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L’oeuvre du romancier et du critique d’art français, J.-K. Huysmans, présente un objectif particulièrement intéressant par lequel regarder les changements culturels et politiques de la France au dix-neuvième siècle. En effet, le développement artistique de l’auteur semble par certains aspects suivre l’évolution sociopolitique de l’époque. Comme Robert Baldick le souligne dans sa biographie de l’auteur, « chacun de ses [Huysmans] travaux principaux résume une certaine phase essentielle de la vie esthétique, spirituelle, ou intellectuelle de la France dans la deuxième moitié de le dix-neuvième siècle. »
Connaissant ses premiers succès dès le milieu des années 1870s, Huysmans s’établi rapidement parmi un groupe d’auteurs commençant à faire parler d’eux. Il s’agit de l’école qu’on appelait « naturaliste », dont Zola était le chef de file. Dans son premier roman, Marthe: l’histoire d’une fille (1876), il fait d’une prostituée le personnage principal, ouvrant en cela la voie à toute une génération d’écrivains. Au cours des années qui suivent, Huysmans a produit des ouvrages dont certains sont considérés comme les plus représentatifs de l’esthétique naturaliste : Les Soeurs Vatard (1879), une représentation sévère de deux femmes travaillant dans un atelier de brochage ; En Ménage (1881), un plaidoyer amèrement ironique contre l’établissement bourgeois du mariage ; et A Vau l’eau (1882) la description aigrement comique d’un gouvernement fonctionnaire pour qui rien n’arrive jamais, excepté le plus mauvais.
Mais contrairement à Zola, Huysmans devenu progressivement désillusionné avec ce qu’il vu comme les bornes de Naturalism, pas comme une forme documentaire — parce qu’il a écrit avec la même attention au détail et a utilisé les mêmes techniques de naturaliste s’il écrivait au sujet des décadents aristocratiques ou des saints des moyen âge — mais comme une philosophie existentielle de la vie.
Se sentant à l’étroit dans l’esthétique naturaliste, qu’il trouvait parfois réductrice, Huysmans a progressivement repoussé les frontières de ce qui ont constitué le sujet d’un travail de la fiction. A Rebours (1884), comme Bouvard et Pechuchet de Flaubert (1881), était un roman sans intrique, un encyclopédie de sensation qui a reflété (et d’une certaine façon inventé) l’esthétique contemporaine de la notion de décadence. Dans En Rade (1886), l’originalité de l’auteur et sa mise à distance d’avec l’école naturaliste apparaissent, le livre étant divisé de façon inégale entre des sections de réalisme pur peignant la brutalité sinistre de la vie rurale, et des passages oniriques et fantasmagoriques laissant libre cours à l’érotisme et au merveilleux.
Avec Là-bas (1891), un roman qui reflétait l’esthétique de la renaissance du spiritualisme et l’intérêt contemporain pour l’occulte, Huysmans fut le premier à mettre en forme une théorie esthétique recherchant la synthèse de l’empirisme et du spirituel : « Naturalisme spiritualiste ». Cette nouvelle approche l’amena à réaliser, à travers les ouvrages suivants, son « autobiographie spirituelle ». En Route (1895) était le premier travail en apparence pro-Catholique. Dans La Cathédrale (1898) Huysmans proclame haut et fort ses convictions, se plongeant dans l’esthétique du symbolisme catholique.
Dans ses dernières oeuvres, et notamment dans Sainte Lydwine de Schiedam (1901) et Les Foules de Lourdes (1906), Huysmans a laissé de côté la forme fictionnelle pour se lancer dans une exploration des stades mystiques de conscience. Dans la première, Sainte Lydwine, il réalise une hagiographie des temps modernes, retraçant la vie de la mystique du quatorzième siècle et s’interrogeant sur le rapport définitif à lui ardant-tenait des idées au sujet de substitution mystique. Dans le deuxième oeuvre, Huysmans explore le contraste entre les visions mystiques de Bernadette Soubirous — dont les visions de la Vierge Marie étaient instrumentales dans la fondation du reliquaire à Lourdes — et leur incorporation grossière par la hiérarchie catholique et la masse des fidèles.
Huysmans est mort en 1907, des suites d’un cancer de la bouche. Il a vécu les dernières années de sa vie dans la douleur, mais, comme Sainte Lydwine dont il avait retracé la vie quelques années auparavant, il a refusé de prendre quelque médicament que ce fût, croyant que par sa douleur il soulagerait la douleurs des autres.
Par Huysmans
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Critiques d’art
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‘Beaux-Arts: Des paysagistes contemporains’
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Les peintres de paysage, me disait-on dernièrement, sont bien dégénérés depuis que l’Ecole hollandaise a porté ce genre de peinture à sa perfection. Sans absolument espérer que l’on voie jamais renaître des génies aussi lumineux que Ruysdaël, Berchem, Swanevelt Van Artois, Hobbéma et notre immortel Claude Gelée, qui ont compris le paysage comme Rembrandt les intérieurs sombres, qu’il illuminait d’éblouissants rayons, comme Brauwer les tabagies, Van Goyen la mer au repos, Van de Velde les flots en courroux, je ne puis croire qu’une des plus nobles branches de la peinture ne reverra plus poindre une ère nouvelle de gloire et de prospérité.
Les artistes hollandais ont prouvé à l’Exposition universelle qu’ils étaient bien les fils de ces grands maîtres dont la poussière des siècles n’a pu ternir les éclatants chefs-d’oeuvre. Et la France elle-même, bien que faible en ce genre, a présenté quelques tableaux qui ne déparaient pas la riche collection qu’elle a exposée.
Nous sommes d’ailleurs heureux de constater que si la France, dans cette lice courtoise, n’a pas, quant au paysage, été placée aux premiers rangs, elle n’en a pas moins vaincu, en d’autres genres, non seulement les Pays-Bas, mais encore tous ses autres rivaux.
Elle a notamment, en Meissonier, un successeur non dégénéré des plus heureux peintres de bambochades; Meissonier, a dit Arsène Houssaye, est un hollandais avec du style: on ne pouvait, à mon sens, faire en termes plus courts, un éloge plus complet et mieux mérité.
Je ne parlerai pas de l’étude du nu.
Peu de pays ont présenté des peintures de ce genre; peu d’ailleurs eussent pu produire des rivaux dignes de se mesurer avec Gérôme et Cabanel.
La peinture de paysage n’est pas morte en France, Courbet, Corot, Rousseau, Diaz et quelques autres ont témoigné qu’à défaut de talents hors-ligne, notre pays nourrissait des rejetons dont il avait à juste titre le droit de s’enorgueillir.
Je ne puis penser à M. Diaz sans me rappeler une discussion que j’entendis s’engager entre deux connaisseurs sur les oeuvres de cet artiste: c’est le dieu de la couleur disait l’un. — Le dieu de la couleur! s’écriait son interlocuteur indigné. — Aucun, répliqua l’autre, n’a dérobé aussi heureusement à Watteau son attrayant coloris; aucun n’excelle aussi bien que ce peintre à faire ruisseler le soleil dans les forêts, et a dorer les arbres qu’il dessine si bien.
Il ne nous appartient pas, dans ce léger aperçu, d’apprécier l’oeuvre de M. Diaz: nous nous bornerons à lui faire comme tout le monde, le reproche de ne pas daigner peindre ses personnages. Les figures apparaissent à peine, c’est une couche épaisse tirant entre le jaune de Naples et le rose. — Mais, me dira-t-on, les paysagistes ne sont pas tenus de reproduire avec talent les figures humaines : « Ruysdaël faisait bien peindre les personnages qui peuplent ses tableaux par Berchem, Wouwermans et Lingelbach ». J’en conviens: Mieux vaudrait alors que M. Diaz empruntât le concours d’un artiste distingué en ce genre, mieux vaudrait surtout qu’il se donnât la peine (il le pourrait, j’en suis convaincu) de descendre jusqu’à l’homme.
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La cruche cassé
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Datation :
entre 1772 et 1773 (date conjecturale)
Sujet de l’image
: Moralité
Dispositif :
Personnage unique
Objets indexés dans l’image :
Cruche cassée / Fontaine / Personnage nous regardant
Nature de l’image :
Peinture sur bois
Dimensions :
Hauteur 108, * Largeur 86,5 cm
Lieu de conservation :
RF 5036
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Jean-Baptiste Greuze
(1725-1805)
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‘La Cruche cassée d’après Greuze,
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Que la tête est belle ! qu’elle est élégamment coiffée, que son visage a d’expression, ô la belle main ! le beau bras ! Quand on aperçoit ce morceau, on dit : « Délicieux ! » si l’on s’y arrête et que l’on y revienne, on s’écrie : « Délicieux ! délicieux ! » et Diderot, le merveilleux enchanteur, contineurra plus loin : « Greuze est le premier qui se soit avisé parmi nous de donner des moeurs à l’art. »
Ah ! c’est que celui-là était son peintre ! un peintre qui a trempé son pinceau dans le lait du Lignon ! le peintre des idylles de Gessner, des bergeries de Florian ; le peintre qui croira ’faire honnête’ en se servant des gris tristes et lourdes que Diderot emploiera pour écrire ses comédies sentimentales ; le Père de Famille et le Fils naturel ! Et cependant le grand maître a raison et tort tout à la fois dans ses éloges ! Comment ne pas voir l’enflure dramatique des bourgeoiseries de Greuze ; comment ne pas déplorer ses fautes de goût ! Quelles teintes attristées ! des rouges qui hésitent, des blancs qui se noient, des violets qui se désaccordent, des fonds qui chancellent et se brouillent. Oui, mais à côté de ces défaillances, à côté de cette ennuyeuse sentimentalité, voyez-le, ce diable de peintre alors qu’il vous jette sur la toile une figure de jeune fille. — Oh ! alors, Greuze est un grande artiste, et nul, mieux que lui, ne saura allier ce mélange de candide simplesse et de piquante volupté !
La gorge palpite, à peine éclose, dans le linon du fichu, les fanfreluches, les rubans de soie tendre, les fleurs jetées à l’aventure, dans les cheveux, les choux, les pompoms couleur de rose qui défaille, de bleu qui se meurt, sourient discrètement dans la gaze blanche du corsage. Et la figure ! Qu’elle est exquise avec ses lèvres de pourpre, sa petite moue si naîvement mutine, ses dents plus blanches que des quartiers de noix fraîches, ses yeux pleins de bleu de ciel, d’éclairs, de mouillures nacrées, selon qu’elle rit on rêve. Le corps est exquis avec cet élancement de la fillette qui se forme, ce pied cendrionesque, cette taille plus frêle que la branche de l’osier, plus souple que la lance du jonc !
