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paul Claudel

 

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Claudel à Villeneuve

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"On loue à grand prix sur les plages à la mode ces villas qui vous assurent "une belle vue sur la mer". Et moi aussi la Providence, dès mon berceau, m'a assuré un poste sur un promontoire. Une vue sur la mer. Non point une mer liquide, mais un océan céréal prolongeant sa houle d'émeraude et de feu jusqu'aux extrémités de l'horizon. Une plaine d'or mûrissant sur laquelle l'été promène l'ombre des grands nuages empourprés. Dès mon enfance, je n'ai cessé de recevoir sur mon visage cette haleine de solennité et de tempête. Tout à l'infini était libre et ouvert devant moi. Elle était grande ouverte devant moi, et je la contemplais d'un œil avide, cette porte immense par laquelle il ne cesse d'arriver quelque chose !
"Par derrière il y a la forêt, cette sombre forêt de Beuvardes et de la Tournelle sur le seuil de qui jaillit cette fontaine, accompagnée d'un lavoir désert, qu'on appelle la fontaine de la Sibylle.
"Quel beau pays ! quel rude et sévère pays à l'écart de tout ! quel vieux pays, un des plus vieux de notre Gaule immémoriale ! Un coin de ce Tardenois gallo-romain, dont le sol livre encore des fragments de poterie, des monnaies barbares et des lames d'épées. On voit près de Fère ce rocher isolé appelé le Grès-qui-va-boire parce qu'au coucher du soleil son ombre essaie d'atteindre l'Ourcq et qui, au dire de M. Etienne Moreau-Nélaton, qui a consacré à toute cette région un admirable ouvrage, n'a cessé longtemps d'être dans le pays l'objet d'une révérence secrète.

 

"C'est là que je suis né, dans un vieux village dont Pintrel, l'ami de La Fontaine, fut longtemps le Seigneur, et où ce conservateur des Eaux et Forêts a dû passer plus d'une fois.Une vieille peinture endommagée de l'église conserve, paraît-il, ses traits. Aussi près que possible de la vieille mère ogivale, dans un antique bâtiment qui ne s'interrompit que pour peu de temps d'être le presbytère, c'est là où j'ai appris le français, le vrai français, un français tout près de sa source, le parler tout frais de l'Ile-de-France. C'est là où, quelque pomme à la main, je lisais avidement parmi les tomes délabrés de la " librairie " de mon grand-oncle, au chant désolé de tout ce que la pluie d'automne a de plus noir et de plus glacé, L'Énéide et la Vie des Saints d'Alban Butler.

C'est là où la prosodie me fut enseignée, et ce n'est aucun Dictionnaire des Rimes que j'eus besoin d'acheter, mais la grande voix catholique des psaumes, ce grand psaume 113 des vêpres en particulier, In exitu Israël de Aegypto, qui m'emportait comme une Marseillaise. C'est là où le soir, au retour de promenades interminables, dans le passage ténébreux des chars et des animaux qui retournent à l'écurie, je reçus le commandement d'armées imaginaires et de quelles expéditions fabuleuses !


"C'est là aussi, à ce flux enseveli qu'on a bien tort, puisqu'il est toujours là, d'appeler le passé, qu'est revenu, une fois encore, ces jours-ci, s'abreuver, aux rayons du soleil déclinant, l'ombre tournante du Grès-qui-va-boire. J'ai revécu toute cette histoire des deux sœurs et de la lépreuse parmi ces monstres farouches du Géyn qui épouvantaient mon enfance, que m'ont contée je ne sais quelles bouches d'où La Bruyère, Chinchy, Cramail, Saponay, de nouveau ces noms poignants et chéris, ont retenti aux oreilles silencieuses de ma mémoire. Où est-ce que j'ai été la chercher cette grande histoire que commémoraient trois fois par jour aux différentes étapes de la journée les trois coups au-dessus de ma tête de la Salutation angélique ?

Cette relation déchirante de quelque chose qui ne fut jamais et qui à jamais ne cessera plus d'arriver !
"C'est moi, le Grès-qui-va-boire !"

 

Paul CLAUDEL.
Paris, le 12 mars 1948.

Article paru dans L'illustration et reproduit dans Théâtre Gallimard, coll. Pléiade, tome II, p. 1 397.

 

 

Le pays de L'Annonce faite à Marie

La maison familiale à Villeneuve-sur-Fère en Tardenois
La maison familiale
à Villeneuve-sur-Fère
en Tardenois

Le 6 août 1868, Paul Claudel a vu le jour dans l’ancien presbytère de Villeneuve-sur-Fère. Par les Thierry - ses ancêtres du côté maternel – sa mère Louise-Athénaïse Cerveaux (qui épousa en 1862 un Lorrain : Louis-Prosper Claudel), est originaire de ce petit village du Tardenois, situé dans l’Aisne.

A partir de 1870, les Claudel passent leurs vacances  dans la maison plus vaste et confortable héritée du curé Nicolas Cerveaux, face au presbytère. Né au sein d’une famille que son tempérament orgueilleux et ses ambitions bourgeoises isolent, Paul grandit à l’ombre de l’église, dans une campagne rude, au contact des paysans, au rythme des fêtes liturgiques et des travaux agricoles. A Villeneuve, en 1881, Paul, alors âge de 12 ans,  assiste à l’agonie de son grand-père Athanase Cerveaux. Cette expérience terrifiante fonde son horreur et son refus de la mort.

P. Claudel à 13 ans, Buste de Camille Claudel
P. Claudel à 13 ans,
Buste de Camille Claudel
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Habité très tôt par sa vocation créatrice, le poète partage avec sa sœur Camille la passion des balades. Le futur poète rêve de conquêtes fabuleuses, chantées tout bas, tandis que sa sœur ébauche en pensée les groupes à tirer de l’argile trouvé en chemin. La Hottée du diable et ses rochers de grès monstrueux est le terrain de jeu des deux jeunes artistes. Leur imagination puissante se nourrit des légendes, histoires et rumeurs que leur bonne Victoire, la fille du garde chasse du duc de Coigny et ancienne bonne du curé,  brode à l’infini. D’elles naîtront plus tard Tête d’Orla Jeune Fille Violainel’Annonce faite à Mariel’Otagele Pain dur, ces drames enracinés en Tardenois et qui en restituent l’atmosphère pluvieuse, le climat sacré, l’élan mystique, si bien décrits par le poète dans sa conférence de 1937 : « Mon Pays ». 

 

Bibliographie
Marie-Victoire Nantet et Madeleine Rondin dir., Origine d’une œuvre. Mémoire d’un pays. Camille et Paul Claudel en Tardenois, CRDP Amiens, 2003.
MV. Nantet, MD. Porcheron, A. Rivière dir., textes présentés par S. Gauthier, Sur les traces de Camille et Paul Claudel, archives et presse, Poussière d’Or, 2009.
Marie-Victoire Nantet, Camille et Paul Claudel. Une enfance en TardenoisÉditions Bleulefit, 2011.

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Claudel à Brangues

« Brangues, c'est sans doute cette syllabe de bronze monnayée trois fois le jour par l'Angélus, à laquelle mon oreille, à travers ce présent qui est déjà l'avenir, était préparée, pour que, après cette longue enquête poursuivie à travers toute la terre, j'y associe le repos de mes dernières années.

Ce fleuve à quoi la rhétorique a bien raison d'assimiler la vie humaine, j'ai maintenant position sur sa berge, et si je suis trop loin pour qu'il m'entraîne de ce courant plein de tourbillons, du moins, tandis que j'arpente d'un pas méditatif cette terrasse ombragée d'une rangée de tilleuls vénérables, on m'a donné un autre Rhône dans le ciel pour que j'en accompagne depuis l'entrée jusqu'à la sortie la mélodie intarissable. Je parle de cette exposition raisonnable, de cette puissante ondulation de collines prosodiques, se relevant et s'abaissant comme une phrase, comme un vers de Virgile, comme une période de Bossuet, que ponctuent çà et là la tache blanche d'un mur de ferme, l'humble feu maintenu à travers bien des siècles d'un groupe de foyers.

Ce mouvement immobile, cette ligne en pèlerinage vers l'infini, comme elle parle à mes yeux, comme elle chante ! Que de souvenirs elle amène, et vers quelles promesses encore elle m'entraînerait, s'il n'y avait derrière moi ce gros château plein d'enfants et de petits-enfants qui me dit : C'est fini, maintenant, voyageur ! et vois la forte maison pour toujours avec qui tu as choisi de te marier par-devant notaire !


Cela ne m'empêche pas, quelques enjambées suffisent, d'aller vérifier de temps en temps le fleuve dont la présence invisible et la mélopée diffuse emplit l'heure diaprée du matin et solennelle de l'après-midi, et boire une gorgée vivifiante à son onde glacée. Le psaume nous dit, et l'on m'a posté ici pour témoigner que c'est vrai, que sa source est " dans les montagnes saintes ", dans le pays de la pierre éternelle et des neiges immaculées ! et quand le soir vient, quel azur ineffable charrie vers mon attention béante cette froide nymphe, quelle nacre, quelle dissolution de rose et de safran, quel torrent de pivoines écarlates et de sombre cuivre ! Chante, rossignol de juin ! et que l'aile coupante de l'hirondelle, que le chant nostalgique du coucou se mêle à ces îles de gravier, à ces saules décolorés auxquels le vieux poète pour toujours a suspendu sa harpe ! Il fait semblant de rester immobile aujourd'hui, mais il est content de voir que tout marche joyeusement et triomphalement autour de lui, non seulement le fleuve, dont il est écrit que la poussée irrésistible ne cesse de réjouir la cité de Dieu, mais la vallée tout entière avec ses villes, ses villages et ses cultures, comme une partition pompeuse !

Tout cela vient de l'orient et s'en va à grand étalage de silence vers l'horizon. Et, doublant la montagne et le fleuve, il y a pour leur indiquer le chemin d'une procession à l'infini, des peupliers. Vieux Pan ! tu auras beau courir, tu n'en auras jamais fini d'épuiser cette Syrinx en fuite ; cette ribambelle à l'infini de tuyaux dont les groupes et les indications verticales donnent repère et rythme aux avancements calculés du regard et qui sont comme la perspective des barres et des notes sur les parallèles de la portée. Je n'ai plus besoin comme aux jours de ma jeunesse de dépouiller mes vêtements pour me mettre à la nage au milieu de cette magnificence symphonique et pour ajouter ma brasse à ce courant à la fois comme le bonheur invincible et persuasif.

J'ai épousé pour toujours ce bienheureux andante ! J'ai besoin de cet allègement, de ce recommencement sous mon corps, liquide, de l'éternité, j'ai besoin de cette invitation inépuisable à partir pour constater que je n'ai pas cessé d'être bienheureusement à la même place.

Alors salut, étoile du soir ! Il y a pour t'indiquer pensivement dans le ciel, au fond du parc, dans le coin le plus reculé de mon jardin, un long peuplier mince, comme un cierge, comme un acte de foi, comme un acte d'amour ! C'est là, sous un vieux mur tapissé de mousses et de capillaires, que j'ai marqué ma place. C'est là, à peine séparé de la campagne et de ses travaux, que je reposerai, à côté de ce petit enfant innocent que j'ai perdu, et sur la tombe de qui je viens souvent égrener mon chapelet. Et le Rhône aussi, il ne s'interrompt pas de dire son chapelet, son glauque rosaire, d'où s'échappe de temps en temps l'exclamation lyrique d'un gros poisson, et n'est-ce pas Marie dans le ciel, cette étoile resplendissante ? cette planète, victorieuse de la mort, que je ne cesse pas de contempler ? »

Paul Claudel , 3 février 1940
Œuvres en Prose Gallimard, coll. Pléiade, p. 1339

 

Le clocher de l'Église de Brangues vu du Château
Le clocher de l'Église de Brangues vu du Château

Le château et son parc de dix-sept hectares sont situés sur une hauteur, à l’orée du village de Brangues, non loin du Rhône, au Nord de l’Isère et à distance égale de Grenoble, Lyon et Genève. L’ancienne place forte s’est développée au cours du temps en une demeure à deux tours et quatre corps de bâtiment harmonieusement ajustés. Une ferme, des écuries et une orangerie la complètent. Terre du Dauphiné, son histoire est marquée par les guerres contre la Savoie. Au XVIIIe siècle, le trésorier général du Dauphiné, qui fut un de ses propriétaires les plus fastueux, fixe l’aspect actuel du domaine par l’ajout ultime d’une aile orientée au sud.

