dans un coin de ma pensée
Votre visage, comme l’idée d’une chose qu’on a à faire.
VIOLAINE : Un autre, un autre a été le premier.
PIERRE DE CRAON : Soyez heureux ensemble comme deux arbres d’égale grandeur dont les feuillages ne font qu’un seul bouquet.
Qu’il se tienne à votre côté comme un chêne trapu tout couvert et inondé des grappes de l’acacia !
VIOLAINE : Un jour aussi vous [aménagera ?] une femme dans votre maison.
PIERRE DE CRAON : Justice est ma femme et je lui apporte cet anneau que vous m’avez donné.
Et notre mariage sur sa poussière va refleurir comme une rose.
VIOLAINE : Il ne faut pas m’en vouloir.
PIERRE DE CRAON : Vous êtes trop ma sœur pour être mon épouse et l’Église à bon droit pour nous unir nous eût tenus à dispense, Violaine, ma filleule.
Au moins ce lien subsiste entre nous par quoi vos actes sont joints aux miens et séparés je demeure votre conducteur.
Je réponds encore de vous comme jadis j’ai répondu pour vous, acceptant la cire ardente,
Quand le prêtre a soufflé sur vous et qu’il a mis le sel sur la langue et que mouillant son doigt de salive il vous a touché les oreilles et les narines en prononçant Epphata.
Dieu à ce moment d’une certaine manière vous a donnée à moi.
Adieu, Violaine, voici que nous cessons d’être visibles l’un pour l’autre.
Mais tant que je suis vivant, je suis encore avec toi, enfant de mon âme.
VIOLAINE : Adieu.
PIERRE DE CRAON : Ô toute la part de tendresse et de compagnie que j’aurais pu avoir en ce monde, adieu ! il est douloureux de vous quitter.
VIOLAINE : Qui suis-je pour que vous me regrettiez ? Soyez un homme, maître Pierre !
Votre part est assez belle avec Dieu,
Constructeur d’églises comme [un mot illisible] le grand roi Salomon dans la Bible !
PIERRE DE CRAON : Tant de faîtes sublimes ! ne verrai-je jamais celui de ma petite maison dans les arbres ?
Tant de clochers dont l’ombre écrit l’heure sur toute une ville ! ne saurai-je jamais maçonner un four et une cheminée ?
VIOLAINE : L’homme marié c’est l’homme de sa femme et de ses enfants.
Mais vous êtes ordonné pour tout le peuple comme un clerc.
PIERRE DE CRAON : J’aurais dû penser à me faire beau pour venir ici.
Au lieu de garder cette vieille casaque de cuir taché de plâtre.
Mais j’ai tant de travail que j’en suis abruti, toujours calculant ou dessinant ; je vis comme une bête farouche, sans cesse avec mes ouvriers dans les pierres et les échafauds.
VIOLAINE : Il faut garder pour ma noce vos beaux habits.
PIERRE DE CRAON : Quand doit-elle avoir lieu ?
VIOLAINE : En septembre sans doute après la moisson.
PIERRE DE CRAON : C’est le moment où j’ai le plus à faire, où l’on trouve le plus d’ouvriers, avant que l’hiver ne vienne tout suspendre.
Et j’ai hâte de voir ma Justice sortir de son sillon toute blanche comme une épousée, et de sentir s’élever sous moi mon vaste ouvrage.
Je ne vis pas de plain-pied avec les hommes, toujours sous terre avec les fondations, ou dans le ciel avec le clocher.
VIOLAINE : Comment donc aurions-nous fait bon ménage ensemble ? Je ne puis monter au grenier
Sans que la tête me tourne ! La terre toute douce et unie
Est assez bonne pour nous autres paysans.
PIERRE DE CRAON : L’Église seule sera donc ma femme qui a été tirée de mon côté comme une Ève de Pierre.
Et longtemps après que la cloche s’est tue, posant la main sur une charpente je la sens encore qui gronde tout entière sourdement.
Mon lit est une botte de paille sur le chantier, mon repas est un peu de lard dans du pain.
Quand on m’a donné la cathédrale à finir, je suis resté trois mois sans descendre.
Et de mon bord, tandis qu’à cent pieds au-dessous de moi sur le pavé quadrillé un paquet de jeunes femmes [un mot illisible] me désignait d’un doigt aigu
Je voyais la ville habillée d’ardoise dans la fumée comme un lilas de Perse.
Et si je voulais aller à la campagne je n’avais qu’à monter un peu plus haut et je voyais la ligne verte de la Vesle et la Champagne couverte de moutons et par les chemins les longues files des petits ânes porte-sacs.
VIOLAINE : Nous autres, nous sommes tout de suite aux champs comme les poules !
PIERRE DE CRAON : Que de choses j’ai faites déjà ! que de choses il me reste à faire !
Voici tes tentes, Israël ! Ô lâche, il te faut prendre ton parti de Dieu seul et t’arranger avec lui,
Récitant les heures non point avec un livre comme un moine,
Mais avec une cathédrale dont le soleil successif fait de toutes les parties lumière et ombre.
Violaine, de cet anneau que vous m’avez donné, je vais faire une semence d’or !
« Dieu a fait séjourner le déluge », comme il est dit au psaume du baptême,
Et moi entre les parois de la Justice je contiendrai l’or du matin !
La lumière extérieure change mais non point celle que je décanterai sous ces voûtes
Pareille à celle de l’âme humaine pour que l’hostie réside au milieu.
L’âme de Violaine, mon enfant, en qui mon cœur se complaît.
Il y a des églises qui sont comme des gouffres et d’autres comme des fournaises,
Mais celle que je vais faire sera sous son ombre comme de l’or condensé et comme une pyxide pleine de manne !
VIOLAINE : Ô mon parrain, le beau vitrail que vous avez donné aux moines de Chinchy !
PIERRE DE CRAON : Le verre n’est pas mon art, bien que j’y entende quelque chose.
Mais avant le verre l’architecte par une habile disposition
Construit l’appareil de pierre comme un filtre dans les eaux de la lumière de Dieu,
Et donne à tout l’édifice son orient comme à une perle.
— Allons ! il est honteux de rester ainsi à babiller lorsque déjà il fait soleil.
Mara Vercors est entrée et les observe sans qu’ils la voient.
VIOLAINE : Adieu, parrain !
PIERRE DE CRAON : Adieu, Violaine !
VIOLAINE : Pauvre parrain, il a les yeux pleins de larmes.
Elle lui tend la main qu’il prend, et, comme elle se penche vers lui, il la baise sur la joue, lui prenant la tête de l’autre main. Mara fait un geste de surprise et sort. Pierre de Craon et Violaine sortent, chacun de leur côté.
Elle a eu pitié de moi dans son pauvre petit cœur.