Ah ! fi de la frangipane et de l’iris ! de la maréchale et de la bergamotte ! fi des grandes robes falbalassées, des jupes enguirlandées de fleurettes ; fi des mules des satin, des bas de soie ajourés de mailles roses ; fi des nudités « du peintre des Grâces », des poupines qui jouent à l’éventail sur la brocatelle des bergères. A quoi bon poudres et paniers, mouches et fards, quand le carmin, qui pastelle d’une fleur de rose les joues rebondies et donnes des rougeurs de framboise à des lèvres charmantes, est la beauté, est la jeunese, est le fard des dix-sept ans ! à quoi bon soies et velours, quand un bout de ruban, une fleur, une envolée de dentelle, un rien vous rend irréstistible ? Tenez, voyez-la, cette adorable fille qui vient de casser sa cruche ; ses mains retombent inertes sur son tablier qu’elle relèvent ; la cruche pend à son bras et laisse voir sa plaie béante l’oeil bleu de la pauvrette reste effaré, ses lèvres ne bougent, elle semble anéantie par le malheur qui l’a frappée. Il y a dix minutes à peine, elle s’avançait à pas mignons, pinçant entres les amandes roses de ses ongles ses jupes qui flottaient au vent. — A qui pensait-elle alors ? A la ruche qui frissone sur ses contours qui s’éveillent, à sa robe fleurie du dimanche, au beau garde-française qu’elle a rencontré près de a saulaie et qui l’a si gracieusement saluée ? Et puis...toute cette joie a fui à tire d’ailes, la bouche charmeresse s’est douloureusement plissée, une grosse larme va battre les cils et coulera, perle liquide, jusque dans l’écrin des lèvres rouges.
Et toutes les ingénues de Greuze sont aussi charmantes que sa Perrette ! Regardez les deux figures que le Musée a reproduites dans ses derniers numéros, sont-elles assez jolies avec leurs cornettes blanches, festonnées de rubans, leur batiste qui tombe en plis lâches, laissant entrevoir sous leur brouillard diaphane le neige rosée des chairs. Ah ! Diderot, les guimpes s’envolent, les pompoms s’écartent, les mousselines s’entr’ouvrent, la gorge pointe ! ce ne sont plus, sans doute, ces caillettes de Boucher que tu fouillais si implacablement, mais les roses et les lys ne s’épanouissent-ils pas sur ces figures que tu aîmes aussi bien que sur celles que tu répudies si furieusement. Celles de Greuze ont peut-être un charme tentateur de plus : une pudicité qui s’alarme trop pour ne pas m’effrayer ; je les croirais volontiers en quête d’un amoureux, ces démons d’innocence !
Mais ne considérez plus que le tableau. C’est une merveille, c’est peint solidement dans une gamme de tons charmants. Plus de bavochures, de teintes boueuses, de bousillages de couleurs, les gestes emphatiques, les pesanteurs larmoyantes ont disparu. La jeune fille se détache admirablement de l’air qui l’entoure. L’oeil est étonnant, si étonnant qu’aucun copiste ne le pourra rendre. La Cruche cassée est, sans contredit, une des meilleures pages de l’Ecole française. L’Accordée de village, l’Oiseau envolé, le Miroir brisé égalent presque ce chef-d’oeuvre, et Diderot, dans le court extrait que nous avons cité, en tête de cet article, ne trouve pas assez d’éloges pour la seconde de ces toiles. Disons-le, cependant, Greuze est venu à temps. Fatigué des polissonneries de Boucher et de Fragonard, las des gouaches libertines de Baudouin, de tout ce rococo absurde et charmant de l’Ecole française, Greuze a su inventer pour ces blasés l’ingénuité savante, et pourtant ce peintre si bien fait pour exprimer une phase de l’époque où il a vécu, la phase personnifiée par une reine qui s’amuse à traire les vaches dans une métaire de théâtre, n’a pas été tout d’abord accepté comme un grand artiste ; il n’a fallu rien moins que cette esthétique déplorable dont Diderot s’était fait le porte-voix : la régénération de la société par l’art, pour faire justement apprécier cet admirable talent qui devait, hélas ! tomber, lui aussi, dans la misère et l’abandon, alors que les pseudo-Grecs et les simili-Romains de David entreraient dans l’arêne !
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(Amsterdam)
Musée du Trippenhuys
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Frans Hals
(1580-1666)
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L’ENFANT
de
maître Peter Hals,
échevin et membre de la Société des orphelins de Haarlem,
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Il fut placé chez Karel Van Mander, plus connu par ses biographies de peintres que par ses oeuvres mêmes. Frans Hals était un maître quand il sortit de cet atelier. Jamais, jusqu’alors, on n’avait vu semblable fougue. La palette craque sous l’amoncellement des couleurs, la toile plie dans son cadre de bois, c’est une balayure furibonde des couleurs, un va-et-vient des brosses, un écrasement des pinceaux, un éclaboussement, une tempête de l’huile ! Hals a le diable au corps ! il brosse ses fonds, bride abattue, plaque ça et là ses empâtements, fouette de zébrures tapageuses, flagelle de zigzags tumultueux la toile qui recule et revient quand la pesée cesse, et, dans ce gâchis de forcené qui me fait souvent penser à la cuiller à pot dont Goya se servira pour peindre, dans ces frottis, dans ces martelages d’enragé, jaillit avec une impétuosité terrible une tête qui vit d’une vie étrange. L’oeil s’allume, la collerette bouillonne et se dentelle sous la descente et la montée du pinceau, le torse se cambre, l’homme, la femme, s’élancent de la toile, fiers, vivants, irréstibles ! une joie démesurée, une grandesse tout espagnole, un maintien de matadore, une gravité de syndic, une allure de soudard aviné sortent furieusement du tapage des toiles ! et souvent le pinceau de Hals, c’est la main.
Vous rappelez-vous ses grands tableaux du musée de Haarlem :la Réunion des archers de Saint-Adrien, les Régents de l’hospice Sainte-Elisabeth, le Repas des archers de Saint-Georges dont Vollon a fait une si fière copie pour l’ancien musée ; vous rappelez-vous certaines ébauches traitées à coups de pouce, modelées presque à coups de poing, cela rit, cela est grave, cela respire, cela vit d’une vit intense ; du rouge, du jaune, du blanc, ce sont des chairs qui palpitent et s’étalent glorieusement, deux filées de pinceau trempé dans le noir, ce sont des méches qui débordent du feutre et se tordent le long des tempes. Le Bon Compagnon, dont la belle eau-forte de Flameng a reproduit toute la fougueuse énergie, fut acheté 385 florins à la vente de la baronne Leije, par le musée d’Amsterdam. Il est étonnant, ce vieux drôle, avec son feutre noir planté sur l’oreille et qui fait à sa face boucanée comme une auréole de jais sous laquelle s’échappe à flots une emmêlée de cheveux roides ! La figure se gaudit, avec ses yeux allumés par la braise des vins, ses lèvres vermillonnées par le sang des pampres, ses moustaches de chat ébouriffées, ses poils plantés au hasard du menton, sa mine truculente, débridée par la joie des ripailles ! La collerette tombe, lâche et fripée, sur le justaucorps d’un jaune d’ocre (ce jaune que Hals emploiera si souvent) ! la main droite tient un verre par le fond et le vin ondule sous le roulis du bras, l’autre main écarte les doigts. Oh ! ce gaillard n’est pas un vulgaire ivrogne ! ce n’est pas lui qui s’ingurgiterait rouges-bords sur rouges-bords et ferrair carrousse au galop des verres ! Malgré la joie qui l’emplit, le biberon respecte encore la divine liqueur et il regardera, tout énamouré, le vin qui papillotte dans le verre et va pétiller dans sa gorge, avec de joyeux glougous ! Et comme il est troussé, cet admirable reître ! quelle vigueur ! quelle maestria ! l’habit se dessine à grands coups, les balafres de jaune se croisent et s’entrecroisent, c’est de l’étoffe ; les chairs se piquettent de points lumineux, éparpillés ça et là avec une sûreté magistrale, au bout du nez, au coin de la prunelle, sur le rebord humide de la bouche, partout enfin où la vie domine ! ce sacripant va parler, va boire !
Voyez au musée Lacaze, au Louvre, cette tête de jeune fille, cela lui a fait perdre dix minutes quand il l’a tracée, c’est un fouillis de couleurs qui s’étouffent et c’est à peine si le rouge du corsage égaie le morose des teintes, et pourtant c’est superbe ! Rappelez-vous ses deux toiles du musée Van der Hoop, celle du musée Royal belge, ses grands tableaux de Haarlem, son portrait d’homme au Louvre, ses tableautins si grands (Van Heythuijsen Scrivenius, etc.) des collections de MM. Double et Wilson, aux Alsaciens-Lorrains, et l’admirable portrait qu’il a laissé de lui et de sa seconde femme, une bonne grosse commère qui rit à gorge déployée et semble ne pas devoir mépriser ces fameux tronçons de chère lie dont parle maître Alcofribas dans sa vie de Gargantua, et vous comprendrez quelle grandeur, quelle force, quel génie avait ce terrible peintre, l’un des plus grands portraitistes de l’école Hollandaise, une école qui compte en tête de ses maîtres des hommes comme Rembrandt, comme Rubens, comme Van Dyck.
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Pieter de Hooch
(1629-1684)
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Eau-forte
par
François Flemeng,
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(Paris-1856..........Paris-1923 )
fils du graveur Léopold FLAMENG
( 1831-Bruxelles...........1911-Courgent).
Il se fit remarquer lorsqu'il envoya deux toiles,
Un Portrait et Le Lutrin, à l'exposition de 1875. En 1879,
il reçut le prix du Salon pour L'Appel des Girondins.
Il fut attiré, tout autant, par le XVIIIe siècle de Watteau et de Greuze.
En 1889, il obtient le Grand prix de l'Exposition universelle .Peintre d'histoire et de genre distingué
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d’après
Pierre de Hooch.
(Trippenhuys d’Amsterdam)
Le musée d’Amsterdam doit sa fondation au roi Louis Bonaparte.
Il fut créé en 1808, avec l’institut des beaux arts , des sciences et des lettres
dont il fait partie, dans le beau bâtiment nommé Trippen huys sur le Klovnier Burgwal.
Ses vastes salles ont le défaut de toutes celles qui n’ont pas été construites‘ exprès pour un pareil établissement
; beaucoup des chefs d’œuvres qu’elles renferment souffrentdu trop grand jour qui les inonde,
tandis que d’autres sont privés de la lumière dont ils ont besoin.
Dans la salle du premier étage où l’on arJ rive d’abord , les regards sont attirés par le grand œuvre de Rxnmmnr , universellement connu sous le nom de la Bande de nuit (254), le plus grand de dimension et le plus beau qu’ait jamais produit ce sublime cola—-‘ riste.
La scène représente un cellier, dallé de carreaux alternés, jaunes d’ocre et bleu pers. La lumière entre par trois côtés à la fois et sable de sa poudre d’or les lambris, les étoffes, les meubles.