Claudel à Brangues (1952)?
Claudel à Brangues (1952)

Le château a souvent changé de main. Paul Claudel l’acquiert en 1927. Il a cinquante-neuf ans et cette maison répond au désir du diplomate d’avoir un lieu à soi. Il choisit de s’installer dans la région de Reine Sainte-Marie Perrin sa femme. « Le Dauphiné n’est pas ma terre natale, mais il est ma patrie d’élection ». En 1935, après quarante-cinq ans de vie à l’étranger, « l’absent professionnel » (comme le poète se nomme) prend enfin sa retraite. Il passera désormais de longs étés dans sa campagne, et les quatre années de la guerre. « Devant les pas de l’éternel voyageur, quelque chose s’était dressé de désormais intransgressible, dans l’établissement définitif à la fois d’une entente et d’une distance. »

A Brangues, le patriarche joue son rôle, l’homme de lettres reçoit, le chrétien prie, l’épistolier tient à jour sa correspondance, le poète compose, le dramaturge monte des plans, le diplomate déchiffre l’actualité, le polémiste bataille, le citoyen accablé d’un pays envahi s’engage. Autant d’activités consignées dans un Journal qui constitue le document le plus complet sur la vie de Claudel à Brangues, ses lectures, ses travaux exégétiques et ses créations poétiques et dramatiques en cours (Le Livre de Christophe ColombLe Festin de la SagessePan et SyrinxAu milieu des vitraux de l’Apocalypse, …).

Au fil des pages apparaissent des visiteurs illustres, Edouard Herriot, Philippe Berthelot, Darius et Madeleine Milhaud, Ida Rubinstein, la Reine Elisabeth de Belgique, François Mauriac, le très jeune Jean-Louis Barrault. Tous ont disparu, ainsi que leur hôte. Perdurent à Brangues le bureau, la bibliothèque et la tombe de l’écrivain qui porte l’épitaphe : « Ici reposent les Restes et la Semence de Paul Claudel ».

Bibliographie
Marie-Victoire Nantet, Brangues en Dauphiné avec Paul ClaudelÉditions Bleulefit, 2010.

Journal, Correspondances, Mémoires

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Le diplomate

Extrait : BRIAND

[…] Cet art de sentir et d'écouter, plus encore que ce timbre incomparable, c'était le don de Briand, et c'est à lui que pendant de longues années il dut sa maîtrise dans les conversations diplomatiques. Son interlocuteur savait qu'il avait devant lui, non pas quelqu'un comme Poincaré, étroitement emprisonné dans une attitude légale et dans un texte écrit, mais un esprit ouvert et capable d'apprécier en amateur compétent l'opinion même qu'il ne pouvait partager.

Devant un artiste de cette classe il n'y avait pas autre chose à faire, comme on dit, que de "jouer vrai" et de fournir le meilleur de son petit talent. Cet art de sentir et d'écouter, plus encore que ce timbre incomparable, c'était le don de Briand, et c'est à lui que pendant de longues années il dut sa maîtrise dans les conversations diplomatiques. Son interlocuteur savait qu'il avait devant lui, non pas quelqu'un comme Poincaré, étroitement emprisonné dans une attitude légale et dans un texte écrit, mais un esprit ouvert et capable d'apprécier en amateur compétent l'opinion même qu'il ne pouvait partager. Devant un artiste de cette classe il n'y avait pas autre chose à faire, comme on dit, que de "jouer vrai" et de fournir le meilleur de son petit talent.

Si l'on essayait de s'égarer dans le mensonge et dans le pathos, si l'on se permettait auprès de ce virtuose quelques fantaisies de ménétrier, aussitôt un mot de gavroche, un éclair de cet œil ironique et affectueux, un mouvement de cette grosse lèvre toujours occupée à soupeser la cigarette absente, suffisait à ramener l'imprudent à la clé de sol. Briand constituait à lui tout seul tout un auditoire dont il était flatteur de mériter l'assentiment, un assentiment qu'il n'était pas trop cher de payer à son prix.

Il était l'homme qui ne s'emporte pas, qui ne se passionne pas, qui comprend tout, qui s'intéresse à tout, qui ouvre à toutes les confidences et à toutes les difficultés la tentation d'une oreille indulgente et expérimentée de confesseur. Comme un excellent metteur en scène, il donnait à son partenaire l'occasion, ou du moins le désir, d'avoir été "bon", d'avoir parlé comme il faut, on était fier de se sentir en sa compagnie si supérieur, si raisonnable, le thème adroitement manipulé par ses mains parisiennes, de conciliation et de bon sens, prenait un attrait tout nouveau, les difficultés s'amenuisaient, sinon jusqu'à la solution, au moins jusqu'à la transparence.

Et dans ce sceptique il y avait une sincérité incontestable et émouvante, une horreur de la violence et du gâchis. C'est vrai, il aimait la paix et il la faisait aimer. "Tant que je serai là, disait notre vieux chef, il n'y aura pas de guerre.

" Il n'y est plus. Le temps ne marche pas toujours à la même allure et au cours de ces dernières années, le courant a filé si raide et si vite qu'on a peine à distinguer dans la brume rétrospective cette anse lumineuse où jadis deux hommes d'État sous la tonnelle, le verre en main et la fumée aux lèvres échangeaient des propos alternés. L'Europe a subi en un instant une transformation si profonde qu'elle fait songer à ce que la géologie nous apprend des élaborations métamorphiques. On croyait que la facilité et l'accélération des communications allaient dilater les nations, elle n'a fait dans un resserrement général que leur donner une conscience plus jalouse et plus exclusive de leurs différences et de leurs intérêts. Nous avons vu les blocs voisins du nôtre procéder à un phénomène de fusion intérieure et de durcissement périphérique qui les rend de plus en plus homogènes et de plus en plus impénétrables

. C'est fini des conversations diplomatiques à mi-voix et de cette négociation diffuse et multiforme qui poursuivaient entre elles et comme d'elles-mêmes à travers des frontières complaisantes toutes sortes d'idées, de propositions et d'intérêts entrecroisés. Il n'y a plus que des pontons cuirassés et hermétiques qui oscillent dangereusement côte à côte dans un port sinistre et les communications de bord à bord se font par le truchement des haut-parleurs, sous un ciel exploré par les oiseaux de guerre. C'est la situation prévue par un certain évangile qui nous parle de la pressura gentium, de la compression des nations et de ces temps où les hommes se dessècheront, moins de terreur encore que d'attente. D'une situation aussi étrange on ne peut dire, semble-t-il, qu'une chose sûre, et, si l'on veut, consolante, c'est qu'elle ne peut durer. Et alors on se met à songer avec une sympathie mêlée d'attendrissement à ce vieil homme qui croyait obstinément que, oui, dans cette Europe hagarde et terrifiée, il y avait quelque chose de commun, une tradition, un héritage, le souvenir d'une culture libérale et chrétienne, une certaine habitude civilisée de vivre ensemble, un devoir de ménagement, un devoir au-dessus des biens immédiats à l'entente.

En présence de ces performances grotesques et forcenées auxquelles se livrent devant des auditoires solidifiés par l'abrutissement et par la peur des solistes monstrueux, on recherche dans sa mémoire ce regard ironique et attristé qui traversait de part en part le clinquant et la baudruche. Car, encore plus que la guerre, il y avait une chose que détestait par-dessus tout ce vieux Français, ce Français aussi typique et autochtone qu'une dame de Nogent-le Rotrou et qu'un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, c'était le faux. Quand l'Europe a pris congé du bon sens, Briand a pris congé de la vie. (P. 7 mars 1936)

Proses DiversesŒuvre en Prose. Gallimard, Pléiade, p. 269.

Présentation des lettres de créances de Paul Claudel au palais impérial de Tokyo
Présentation des
lettres de créances
de Paul Claudel au
palais impérial
de Tokyo

  Paulette Enjalran

"Un point c'est tout. Point diplomatique". Ainsi parle un personnage de Partage de Midi (deuxième version): Claudel prend maintes fois plaisir à faire soudain surgir dans son œuvre littéraire l'évocation de ce qu'il appelle son "second métier", la Diplomatie, qui fit de lui, comme il s'en vante "un virtuose de la longitude".
"J'ai soif de l'énormité de la mer", s'écriait Anne Vercors. Partout se posera au poète la question que lui avait suggérée Mallarmé: "Qu'est-ce que cela veut dire?". "Mon affaire serait surtout de regarder, connaître, comprendre", écrit-il dans les Conversations dans le Loir et Cher. Le fils poète d'un modeste fonctionnaire devait en même temps gagner sa vie: il entra au ministère des Affaires étrangères, conciliant ainsi deux vocations, la Littérature et la Diplomatie.

L'écrivain Jules Renard s'étonnait dans son Journal: "Claudel… qui passe pour un homme de génie… reste au bureau par devoir, fait des rapports par devoir… au point même qu'il en fait qu'on ne lui demande pas". "Je suis payé", répondait simplement Claudel et "je tâche de gagner mon argent" (Pléiade, Journal de Jules Renard). Il ne permettait pas qu'on plaisante sur ses fonctions et sur ce qu'il considérait son "devoir d'état".

Claudel et Roosevelt en 1933
Claudel et Roosevelt en 1933

Ainsi se poursuivit durant 46 ans un long parcours commencé le 6 janvier 1890, date du concours d'admission aux carrières diplomatique et consulaire, auquel il fut reçu premier, pour se terminer le 30 mai 1935, départ de Bruxelles, son dernier poste. Le concours d'entrée ouvrait les deux carrières, celle des consulats et celle des ambassades, son peu de goût pour la vie mondaine et un souci d'indépendance l'amenèrent à opter d'abord pour les consulats après un stage préalable à l'administration centrale, au quai d'Orsay, à la sous-direction des Affaires commerciales, jusqu'à son départ pour l'étranger au mois de mars 1893: nommé vice-consul à New York, il exercera ensuite la gérance du consulat de Boston, avant de commencer un long séjour de 15 ans en Chine, le pays dont il rêvait depuis l'enfance.

On le voit consul suppléant à Shangaï, où il arrive le 14 juillet 1895, puis gérant des consulats d'Hankeou et de Fou-tcheou avant d'être nommé consul à Fou-tcheou au mois de septembre 1898: il y demeurera jusqu'en 1905. Il se signale durant ce premier séjour chinois par une intervention active en faveur des missions catholiques, par les négociations et la signature d'une convention pour la restauration de l'Arsenal de Fou-tcheou.
Il avait reçu pour ses activités les félicitations réitérées de son ambassadeur à Pékin. Rentrant en France en 1905 après le drame de Partage de Midi, il avait, avant son retour, fait la connaissance de Philippe Berthelot alors chargé de mission en Chine, rencontre décisive pour la future carrière de Paul Claudel aux Affaires étrangères.


