le théâtre de Victor Hugo
1802 VICTOR HUGO 1885
Dernier portrait, d'après le tableau de Botzel. (11 Mars 1885.)
Le Théâtre de Victor Hugo.
La République, assez peu soucieuse des arts, en général, et de la Poésie, en particulier, a tenu pourtant à honneur de célébrer le Centenaire de Victor Hugo. Elle a pensé sans doute que Goethe en Allemagne, et Shakespeare en Angleterre, honoraient dignement leur patrie, et qu'il y avait lieu de prouver au Monde attentionné que notre grand génie lyrique du XIXe siècle avait droit à l'admiration posthume aussi bien en France que dans toutes les parties du globe. Ce sentiment de justice n'alla point malheureusement sans parti pris. On a voulu se souvenir plus spécialement du défenseur des libertés civiques ; on a fait mine d'oublier
d'oublier le vrai Hugo est celui du mouvement roman
tique. Tant pis. .
Pour répondre à l'esprit du Monde Artiste, historien du théâtre, je ne m'occuperai ici que du chef d'école, laissant de côté le politicien et l'homme d'action.
Si j'admire en Hugo le poète et le romancier, l'observateur du Rhin, le satiriste de Napoléon le Petit, le rhéteur des Actes et paroles, le notateur des Choses vues, j'aime avant tout le dramaturge qui, partant de Cromwell, aboutit au Théâtre en liberté.
Et je dis, sans crainte de me tromper, que la personnalité de Hugo se révèle mieux dans son théâtre que dans ses autres ouvrages.
En créant le romantisme, c'est-à-dire une littérature où domine le lyrisme, interprète des individualités, Hugo a élargi le domaine des idées et des formes en le déplaçant.
« Le romantisme, a dit Gustave Lanson, — et c'est là sa grandeur, — est tout traversé de frissons métaphysiques : de là le caractère éminent de son lyrisme, qui, dans l'expansion sentimentale et dans les tableaux pittoresques, nous propose des méditations ou des symboles de l'universel ou de l'inconnaissable. »
D'ailleurs, le romantisme a ses origines bien déterminées dans la littérature de la fin du XVIIIe siècle. Rousseau et Chateaubriand n'avaient-ils point montré des tendances émotives, et à l'étranger, Byron et Coleridge, Schiller et Goethe, sans compter Manzoni, n'avaient-ils point repoussé les entraves classiques?
Lorsque Hugo écrivit son manifeste en tête du drame de Cromwell, il savait bien que les temps épiques avaient vécu et que l'heure sonnait pour lui d'assurer hardiment la vitalité d'un art selon la nature et la vérité. Aussi ne craint-il point d'affirmer ceci : « Le drame est la poésie complète. L'ode et l'épopée ne le contiennent qu'en germe ; il les contient l'une et l'autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux... C'est donc au drame que tout vient aboutir dans la poésie moderne. » Et, fort de sa conviction, il fait le procès des trois unités si chères aux classiques, il ne veut conserver que l'unité d'action, la seule qui s'impose, et il arrive à ceci, que toutes les libertés sont permises au poète, pourvu que dans l'imitation de la nature, il ait du génie.
Pour le monde littéraire de 1827, la préface de Cromwell fut un violent coup de tonnerre qui agita les âmes. Sa façon de comprendre le drame, mélange du grave, du comique et du grotesque, — ce dernier mot n'avait pas dépassé la pensée de l'auteur, comme le croient encore certains critiques — cette façon, dis-je, si nouvelle pour les nourrissons de Delille, suait l'hérésie. Personne ne se rendait compte que cinq ans plus tôt, Stendhal avait, dans sa brochure sur Racine et Shakespeare, dénoncé l'ennui comme signe éminent du classicisme, et l'on semblait ignorer que dès 1824, Charles Nodier, les deux Deschamps, Vigny, Soumet, Chènedollé, Jules Lefèvre, avaient formé un Cénacle de révolutionnaires combattant les limites des genres. Il faut croire également que la formule de la liberté dans l'art exprimée par Victor Hugo dans une préface, en 1826, était passée inaperçue. Toujours est-il que la préface de Cromwell souleva des colères ardentes. Désiré Nisard, esprit vigoureux mais systématique, s'employa à démolir les théories romantiques. Heruani fut la réponse de Hugo. La première représentation de cette oeuvre, qui d'un coup jetait sur le théâtre en un lyrisme démesuré, l'histoire et le symbole, fut un événement mémorable. Les artistes ont toujours été très friands de
batailles d'idées. Celle-ci, qui s'engagea le 25 février 1830, fut extraordinaire. L'auteur avait contre lui les « bourgeois » rétrogrades et les acteurs nourris de classique ; — Mlle Mars avait déclaré qu'il lui serait impossible d'appeler Firmin son lion superbe et généreux. — Défendu par des partisans déterminés, à la tète desquels figurait Théophile Gautier, " superbe, truculent, chevelu, arborant le légendaire gilet rouge », Hugo connut le triomphe à la fin d'une représentation houleuse. Pendant une quinzaine d'années, il allait être maître de la scène française.