Au premier plan, à gauche, une femme, coiffée d’un bonnet blanc, vêtue d’une casaque brun-rouge, à manches gris-bleuté, à la jupe noire retroussée et jupon de laine bleue, remet un pot de bière à une enfant qui tend les mains pour le recevoir. Derrière elles se trouve l’entrée de la cave. La petite fille est grosse et mal équarrie comme dans le Hollande presque tous les bambins du peuple. Sa tignasse ébouriffée couvre ses yeux de leurs broussailles blondes. J’ai vu quelquefois de petits chiens qui avainent sur la tête des poils couleur de paille tombant en emmêlées frisottantes sur les boutons de jais des yeux. Telle est la figure de la fillette. Elle a, de plus qu’eux, cependant, un chaperon brodé et une robe grise à boutons d’argent et lacets d’azur.
Au second plan, une porte est ouverte donnant accès dans un petit salon. Le soleil se joue de la pièce, accrochant ses paillons de lumière sur le cadre noir d’un portrait d’homme sur une chaise couverte d’une draperie bleue, fouillonnée et fripée au hasard des plis.
Ce tableau a eu bien des aventures. Avant qu d’être acheté 4010 florins par le musée d’Amsterdam, il a successivement fait partie des collections Walraven, J. de Bruyn, P. de Smeth, Hogguer.
C’est avec l’une des quatre toiles du musée Van der Hoop, le plus beau Pierre de Hooch que je connaisse. Mais quelle fut la vie de ce peintre, quels ont étés ses maîtres ? On ne le sait. La date de sa naissance est inconnue, ou du moins celle qui lui est attribuée ne repose sur aucune allégation sérieuse ; l’on ignore également celle de sa mort. Selon les un, il fut élève de Claes Berchem ; selon les autres, il eut Rembrandt pour maître. Le doute ne me semble pourtant pas permis. Il est évident pour moi que Pierre de Hooch fut élève de Van Rhin ; à défaut de renseignements précis, sa manière de faire me semble le démontrer d’une façon irréfutable. Comme le maître invincible, il se complaît dans les jeux de lumière, dans cette fumée d’or que tamisent les vitres. Il n’a ni le grandiose, ni l’étrange poésie du dieu ; ce qu’il a c’est un goût de terroir prononcé, un certain air naïf qui nous charme. C’est là, je crois, son défaut. Ses personnages sont vraiment nés dans le Brabant ou dans la Gueldre : ce sont de braves bourgeois, d’honnêtes ménagères, des enfants pas bruyants, mais qu’il traite parfois un peu gauchement. L’exécution en est souvent lourde, mais, en revanche, quelle science du clair obscur, quelle habileté à distribuer les ombres, à jeter la lumière sur les personnes, sur les objets qu’il veut mettre en évidence !
Les tableaux de Hooch sont rares. Bruxelles, Anvers, La Haye n’en possèdent aucun. Amsterdam en a deux, celui dont nous parlons et un portrait que l’on assure être celui du peintre ; le musée Van der Hoop en montre quatre, et le Louvre deux : une femme qui joue aux cartes fait voir son jeu à un soldat placé derrière elle, et un intérieur de maison hollandaise. Ce dernier tableau ressemble à celui qui nous occupe. Au lieu d’être placées à gauche, la femme et l’enfant sont à droite. Elles viennent de faire la lessive. Une autre femme qui nous tourne le dos passe, en pleine lumière, d’une petite cour ou dans un vestibule qui relie la maison à une autre coiffée d’un bonnet de tuiles rouges. La disposition de l’appartement rappelle un peu celle de Cellier.
W. Burger, qu’il faudrait constamment citer quand on parle de l’école hollandaise, professait pour Hooch un enthousiasme que je ne partage pas toujours, je l’avoue. Il apprécie, dans ces termes, le tableau dont nous avons parlé : « l’effet de lumière est prestigieux...c’est délicieux de naïveté dans les personnages et superbe de simplicité dans l’ensemble. » Sauf les quelques réserves que j’ai faites plus haut, ce jugement pourrait s’étendre à toute l’oeuvre du peintre.
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‘Les nouvelles peintures de Saint-Sulpice
L’art byzantin, tel que nous le décrit dans son Guide de la peinture Denys, moine de Fourna, consiste à couler dans un moule convenu la représentation de saintes figures. Reproduire dans les mêmes attitudes, avec la même expression de visage, avec les mêmes gestes, avec la même ordonnance et la même couleur de draperies, les personnages célestes, tels que les a tracés le Raphaël byzantin. Manuel Panselinos, c’est tout le travail, c’est tout le talent des peintres de cette école.
Rien n’est donc laissé, ni à leur initiative, ni à leur génie, c’est en quelque sorte une marqueterie habile perpétuée depuis des siècles, une formule consacrée et suivie jusqu’à nos jours. Hélas ! la peinture religieuse n’en est-elle pas presque arrivée là, en France, malgré les récentes révoltes de certains qui, comme Humbert, se jetant dans les bras de l’école vénitienne pour échapper au ressassement moderne, se sont, les vaillants, lancés à toute bride dans les voies les plus diverses par haine et horreur du banal. Le chef de l’école religieuse, le Panselinos français, est Ingres, le peintre des froides nudités, le saint Antoine exorciste des teintes vives, l’auteur du Christ remettant à saint Pierre les clefs du Paradis, le tableau-modèle, le tableau-type de ce genre de peinture, tel qu’on le conçoit aujourd’hui.
Un seul, à cette époque, le maître redoutable, Eugène Delacroix, rompit du premier coup avec la tradition, fit éclater le moule, déborda du cadre dés le premier jour, avec ses fougueuses peintures de la chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice : « l’Héliodore chassé du temple, la lutte de Jacob avec l’ange. » Aussi toutes rémarquables qu’elles soient, ces oeuvres détonnent-elles furieusement aver leur tapage de couleurs, leurs jetées de figures, leurs ardeurs de vie, à côté des grisailles qui les avoisinent ; c’est, dans un autre genre, le groupe de Carpeaux qui bondit, tournoie, s’élance du piédestal, empiète sur la rue tandis que les autres, calmes, impassibles, demeurent sans mouvement, sans vie sur leur socle de pierre.
Je songeais à cette tradition imposée par Ingres à cette forme hiératique adoptée sans murmures par les peintres de sujets religieux, hier matin, alors que je me rendais à Saint-Sulpice pour examiner les peintures murales exécutées par M. Charles Landelle dans la chapelle de Saint-Joseph.
A vrai dire, cette oeuvre ne m’était pas absolument inconnue. M. Landelle, si je ne me trompe, nous en avait donné des esquisses et des fragments au Salon de l’année dernière. Isolées, telles qu’elles étaient alors, ces figures m’avaient semblé faire grand honneur à l’artiste qui les avait conçues ; réunies et faisant partie intégrante d’un tout, elles n’ont pas, à peu de chose près, modifié le jugement que je portais sur elles.
Le tableau de droite, en entrant dans la chapelle, est la paraphrase des versets 20 et 21 du premier chapitre de l’Evangile selon Saint Mathieu.
Saint Joseph s’étant aperçu que la Vierge n’était pas enceinte de ses oeuvres, veut la renvoyer dans sa famille.
« Comme il était dans cette pensée, un ange du Seigneur lui apparut et lui dit : Joseph, fils de David, ne craignez pas de prendre avec vous Marie, votre femme, car ce qui est né en elle a été formé par le Saint Esprit. »
« Et elle enfanta un fils à qui vous donnerez le nom de Jésus, c’est-à-dire Sauveur, parce qu’il sauvera son peuple en le délivrant de ses péchés. »
Telle est la donnée du premier tableau, Joseph dort, la tête appuyée sur son bras qui s’étend le long de l’établi, sa hache a roulé par terre avec les copeaux, un ange aux ailes nuancées de bleu se dresse à son côté et lui annonce les volontés du Seigneur. Derrière l’ange, gît à terre un lys brise. A parler franc, je n’ai pas bien compris la signification de ce symbole. La Vierge est restée vierge avant comme après son mariage, la fleur immaculée devrait dès lors, ce me semble, rester debout radieuse et sereine, mais passons et venons-en à l’oeuvre.
La figure du charpentier est belle, le corps se développe en de belles lignes ondulées, les draperies brunes et bleues en suivent heureusement les contours ; l’ange est charmant avec sa robe blanche toute rayonnante de lumière ; ce que j’aime moins, par exemple, c’est en haut du tableau, la Vierge, l’enfant Jésus, les saints anges qui les entourent, lui présentant, les uns le calice et l’hostie, les autres s’envolant avec l’instrument du supplice. Sans doute, ces figures sont consciencieusement dessinées et peintes ; mais ce que je leur reproche, c’est leur banalité ; tout peintre qui connaît son métier les aurait aussi bien faites d’après la formule soi-disant obligatoire de l’école moderne. Les nuages qui servent de support aux groupes du haut sont également bien opaques et bien lourds.
Le second tableau, la mort de saint Joseph, est une oeuvre remarquable à tous les points de vue.
Un ange, aux ailes déployées, jaillit du ciel et étend les bras au-dessus du vieillard qui se meurt. Le lancé est très réussi, les raccourcis sont heureux, le visage est empreint d’une grâce charmeresse, c’est vraiment une figure de grand style. Le Christ est près de lui debout, dans sa robe blanche sur laquelle tombent les flots de ses cheveux blonds ; il prend la main de Joseph dont le corps se dessine roidi par la mort, sous la bure qui l’enveloppe, et dont le visage épuisé, exsangue, aux paupières mi-closes, aux lèvres bleuies, aux traits émaciés et comme idéalisés par l’approche de Dieu, est réellement superbe ; à droite, une des saintes femmes, vêtue de bleu, lui tient la main ; à gauche, derrière le Christ, deux autres femmes sont agenouillées, une vieille qui prie, les mains jointes, et une jeune qui ramène les bras sur sa poitrine. Rien qu’à voir cette pâle et charmante jeune femme, l’on reconnaît dans Landelle un élève de Delaroche, et l’on peut dire que si certains artistes se sont affranchis des idées et de la facture de leurs maîtres au point que l’on ne puisse souvent reconnaître dans quels ateliers ils ont étudié la pratique de leur art, M. Landelle n’est certainement pas de ceux-là. En résumé, si nous faisons la part des conventions aujourd’hui admises et suivies par tous, nous pouvons affirmer que si les peintures de la chapelle Saint-Joseph n’accusent pas une originalité bien franche, elles sont néanmoins l’oeuvre d’un excellent artiste, et nous engageons toutes les personnes qu’intéresse encore une belle page décorative à les aller voir aussitôt que la chapelle sera terminée et livrée au public.
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Nature morte, cela veut parfois dire nature vivante. Jamais terme plus impropre à désigner un genre de peinture ne fut aussi volontiers admis — Qu'il peigne, en effet, des êtres animés, tels que des oiseaux, des papillons, des mouches, ou qu'il représente du gibier pendu par une patte, des poissons cuits à l'étuvée ou baillant mi-morts sur un lit d'algues, qu'il reproduise des bijoux ruisselant sur le velours des écrins ou de simples chaudrons, posés sur une table, des tronçons d'armures ou des buires en cristal de roche, des tresses de fleurs ou des éventaires de fruits, tout artiste qui fait de l'un de ces êtres ou de l'une de ces choses le sujet principal de son oeuvre est un peintre de nature morte.