"Et puis", écrit-il (Pr, 369), "après je ne sais combien de saisons sous les soleils de Chine, une inspiration du Personnel me planta tout à coup en plein cœur du continent européen" (Pr, 369).
C'est la première guerre mondiale qui marquera le grand tournant de sa carrière: son passage du corps consulaire dans le corps diplomatique avec la nomination en 1917 de ministre plénipotentiaire au Brésil.
Il avait auparavant rempli en Italie en 1916 une mission d'attaché commercial, évoquée par le diplomate François Charles-Roux, alors en poste à Rome, dans ses Souvenirs Diplomatiques: "attaché commercial hors-série", précise-t-il.
C'est l'occasion de signaler l'attrait exercé sur Claudel par les questions économiques (publication d'une longue étude concernant l'impôt sur le thé en Angleterre, renouveau d'intérêt à l'époque pour les questions commerciales en raison des développements de la politique coloniale.

A ces intérêts de l'administrateur correspondait la fascination du poète pour les métaux précieux, l'argent et l'argenterie. Il arrive aux États-Unis avec en tête une "Dramaturgie de l'Or". Ses compétences dans le domaine commercial furent utilisées dans son premier poste diplomatique après sa nomination (février 1917) de ministre plénipotentiaire à Rio.
C'est aussi l'époque où la situation politique de la Pologne appelle particulièrement son attention. Le poste suivant ne sera pas pourtant Varsovie mais le Danemark (août-septembre 1919), où il représente la France à la commission internationale chargée de statuer sur le Schlesvig-Holstein. Il se signale par son hostilité à Litvinov, le ministre russe présent alors à Copenhague.
Il occupera ensuite jusqu'à sa retraite trois postes d'ambassadeur :

- au Japon, 11 janvier 1921-17 février 1927 (il y fut profondément marqué par le NÔ japonais, subit le tremblement de terre de Tokyo, joua un rôle culturel important. Rédaction définitive du Soulier de satin). Création de la Maison franco-japonaise.

- aux États-Unis, 7-8 février 1927-1933.

- le 6 février 1928 : traité de conciliation et d'arbitrage franco-américain.

- 28 août 1928 : signature à Paris du pacte multilatéral contre la guerre (Pacte Briand-Kellog).

- 1931 : Visite à Washington du président du Conseil Pierre Laval.

- 1933 : Entretiens avec Roosevelt sur la question des dettes. Voyages en Louisiane et en Nouvelle Angleterre.

 

 - en Belgique.

- mars 1933 : nomination d'ambassadeur. 18 mars, arrivée à Bruxelles, Voyages à Liège, Anvers, aux Pays-Bas.
- novembre 1934 : Conférence à La Haye sur la peinture hollandaise.
- 9 mai 1935 : Fin de la carrière diplomatique.

Chacun de ces postes a suscité de sa part une abondante correspondance diplomatique qui reflète une expérience étendue de la politique internationale.
Il s'était donné une philosophie politique de grand bon sens, de sagesse teintée de scepticisme mais où dominait l'espoir (lettre à André Gide, 15 janvier 1910).
Il n'abandonna jamais dans ses écrits officiels le sens de l'humour qui le caractérisait et que révèlent ses Souvenirs de carrière (Pr, 1247).

Sans s'attribuer un rôle diplomatique de premier plan, il écrit le 16 mai 1935 dans une lettre à l'ambassadeur Wladimir d'Ormesson: "Je puis me rendre cette justice que j'ai toujours fait du mieux que je pouvais avec tout le sérieux possible" (Bulletin de la Société Paul Claudel, n°158, 2ème trimestre 2000). Il se félicite de la compréhension du Ministère à son égard.

    

Bibliographie : Une petite partie de la Correspondance diplomatique de Paul Claudel a été publiée dans la collection des Cahiers Paul Claudel (Éditions de la N.R.F.).
Le Centre Jacques-Petit, Bibliothèque de l'Âge d'homme, a entrepris sous la direction de Lucile Garbagnati une publication des Œuvres diplomatiques dont les deux premiers volumes sont consacrés aux États-Unis.
Les mémoires improvisés recueillis par Jean Amrouche, Gallimard, NRF, 2001, font une large part à la vie diplomatique.
- "Souvenirs de la Carrière L'Absent professionnel" in Œuvres en prose, pléiade, Gallimard, 1965, p. 1247-1251.

Sont présentés dans cette section les principaux pays où le diplomate a été en poste. Pour les autres pays, voir Réception de Claudel hors de France

Claudel et la politique

Claudel a passé l'essentiel de sa longue vie loin de Paris. Ses fonctions l'ont longtemps obligé à un devoir de réserve. Il a servi loyalement la République, quoi qu'il ait pensé de la politique menée par ses gouvernements. Jusqu'en 1935, il confie ses indignations à son Journal et sa vision de l'État à quelques-unes de ses pièces. La retraite lui donne sa liberté de parole.

Dans les années 1930, il tient le régime hitlérien pour totalitaire et antichrétien à la fois. Hitler est "démoniaque" et l'Allemagne "vouée à Satan". Le pacte germano-soviétique lui fournit un argument. "Les deux suppôts de l'enfer sont faits pour se comprendre". Il a un mot caractéristique : "Gog et Magog. Le Fascisme et le Communisme". Claudel est alors un antitotalitaire chrétien que l'on peut rapprocher de Paul Tillich, de Jacques Maritain ou du pape Pie XI dans l'encyclique Mit brennender Sorge.

En juin 1940, le républicain antinazi se rend à Alger avec l'espoir de s'y rendre utile. C'est à Brangues qu'il passe les années d'Occupation. Il pèse "le passif" et "l'actif" de l'événement. Il savoure la déroute des caciques radicaux-socialistes et francs-maçons et l'abolition des lois anticléricales. Le passif l'emporte néanmoins, qui tient à l'Occupation et à la rupture avec l'Angleterre. Il juge les conditions de paix "effroyables et honteuses", pointant notamment la livraison des réfugiés. Ses "Paroles au maréchal" sont moins une déclaration d'allégeance qu'un texte patriotique. Son maréchalisme dure d'ailleurs peu de temps. Dès l'automne 1940, il passe dans une opposition de plus en plus résolue. Son commentaire des entretiens de Montoire est clair : "On cède tout". Les partisans de l'ordre nouveau ne s'y trompent pas : il est rapidement catalogué comme anglo-gaulliste. L'antisémitisme d'État le scandalise. En 1942, il adresse une lettre au grand-rabbin Isaïe Schwartz pour protester contre la législation anti-juive. Cette lettre circule et lui vaut la vindicte des collaborateurs.

Claudel a certes des bouffes phobiques mais aussi une connaissance des dossiers et une capacité d'analyse. Il refuse ainsi d'imputer la défaite à la République et souligne la lourde responsabilité du commandement. C'est prendre le contre-pied de la doctrine officielle. Qui a été un diplomate de haut rang ne peut pas ne pas accorder une grande importance à l'aspect mondial de la guerre. En 1940-1941, son analyse géostratégique est celle du général de Gaulle. Très tôt il comprend, avec une belle intelligence de la chose militaire, que les Allemands dispersent leurs forces sur un territoire trop vaste. Il saisit immédiatement l'importance de l'attaque contre l'URSS. La note consacrée à la bataille de Stalingrad montre qu'il en a perçu l'importance historique. L'anticommuniste comprend que l'Armée rouge fait une bonne partie du travail.

En 1944, Claudel consacre une ode à de Gaulle. L'homme du 18 juin, plus que l'Assemblée constituante, est, pour lui, le porte-parole d'une communauté nationale dont seuls sont exclus les traîtres. Sa "volonté" n'est pas de trop face aux difficultés de sa tâche historique. Claudel lui sait gré de contrarier les entreprises du parti communiste. De Gaulle le fait nommer au conseil national du RPF. Il garde sa liberté d'appréciation. Comme, libéral en économie, il a regretté les nationalisations de 1945, il désapprouve la géopolitique du général. S'il est, comme lui, hostile à l'URSS, il est ouvertement favorable à l'Alliance atlantique et se refuse à tout anti-américanisme. C'est au Figaro qu'il confie ses réflexions ; il ne publie qu'un texte, non politique, dans le mensuel gaulliste Liberté de l'esprit et aucun dans Le Rassemblement.

De Gaulle et Claudel partagent un même sens de l'État qu'ils veulent actif, efficace. Le second écrit : "L'État commande et l'initiative individuelle exécute". Ces deux pragmatiques se montrent sévères à l'égard des partis. La partitocratie qu'est la IVe République et ses présidents du Conseil impuissants suscitent cet appel : "Vivement un chef !". Quand de Gaulle n'est plus qu'un chef de parti aux élections législatives de 1951, Claudel donne sa voix au MRP qui a glissé au centre droit, mais qui est le parti de l'unification européenne.

Son anticommunisme quasi viscéral ne suffit pas à définir le dernier Claudel. On est tenté de le voir comme un gaulliste de droite. Son double souci de la compétence et de l'économique l'apparente à ces technocrates dont la Ve République, plus tard, fera des ministres et des experts. Mais son patriotisme n'exclut pas une forte conscience européenne. Sa politique surtout fait la part plus belle encore à sa foi qu'à la nation. Le sort fait à l'Église, la liberté des croyants commandent ses choix. En se posant comme gaulliste, conservateur-libéral, europhile et atlantiste, le poète catholique concentre toutes les variantes, parfois dissonantes, du politiquement incorrect. Après 1945, les normes de la légitimité intellectuelle le prennent à contre-pied. L'anticapitalisme de Bernanos et surtout l'anticolonialisme de Mauriac rendent ces deux catholiques plus acceptables à une intelligentsia dominée par l'idéologie progressiste.

Jeanyves Guérin
Université de Marne-la-Vallée
Jeanyves.Guerin@univ-paris3.fr

Bibliographie :
Claudel politique, textes réunis par Pascal Lécroart, Aréopage, 2009.
Christopher Flood, Pensée politique et imagination historique dans l’oeuvre de Paul Claudel, Les Belles Lettres, 1991.

 

Claudel et l'Europe

L'EUROPE

Il y a longtemps qu'Europe a pris congé de l'Asie ! il y a longtemps qu'elle a franchi la fatale coupure de l'Hellespont, sur le dos d'un animal qui n'était autre que le roi des dieux ! Il y a plus longtemps encore qu'abandonnant à ses frères basanés la tâche de se multiplier sur place, Japhet, à la recherche de la mer, a découvert sous ses pieds l'instrument de sa jouissance et de son désir. Il a échappé au cirque. Par toutes sortes de membres, de palpes et de tentacules, par une pagation d'îles, par un aménagement respiratoire de trachées et de branchies, il a pris un contact organique avec l'illimité.

Il y a longtemps qu'Europe a pris congé de l'Asie ! il y a longtemps qu'elle a franchi la fatale coupure de l'Hellespont, sur le dos d'un animal qui n'était autre que le roi des dieux ! Il y a plus longtemps encore qu'abandonnant à ses frères basanés la tâche de se multiplier sur place, Japhet, à la recherche de la mer, a découvert sous ses pieds l'instrument de sa jouissance et de son désir. Il a échappé au cirque

. Par toutes sortes de membres, de palpes et de tentacules, par une pagation d'îles, par un aménagement respiratoire de trachées et de branchies, il a pris un contact organique avec l'illimité. À demi flottant comme un ponton à travers l'invitation de cette double Méditérranée qui vient l'interroger, l'ausculter jusque dans ses profondeurs, on dirait que c'est l'inconnu et le préexistant, le fabuleux barrage là-bas de l'Amérique au travers du soleil couchant, qui a d'avance sollicité vers lui la levée de ce promontoire.