La victoire avait coûté gros d'offenses au nouveau dramaturge. Laya et Brifaut avaient déclaré dans leur rapport que la pièce du membre futur de l'Académie était " un tissu d'extravagances auxquelles l'auteur s'efforçait vainement de donner un caractère d'élévation ". Ils ajoutaient que ce drame abondait en inconvenances de toute nature, qu'au surplus, il n'y avait aucun inconvénient à en autoriser la représentation, à la condition toutefois qu'on n'en retrancherait pas un seul mot. C'était insinuer que l'oeuvre allait au-devant d'une chute irréparable. On peut donc s'imaginer aisément la colère des détracteurs de Hugo, lorsque Marion
Marion après avoir été immobilisée pendant deux ans par la Censure, remporta un triomphe le 11 août 1831. Les académiciens songèrent alors à protester auprès du roi et des ministres, mais ils n'en firent rien, sûrs à l'avance d'être vaincus. Qu'eussent-ils fait d'ailleurs contre le succès de ce nouveau drame dont Théophile Gautier a dit qu'il réunissait « la gravité passionnée de Corneille et la folle allure des comédies romanesques de Shakespeare » ?
La réaction prit sa revanche à l'apparition du Roi s'amuse. Interdit le soir de la première, sous prétexte d'immoralité, après avoir été salué de sifflets et d'imprécations, ce drame ne devait être repris que cinquante ans plus tard, jour pour jour.
Mais Hugo n'était point de ceux qui désarment facilement. Emporté par le souffle de son inspiration grandiose convaincu que la production féconde est le privilège des forts, le poète donna coup sur coup Lucrèce Borgia et Marie Tudor, Lucrèce Borgia « drame d'une grandeur titanique » et Marie Tudor, aux inventions superbement dramatiques, en dépit d'un fond d'invraisemblance et d'expression outrée.
Puis, après Angelo et La Esmeralda, ce fut le coup de cloche de Ruy Blas. Cette oeuvre qui évoque si puissamment l'effondrement de la monarchie espagnole et l'épuisement de la dynastie autrichienne à la fin du XVIIe siècle ; cette oeuvre qui, par l'ampleur et la fougue lu vers, la richesse de l'action, la beauté de la forme est un des drames les plus saisissants du romantisme ; cette oeuvre, dis-je, où les touches picaresques se marient si joliment aux effusions de l'amour et aux minutieux détails des types, fit taire les implacables ennemis de l'auteur. Chacun pensait à part soi que « la franchise le Molière, comme l'a dit Gautier, la grandeur de Corneille, l'imagination de Shakespeare, fondues au creuset de Hugo, faisaient de ce drame un airain de Corinthe supérieur à tous les métaux ».
Comme s'il eût voulu laisser agir ceux qu'il avait entraînés dans sa voie lumineuse, Hugo attendit cinq ans avant de reparaître sur la scène du Théâtre-Français avec Les Burgraves. Il croyait sans doute qu'en ressuscitant dans l'imagination française l'effrayante, la confuse grandeur de l'Allemagne féodale, et cela, grâce à une nouvelle entente du théâtre, à l'impersonnalité des personnages, à la fable sans passion doucereuse, à l'allure philosophique du poème, il allait consacrer définitivement son génie dramatique. Mais le public d'alors n'était point mûr pour les hautes conceptions, il lui fallait de la passion à tout prix, de la passion terre à terre ou d'exception facilement saisissable.