Il est à remarquer aussi que deux seulement parmi les anciennes écoles ont excellé dans ce genre : l'École hollandaise et l'École française. — Les Espagnols, les Italiens, les Anglais, n'eurent jamais de grands maîtres en l'art de dérouler le zeste d'or d'un citron ou d'allumer sur une potiche les flammes multicolores des tulipes. En France nous avons eu Chardin et son élève Roland de La Porte, l'auteur du cette glorieuse cruche et de ce mirobolant verre d'eau légués par M. La Caze au musée du Louvre ; en Hollande, les peintres de nature morte foisonneront jadis, — Les fleuristes du Nord les voici : van Huysum, Seghers, Rachel Ruysch, Roepel, Elias van den Broeck ; les peintres de bibelots et de fruits : Willhem Kalf, les trois de Heem, Abraham Mignon ; les peintres de gibier : Fyt et Weenix ; de papillons : les Withoos, de poissons : Snyders, Gillig, van Beijeren.
Mais, il faut bien le dire, malgré tout le talent de ces spécialistes, les plus grands maîtres en ce genre me semblent encore être ceux qui ne s'y adonnèrent que par caprice. Je n'en veux pour exemple que Rembrandt. Il branche un jour un boeuf par les pattes, l'éventre et l'on dirait de ces cascades d'entrailles rouges des floraisons d'escarboucles, des grappes de rubis et de grenats serties dans de l'or pâle ! Quel peintre idolâtre de la splendide horreur des boucheries, quel peintre, eût-il voué sa vie à l'étude des viandes saignant sur l'étal, eut ainsi trempé de pourpre le ventre béant d'un boeuf ? Et n'en est-il pas de même des bijoux et des fleurs ? N'avez-vous pas vu piquées dans les cheveux blonds soufrés des petites infantes de Vélazquez des roses aussi fraîches et aussi odorantes que toutes celles du jésuite Leghers, et maint portrait du van Rhin ne porte-t-il pas, enlacées au col ou enroulées autour du velours noir de la toque, des chaînes d'or qui avec leurs arêtes égratignées de lumière, égalaient toutes les orfèvreries, ciselées grain à grain, serties, pierre à pierre, des plus fameux peintres joailliers ?
Ces exemples pourraient se multiplier à l'infini, mais à quoi bon discuter plus longtemps. — Le genre existe et doit exister ; la question à résoudre est celle-ci : étant donné un tableau intitulé : Chrysanthèmes ou Ivoires sculptés, voyons si le peintre a rendu avec talent, ou du moins avec habileté, la fleur ou l'objet qu'il s'est proposé comme modèle.
Je constaterai tout d'abord que les natures mortes sont excellentes, cette année ; mais les meilleures, selon moi, sont celles qui portent la signature de MM. Philippe Rousseau et Berne-Bellecour.
Procédons par ordre, M. Rousseau expose deux toiles — La première ainsi composée : au centre, un plat d'huîtres surmonté de deux citrons dont l'un coupé par le milieu ; au second plan, un vase rempli de fleurs qui s'épanouissent en gerbes violacées, purpurines, blanches ; à gauche des écailles vides ; à droite une bourriche débordant de varech, un couteau grand ouvert, ça et là les coquilles bleues des moules, une fleur brisée et c'est tout. C'est tout et c'est superbe ! Le ton vitreux et glauque, la mouillure nacrée de l'huître sont rendus avec une justesse inouïe, une ampleur de louche et une bravoure d'exécution vraiment admirables. Toutes ces qualités se retrouvent d'ailleurs dans le second de ses tableaux. Celui-là se compose simplement d'un bocal dans lequel trempent des tiges vertes de fleurs et d'une buire d'argent, chevelée de pivoines et de pavots ; comme cela est grassement peint et dextrement enlevé, comme la pourpre des fleurs ressort sur le vert sombre des feuilles, comme l'argent du vase fulgure et pétille sous les lueurs qui le caressent et allument des points étincelants sur son bec allongé, son ventre rond, son anse en courbe !
Un fait curieux a signaler, c'est que si le rival de M. Rousseau, M. Antoine Vollon n'expose cette fois ni poissons, ni cuirasses, mais bien une femme de pêcheur, M. Berne-Bellecour qui peignait des figures vivantes nous donne cette année une nature morte.
Imaginez une table couverte d'une fine nappe damassée, à gauche un compotier de cristal, une assiette de biscuits, un carafon, au centre une vasque à pieds de cuivre regorgeant de fruits de toutes espèces : oranges aux boules d'or, raisins aux bleuissements pourprés, pêches laquées de rouge, fraises au carmin saignant, framboises aux buées rosés, mûres à la pourpre sombre, et, devant, au premier plan, scintille tout un service d'argenterie, sucriers, cafetière, tasses en vermeil, tout un fouillis qui rutile et forme comme un brasier de flammes blanches, à droite, près de tasses d'un vert tendre, s'étage une pile d'assiette de Chine et une serviette ondule fouillonnée et fripée au hasard des plis.
La partie la plus remarquable de ce tableau est bien certainement celle qui comprend les métaux orfévris. Jamais Heda le vieux peintre de Hollande, l'amoureux copiste des aiguières et des gobelets, n'a plus merveillement rendu le blanc ruissellement de la lumière sur l'éclatante blancheur de l'argent. Cette toile est vraiment prestigieuse et c'est je crois l'une des meilleures qu'ait jamais signées M. Berne-Bellecour.
Arrivons maintenant aux innombrables panneaux de bibelots fleurs qui tapissent les murs. Je signalerai tout d'abord une toile de Mlle Annie Ayrton, un pot japonais incendié au col par les flammes rouges des coquelicots et la braise sanglante des pivoines, la grenade ouverte, et le pot bleu turquoise de M. Germain Ribot, un chaudron de M. Claude enlevé à grands coups comme faisait Vollon et je m'arrête quelques instants devant : « Envoi de trois fleuristes ». M. Jeannin nous présente une manne posée à terre et pleine de bouquets vêtus de collerettes en papier blanc ; ses fleurs sont largement peintes, éclatantes de ton et bien groupées. Le même éloge pourrait s'appliquer à Mlle Desbordes qui brosse avec vaillance et sincérité des pavots et des pivoines ; quant à M. Dubourg, sa bourriche de pensées au velours violet et satiné d'or, mériterait réellement une mention spéciale.
Je demanderai maintenant à M. Kreyder pourquoi il enferme dans une si grande toile un si petit sujet, à M. de Los Rios pourquoi peignant bien les cuivres et les brocarts d'or doublés de soie bleue il m'offre par la même occasion des poires en métal et des fruits en cire. Je ne m'arrêterai pas devant un chat qui rénverse un encrier sur un catalogue du musée d'Angers ; c'est peut-être spirituel, mais à coup sûr c'est mal peint. Je citerai au passage les porcelaines japonaises, les narghilés, les kandjars étincelants de M. Lépaulle, je n'essayerai même pas de comprendre les aillusions philosophiques de M. Paezka qui entasse les uns sur les autres, tête de morts et rideau rouge, sablier et christ, une série de natures mortes nous réclame ailleurs : les gibiers et les poissons.
Pourquoi M. Cauchois a-t-il peint en d'énormes proportions un éventaire de marchand de comestibles ? Une toile grande comme la main suffisait pour un si piètre sujet. Voyons, Monsieur, si les tableaux immenses de Snyders vous obsèdent, faites alors comme lui, tâchez d'y introduire des figures humaines. Je préfère, pour ma part, un curieux et petit tableautin de Mlle Cuno, un chien barbotant dans un fourré de broussailles vertes. Ce chien est un vrai chien spirituellement rendu.
Les artistes qui s'adonnèrent exclusivement a la représentation des poissons furent rares autrefois. Je n'en connais guères que deux qui passèrent toute leur vie à peindre la cuirasse opaline du merlan et le corselet d'acier bleu du maquereau. Chardin exposa bien une fois une superbe raie, mais il ne renouvela point ce tour de force, et il nous faudrait retourner en Hollande pour retrouver deux grands poissonniers presque inconnus en France Jacob Gillig et van Beijeren ; le Salon de cette année, à défaut des poissons aux teintes irisées de gris perle et de rose, de Vollon, contient deux raies brossées d'après le procédé de Baptiste Chardin. Elles ont pour auteur MM. Valadon et Villain. Je préfère de beaucoup celle de M. Valadon. Sa raie est d'une étonnante fraîcheur avec son ventre d'un blanc de crème teinté, ça et là de lilas et de nacre, d'ailleurs M. Villain qui entoure la sienne de bocaux de verre et de rougets, a eu le tort de la faire surmonter d'un mou qu'il a certainement découpé dans un morceau de tôle rose.
Arrivons maintenant, si vous le voulez bien, dans la galerie des aquarelles et des faïences. Les lilas blancs et les fleurs de Mlle Lemaire, et de M. de Longpré, les papillons de M. Mermet, un successeur des Withoos, sont charmants et plus que tout autre j'admire cet empilement de vieux livres, reliés en basane et en parchemin, cette loupe, cette lanterne peints sur la faïence grand feu par M. Schopin.
Systématiquement, j'ai cru devoir écarter de cet article toutes les natures mortes conçues d'après le procédé d'Abraham Mignon, cet odieux artiste qui rendit avec la même touche patiente et dure, le velours rosé du fruit et les cassures brillantes du caillou. J'ai peut-être eu tort, car ce genre de peinture fait lajoie d'une certaine partie du public qui, si elle n'admire pas les coups de brosse superbes de Vollon et de Rousseau, moutonne, extasiée, devant une fleur ou un vase peints en relief. Plus ils seront blaireautés et léchés, plus il les admirera. Au reste, je n'ai rien à dire, car, moi aussi, je trouve les oeuvres de ce genre extraordinairement précieuses, pas au point de vue de l'art, par exemple, mais au point de vue de l'ingéniosité et du burlesque. Cela me fait songer aux pendules en verre filé ou aux noix de coco travaillées par les forçats. Je ne les achète point, mais j'aime à les voir acheter. Cela me donne une meilleure opinion de moi-même.
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‘Les envois de Rome’ et ‘L'exposition de blanc et de noir.’