En même temps qu'une déclaration du côté de l'ultérieur, on ne peut s'empêcher en étudiant sur la carte cet organe profond et disert, adapté à la compacte masse du Continent primitif, de le comparer à celui de la parole. La cavité est là. La langue est là dans la réciprocité sonore d'un parquet et d'un plafond, et ni les dents ne font défaut pour diviser, ni l'argile à modeler des lèvres, ni la salive, ni le larynx, ni les cordes vocales d'un bout à l'autre tendues sur leurs chevalets. C'est ici que l'humanité aboutit à l'expression. C'est ici qu'elle aboutit à l'articulation, à la forme et à la formule. A l'embouchure. (…)

Contacts et circonstances, Œuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade, pp. 1375, 1376

Claudel a une forte conscience voire une foi européenne. L'on s'en aperçoit en lisant Le Soulier de satin. De nombreux textes non fictionnels en témoignent qui s'étalent des années 1930 aux années 1950. L'on citera "L'Europe", "Sur l'Allemagne" (Œuvres en prose), un poème, "À pied d'œuvre", "Cantate pour la paix" et il y en a bien d'autres. Son Europe est fière et forte de ses racines chrétiennes. Elle s'inscrit dans le monde de l'après-guerre.

Dans son Journal, Claudel a applaudi les accords de Munich, mais a déploré l'Anschluss, "finis Austriae". Il n'a cessé de regretter la destruction de l'empire Habsbourg. Il pense qu'il faut construire "les États-Unis d'Europe" et que c'est là une entreprise économique et politique à la fois.

Quelles frontières donner à l'Europe? Une Europe large, selon lui, a le mérite d'y rendre l'Allemagne minoritaire. La France doit se réconcilier avec l'Allemagne du moment qu'elle est dénazifiée. Elle offre un "bouclier" face à l'impérialisme soviétique. C'est pourquoi il applaudit les accords de Paris. La RFA représente, pour lui, la bonne Allemagne catholique et baroque. De Gaulle l'a compris, qui a signé le traité de 1963 avec le chancelier démocrate-chrétien Konrad Adenauer.

Les accords de Yalta l'ont indigné. Alors que, pour de nombreux intellectuels, l'effet Stalingrad a fait taire les réticences, Claudel s'affirme très sensible au péril soviétique. Le danger, pour lui, vient de l'Est. Dès le 15 mai 1945, il s'appuie sur un discours de Winston Churchill, le dirigeant occidental le plus méfiant à l'égard de l'URSS. "Les Puissances alliées n'ont pas fait un tel effort pour la libération des peuples opprimés pour voir réinstaller dans les régions libérées des "régimes totalitaires et policiers".

Et d'évoquer la Pologne. Une telle clairvoyance est exceptionnelle à cette date. Pour lui, le rideau de fer a séparé l'Europe en deux camps et celui de l'Ouest dépend de l'aide comme de la protection des États-Unis. En 1947-1948, le coup de Prague puis le blocus de Berlin rendent plausible l'hypothèse d'une troisième guerre mondiale déclenchée par l'URSS. La révolution chinoise et la guerre de Corée contribuent à consolider le choix pro-américain et atlantiste du dernier Claudel.

Après 1947, le pragmatique est sans états d'âme. C'est sur l'Europe qu'éclate le désaccord entre l'écrivain et de Gaulle. Le RPF a beau être anticommuniste, il n'est pas atlantiste et se méfie de toute supranationalité. Le général récuse la politique des blocs et refuse que la France, bien que située à l'Ouest, et que l'Europe libre soient inféodées aux États-Unis. Il multiplie les critiques contre les initiatives européennes prises ou acceptées par les gouvernements de la Quatrième République. En 1951, après les élections législatives que son parti a gagnées et perdues, Claudel lui fait part de son désaccord géopolitique. Il a voté pour le MRP, son choix est cohérent. Le parti français de la démocratie chrétienne est l'avocat de la construction européenne. Son chef, Robert Schuman vient en effet de proposer la création d'un pool européen du charbon et de l'acier qui est l'embryon du Marché commun.

Sa position, qui a le mérite de la cohérence, est rarissime dans l'intelligentsia française de l'après-guerre. L'Europe doit alors être neutre, si possible socialiste. S'il fallait établir un cousinage, ce serait sans doute avec Raymond Aron, qui devient le collaborateur régulier du Figaro à partir de 1947 et rejoint le RPF. L'analyse politique de Claudel consonne souvent avec celles du Grand Schisme.

    Jeanyves Guérin
    Université de Marne-la-Vallée

Bibliographie :
PragueCahiers Paul Claudel 9, Gallimard, 1971.

Claudel et l’Europe, actes du colloque de la Sorbonne (2 décembre 1995), L’Âge d’Homme, 1997.

Henri Giordan, Paul Claudel en Italie, Klincksieck, 1975.

Marie-Victoire Nantet (éd.), Claudel et la Hollande, Poussière d'Or, 2009.

Didier Alexandre et Xavier Galmiche (dir.), Claudel et la Bohême. Dissonances et accords, Classiques Garnier, 2015.

 

Claudel et l'Allemagne

Extrait : « Quelques réflexions sur l'Allemagne »

Or, l'Allemagne occupe dans l'organisme de l'Europe non pas le rôle d'un membre, ni d'une tête, mais du viscère central, essentiel. D'une extrémité à l'autre du continent, du nord au sud, comme de l'est à l'ouest, elle est l'atelier intermédiaire.

La Providence l'a dotée à cet effet, avec d'immenses réserves de combustibles, des ressources nécessaires. Elle lui a donné davantage encore: un incomparable réseau de voies navigables, naturelles et artificielles. Et surtout elle l'a constituée administratrice à son débouché par le Rhin, par l'Elbe et par l'Oder de la grande diagonale économique qui, à travers des pays qui comptent parmi les plus riches et les plus peuplés du monde rejoint la mer du Nord et la mer Noire. Régions admirablement complémentaires où l'industrie intense de la Saxe et de la Westphalie répond à la puissante production agricole de la plaine danubienne. Il est impossible de considérer la carte et de suivre de l'œil et du doigt ce long sillon qui va de Hambourg à Galatz sans y voir une intention de la nature.

Une de ces intentions foncières, cosmiques, contre lesquelles les accidents de l'Histoire ne sauraient indéfiniment prévaloir. Les fleuves ne sont pas des frontières. Ce sont des engins de rassemblement entre les terres et entre les peuples. L'Allemagne, cette immense coulière, cette immense vallée, n'a pas été faite pour diviser les peuples, mais pour les rassembler. Elle n'a pas été faite pour servir de tête à l'Europe, mais pour lui servir d' âme ! en prenant ce mot non pas dans le sens spirituel, grand Dieu ! mais dans le sens mécanique : et si le mot d' âme ne vous convient pas, disons le boyau. (8 mars 1948)

Contacts et circonstancesŒuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade, p. 1383.

Une diffusion remarquable de son œuvre

Les Allemands ont été les premiers étrangers à traduire Claudel et c'est eux qui disposent de la traduction la plus complète de son œuvre. Aux premières traductions des pièces par Franz Blei et Jakob Hegner, souvent à de très courts intervalles de leur parution en France, se sont ajoutées celles du Cardinal Hans Urs von Balthasar (un magistral Soulier de Satin sous le titre Der seidene Schuh et les plus belles traductions des poëmes), avant qu'Edwin-Maria Landau ne songe à fédérer les bonnes volontés autour de son propre travail, pétri d'enthousiasme et d'honnêteté intellectuelle, et se fasse le maître d'œuvre d'une sorte d'équivalent allemand de nos volumes de la collection Pléiade.
Les milieux intellectuels allemands ont été assez vite touchés : pas moins que des personnalités telles que Stefan Zweig

(qui lui achète le manuscrit de l'Otage) Bertolt Brecht (fasciné en dépit de ce qui l'oppose à l'homme Claudel par la puissance du dramaturge), Thomas Mann qui sera présent à la grande première à Hellerau tout comme en 1953 à la création de L'Histoire de Tobie et Sara, le poète Richard Dehmel ou le biologiste Hans André ; et il faut rappeler que le Cardinal Balthasar est un des plus grands théologiens du XXème siècle.

De jeunes gens s'enthousiasment, tels Götz von Seckendorff et Bernhardt von der Marwitz qui entreprennent, sous la direction de Claudel en personne, de respectivement illustrer et traduire quelques unes des grandes hymnes de Corona Benignitatis anni Dei en…août 1914 ! - d'autres encore, dont certains s'en convertiront au catholicisme.

Les particularités de la recherche claudélienne allemande

Dans cette atmosphère porteuse, les universitaires allemands se sont penchés sur cette œuvre, forts des méthodes et des traditions de la philologie allemande. Ils se bornent avec prédilection à quelques recueils de poésie et pièces très précis, mais l'ensemble des études dessine une lecture sérieuse et approfondie, formant au total un étude quasi exhaustive des œuvres considérées. On insiste beaucoup, à juste titre mais de façon trop appuyée et systématique, presque caricaturale, sur ses attaches symbolistes. En revanche, certaines vues développées, justes et fécondes, sont originales par rapport à celles des universitaires français.
Ce sont en général des catholiques, surtout des universités rhénanes, qui suivent d'assez près les travaux des français et s'appuient sur eux. Il faut toutefois constater que si leurs activités ont connu une grande intensité autour et en prolongement des célébrations du centenaire auxquelles ils ont pris une très grande part, seules trois ou quatre thèses sont à signaler depuis.

Le point de vue des "béotiens"

Le théâtre de Claudel, lui surtout, a eu un immense retentissement auprès du public allemand (en traduction, mais aussi en Français : Lugné-Poe, Barrault et d'autre metteurs en scène français ont eu l'occasion de défendre devant lui l'"authentique et original Paul Claudel") et des représentations sont souvent préparées ou prolongées par des conférences de très haute qualité - Edwin-Maria Landau en donne même à la radio.

Cette vitalité ne s'épuise pas, mais c'est de plus en plus souvent les œuvres musicales écrites pour et avec Milhaud et Honegger qui sont données de façon privilégiée. Une " Deutsche Claudel-Gesellschaft " a existé dans les années 1960/70 dont les membres étaient loin d'être tous des universitaires ni même catholiques, et qui a entre autre organisé des voyages en France sur les pas du poète. Mais pour qui s'en tient aux préjugés difficilement déracinables, le souvenir des poèmes des deux guerres mal compris amène encore de nos jours à considérer le poète-diplomate comme une personnalité à l'intransigeance catholique trop poussée et surtout au chauvinisme outrancier.

Christelle Brun

Bibliographie :
Margret Andersen, Claudel et l’AllemagneCahier canadien Claudel 3, éditions de l’Université d’Ottawa, 1965 (sommaire).

Edwin M. Landau, « Claudel et l'Allemagne », Revue générale belge, juillet 1967.

Pierre Brunel, « La méditation claudélienne sur l'Allemagne », Revue des Lettres Modernes, Paul Claudel IV (L'Histoire), 1967.

Michel Lioure, « Claudel et l’Allemagne », Zeitschrift für Französische Sprache und Literatur, LXXVIII, 4, novembre 1968 et LXXIX, 1, mai 1969.

Christelle Brun, Claudel et le monde germanique, thèse de doctorat sous la direction de Michel Autrand, Université Paris IV, 2001. 

Paul Claudel et la guerre de 1914-1918Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 214, 2014/3.

Claudel et le Brésil

(février 1917 - novembre 1918)

Au milieu des hostilités de la Première Guerre mondiale, à la fin de la mission diplomatique de Claudel à Rome, Philippe Berthelot lui offre le poste de ministre à Rio de Janeiro. Parmi ses tâches importantes, il doit encourager le Brésil à rejoindre le camp des Alliés, augmenter l'influence française, et réduire celle des Allemands, présents dans la région et dans le commerce brésilien. Un autre aspect de son action diplomatique est la recherche d'une solution au problème du Brazil Railway, où d'importants capitaux français ont été engagés et dilapidés. Claudel réussit à régler le problème par un accord qui cédera à la France, en échange des fonds perdus, trente bateaux allemands devenus propriété brésilienne au début de la guerre. Comme dans ses autres postes diplomatiques, il apporte à sa mission un esprit pragmatique et une grande curiosité pour la culture nouvelle, visitant lui-même les lignes du chemin de fer dans la forêt tropicale, explorant plusieurs régions sauvages du pays, et rencontrant des personnalités marquantes comme Ruy Barbosa, l'un des pères de la république brésilienne.