L'échec fut complet, et le chagrin qu'en conçut Hugo le détermina cette fois à renoncer à la scène. Il faut regretter cette décision du poète. Son oeuvre incomprise était grandiose ; Gautier la déclarait colossale et disait de cette tragédie épique qu'elle était la plus énorme conception qui se soit produite à la scène depuis le Prométhée d'Eschyle. Hugo pouvait, devait prendre une facile revanche. Au lieu de remplir sa mission de dramaturge jusqu'au bout, il visa la tribune publique et se fit rhéteur. En cela il eut tort, car cette seconde manière de produire sa pensée ne vaudra jamais - la première. La politique est faite de traîtrise et d'hypocrisie, elle n'admet ni l'idéalisme, ni les idées généreuses que les lois humaines ne régissent point.
On a dit que le père du drame romantique ne fut point un grand philosophe et que son invention psychologique était pauvre. Cela n'est pas vrai, mais cela fut-il vrai que je serais tenté de dire tant mieux, parce que le philosophe n'est que le système et que le poète est tout l'art. La vérité, c'est qu'en Hugo le poète contenait le philosophe, tandis que le philosophe ne contient jamais le poète.
« Le philosophe, a dit Jules Janin, est un soldat armé
de toutes pièces ; il va à un pas lourd et pesant à un but lointain qu'il a rêvé et qu'il ne saurait voir; il attache avec soin toutes sortes de syllogismes à toutes sortes de fils conducteurs dont il ne saurait se passer : qu'un fil se brise, il s'étonne, il s'inquiète, il ne retrouve plus sa route, il est perdu dans ses propres sentiers. Le poète est un soldat armé à la légère ; il marche au hasard de ses passions, de ses amours, par les plus beaux sentiers; il va, il s'arrête, il arrive, il part ! Rien ne le gêne et rien ne l'arrête ! Il obéit à l'inspiration primesautière, et rien ne l'amuse autant que de voir tout là-bas s'avancer la philosophie haletante, après toutes sortes de vieilles vérités qui lui échappent pour courir aux poètes en leur habit de fête. Pendant que le philosophe arrange avec la plus grande habileté ses syllogismes et ses raisonnements, le poète, inspiré de toutes les croyances généreuses, chante au ciel, à la terre, au nuage, un victorieux cantique ! Il est la lumière, il est l'espérance, il est la constance, il est l'amour ! »
Quoi qu'on pense et quoi qu'on dise, il est bien certain que c'est par son théâtre que Victor Hugo a le plus affirmé sa puissance créatrice. Ses drames pompeux, sublimes dans leur outrance, splendides par l'éblouissement qu'ils projettent, feront joués encore dans cinq cent ans, comme ceux de Shakespeare, de Goethe et de Schiller.
Nos auteurs modernes ne peuvent nier que la grande poussée du romantisme était nécessaire pour la mise en oeuvre de la couleur locale dont nous sommes si fort épris aujourd'hui. C'est avec Dumas et Vigny que Hugo conçut des drames où tout concourait à l'effet de la représentation. C'est à. Hugo particulièrement que revient l'honneur d'avoir reproduit le caractère des époques disparues, d'avoir rendu indispensables les décors et les costumes, d'avoir indiqué les moindres détails de la mise en scène en faisant ainsi non seulement oeuvre de poète, mais de chercheur et d'archéologue.
Ah! ne renions pas les grands enivrements de notre jeunesse et de notre adolescence ! Que les fêtes du Centenaire ne soient pas le sceau mis sur la mémoire du Père; souvenons-nous toujours qu'il a bellement affranchi notre littérature dramatique. Dix-sept ans se sont déjà écoulés depuis le jour où, dans un sanglot sincère, je m'écriai :
« Epouvante! terreur! Hugo, le Maître, est mort!
Dans l'impassible gloire et les apothéoses,
Il gît prodigieux, et ses paupières closes
Enferment à, jamais le Soleil, astre fort
Qu'il aidait à trôner par-dessus toutes choses. »
Au cours de ces dix-sept années, qui donc a remplacé Hugo sur le théâtre? Personne. Les tentatives les plus hardies, les trouvailles les plus heureuses, les conceptions les plus progressistes n'ont point égalé l'âme dramatique du plus puissant, du plus humain, du plus national de nos poètes.
Maintenant que le Monde entier a salué l'Aïeul, centenaire en sa tombe, il sera bon que les poètes se remémorent le serein optimiste et la vigoureuse santé morale de Celui qui se dépensa pour la plus grande gloire des races latines.