« J'ai deux filles, lesquelles n'ont pas encore connu d'hommes ; je vous les amènerai et ferez d'elles comme bon vous semblera, moyennant que ne fassiez aucun mal à ces personnages, car ils sont venus sous l'ombre de mon toit. »
Ainsi parle Loth, dans le 19e chapitre de la Genèse, aux Sodomites qui entouraient sa demeure et voulaient à tout prix connaître les deux jeunes hommes réfugiés chez lui. Ce père, qui offrait ses filles au viol afin de préserver ses hôtes d'un semblable outrage, fut récompensé de ses beaux sentiments par ce discours que lui tinrent les anges : « Hâte-toi, fuis, mais que ni toi, ni ta femme, ne vous retourniez. » Et, ajoute sans plus de phrases le livre de Moise, « la femme de Loth regarda derriere soy, dont devint statue de sel. »
Tel est le sujet que M. Toudouze, un élève de Lenoir et de Pils, a mis en scene. Au centre, la bouche agrandie par la stupeur, la statue se dresse sur un amas de cadavres pour drames. Aiguières, joyaux, poignards, toutes les richesses que l'épouse de Loth emportait dans sa fuite, sont comme elle subitement changées en sel ; le peintre a cependant fait une exception en faveur des manches en ivoire des couteaux. Pourquoi ? Je ne sais. Toujours est-il que, si cette toile contient d'excellentes parties, elle est trop encombrée ; on y étouffe, l'air manque. Le groupe formé par le vieillard qui se sauve et par les esclaves qui le soutiennent est certainement réussi ; mais ces anges aux épées d'or et aux résines en feu sont lourdement lancés ; ils sont, avec cela, empennés d'ailes horribles, de plumes rosâtres bordées de bleu rude. Au reste, toute la couleur du tableau est incertaine et triste : du brun sourd, du bleu, quelques martelages de rouge sur les murs, un bloc de craie blanche, une banderole couleur de soufre, et tout cela enchevêtré sous un porche, avec un coin de ciel flagellé par la foudre. Telle qu'elle, avec ses qualités comme avec ses défauts, l'ouvre de M. Toudouze est réellement plus mélodramatique qu'elle n'est poignante.
Un autre habitant de Rome, M. Morot, expose une Médée assise et vêtue de noir, se préparant à égorger ses deux enfants qui la caressent et l'embrassent. La figure de la charmeuse est sinistre, avec ses yeux si cruellement clairs ; mais pourquoi ce fond de soie jaune à la Regnault, pourquoi surtout avoir fait de Médée une hommasse aux bras et aux cuisses énormes ? La reine de Colchide ne fu pas une gladiatrice, mais une magicienne. Toutes les flammes de l'hystérie et de la haine avaient recuit son masque tragique ; elle eut l'affolante beauté des déesses et l'épouvantable attirance des Gorgones. Ah ! Delacroix la comprit mieux, lui, qui la fit jaillir d'une toile, échevelée et superbe, spectrale et hurlante ! La femme de M. Morot est un monstre qui va tuer des enfants ; ce n'est pas Médée, fille d'Hécate et soeur de la magique enchanteresse Circé !
Il ne me reste plus à signaler maintenant qu'une Source, figure sans distinction de M. Besnard, une belle copie du Saint Georges de Carpaccio et une esquisse de plafond par M. Ferrier, une insupportable Velléda de M. Marqueste, un bas-relief de M. Injalbert, la Tentation par trop imitée de Michel-Ange et une mignotte statuette de M. Idrac, L'Amour blessé. — Beaucoup de travail dans tous ces envois de Rome, mais d'originalité, point.
II
L'EXPOSITION DE BLANC ET DE NOIR
Je n'adresserai pas le même reproche aux artistes qui exposent chez Durand-Ruel des eaux-fortes et des fusains, des lithographies et des gravures. Que d'anciennes amies j'ai retrouvées dans ces oeuvres ! Dès le premier pas, je reconnais les belles eaux-fortes de Léopold Flameng d'après Rembrandt : Les Syndics des drapiers du Trippenhuis d'Amsterdam et La Leçon d'anatomie, du musée de La Haye. Je retrouve également les épreuves sur Chine de M. Laguillermie : le tableau des lances de Vélazquez, un Ribera farouche et grandiose, le Ruth et Booz de M. Bida, puis toute une suite d'eaux-fortes gravées par M. Hédouin pour le Voyage sentimental de Sterne, et pour l'édition de Manon Lescaut de M. Jouaust. — L'artiste s'est heureusement inspiré des petits maîtres du dix-huitième siècle : même élégance, même finesse de pointe : mais sa Diane d'après le Boucher du Louvre est vraiment par trop flou. Ce n'est plus le lait aux cantharides du peintre des grâces : c'est du lait sans vertu spéciale et qui se tourne simplement en eau.
Je note au passage les bateaux hérissés de mâts et de voiles de M. Gravesande, une eau-forte d'après le moulin ensoleillé de Minderhout-Hobbéma, des scènes de la vie parisienne de M. Morin, d'amusants japonismes de M. H. Somm, des paysages de Taïée d'après Chintreuil, une infante de Vélazquez de M. Milius, des copies des van Eyck et Memling de Bruges par M. Vion, etje m'arrête devant les dessins et les toiles de M. Doré.
Je déclare, avec ma franchise habituelle, que je hais ces grandes machines. Eh quoi ! ce peintre osera, pendant toute sa vie, dessiner « de chic » tous ses personnages ! Il n'y a pas, dans toute son oeuvre, une étude sérieuse. — Dans cette grisaille qu'il expose, il n'est pas un de ces hommes, il n'est pas une de ces femmes qui séduisent l'artiste par un mouvement curieux ; rien, rien ! Je me déclare lassé par cette facilité prodigieuse à faire mal, et je suis plus fatigué encore de tous ces sujets patriotiques qu'il ressasse sur tous les tons. Eh ! laissons les aux cafés-concerts qui les chantent ! C'est vraiment trop facile d'émouvoir les bourgeois avec ces rengaines lacrymales ! — La seule excuse que puisse, cette fois, faire valoir M. Gustave Doré, c'est qu'il ne s'est point servi de ses odieuses couleurs. A ce point de vue, je lui suis reconnaissant d'avoir fait des grisailles.
J'aime mieux que toutes ces grandes toiles les belles épreuves de M. Waltner, d'après Rembrandt, Delacroix et Regnault. Je ne féliciterai guère, par exemple, un artiste de valeur, M. Courtry, d'avoir enlevé à coups de pointe le marché aux esclaves de M. Gérôme, l'affreux peintre sur ivoire ; mais, en revanche, j'admirerai très sincèrement les étonnantes eaux-fortes de M. Desboutin, un impressionniste, et celles de M. Tissot, qui, à côté de femmes en paniers et en falbalas, jette sur le papier des types effrayants de filles.
Tiens ! mais voilà qui est amusant et très curieusement enlevé à coups de pointe. Ce sont des lanternes de M. Guérard ; cabossées et vacillantes, elles s'étalent, glorieuses, les unes bombant leur ventre de verre louche, les autres dressant leur armature en forme de donjon, celles-ci surmontées de couronnes à jour, celles-là coiffées de bonnets qui baissent piteusement leurs pointes. Le même artiste nous offre une série de types à la van Ostade, des bouches crénelées de bouts de dents, des groins rouges comme des vitelottes, des panses en foudre, des trognes de joyeux raillards, de vrais goule-bon-temps !
Après ces ventripotents gredins, il ne nous reste plus qu'à citer un admirable dogue de M. Jadin, campé sur les fesses et ouvrant une gueule formidablement armée de crocs ; des fusains superbes signés : Ciéselski ; les fines eaux-fortes de M. Casanova et les étonnantes sabrures de M. Fantin-Latour.
Si vous aimez les fantaisies de haute lice, soyez heureux, en voici : une suite d'épreuves mobiles tirées par M. Lepic, et un dessin à la mouchure de chandelle par M. Liénard.
Somme toute, et malgré les trop visibles défaillances de quelques-uns, cette Exposition de noir et de blanc est bonne, et je souhaite de tout mon coeur que ces malheureux eaux-fortistes, si négligés dans les comptes rendus des Salons de peinture, parviennent à vaincre enfin l'indifférence du public et de la presse !
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‘Exposition pour le grand Prix de Rome
Aussitôt que leur fut donné ce sujet tiré du 24e livre de l'Iliade : « Priam demanda à Achille le corps d'Hector. Le vieillard alla à la partie de la tente où était Achille. Les compagnons du jeune héros étaient assis à l'écart. Le grand Priam s'approcha, sans être vu d'Achille, lui prit les genoux et baisa ses mains terribles. Achille, songeant à son père, sentit le besoin de pleurer, » les peintres admis à prendre part au concours du grand prix de peinture pour l'année 1876 se rappelèrent l'adresse du frelampier qui conserve, pendus à des clous et dans des porte-manteaux remplis de camphre, les Achille et les Priam, les César et les Lucrèce, imités de l'antique.
Le difficile était de faire un choix entre tous ces héros, les uns bouffis et vêtus de rouge et de blanc, les autres maigrelets et tout nus, ceux-ci râblés comme des hercules, ceux-là joncés comme des vierges. Chacun décrocha du vestiaire une fripe selon son goût, puis ils passèrent dans la salle « aux Priam », emportèrent le pauvre roi, reblanchirent sa barbe et revernirent sa robe. Il ne s'agissait plus dès lors que d'accommoder tous ces restes avec une ravigotte quelconque, et presque tous firent aussitôt emplette d'un certain nombre d'oranges qu'ils placèrent sur la table à manger d'Achille ; l'un d'eux même, un alsacien sans doute, remplaça ces fruits peu nourrissants par un superbe jambon aux chairs roses.
Les effets de jour et de nuit étant facultatifs, le numéro 8 représenta Achille, accoudé près d'une lampe, mais la lumière tombant sur un tas d'oranges avec ces teintes sanglantes des rouges fumignons plantés dans la charrette des marchandes qui hurlent à tue-gorge dans les rues : la Belle Valence ! ne m'a que médiocrement séduit. J'ajouterai encore que son Achille est un rustre qui devrait être vêtu du vert bouteille, avoir une plaque sur l'estomac, un crochet sur le dos, et faire cariatide à la porte d'un marchand du vins, ce qui n'empêche pas, que si cette figure est ainsi que la majeure partie du tableau absolument manquée, en revanche le vieillard qui se traîne dans sa robe blanche et lève un regard suppliant sur le meurtrier de son fils, est sans contredit l'un des meilleurs Priam de la présente exposition.
Je passerai sous silence le numéro 10, le numéro 3, le numéro 7, le numéro 5, qui semble un vieux souvenir des tableaux Empire, avec son Achille à tête de sphinx, le numéro 6 enfin, qui coiffe le corps du vainqueur d'une tête à la Mounet-Sully, et je ferai une courte halte devant les numéros 1, 2, 4 et 9.
Je commence par le dernier. Je n'insisterai pas sur certains défauts peintre, le manque de proportion surtout, et j'avoue lui pardonner bien des tâtonnements et bien des erreurs, car son Priam qui gît, abîmé dans sa douleur et prosterne aux pieds du héros sa robe violette, réveillée d'un furieux coup de jaune, me semble se rapprocher plus que tout autre du type rêvé par le poète. Que dire du numéro 2, sinon que son Achille roux ne manque pas d'allure et que je le préfère à cet androgyne, casqué de cheveux flaves que nous représente le numéro 4 ? Cette figure bouffie, ces seins qui renflent sous la cuirasse aux ramages d'or, représentent, paraît-il, l'invincible fils de Thétis et de Pelée. Soit, la confusion put exister un moment puisque sa mère le déguisa en femme et le cacha chez Lycomède, à Scyros, mais l'impitoyable guerrier qui traina le cadavre d'Hector autour des murailles de Troie ne devait plus avoir cet aspect gracile et cette ambiguïté de sexe ; et puis, ce qui ne représente la jambe de personne, pas plus celle d'une femme que celle dun héros ou d'un bancroche, c'est cette affreuse masse de chairs repliée sur elle-même et bardée d'un mollet horrible.