Le poète profite aussi de son séjour brésilien pour poursuivre plusieurs activités artistiques du plus haut intérêt. La présence de Darius Milhaud, qui l'a accompagné en qualité de secrétaire, l'aide à continuer ses explorations dans le domaine théâtral et musical. Après L'Ours et la lune (1917), "une espèce de bouffonnerie qui recule les limites de l'art en ce genre, mais où il y a cependant pas mal de poésie et même de tristesse" (Corr. Frizeau, p. 292), il s'intéresse au ballet et compose, en collaboration avec Milhaud, L'Homme et son désir (1917).

Cette dernière œuvre doit une partie de son inspiration au passage à Rio des ballets russes de Diaghilev, avec le célèbre ballet "Parade", et la rencontre du grand danseur Nijinski. Parmi les collaborateurs et amis de Claudel se trouve également Audrey Parr, surnommée "Margotine", la jeune et belle épouse du conseiller à la légation britannique, qui dessine les costumes du ballet. C'est aussi pendant le séjour au Brésil que Claudel reçoit la lettre qui deviendra la "lettre à Rodrigue" et qui donnera l'impulsion à la composition du Soulier de satin. Le séjour brésilien a influencé l'atmosphère de la pièce et sa situation géographique et culturelle dans le monde ibéro-américain.

La mission brésilienne de Claudel se termine avec l'armistice. Grâce à la chaleur de l'environnement amical et artistique qui s'est constitué autour de lui, au caractère étonnant et démesuré de la nature tropicale du continent sud-américain, et à la complexité stimulante des problèmes qu'il avait à régler, le poète-diplomate se rappellera plus tard sa mission brésilienne comme "la plus intéressante de ma vie" (Prose, p. 1100).

Nina HELLERSTEIN

 

Bibliographie :
Lucile Garbagnati, « Du café au Livre de Christophe Colomb », Claudel Studies, XII, 1985.

Claudel et la Chine

Paul Claudel et la Chine impériale :
le « stage du magicien au pays des génies »

Dans toute l’histoire de la littérature française, Paul Claudel (1868-1955) présente un cas très particulier pour l’histoire des relations franco-chinoises : il est l’auteur français qui a le plus longtemps résidé en Chine, pendant près de quatorze années, entre juillet 1895 et août 1909 ; cette mission fut la plus longue de toute sa carrière de diplomate. Beaucoup plus tard, depuis sa retraite, Paul Claudel se souviendra de son séjour, et spécialement de « la Chine du Sud, la Chine du Tao », comme du « stage du magicien au pays des génie ». Dès les premiers mois de son arrivée, en 1895, le jeune consul avait déjà ressenti une immédiate proximité avec ce pays, comme il l’explique alors dans une lettre à son ami Stéphane Mallarmé :

La Chine est un pays ancien, vertigineux, inextricable. La vie n’y a pas été atteinte par le mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries. Elle pullule, touffue, naïve, désordonnée des profondes ressources de l’instinct et de la tradition. J’ai la civilisation moderne en horreur, et je m’y suis toujours senti étranger. Ici, au contraire, tout paraît naturel et normal

La Chine qu’il découvre alors s’oppose pour lui à l’Europe du positivisme, au Paris d’Ernest Renan, à ce « monde sans mystère » qu’avait permis l’avènement de la science occidentale moderne selon Marcelin Berthelot. Paul Claudel fut le témoin de la fin des Qing et de l’agonie du système impérial et dynastique, l’un des derniers auteurs français contemporain de ce qu’il appelle « la vieille Chine ».

Pourtant connu pour sa plume parfois féroce, il est aussi l’un des rares écrivains français, sinon le seul dans la période coloniale, à composer à plusieurs reprises des éloges de la Chine et du Chinois, non plus dans la perspective philosophique, politique et polémique qui avait animé certains auteurs du XVIIIe siècle, et notamment Voltaire, mais dans une démarche nouvelle, fondée sur l’expérience directe du pays et de ses habitants. Paul Claudel publie dans le Figaro, en 1949, un Eloge du Chinois qui a peu d’équivalent dans la littérature française, mais en 1909 il écrivait déjà : « Quoiqu’on dise l’impression d’un homme qui a longtemps vécu au milieu des Chinois est plutôt celle de l’estime et d’une sympathie affectueuse.»

Le point de vue de Paul Claudel et les représentations qu’il livre de la Chine et du Chinois tranchent ainsi nettement par rapport à la sinophobie si fréquente au tournant des XIXe et XXe siècles. C’est la longue expérience du diplomate en Chine qui lui permet de se détacher des préjugés et des clichés plus ou moins xénophobes de l’époque : d’abord consul de France à Shanghai, Paul Claudel réside ensuite dans la ville de Fuzhou, entre 1896 et 1904 ; il effectue une mission de plusieurs mois à Hangzhou en 1897. Ce long séjour chinois s’achève ensuite dans le Nord, à Pékin, puis Tianjin jusqu’en 1909.

 

Paul Claudel et la fin de l’Empire mandchou

Si l’homme et l’artiste font l’éloge de la Chine et comme nous le verrons de la culture chinoise, le diplomate livre une analyse plus critique de la situation économique et politique de l’Empire du Milieu qui le reçoit. Mais ses analyses reposent sur des ambitions économiques et des projets de modernisation et de développement. La Chine, même « ouverte » dans le cadre des traités inégaux, note le diplomate, reste un « pays fermé » à l’intérieur duquel les communications sont limitées ; ce pays est décrit comme « un immense cloisonné

». Le conseiller économique pointe du doigt dans ses rapports tout ce qui nuit à la circulation dans tous les domaines, et donc selon lui à la prospérité économique et commerciale du pays : le manque d’infrastructure et de lignes de transport, le freinage que créent les « douanes intérieures » sous administration britannique, les difficultés de l’étalonnage et de la circulation monétaire, l’absence d’établissement bancaire fiable…

Du point de vue politique, le système impérial est vu comme une « fiction diplomatique », et Paul Claudel, un peu plus tard, dénoncera sans détour la « corruption » et la « misère sans nom » dont il avait été le témoin, récusant toute idée de « péril jaune » comme une « sottise ». Malgré toutes ces difficultés, le diplomate, dans ses rapports comme dans son Livre sur la Chinene cesse d’attirer l’attention sur les « potentialités énormes » de cet immense pays, qu’il détaille dans tous les domaines : industrie, mines, travaux publics, agriculture…

Pendant toute la durée de sa mission, il défend bien sûr les intérêts et les investissements français en Chine, tout en reconnaissant que la présence des Occidentaux a profondément déstabilisé tous les fondements de l’empire. Au sujet du rôle des Occidentaux, Paul Claudel, à la fin de son séjour, en reste en effet à une contradiction indépassable :

Cette civilisation s’était développée sur elle-même et était restée fermée, aussi étrangère à la nôtre que les anciennes civilisations de Babylone. Les Européens qui avaient évolué se trouvèrent en contact avec elle au milieu du XIXe siècle. Ici se pose la question : 1°) Quel est le droit d’un pays à rester fermé ? Les autres nations peuvent-elles l’obliger à s’ouvrir ? En vertu du droit qu’a un organisme de communiquer avec toutes ses parties, on est intervenu (…

La question suivante vient presque immédiatement, et sa réponse, claire : « 2°) L’action de l’Europe a-t-elle été utile ou nuisible ? nuisible certainement. » Le diplomate examine ensuite les troubles produits par l’établissement de contacts réguliers entre l’Empire du Milieu et les nations européennes. C’est ainsi qu’il explique et justifie l’activité occidentale en Chine, qui devrait être structurante du point de vue économique et institutionnel : les Européens, puisqu’ils ont pris la responsabilité de l’« ouverture » de ce pays, doivent œuvrer pour que s’arrête « la dissolution de la Chine » qu’ils ont eux-mêmes provoquée par leur contact

Quelques mois avant son départ, Paul Claudel assistera avec la délégation française aux funérailles de l’impératrice Ci Xi et du Fils du Ciel, Guangxu :

Je voudrais ici pouvoir vous donner un sentiment du charme étrange de ces profondes résidences vers lesquelles il y à un an, en ce même mois de mai, j’ai vu s’acheminer lentement, précédé de l’appareil des chasses antiques, les archers, le fauconnier, les files de chameaux caparaçonnés de soie jaune et portant pendue sous le cou une zibeline dans le tourbillon des disques de papier blanc, monnaie funèbre que l’on jette à pleine poignée, et tandis que bien haut dans l’air on entend le sifflet mélancolique attaché sous l’aile des pigeons qui tournent en grandes bandes au-dessus des tours et des bastions colossaux de Pékin, la dépouille immatérielle, comme une coque d’insecte, de celui qui fut l’empereur Kouang-Shi (Guangxu)

Avant de repartir vers l’Europe, Paul Claudel aura eu le sentiment d’avoir assisté aux « doubles funérailles qui furent celles de l’antique monarchie ».

 

Paul Claudel et la culture chinoise

Formé à l’analyse économique et financière à Paris et aux Etats-Unis, Paul Claudel est peu préparé à un séjour en Chine au moment de son arrivée, comme la plupart des Occidentaux de l’époque. Dans les premières années de son séjour, il se lance dans ce qu’il appellera ses « études chinoises », un ensemble de lectures et de visites probablement choisies sur les conseils des missionnaires locaux, qui sont souvent de bons sinologues.

Paul Claudel arrive de plus en Chine au moment d’un renouveau des études sinologiques, qui prennent sur place un véritable essor. Ce développement est d’abord dû aux missions, protestantes ou catholiques : à Hong-Kong, le révérend James Legge traduit en anglais les textes classiques qui sont publiés dans la collection « Sacred Books of the East » à partir de 1858 ; à Ho-Kien-Fou (l’actuelle Yanxian, dans le Hebei),

les jésuites Séraphin Couvreur et Léon Wieger travaillent à la traduction en latin et en français des Classiques, dont la publication s’échelonnera jusqu’aux premières années du XXe siècle. Les Variétés sinologiques sont publiées à partir de 1892 et ambitionnent de renouer avec les célèbres Mémoires concernant la Chine du XVIIIe siècle.

Découverte à travers la lecture de ces traductions et de ces études, mais aussi en parcourant le pays vivant qu’il habite, la culture chinoise donne à l’œuvre de Paul Claudel une inflexion majeure. C’est pendant la mission en Chine que sont élaborées et rédigées plusieurs œuvres parmi les plus importantes : en poésie, le recueil Connaissance de l’Est, d’abord publié sous le titre « Images de Chine », précède l’Art poétiquerédigé à Fuzhou, et les Cinq Grandes Odesen partie écrites à Pékin.

Deux drames sont à la même période composés sur place : Le Repos du Septième jourqui prétend se dérouler dans l’Antiquité chinoise, sous la dynastie des Han, est écrit dans les premiers mois du séjour à Fuzhou ; quant au Partage de Midi, ce drame personnel plus souvent représenté, il commence sur un paquebot passant le Canal de Suez, puis se déroule entièrement dans la Chine contemporaine du diplomate

 Si ces créations sont les plus visiblement marquées par l’expérience de ce séjour, on découvre des références à la culture chinoise dans toute l’œuvre postérieure. Paul Claudel avait très tôt découvert certains textes essentiels, à commencer par le Laozi, qui explique sa curiosité et un intérêt pour le taoïsme qui restera constant dans sa pensée et dans son œuvre. Dès 1898, un poème de Connaissance de l’Est intitulé Halte sur le canal contient une référence à Laozi, mais on peut penser que le Daodejing a été lu beaucoup plus tôt, comme le prouvent certaines allusions de Vers d’exil ou les réflexions sur le « vide » qu’on découvre déjà dans Le Repos du Septième jour (1896).

Paul Claudel lit aussi les Classiques, par le truchement des traductions de Séraphin Couvreur, en particulier les Annales de la Chine (Shujing), le fameux Livre des Odes (Shijing), ou encore le recueil des Quatre Livres (Sishu), qui contient le beau texte de L’Invariable Milieu (Zhongyong). Il découvre dans le même temps les théories des anciens « figuristes » jésuites, qui pensaient avoir découvert « en figure » les traces de la Révélation chrétienne dans les anciens livres chinois.

De toutes ces lectures, Paul Claudel tire d’abord le drame tout à fait original du Repos du Septième jour, dans lequel le dramaturge rêve la conversion au christianisme de la Chine. Mais les hypothèses des « figuristes » ne sont jamais véritablement prises au sérieux, elles sont finalement jugées « aventureuses » dans Sous le signe du Drago, un autre livre de souvenirs et d’analyses sur la Chine, qui parut tardivement.

Le recueil poétique de Connaissance de l’Est réunit des « proses descriptives » rédigées entre juillet 1895 et avril 1905, on peut le lire comme une manière de « journal de voyage » poétique, mais il est davantage encore. L’expérience de Connaissance de l’Est précède Connaissance du Temps et tous les développements de L’Art poétiqueLa rencontre de la culture chinoise a mené le poète à découvrir une « nouvelle logique10», celle de « l’harmonie des choses dans leur accord et dans leur succession ». Le séjour en Chine, particulièrement stimulant sur le plan de la créativité littéraire, a ainsi aussi été à l’origine de l’élaboration d’une poétique originale, qui marquera profondément toute l’œuvre à venir. Dans son Eloge du Chinois, en 1949, Paul Claudel formulera de façon saisissante ce qui fait selon lui le génie de la culture et des arts chinois : 

Ces belles peintures que vous connaissez, ces poésies exquises, vous croyez que ç’a été fait avec de l’eau et de l’encre de Chine ? Pas du tout. Il n’y avait qu’à tendre un écran. C’est de la contemplation émanée qui s’est déposée dessus

A plusieurs reprises, il met en avant l’éloge de l’écriture, de la calligraphie et de la poésie chinoises, à propos desquelles il avait déjà composé le poème Religion du Signe dans Connaissance de l’Est. Plus tard, il imaginera avec fantaisie des « idéogrammes occidentaux », mélanges de l’expérience chinoise et de l’expérience japonaise.

Dans sa conférence sur La Poésie française et l’Extrême-Orient, largement consacrée à la Chine, Paul Claudel évoque dans le domaine des arts un « désir interpsychique » qui relie les différentes parties de l’humanité :

Je veux dire qu’entre les divers peuples, entre les diverses civilisations, il y a un contact psychologique plus ou moins avoué, un commerce plus ou moins actif, un rapport comme de poids et de tensions diverses qui se traduit par des courants et par des échanges, par cet intérêt qui ne naît pas seulement de la sympathie, mais de la réalisation d’un article idéal, dont la conscience d’une certaine insuffisance en nous fait naître le besoin, un besoin qui essaye de se traduire plus ou moins gauchement par l’imitation. Tantôt la balance dont je viens de vous parler se traduit par un actif, tantôt par un passif. Tantôt un peuple éprouve la nécessité de se faire entendre, et tantôt – et pourquoi pas en même temps ? – celle de se faire écouter, celle d’apprendre et de comprendre.

L’œuvre de Paul Claudel s’inscrit elle-même comme une étape nouvelle de l’histoire de ces « échanges » et de ces « courants », elle trouve sa force dans l’intensité et la richesse d’une longue expérience personnelle en Chine, qui sera toujours évoquée avec enthousiasme. Dans l’un de ses « Souvenirs diplomatiques » intitulé Choses de Chine, Paul Claudel s’exclamera pour finir :

Le Chinois, sous une apparence hilare et polie, est dans le fond un être fier, obstiné, malin, indépendant, incompressible et, somme toute, un des types humains les plus sympathiques et les plus intelligents que j’aie connus (sans préjudice des crises de folie furieuse, ce qu’on appelle là-bas la « ventrée de you ».) Allons, à ta santé, vieux frère, homme libre ! Je t’aime bien !

Yvan DANIEL

 

Claudel et le Japon

EXTRAIT DE : UN REGARD SUR L'ÂME JAPONAISE

Ainsi, partout où le Japonais tourne ses regards, il se voit entouré de voiles qui ne s'entrouvrent que pour se refermer, de sites silencieux et solennels où mènent de longs détours pareils à ceux d'une initiation, d'ombrages funèbres, d'objets singuliers, comme un vieux tronc d'arbre, une pierre usée par l'eau, pareils à des documents indéchiffrables et sacrés, de perspectives qui ne se découvrent à lui qu'à travers le portique des rochers, la colonnade des arbres. Toute la nature est un temple déjà prêt et disposé pour le culte. Il n'y a pas au Japon de ces grands fleuves, de ces vastes plaines aux horizons gradués qui entraînent le rêveur toujours plus loin et s'offrent avec soumission à la navigation dominatrice de l'esprit.

À chaque instant le pas et l'imagination du promeneur se trouvent arrêtés par un écran précis et par un site concerté qui requiert l'hommage de son attention, du fait de l'intention incluse. L'artiste ou l'ermite n'aura qu'à le souligner par l'apport d'un torii , d'une lanterne, d'un temple somptueux, ou d'une simple pierre levée. Mais ce n'est jamais l'édifice, aussi doré qu'il puisse être, qui me paraît, comme en Europe, l'essentiel. Ce n'est jamais qu'une cassette, un encensoir déposé dans un coin pour faire sentir l'immense solennité de la nature et, si je peux dire, « la mettre en page ». Tels cette poignée de caractères ou ces quelques traits de pinceau, accompagnés du sceau vermillon, que le poète ou l'artiste jettent sur la feuille de papier blanc. (…)

Contacts et circonstancesŒuvres en prose, Gallimard, La Pléiade, p. 1125.

• Traduction des ouvrages de Claudel pendant son séjour au Japon

 Bibliographie

Liens vers d'autres pages du site :

• Dialogues japonais
• Le Cercle d'études claudéliennes au Japon
• Revue L'Oiseau Noir

 

Sainte Geneviève de Paul Claudel (1923) Edition de luxe, livre à la japonaise dessin de Keïssen Tomita
Sainte Geneviève
de Paul Claudel (1923)
Edition de luxe, livre à la japonaise
dessin de Keïssen Tomita

Claudel est nommé ambassadeur au Japon le 1er janvier 1921. Il gagne son poste le 19 novembre et le quitte le 17 février 1927. Tout le monde au Japon le surnomme "poète-ambassadeur" et il est accueilli avec enthousiasme. Claudel prête l'oreille à cet accueil et lui répond avec sincérité.
En tant qu'ambassadeur, il est confronté à plusieurs problèmes que le Japon cherche à résoudre. Le plus important est celui des taxes douanières très élevées que l'Indochine impose sur les articles nippons. Claudel sert d'intermédiaire. En 1924, il rend possible la visite au Japon de la mission Merlin, gouverneur général d'Indochine, et en 1925, il accompagne la mission japonaise envoyée en Indochine. Un document diplomatique japonais de l'époque lui témoigne d'une profonde reconnaissance.
En tant que poète-ambassadeur,

Claudel fonde la Maison franco-japonaise en 1924 et l'Institut franco-japonais du Kansai en 1927. Une des missions dont il se charge est la diffusion unilatérale de la langue française au Japon, mais ces deux établissements seront des foyers d'où sortiront des élites connaissant bien la langue et la civilisation des deux pays. Telle était l'idée de Claudel, mais aussi le désir des Japonais qui souhaitaient plus d'échanges culturels franco-japonais.
En tant que poète, Claudel pénètre l'âme japonaise. Il écoute la nature, visite les monuments historiques et admire le théâtre traditionnel. Une vive sympathie réciproque naît et plusieurs ouvrages suivent : un livre relié à la japonaise, Sainte Geneviève (1923), un essai de nô, La Femme et son ombre (1923), des poèmes courts à la façon des haïku, Souffle des Quatre Souffles (1926), Poëmes du Pont des Faisans (1926) et Cent Phrases pour Eventails (1927). C'est aussi au Japon qu'il achève Le Soulier de satin (1924) dont certaines scènes portent des images du Japon. Par son entremise, trois tableaux qu'il admirait sont offerts à la France: Pluie à Su Zhou de S. Takeuchi, Champs de fleurs de S. Yamamoto et Dépot divin à Nara de K. Tomita.
Claudel aime le Japon. Il adopte de lui-même le pseudonyme " Oiseau noir", Kuro tori en japonais, dont il a même fait le dessin sur une assiette. Affligé par le sort du Japon ruiné par la bombe atomique, il écrira un article émouvant, Adieu, Japon. Aujourd'hui sur le mur de l'Eglise de Kanda se trouve son portrait peint par K. Koshiba. Il est certain que Claudel a posé au plus profond les bases d'une entente franco-japonaise.

Shinobu Chujo

 

Traduction en japonais des ouvrages de Claudel pendant son séjour au Japon (novembre 1921-février 1927)

1921, décembre : "Ballade", "Le Sombre mai" [tr : T. Suzuki] (Œuvres poétiques, Lib. Kaniya. Réimpression : Suzuran, janvier 1923 et Yukari, décembre 1924).

— L'Annonce faite à Marie (Prologue) [tr : S. Taketomo] (Mita-Bungaku, vol.12 n°12).

1922, janvier : L'Annonce faite à Marie (Acte I) [tr : S. Taketomo] (Mita Bungaku, vol.13, n°1).

1922, février : "Charles-Louis Philippe" [tr : Y. Yamanouchi] (Nihon Shijin, vol.2, n°12. Réimpression : Nihon-Shijin, janvier et décembre 1923).

 "Magnificat", La Cantate à trois voix, "Le Cocotier" [tr : B. Ueda] (B. Ueda : Recueil de poèmes de Bin Ueda, Kyôbun-sha. Réimpression du "Magnificat" : Nihon Shijin, numéro spécial Paul Claudel, mai 1923).

 "Le Cocotier" [tr : par R. Kawaji] (Shinch, vol.36, n°2).

 "Le Cocotier" [tr : K. Hinatsu] (Chûôbungaku 5ème année, n°2).

1922, mars : "Prière pour le dimanche matin" [tr : Y. Yamanouchi] (Shiro-Kujaku, n°1).

1922, juin : "L'Art français d'aujourd'hui" [tr : T. Yoshie] (Chûô-Bijutsu, vol.8, n°12, juin).

1922, juillet : "Ville la Nuit" [tr : Y. Yamanouchi] (Mita-Bungaku, vol.13, n°7).

 "Sur la langue française" [tr : T. Miyajima] (Senriyama-Gakuh, n°2, Université Kansai).

1922, août : "Sur la langue française" [tr : S. Imamura] (Geibun 13ème année, n°8, juin, Université impériale de Kyôto).

1923, janvier : "Tradition japonaise et tradition française" ("Un regard sur l'âme japonaise") [tr : anonyme] (Kaizo, vol.5, janvier 1923).

 "Pagode" [tr : Y. Yamanouchi] (Nihon-Shijin, janvier 1923).

 L'Otage (Acte I) [tr : M. Murata et A. Asakusa] (Fujin-Gahô, janvier 1923).

 "Rôle du poëte dans la cité" [tr : A. Masuda] (Bunsyô Club, vol.8, janvier 1923).

1923, février : L'Otage (Acte II) [tr : M. Murata et A. Asakusa] (Fujin-Gahô, n°2, février).

1923, mars - La Femme et son ombre (première version) [tr : Y. Yamanouchi] (Josei, vol.3, n°3, mars).