J'aime mieux, à coup sûr, la toile qui porte le numéro 1. Celle-là est bien certainement la plus pittoresque de toutes. L'artiste a tenté d'échapper à cette vaste banalité qui s'accommode si bien, en poésie comme en peinture, des sujets Grecs. Il y a dans son oeuvre une certaine recherche, un certain ragoût de couleurs qui ne me déplaît point. Ses blancs et ses verts crayeux ne sont pas sans analogie avec les teintes favorites d'Alma-Tadéma, mais je suis, malgré tout, reconnaissant au peintre des flambés rouges de ses casques, de ses détails curieux, de la belle lumière enfin qu'il a jetée sur sa toile.
Allons, voilà qui est fait ! Achille aux pieds légers et Priam le Grand vont retourner, pendant une année encore, dans le magasin des accessoires, et le regrattier époussettera à nouveau ta barbe blanche, ô roi désespéré, et il récurera ton beau corps de bronze, ô amant de Deidamie, et pendant de longs siècles encore, des générations de peintres viendront, désolées, regarder au travers des vitres vos silhouettes calamiteuses, et se creuseront la tête pour réaliser le rêve de leurs nuits : obtenir, grâce à vous, une première médaille !
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Fille d'Éétès et de Hécate, Médée fut comme sa soeur, la magique Circé, non moins savante en l'art d'ensorceler avec des yeux de braise et des lèvres de pourpre, qu'en celui de verser d'abominables poisons et d'irrémédiables philtres d'une blanche main teintée de rose. Las de ses amours et de ses crimes, Jason, roi d'Iolcos, la répudia et se résolut à épouser Créüse. Mal lui en prit : sa jeune femme posant, un jour, sur sa poitrine un collier de pierres rouges, prit feu et brûla vive, dans l'eau même où elle se jeta pour éteindre l'incendie de sa gorge. Ce collier de flammes était un présent de Médée, mais c'était peu que d'avoir ainsi tué sa rivale, la terrible charmeuse fit plus, elle égorgea tous les enfants qu'elle avait eus de Jason.
M. Morot nous l'a représentée au moment où elle songe à parfaire sa vengeance. Assise dans sa robe de deuil, ses cheveux noirs retenus par un cercle d'argent, les bras et les seins à l'air, Médée, appuyée sur son coude, regarde devant elle, livide et morne. Les deux enfants sont près d'elle, l'un, debout, entre ses jambes, l'aûtre l'étreignant de ses petits bras et s'apprêtant à l'embrasser. Au fond, un rideau de soie jaune comme celui de la Salomé de Regnault, par terre quelques peaux de bête et des étoffes d'Orient aux couleurs amorties. La figure de la reine est incontestablement belle etj'apprécie fort, pour ma part, l'enfant debout et se détachant en rose sur le noir de la robe; mais pourquoi avoir fait de Médée une femme énorme, une hommasse aux biceps de fonte et aux cuisses d'airain ? Médée ne fut pas une gladiatrice, mais une magicienne. Toutes les flammes de l'hystérie et de la haine ont recuit son masque tragique ; elle eut l'affolante beauté des déesses et le féroce épouvantement des Euménides. Ah ! Delacroix la comprit mieux, lui qui la fit jaillir d'une toile, échevelée et superbe, spectrale et hurlante ! La Médée de M. Morot est un monstre qui va tuer des enfants, ce n'est pas la Médée, princesse de Colchide !
Sous ces réserves, l'oeuvre de M. Morot contient quelques belles parties qui lui font honneur. J'aime moins, par exemple, l'envoi de Rome de son collègue M. Besnard : Une source.
Cette source est représentée par une jeune fille, absolument nue, assise sur un quartier de roc et épanchant d'une grande jarre d'argile un mince filet d'eau. Certaines parties de ce corps fluet sont gracieusement traitées, bien que la couleur en soit généralement peu vive ; mais ce qui est absolument répréhensible, c'est la banalité de ce visage de fille ; cette naïade est une couturière sans ouvrage qui promène dans tous les ateliers de sculpteurs et de peintres un corps jeune, mais surmonté d'une tête par trop commune. Je signalerai encore du même auteur deux belles aquarelles, d'après les Sanzio de l'église de la Pace à Rome et une figure mitrée et une vue de profil d'après Jean de Fiesole.
Je passerai sans transition de M. Bernard à M. Ferrier qui expose une très bonne copie de Saint-Georges de Carpaccio et un projet de plafond dont certains groupes sont habilement agencés, et je m'arrêterais devant La Femme de Loth de M. Toudouze.
Ce tableau occupe tout le fond de la salle. La première impression que l'on ressent devant cet amas de couleurs bizarres est une profonde stupeur. Cela manque d'air et c'est un enchevêtrement de pieds d'anges de cadavres d'hommes ; et cependant, si l'on se fait jour, dans cet encombrement de la toile, l'on découvre aussitôt de très sérieuses qualités d'artiste. Le sujet du peintre est tiré du chapitre 19 de la Genèse. Les deux anges qui descendirent à Sodome et qui logèrent chez Loth, tiennent forcément une grande place dans la composition du peintre. Ainsi que chacun le sait, les Sodomites voulurent connaître ces jeunes gens et le vieillard offrit, pour les préserver, ses filles en pâture. Les anges le recompensèrent de cette hospitalité plus que cordiale en lui disant : « Hâte-toi, fuis avec ta femme et surtout ni l'un ni l'autre ne regardez en arrière ». La femme ne put résister au désir de se retourner et fut immédiatement changée en une statue de sel.
Il y aurait bien des objections à faire, sur la manière dont le peintre a compris son oeuvre. Pourquoi, par exemple, cette femme blanche autour de laquelle volètent deux anges, armés de glaives d'or et de torches croulantes, tient-elle dans sa main une aiguière et des poignards qui, eux aussi, se sont changés en sel, et pourquoi si telle a été l'idée du peintre, le pommeau des kandjards demeure-t-il d'ivoire tandis que les lames et les gaines se pétrifient comme la femme qui les porte ? Mais ce sont là des critiques de détail, j'en soulèverai de plus importantes. Ce fouillis de cadavres, gisant les uns la face contre le sol, les autres les quatre fers en l'air ; cette femme, inspirée de Delacroix, qui lève au ciel un affreux paquet enveloppé de bandelettes dans lequel je me refuse absolument à reconnaître un enfant, tout cela est bien mélodramatique et au fond bien peu poignant, et cependant, ainsi que je l'ai dit plus haut, M. Toudouze possède d'excellentes qualités d'artiste; cette statue blanche qui se dresse sur ces corps de bronze serait d'un grand effet si elle n'était empêtrée dans ces malheureux anges.J'apprécie peu aussi les ailes de ces messagers célestes. Ces tons de lilas et de rose trempé de blanc, cette note dominante du gros bleu que Baudry dut heureusement employer dans son David jouant de la harpe devant Saul, s'harmonisent bien difficilement, et puis... et puis... toute cette toile manque d'air. Il y a bien çà et là quelques groupes heureux, celui entre autres du vieillard qui fuit, soutenu par les bras, mais le manque de perspective gâte dans cette composition tous les efforts vigoureux du peintre.
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‘L'Exposition du Cercle artistique de Bruxelles.
L’irascible Thoré, qui fut, de son vivant l’un des plus implacables ennemis de l’école belge, lui reprochant, à plume que veux-tu, sa minutie et sa sécheresse, son léché des couleurs et ses luisants de porcelaine, eût, sans nul doute, été prodigieusement surpris s’il avait visité l’Exposition récemment ouverte au Cercle artistique de Bruxelles.
Il n’eût certes pas été dérouté plus que je ne le suis. Le bétail en pâte tendre, les ciels ornés de bouillons en stéarine rose d’Ommeganck et de Verboeckhoven, les blaireautages précieux du baron Leys, les ennuyeuses machines de Braeckeler et de Van Brée ont fair leur temps. La jeune école belge s’est absolument renouvelée. A ce point de vue surtout, l’Exposition du Vauxhall mérite qu’on s’y arrête et justifie, dans une certaine mesure, les attaques passionnées et les enthousiasmes délirants qui l’accueillirent dès qu’elle devint publique. A dire vrai, les revues belges exagérèrent les défauts et les mérites de ces toiles. Le système des nouveaux-venus n’est autre, au demeurant, que celui mis en honneur, cette année même, chez Durand-Ruel, par mademoiselle Morizot et MM. Degas, Caillebotte et Monnet, le système des impressionnistes. Fait curieux à signaler, en France, la nouvelle école dérivait plus ou moins de l’excellent peintre Stevens ; en Belgique, elle procède plus directement encore de même artiste, et l’un des meilleurs parmi les exposants, M. Wervée, s’est presque complètement assimilé les touches exquises du maître, ses gris charmants, ses roses faiblis, sa distinction même dans la pose des personnages. Le sujet de son tableau est simple : une chambre percée d’une large fenêtre s’ouvrant sur un jardin fleuri de lilas ; au fond, des murs blancs, des maisons coiffées de bonnets de tuiles rouges, un bout de ciel couleur de turquoise et pommelé çà et là de quelques nuages ; devant la croisée, une table supportant des touffes de fleurs, une carafe qui reflète le paysage, une cafetière d’étain dont le ventre s’allume de points étincelants, et, enfin, accoudée sur la table et vue de profil, une jeune femme en robe blanche et en ceinture rose, le chignon ramassé sur le haut de la tête, les bras nus cerclés de bracelets d’or, semble réfléchir et tend distraitement une main vers l’une des grappes de lilas coupés. L’élégance de cette figure, caressée par la lumière qui se joue dans la chambre aux teintes attendries, ce paysage si vrai et entrevu, à la dérobée, d’une fenêtre ; ce je ne sais quoi d’alangui et de rêveur qui se dégage de toute la toile, m’ont irrésistiblement charmé, et c’est à coup sûr, de tous les tableaux exposés au Cercle, celui que je préfère.
Et, cependant, combien d’autres m’ont également ravi ! Le no 1, qui me peint avec une sincérité sans égale une femme en gris sur fond gris, et ces deux portraits étranges au dernier point et revêtus de la signature de M. X. Mellery : deux petites paysannes, l’une, coiffée d’un chapeau de paille et se découpant sur un fond fleureté de jaune ; l’autre, moins heureux, selon moi, et ressortant avec une guimpe d’un bleu féroce sur un hachis de balafrures noires, un vrai nettoyage de brosse dont les impressionnistes abusent ! — Mais, en dehors de ces singularités, l’Exposition de Bruxelles contient d’excellents morceaux : des natures mortes, de M. Ragot, superbement enlevées ; un portrait, de M. Charlet, d’une vigueur toute magistrale ; un portrait de jeune fille en rose et vue de dos, de M. Navez ; une autre jeune fille tenant en main une touffe de giroflées et un évantail japonais, de M. Verdyen ; une femme en bleu, en jaune, en rose, jaillissant d’un fond d’un vert sourd ; et, enfin, une étonnante toile de M. Pantazis, qui nous montre, sur une table couverte d’une nappe blanche, trois poires, une pomme, un pot de fleurs, un oiseau mort et à moitié caché par le pot et par la rondeur énorme et côtelée de la pomme, un enfant qui passe un bout de tête et saisit avec la main l’une des poires. C’est, comme vous voyez, étonnamment simple ; mais c’est si naïvement et si bravement rendu, que cette galopinade prend les allures d’une oeuvre.