 La Femme et son ombre (deuxième version) [tr : Y. Yamanouchi] (Kaizo, mars).

 L'Otage (Acte III) [tr : M. Murata] (Fujin Gahô, n°2, mars).

1923, mai : "À Propos de la publication de Sainte Geneviève" [tr : Y. Yamanouchi] (Nihon Shijin, numéro spécial Paul Claudel, mai).

 Sainte Geneviève III [tr : H. Saitô] (Nihon Shijin, numéro spécial Paul Claudel, mai. Réimpression : Yukari, décembre 1924).

1923, septembre : Cinq Grandes Odes [tr : Y. Hasegawa] (Ed. Ritsumeikan Shuppan-bu).

1924, avril : "Peinture", "Décembre", "La Cloche" [tr : Y. Yamanouchi] (Sekai Bungaku vol.1, n°1).

1924, juillet : Douze poèmes de Paul Claudel (Poèmes au verso de "Sainte Geneviève") [tr : Y. Yamanouchi] (Josei, juillet).

1924, décembre : "Octobre", "Novembre", "La pluie", "L'Heure jaune", "L'Entrée de la Terre" [tr : Y. Yamanouchi] (Yukari, décembre).

 "La Vierge à midi" [tr : D. Horiguchi] (Yukari, décembre).

De janvier 1925 à février 1927, aucune autre traduction n'a été recensée.

 

Édition critique des textes de Paul Claudel : 
  • Cent phrases pour éventails par Paul Claudel, édition critique et commentée par Michel Truffet, Annales littéraires de l'Université de Besançon 310, Les Belles Lettres, 1985.
  • L'Oiseau noir dans le Soleil levant de Paul Claudel, introduction, variantes et notes par Henri Micciollo, Annales littéraires de l'Université de Besançon 246, Les Belles Lettres, 1980.
  • Le Poëte et le Shamisen, Le Poëte et le Vase d'encens, Jules ou l'homme-aux-deux-cravates, édition critique et commentée par Michel Malicet, Annales littéraires de l'Université de Besançon 116, Les Belles Lettres, 1970. 
 
Études critiques
  • Michel Wasserman, Paul Claudel dans les villes en flamme. Champion, 2015
  • L’Oiseau noir dans le Soleil Levant, Revue du Cercle d’études claudéliennes au Japon, XVII, 2013.
  • Bulletin de la Société Paul Claudel n° 47/48, 1972 ("Rencontres internationales de Brangues"), n° 164, 2001 ("Paul Claudel écoute le Japon") et n° 207, 2012 ("Fidélité au Japon").
  • Ayako NISHINO, Paul Claudel, le nô et la synthèse des arts, éditions Garnier, 2012.
  • Shinobu CHUJO et son équipe, Chronologie de Paul Claudel au Japon, Honoré Champion, 2012.
  • L’Oiseau noir dans le Soleil Levant, Revue du Cercle d’études claudéliennes au Japon, XVI, 2011.
  • Bernard HUE, Littératures et Arts de l'Orient dans l'œuvre de Claudel, C. Klincksieck, 1978.
  • Michel Wasserman, Claudel danse Japon, Classiques Garnier, 2012.
  • Michel Wasserman, D'or et de neige, Paul Claudel au Japon, Gallimard, 2008.
  • Claudel et le Japon, textes réunis et présentés par Shinobu CHUJO et Takaharu HASEKIURA, Shichigatsu-dô, 2006.

Claudel et les États-Unis

Les deux séjours que Claudel a faits aux États-Unis ont été parmi les plus importants de sa carrière diplomatique. L'Amérique lui a donné l'occasion de découvrir et de développer ses capacités professionnelles, surtout pendant la période de son ambassade à Washington entre 1927 et 1933, où il a participé à plusieurs négociations d'importance mondiale. Claudel apprécie le dynamisme des États-Unis mais juge sévèrement le matérialisme et la superficialité de la culture américaine.

Son premier poste diplomatique est celui de vice-consul à New-York, où il restera entre avril et décembre1893. Il est nommé ensuite à Boston où il sera gérant du consulat jusqu'en février 1895. Cette étape américaine lui fournit à la fois sa première expérience professionnelle et son premier apprentissage de l'exil inhérent à la vie diplomatique. À New-York ses fonctions consulaires se limitent à des tâches ennuyeuses, mais il trouve le temps de commencer à traduire l'Agamemnon d'Eschyle et à remanier Tête d'Or. Surtout, il compose L'Échange, qui exprime, à travers ses conflits dramatiques et psychologiques, le mélange d'inquiétude et de fascination du poète devant la culture américaine. À côté de Marthe, la jeune épouse légitime qui incarne les valeurs authentiques du monde ancien, le commerçant Thomas Pollock Nageoire représente les pouvoirs ambigus de l'argent : source d'un matérialisme creux et barbare, c'est aussi une mesure neutre d'évaluation qui peut inspirer les êtres à comparer, améliorer ou "échanger" leur destin.

Cet aspect de la pièce signale l'intérêt spécial que Claudel a commencé à prendre aux questions économiques, qui jouent un rôle primordial en Amérique, mais qui vont lui apparaître de plus en plus comme déterminantes dans les affaires du monde entier. Face à ces deux personnages, l'actrice Lechy Elbernon et le jeune Louis Laine incarnent des traits plus troublants que Claudel attribue à l'instabilité de la vie américaine : l'évasion dans les excès de l'alcool, de la violence ou du rêve.

Le caractère et le destin tragique de Laine, le jeune sauvage, reflètent l'intérêt de Claudel pour le monde amérindien, dont les mythes jouent un rôle important dans la pièce. La célébration du monde naturel qui caractérise le personnage témoigne également de l'influence de Walt Whitman. La deuxième version de la pièce, publiée en 1954, garde ces influences américaines, mais déplace l'action de la côte Nord-Est vers le Sud d'après la Guerre de Sécession.

Le bref séjour du jeune vice-consul à Boston sera occupé à des activités professionnelles plus intéressantes, en même temps qu'à l'achèvement de la traduction de l'Agamemnon, à celui de la deuxième version de Tête d'Or, et aux débuts du remaniement de La Ville et de La Jeune fille Violaine, où l'on retrouve quelques références à la vie américaine.

De 1895 à 1927, les contacts de Claudel avec les États-Unis se limiteront à un passage à New-York et à Washington entre le 14 janvier et le 5 février 1919, au cours de son retour du Brésil. Ce bref passage lui permettra d'apercevoir les nouveaux gratte-ciel de New-York et l'évolution rapide du paysage urbain.

En 1927, Claudel arrivera directement du Japon pour assumer ses fonctions d'ambassadeur à Washington. Dès son arrivée, il est chargé de négocier le règlement d'un des problèmes les plus graves de l'époque : les obligations financières que la France a contractées envers les États-Unis pendant et suivant la Grande Guerre. La question est d'autant plus épineuse que les dettes de guerre sont inextricablement enchevêtrées et partagées parmi les anciens adversaires. Malgré les efforts patients de Claudel et les rapports cordiaux qu'il a pu créer avec le président Roosevelt, les corps législatifs des deux pays sont butés sur leurs positions. L'impasse entraînera éventuellement le départ de Claudel et sa mutation à Bruxelles.

En revanche, pendant son séjour américain il aura la satisfaction de participer aux négociations pour le traité d'arbitrage et de conciliation entre la France et les États-Unis (le 6 février 1928) et pour l'accord multilatéral Briand-Kellogg, qui vise à mettre la guerre définitivement hors-la-loi (le 27 avril 1928). Il travaille énergiquement pour encourager les liens d'amitié et de commerce entre les États-Unis et la France, visitant en particulier les régions francophones des États-Unis, la Louisiane et la Nouvelle Angleterre, aussi bien que le Canada francophone.

Ses analyses pénétrantes de la société et de l'économie américaines amèneront Claudel à prédire l'effondrement financier de 1929. À son avis, la crise a été préparée par la poursuite effrénée de la prospérité matérielle et du progrès technologique qui caractérise les États-Unis. Les valeurs léguées par l'héritage protestant et puritain continuent à dominer la vie sociale et politique, comme en témoigne la Prohibition, qui exaspère particulièrement le poète.

L'activité littéraire de Claudel prend un tournant à cette époque, puisque son œuvre dramatique et poétique est arrivée à sa conclusion avec l'achèvement du Soulier de satin. L'œuvre dramatique se prolongera avec la composition du Livre de Christophe Colomb consacré au découvreur de l'Amérique (1927), mais l'entreprise essentielle de l'époque américaine est le début de ses commentaires bibliques, avec Au milieu des vitraux de l'Apocalypse (achevé en 1932). Pendant ce temps, il rédige aussi des réflexions en prose sur divers sujets littéraires et culturels. Les Conversations dans le Loir-et-Cher (1925-28) traitent les différentes formes de vie en société ; Claudel voit la culture américaine comme une forme extrême du modernisme, dynamique, frénétique et instable, créatrice d'un urbanisme industrialisé et déshumanisé.

"L'Amérique ne parle pas, elle chante, elle ronfle, elle compte, elle tourne indéfiniment sur elle-même comme une dynamo insérée entre les deux Pôles et les deux bouts du Continent" (Pr., p. 789). Malgré ses réserves sur les valeurs et la culture du pays, il s'intéresse à la littérature américaine et ses figures importantes comme Theodore Dreiser, le poète Sidney Lanier, Walt Whitman et surtout l'admiration de sa jeunesse, Edgar Poe.

Claudel aimait rappeler à ses auditeurs américains les rapports anciens et intimes qui lient la France et les États-Unis depuis les deux Révolutions contemporaines qui ont fondé leurs nations modernes. Comme les Amériques occupent une place majeure dans le drame planétaire du Soulier de satin, dans la vision claudélienne de l'unité des peuples et des terres, les États-Unis sont appelés à jouer un rôle de premier plan.

Nina HELLERSTEIN

 

Bibliographie :
Paul Claudel, Œuvres diplomatiques, ambassadeur aux États-Unis (1927-1933), éd. Lucile Garbagnati, L’Âge d’Homme, 1994.
Claudel et l’Amérique, éditions de l’Université d’Ottawa, 1964.
Claudel et l’Amérique II, id., 1969.
Claudel aux États-Unis (1927-1933), Cahiers Paul Claudel 11, Gallimard, 1982.

 

 

 

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L'homme de foi

Extrait : MA CONVERSION (1913)

[…] J'avais complètement oublié la religion et j'étais à son égard d'une ignorance de sauvage. La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d'un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante, Arthur Rimbaud. La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d' Une saison en enfer , fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel

. Mais mon état habituel d'asphyxie et de désespoir restait le même. J'avais complètement oublié la religion et j'étais à son égard d'une ignorance de sauvage. La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d'un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante, Arthur Rimbaud.

La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d'Une saison en enfer, fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d'asphyxie et de désespoir restait le même. Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents.

C'est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j'assistai, avec un plaisir médiocre, à la grand'messe. Puis, n'ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise en robes blanches et les élèves du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat. J'étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l'entrée du chœur à droite du côté de la sacristie.

Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence, l'éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. […]

Contacts et circonstancesŒuvres en Prose, Gallimard, La Pléiade, pp.1009-1010.

Dans l'église de Brangues
Dans l'église
de Brangues

La foi de Claudel n'est pas seulement une composante de sa vie, elle l'enveloppe tout entier, elle est son milieu nourricier. Sans elle l'œuvre est incompréhensible, du moins en profondeur. Il faut revenir à l'événement fulgurant de la conversion, à Notre-Dame, le jour de Noël 1886, qu'il a raconté lui-même en termes inoubliables: "En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi ni, à vrai dire, la toucher" À quoi fait écho le cri des Grandes Odes :"Et voici que vous êtes Quelqu'un tout à coup!" Le récit de la conversion a été plusieurs fois et très bien commenté, par exemple par Charles du Bos et par François Varillon; les quelques doutes semés par Henri Guillemin sur la reconstitution des faits n'en entament pas la substance.