Nous entrons dans le mondes des loqueteux avec MM. Wilsonn et Ringot. Le premier de ces peintres nous représente un jouer d’orgue. Que, le nez en l’air et la main en tourniquet, il s’essaie à moudre la grinçante musique d’une tarantelle, je n’ai rien à dire ; mais, ce que je ne puis admettre, ce sont ces jambes énormes sous la culotte qui les enferme. On les croirait gonflées et tuméfiées par un épouvantable éléphantiasis. J’aime certainement mieux les deux buveurs de son confrère, deux paysans attablés devant des verres de faro et de skiedam, et dont les nez s’épanouissent sur leurs faces crevassées comme deux roses rouges dans un terrain de rocaille et d’ocre.
Je passerai sous silence les nombreux paysages qui tapissent les salles. A Paris comme à Bruxelles, les paysagistes intransigeants n’ont pas été heureux. J’excepterai cependant de ce jugement peut-être trop sévère une Mare aux boeufs, de M. Dubois. L’effet que le peintre a voulu rendre était bien choisi, et le ciel, avec ses vaporisations d’opale et sa fuite illimitée dans une brume d’ouate rose, mérite qu’on s’y arrête. Je n’en dirai pas autant d’une foule de sujets qui ont traîné partout : polichinelles à bosses rouges et jaunes, fous en maillots gris, grand’mère dormant sur un journal, matelotte implorant les vagues. Seul, un grand maître aurait pu traiter à nouveau tous ces rabâchages ; mais, je le déclare avec regret, il ne s’est pas trouvé pour remettre sur pattes ces mannequins en détresse et leur donner tant soit peu l’apparence d’êtres vivants.
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Diaz fut un étrange artiste qui s’inspire tour à tour d’Allegri, de Tiépolo, de Watteau, de Prudhon, d’Eugène Delacroix, et de Descamps. A Delacroix, il a pris ses pourpres et ses ors, délaissant les tons orageux de sa palette, les violets mornes, les vert livides, les bleus de phosphore ; à Descamps, il a emprunté sa lumière aveuglante, ses écrasements du couteau, ses maçonnements de blanc; au Corrége ; il a demandé le secret de sa grâce et sa belle coulée de pâte ; à Watteau ses éblouissements, à Prudhon son type de femme aux grands yeux noyés et au nez droit.
Et cependant ce peintre qui a été hanté par tant de souvenirs, a su ajouter à cette fonte des qualités si diverses et si multiples de ses maîtres, un sentiment personnel, une facture si brave, dans ses bons moments, que son oeuvre est, entre toutes, reconnaissable, et que quiconque a vu l’ensoleillement d’une de ses toiles criera devant son plus piètre tableautin : c’est un Diaz !
Et chose étrange, quoi qu’il peigne, des Dianes ou des Vénus, des almées ou des nymphes, dans ses toiles où la figure semble devoir être le principal objectif, la forêt sur laquelle il la veut détacher usurpe la place dominante. L’accessoire empiète sur le sujet même. Qu’il enveloppe ses déesses de manteaux éclatants, qu’il fasse couler sur leurs bras nus les gouttes étincelantes des pierreries, n’importe, le rideau mouvant des arbres, les trouées de ciel amortiront, quoi qu’il fasse, et relégueront au loin le scintillement de ses bijoux et la splendeur de ses robes. Diaz est un paysagiste, et bien qu’il ait trop souvent sacrifié au goût du jour, surtout dans ses figurines dont le visage est exactement calqué sur ceux des femmes de Prudhon avec un surjet de couleurs tapageuses en plus, il restera malgré ses fredaines de peintre de genre comme in des plus remarquables paysagistes de notre époque.
C’est principalement à ce point de vue qu’il mérite d’être étudié. Diaz n’a point compris la nature de la même manière que Rousseau, notre plus grand maître en ce genre avec Claude Gelée ; le réalisme puissant de ce peintre, cette mélancolie si intense de ses soleils couchants, ne pouvaient séduire un affamé des rejouissements de lumière, un amant des paysages criblés de soleil. Si Diaz a parfois aimé l’automne, il n’a jamais su en dégager cette tristesse profonde qui fit écrire à Charles Baudelaire en tête de Confiteor de l’artiste : « Les fins des journées d’automne sont pénétrantes, ah! pénétrantes jusqu’à la douleur ! »
A-t-il compris la nature avec la sincérité de Daubigny, la grandeur de Millet, le factice de Corot, la vigeur de Courbet ? pas davantage. Pour lui, la nature n’a jamais connu le linceul des neiges et le voile brumeux des pluies ! La nature, telle qu’il l’a rendue, c’est un plutage de poudre d’or au travers d’une dentelle verte de feuillées, c’est une envolée de lumière sur les velours des mousses. Ni la sérénité des soirs d’août, ni les levers pluvieux de novembre, ni le trouble des bois, la nuit, ni l’alerte du réveil le matin, ni la désolation de l’hiver, ne l’ont tenté. A-t-il, dans cette forêt de Fontainebleau où il fit tant d’études, su dégager l’éloquente grandeur des rocs et des chênes ? Je ne le crois pas. Pour lui, la nature est une éternelle fête, une kermesse de soleil, une liesse de beaux jours !
Avouer que je préfère Rousseau et Millet ? Certes, Diaz n’a jamais atteint la grandeur du grand rustique, et encore qu’il ait parfois essayé d’empourprer de franges rouges les plis mouvants de ses nuages, jamais, lui, dont la palette rutilait pourtant, n’a su rendre l’admirable opulence et la mélancolique splendeur des grands ciels de Rousseau !
Et pourtant, quoi qu’il en soit, ce fanatique de la couleur est, malgré son dessin trop souvent lâché, malgré ses papillottages de tons, malgré toutes ses défaillances enfin ! un artiste d’une réelle valeur. Comment méconnaître, en effect, les charmes de ce peintre, qui, ainsi que l’a fait justement observer Théophile Silvestre, a le mérite d’avoir conservé entre Delacroix et Descamps (et j’ajouterais : malgré la hantise de ses autres maîtres), la force et l’originalité ; comment ne pas se laisser prendre à la pipée de ses éblouissements, à ce magisme du feu d’artifice qu’il tire dans chacune de ses toiles ?
Cet enfant gâté de la couleur, ce peintre de joies, n’exposait plus depuis longtemps déjà ; le paysagiste avait cédé aux exigences des amateurs qui s’arrachaient à prix d’or ses houris et ses nymphes. Mais à quoi bon rappeler les pochades médiocres qu’il a commises ? Sa réputation qui commença au salon de 1844, par une descente de Bohémiens, bonne toile picaresque, avait grandi et lui valait de pouvoir faire couvrir d’or ses moindres ébauches. Les oeuvres qu’il a laissés sont innombrables, mous ne pouvons songer à les passer en revue, les pages du journal n’y suffiraient point; citons seulement entre toutes : le Jardin des amours, l’Orientale, l’Abandon, un paysage exposé en 1846 et qui appartient, je crois, à M. Meissonnier, un Souvenir de Fontainebleau, les Délaissées, la fin d’un beau jour et le Plateau de la mare.
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Huile sur toile
1877
Exposition Kunsthalle, Hamburg
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Edouard Manet
(1832-1883)
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"Qui donc a dit que le dessin est l'écriture de la forme ?
La vérité est que l'art doit être l'écriture de la vie.
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Son père voulut qu'il se mette au droit, ce qu'il refusa obstinément,
montrant d'ores et déjà un caractère bien trempé.
Rarement reconnu par ses condisciples, plusieurs fois ridiculisé et conspué,
Edouard Manet, révolutionnaire malgré lui, ne se départit jamais de ses opinions.
L'avenir lui donna amplement raison.
Nous pouvons alors aujourd'hui admirer ses plus belles oeuvres,
allant du Déjeuner sur l'herbe au Bar aux Folies-Bergères. "
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Le tableau de Manet que le jury du Salon de 1877 a refusé d’admettre, à l’unanimité des voix, vient d’être exposé aux vitrines de la maison Giroux.
Inutile d’ajouter que, matin et soir, l’on s’entasse devant cette toile et qu’elle soulève les cris indignés et les rires d’une foule abêtie par la contemplation des stores que les Cabanel, Bouguereau, Toulmouche et autres croient nécessaire de barbouiller et d’exposer sur la cimaise, au printemps de chaque année.
Le sujet du tableau, le voici : Nana, la Nana de L’Assommoir, se poudre le visage d’une fleur de riz. Un monsieur la regarde.
Je déclare tout d’abord que je reconnais, dans cette nouvelle oeuvre de M. Manet, de singulières défaillances, j’y trouve également cette gaucherie d’exécution tant insultée par ces aimables peintres qui soufflent des princesses en baudruche et les suspendent au plafond satiné des boudoirs avec ces étiquettes imbéciles : Premier trouble, Jours heureux, Puis-je entrer ?, Rêverie,mais j’y vois aussi ce qu’aucun des peintres non impressionnistes n’a encore su faire: la fille !
Rendre l’attitude irritante des hanches qui se torillent, rendre la polissonnerie des regards noyés, faire sentir l’odeur de la chair qui bouge sous la batiste, rendre le luxe des dessous entrevus, exprimer les prostrations, les énervements, la bestialité joyeuse ou la résignation fatiguée des filles, tout cela n’a pu être réussi par ces milliers de peintres que l’Ecole des Beaux-Arts lâche, en des jours de malheur sur le pavé de la capitale.
Mais revenons-en au tableau de Manet. Nana est debout, se détachant sur un fond où une grue passe, effleurant les touffes cramoisies de pivoines géantes; elle est en corset, les épaules et les bras sont nus, la croupe renfle sous le jupon blanc, les jambes serrées dans des bas en soi grise, brochés sur le coup de pied, d’une fleur éclatante, se perdent, sans plis, dans des mules à hauts talons, d’un violet intense. Nana lève le bras et approche de son visage, sur lequel foisonne sa tignace couleur de paille, la houppe qui va le nuer et couvrir de sa poussière embaumée par l’ihlang les minuscules points d’or qui mouchettent sa peau.
Comme dans certains tableaux japonais, le monsieur sort du cadre, il est enfoui dans un divan, les jambes croisées, la canne entre les doigts, dans cette attitude de l’homme qui détaille nonchalamment la femme quand lentement elle se harnache. — Il a gardé son chapeau, il est comme chez lui — pour l’instant du moins. — Nana n’a point à se gêner; son amant ne doit plus rien ignorer d’ailleurs des joies que lui ont promises ses toilettes de bataille, le premier soir qu’il la rencontra. Si je ne craignais de blesser la pudibonderie des lecteurs, je dirais que le tableau de M. Manet sent le lit défait, qu’il sent en un mot ce qu’il a voulu représenter, la cabotine et la drôlesse.
Observation profonde: les bas que des personnes peu habituées sans doute aux déshabillés emphatiques des filles, trouvent invraisemblables et durement rendus, sont absolument vrais; ce sont ces bas à la trame serrée, ces bas qui luisent sourdement et se fabriquent, je crois, à Londres.
L’aristocratie du vice se reconnaît aujourd’hui au linge ; la plus piètre histrionne arbore des toilettes tapageuses, mais la veritable opulence éclate plus dans la dentelle des chemisettes et dans les bas et dans les bottines mignonnement ouvrés, que dans les robes ornées de fanfreluches et les chapeaux surmontés de panaches et d’oiseaux. J’ajouterai encore que la convoitise, que le rêve, que l’idéal des filles du peuple qui, après avoir longtemps piétiné sur le fumier des rues ont pu sauter, un beau jour, sur la plume des lits, est de se tailler des vêtements et de coucher dans cette étoffe. — La soie, c’est la marque de fabrique des courtisanes qui se louent cher.
Nana est donc arrivée, dans le tableau du peintre, au sommet envié par ses semblables et, intelligente et corrompue comme elle est, elle a compris que l’élégance des bas et des mules était, à coup sûr, l’un des adjuvants les plus précieux que les filles de joie aient inventés pour culbuter les hommes.
Il serait puéril de le nier. Les bas d’azur à jarretière citron, les bas cerise, les bas noirs brodés de ramages blancs, les bas à damier cramoisi et soufre, les bas mauve ou fleur de pêcher, diaphanes et laissant discrètement percer le rose de la peau ou épais et dessinant seulement le contour troublant du mollet, sont aussi bien que les pierres serties, que les gazes très claires, que le fard de Chine, le blanc de perle, le bleu myosotis, aussi bien que les pâtes musquées et le kh’ol d’Orient, les poivres longs, les rouges piments, les sauces incendiaires, habiles à réveiller la torpeur des estomacs lassés.
Manet a donc eu absolument raison de nous représenter dans sa Nana, l’un des plus parfaits échantillons de ce type de filles que son ami et que notre cher maître, Emile Zola, va nous dépeindre dans l’un de ses plus prochains romans. Manet l’a fait voir telle que forcément elle sera avec son vice compliqué et savant, son extravagance et son luxe des paillardises.
Ces quelques observations sur les attraits maquillés des femmes m’ont semblé nécessaires pour expliquer les details du tableau et l’artiste volupté qui s’en dégage. Je passe maintenant à la facture de l’oeuvre même.
Ainsi que je l’ai dit plus haut, Manet est loin d’être un peintre irréprochable, mais sa Nanaest incontestablement l’une des meilleures toiles qu’il ait jamais signées. Le bras cerclé d’or, la main qui tient la houppe de cygne, une petite main assouplie par les crèmes et armée d’ongles en amande, soigneusement limés, sont, de tous points, charmants, les jambes sont fermes, on sent sous l’enveloppe brillante qui les couvre, la chair et non l’étoupe. Le seul reproche que je fasse à M. Manet, ainsi qu’à la plupart des impressionnistes, c’est l’abus des blancs crayeux, des rouges sales, des noirs brutalement plaqués; la tête de Nana n’est pas heureuse, l’attache du cou médiocre, mais tout le corps, depuis l’épaule jusqu’aux plantes, est absolument bien. Le monsieur assis, le ’voyant’ est également parfait ; quant aux accessoires, ils sont brossés avec une largeur que les Desgoffe et autres léchotteurs devraient bien lui envier! Le divan, la robe bleue, jetée, au hasard des plis, sur une chaise, l’azalée qui s’épanouit, rouge, dans son cache-pot, tous les petits meubles du boudoir enfin, sont enlevés avec une vigueur et une bravoure vraiment remarquables!
Telle qu’elle est, avec ses qualités et avec ses défauts, cette toile vit et elle est supérieure à beaucoup des lamentables gaudrioles qui se sont abattues sur le Salon de 1877; je me demande si vraiment il faudra, pendant longtemps encore, que pour être admis dans ce temple du bric à brac, un artiste passe par le jugement des messieurs vieillis qui s’imaginent qu’un peintre ’fait distingué’ quand il se garde de rendre simplement l’être humain ou la nature, ainsi que son tempérament les lui a fait voir ?
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‘Exposition universelle. — L’École anglaise.’ L’Artiste, Bruxelles, 2 juin 1878.
‘Le dernier livre de M. Ch. Blanc.’ L’Artiste, Bruxelles, 15 novembre 1878.
‘Les natures mortes.’ L'Exposition des Beaux-Arts: Salon de 1880, Paris: Ludovic Baschet (1880).
‘Les albums Anglais.’ Revue Littéraire et Artistique, 15 août, 1881.
‘La genèse du peintre.’ La Revue indépendante, avril, 1884.
‘Le nouvel Album d’Odilon Redon.’ La Revue Indépendante février 1885.
‘J. L. Forain.’ Revue Illustrée, 1 mai 1889.
‘Félicien Rops.’ L’essai sur Rops de Certains réédité en La Plume, No. 179, 15-30 juin 1896.
‘Les Grünewald du Musée de Colmar.’ Le Mois littéraire et pittoresque mars 1904.
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Fiction
Marthe, histoire d’une fille. 1876.
‘Sac au dos.’ L’Artiste, Bruxelles, 1878. Pour faire une comparaison avec la version publiée dans Les Soirées de Médan en 1880, clicquez ici.
Sac au dos. 1880. Pour faire une comparaison avec la première version, clicquez ici.
Croquis Parisiens. 1880 (deuxième édition 1886).
Pierrot sceptique. (Avec Léon Hennique) 1881.
La Retraite de Monsieur Bougran. Une nouvelle écrit en 1888, mais publiée posthumement en 1964.
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Non-fiction
‘La Bièvre.’ L’Artiste, 27 avril 1878. Pour faire une comparaison avec la version publié dans Croquis parisiens clicquez ici.
Le Quartier Saint-Séverin. 1898.
‘Les Gobelins.’ Soleil de dimanche, 5 mars 1899.
‘Le Quartier Notre-Dame.’ L'Almanach du Bibliophile 1899.
La Bièvre. Les Gobelins. Saint-Séverin. Société de propagation des livres d’art, 1901.
Sainte Lydwine de Schiedam. 1901.
‘Saint-Germain de l'Auxerrois.’ La Tour de France, janvier 1905..
Le Quartier Notre-Dame. Publié par Romagnol en 1905, avec des illustrations de Charles Jouas.
‘La Symbolique de Notre-Dame.’ La Tour de France, avril 1905.
Trois églises et trois primitifs. 1908.
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Critiques littéraire
‘Etude sur le Gamiani de Musset.’ Une étude redigée par Huysmans en brochure anonyme en 1876.
‘Emile Zola et L’Assommoir.’ Essai sur Zola et son oeuvre, publié en 1876 dans L’Actualité.
‘Camille Lemonnier.’ Un profil de l’ecrivain belge, publié dans L’Artiste, Bruxelles, 4 août 1878.
‘Curiosités.’ Un court définition de la poésie en réponse à léditeur de La Vogue en avril 1886.
‘Maupassant: Étude biographique.’ Revue Encyclopédique, 1893.
‘Réponse à une enquête.’ Sillon, janvier 1899.
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Préfaces
Bois, Jules. Le Satanisme et la magie. Paris: Flammarion, 1895.
'Marie-Charles Dulac.' Charles Marie Dulac Paris: Georges Petit, 1899.
Cazals, F-A. Paul Verlaine, ses portraits. Paris: Bibliothèque de l'Association, 1896.
Dutilliet, Abbé Henri. Petit Catéchisme liturgique. Paris: J Bricon, 1896.
Gourmont, Remy de. Le Latin mystique. Paris: Mercure de France, 1892.
Hannon, Théodore. Rimes de Joie. Bruxellles: Gay et Doucé, 1881.
Verlaine, Paul. Poésies religieuses. Paris: Messein, 1904.
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Divers
‘Le sommeil de l’amour.’ Publiée dans Le Musée des Deux Mondes, 15 juin 1875.
‘Une fête à Nogent-sur-Marne.’ Le Musée des Deux Mondes, 1 septembre 1875.
‘Le grande place de Bruxelles.’ La République des Lettres, 23 octobre 1876.
‘Carnet d’un voyageur à Bruxelles.’ Publié dans Le Musée des Deux Mondes, 15 novembre 1876.
‘La marchande de petit noir.’ La Cravache parisienne 24 décembre 1876.
‘Le boulevard Montparnasse.’ La Cravache parisienne, 7 janvier 1877.
‘En Hollande.’ Le Musée des Deux Mondes, 15 février 1877.
‘A maître François Villon.’ L’Artiste, Bruxelles, 15 juillet 1877.
‘Image D’Épinal.’ L’Artiste, Bruxelles, 22 juillet 1877.
‘Ballade en prose de la chandelle des six.’ L’Artiste, Bruxelles, 12 août 1877.
‘Le Sommeil de l’Amour.’ L’Éclair, numéro 14, septembre 1877.
‘L’épave.’ L’Éclair, numéro 16, septembre 1877.
‘Le Geindre.’ L’Éclair, numéro 19, octobre 1877.
‘Noël.’ L’Artiste, Bruxelles, 23 décembre 1877.
‘Bonjour bon an.’ L’Artiste, Bruxelles, 6 janvier 1878.
‘Robes et manteaux.’ Le Gaulois, 6 juin 1880.
‘Une goguette.’ Le Gaulois, 11 juin 1880.
‘Tabatières et riz-pain-sel.’ Le Gaulois, juin 1880.
‘L’extralucide.’ Le Gaulois, 26 juin 1880.
‘Le parc Monceau.’ La Vie moderne, 25 juin 1881.
‘L’Emblème.’ La Revue Indépendante, mars 1885.
‘Ouverture de Tannhaeuser.’ Revue Wagnérienne, 8 avril 1885.
‘Autour des fortifications.’ La Revue illustrée, 1 et 15 janvier 1886.
‘En Hollande.’ La Revue illustrée, 15 décembre 1886 et 15 janvier 1887.
‘L’Avenue de la Motte-Picquet.’ La Revue Indépendante, 1887.
‘Une Carmélite.’ Echo de Paris, 10 novembre 1897.
‘En Hollande: Sensations d’Amsterdam’ Les Annales politiques et littéraires, 11 septembre 1898.
‘Un procès.’ L’Echo de Paris, 14 décembre 1898.
‘L’Abbaye Bénédictine de Ligugé.’ Revue Encyclopédique, 24 décembre 1898.