Cette foi conquise d'un seul coup et qui crée dans le jeune homme taciturne "un être nouveau et formidable" à la Rimbaud, n'est pas une foi retrouvée, la "jolie foi de l'enfance" invoquée par le cuistre Paul Souday. Mais elle est le point de départ d'une œuvre gigantesque, en même temps que d'un incessant travail sur soi, sur un tempérament indocile et tumultueux. Claudel en " constante évangélisation de soi-même " s'astreint à une discipline rigoureuse, multiplie les pratiques régulières, malgré les hasards d'une vie mouvementée : messes quotidiennes, chapelet, longues visites au Saint-Sacrement, bonnes œuvres et, dans la mesure du possible, une action caritative. Les lendemains immédiats de la conversion ont été difficiles, la présence divine s'est obscurcie. On trouve des traces d'interrogation et d'inquiétude dans les premiers drames (Tête d'Or, La Ville, L'Échange), jusqu'à ce que la lutte s'apaise et l'horizon s'éclaircisse avec le " mystère " médiéval La jeune fille Violaine.

Alors que s'amorce la carrière consulaire, sur la vocation chrétienne indubitable se greffe une vocation religieuse et monastique, que l'énergique bénédictin Dom Martial Besse, maître des novices à Ligugé, étouffe dans l'œuf. Claudel gardera tout le long de son existence la nostalgie du sacerdoce. Prêtre manqué, il substituera au ministère une activité d'apôtre et de zélateur parfois intempestive et confinant au prosélytisme, faisant office de directeur spirituel pour un Jacques Rivière, échouant comme convertisseur auprès de Gide et d'André Suarès, par exemple. Il a subi maints déboires et maintes trahisons, il ne s'est pas découragé, et il a entretenu de multiples correspondances avec des familiers comme avec des inconnus. L'apostolat qu'est son œuvre entière est ainsi prolongé par un courrier dont on est loin encore d'avoir évalué la richesse. De plus ses poèmes, ses hymnes, ses prières, ses traductions de psaumes, ont enrichi la patrimoine spirituel de l'époque.

La crise de Fou-Tchéou (1901-1905), qui a bouleversé sa vie privée, sans pour autant porter la moindre atteinte à sa foi, a laissé sur l'œuvre un long sillon de douleur et de nostalgie, où l'on discerne aisément l'Etiam peccata augustinien. Moins l'histoire personnelle que les schématismes religieux et sacramentels gravent leur empreinte sur un théâtre tout entier inspiré par le christianisme : le sacrifice et l'oblation (L'Annonce faite à Marie, L'Otage, Le Soulier de satin), la Papauté et l'Église (L'Otage, Le Père Humilié), le mystère d'Israël (Le Pain dur), pour ne citer que les thèmes les plus voyants. Parallèlement les oratorios et les poèmes accentuent la teneur quasi exclusivement religieuse de la poésie depuis les Grandes Odes : Corona Benignitatis, Feuilles de Saints, Visages radieux, et surtout la poignante liturgie de La Messe là-bas. Il n'y a pour ainsi dire pas d'œuvre profane de Paul Claudel.

La foi de Claudel est totale, intransigeante, voire intolérante, mais il faut tenir compte de son tempérament impulsif et impétueux. C'est la foi infaillible de l'Église, ce qui la rend anachronique aux yeux de certains. Claudel, comme Bloy, déteste les changements. Sa foi est fortement doctrinale et théologique, ce qui ne l'empêche pas de rêver, voire de divaguer et de hanter les parages de la gnose, d'où il revient rapidement, armé de ce thomisme foncier dont on (Dominique Millet) a pu démontrer la latence dans le théâtre et les écrits philosophiques.

La pensée de Claudel est pétrie de surnaturel. Enfin la foi de Claudel est profondément catholique. Catholicisme est son maître-mot comme orthodoxie pour Chesterton. Or catholique veut dire universel, qu'on se rappelle la Deuxième Ode : O Credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique ! Mais catholique désigne d'abord l'Église catholique, la Grande Mère sur les genoux de laquelle le poète a tout appris. C'est là que s'amorce le malentendu qui persiste encore, que le philosophe Merleau-Ponty a traduit dans la coïncidence paradoxale du poète le plus ouvert et de l'homme le plus fermé. C'est méconnaître l'identité de l'homme et du poète, la source religieuse du chant. Le malentendu entraîne un contresens, à savoir qu'on peut se passer de la référence croyante pour lire et comprendre Claudel, qu'on peut faire un tri et admirer sans plus le poète cosmique, le visionnaire, le créateur de figures, l'inventeur de rêves. Certes il n'est pas question de réserver Claudel aux seuls pratiquants, ni pour l'Église d'accaparer ce fils fidèle entre tous.

De plus tout chrétien est un " païen converti " (G. Fessard), et Claudel plus que tout autre. Mais il manquera toujours une ultime intelligence à ceux qui ne partagent pas sa foi ou qui l'ont perdue, ce regard surnaturel qui donne à tous les événements une singulière transparence et en même temps pénètre le cœur d'une douloureuse et intraitable nostalgie. Il n'est pas nécessaire d'être chrétien et catholique pour communier avec Claudel à la beauté du monde, il faut l'être pour en éprouver l'exil, pour y entendre la " note édénique " et le chant d'une " parfaite privation ". C'est cette extraordinaire perception du mystère de Dieu, éclatant et caché, avec le pouvoir de l'exprimer, c'est le mysticisme qui fait de lui assurément le plus grand poète catholique depuis Dante.

    Xavier TILLIETTE

 

Bibliographie
"Ma conversion", dans Œuvres en prose.
"La jolie foi de mon enfance" (1916), dans Positions et Propositions, O.C. XV, 233-236.
Le Père Humilié, Acte II, scène 2, à la fin, l'apostrophe du Pape Pie à Orian, Théâtre II, Gallimard, Pléiade.
"Cantique de Palmyre" dans Conversations-dans-le-Loir-et-CherŒuvres en prose, Gallimard, Pléiade, p. 730-732.
Cinq Grandes Odes : 2ème Ode, "L'Esprit et l'Eau" ; 3ème Ode, "Magnificat" ; 5ème Ode, "La Maison fermée".
Prières : L'Enfant-Jésus de Prague (Œuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 450-451).
La Vierge à midi (Œuvre Poétique, Gallimard, Pléiade, p. 545-546).
La Vierge de Brangues (Œuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 918-919).

 

Pierre Ouvrard, Aux sources de Paul Claudel. Littérature et foi, Siloë, 1994.
François Angelier, Claudel ou la conversion sauvage, Salvator, 1998.

Dominique Millet-Gérard (éd.), Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps, 2 vol., Champion, 2005 et 2008.

 

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Premiers essais dramatiques

Extrait : L'ENDORMIE 

(…)

LE POËTE, se précipitant violemment hors de la grotte. – Ho ! Ô Faunes, ô Faunes ! Ho ! Ho ! Ho ! J'aurais dû pourtant savoir qu'il ne doit y avoir aucune confiance avec vous ! Ô ricaneuse, et toi vieux loup, vieille chèvre aux oreilles pointues, soyez pendus !

VOLPILLA. - Ha, ha !

LE POËTE. – Ne ris pas de moi ou je te… Oh ! dire qu'il n'y a rien de vrai dans tout cela ! Une nymphe des eaux, je crois bien ! Si on la jetait à la mer, elle flotterait comme une gabarre ! Quand je pense que tu étais là à m'embarbouiller les lèvres du bout de ton doigt trempé de miel, avec des histoires de cette vieille chose qui est là dedans, et moi, j'écoutais, les yeux blancs d'admiration. Une femme ! ce n'est pas une femme, c'est une bedaine, c'est un tonneau enterré dans le sable, une baleine pâmée, une quille de navire retourné par le vent ! Elle était vautrée comme les vieux chevaux facétieux à qui le dos démange en été et qui se roulent dans la poussière en gigotant languissamment. Quel monstre ! Oh ! quand je suis entré, son ventre était balayé par les rayons de la lune, je le prenais pour le sein d'une géante. Alors elle s'est réveillée et elle s'est mise à bafouiller je ne sais quoi d'une voix plus enrouée qu'un vieux canard, qu'un cornet de carnaval…

(…)

L'EndormieThéâtre I, Gallimard, La Pléiade, p. 17

Les deux premiers essais dramatiques :
L'Endormie et Fragment d'un drame

Dans L'Endormie, écrite vers 1887, Claudel se met en scène sous les traits d'un jeune poète avide et vaniteux qui fait irruption dans le monde des faunes et se fait berner par deux espiègles aux pieds fourchus. C'est une farce d'apprentissage où l'auteur se moque de ses prétentions poétiques. Le héros y découvre à ses dépens que le monde et l'amour ne sont que tromperies qui dévoilent la misère de l'homme.
Abandonnant la farce, Claudel reprendra cette leçon dans Fragment d'un drame, finale d'Une Mort prématurée, pièce rédigée en 1888 mais qui fut détruite plus tard. Dans ce fragment, deux amants se séparent tragiquement au seuil de la mort en constatant à nouveau cette déception: "Car pourquoi cette / Vie est-elle donnée à l'homme par-dessus ? / Afin qu'il serve de risée et d'enseigne parmi les autres, / Plus misérable que le squelette à demi déterré (…) ?"

Sever Martinot-Lagarde

bibliographie: 

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Bibliographie de l'Endormie et de Fragment d'un drame

  •  
  • L'Endormie, résumé
  • L'Arbre
  • Partage de midi
  • L'Annonce faite à Marie
  • La trilogie des Coûfontaine
  • Protée & L'Ours et la Lune
  • Le Soulier de satin
  • Le Livre de Christophe Colomb
  • Jeanne d'Arc au bûcher
  • L'Histoire de Tobie et de Sara
  • La Lune à la recherche d'elle-même
  • On répète Tête d'or
  • Le Ravissement de Scapin
  • Oratorios et Ballets
  • _________
  • Les réécritures théâtrales

    L'Échange
    L'Échange
    de Paul Claudel,
    mise en scène de Jean Dautremay
    Comédie Française (1995)
    avec Éric Ruf (Louis Laine)
    et Muriel Mayette (Marthe)

    Toujours soucieux de faire évoluer ses œuvres selon ses goûts esthétiques et les circonstances de sa vie, Claudel a très souvent écrit plusieurs versions de ses pièces, estimant qu' "en art, il n'y a rien de définitif".

     

    Tête d'Or

    - 1re version, 1889 (publication en 1890) : pièce essentiellement lyrique.
    - 2e version, 1894 : le sens et la structure de la pièce ne sont pas modifiés en profondeur, mais Claudel s'attarde davantage sur les préoccupations scéniques, notamment en précisant les didascalies.
    - Ébauche d'une 3e version, 1949 : la pièce est située dans un stalag.

    La Ville

    - 1re version, 1890-1891 : défi théâtral difficilement jouable : évocation d'une foule à Paris.
    - 2e version, 1894-1898 : souci de ne pas manquer aux lois essentielles du théâtre : précision du cadre et des personnages, clarification des dialogues.

    La Jeune Fille Violaine

    - 1re version, 1892 : drame familial inséré dans la région natale de Claudel, le Tardenois.
    - 2e version, 1898-1899 : l'histoire paysanne devient un drame mystique du sacrifice et de la sainteté.
    - 1910-1911 : réécriture sous le titre L'Annonce faite à Marie.

    L'Échange

    - 1re version, 1893-1894 (publication en 1900, création en 1914 au Vieux-Colombier).
    - 2e version, 1951 : réécriture plus prosaïque pour la mise en scène de Jean-Louis Barrault.

    Partage de midi

    - 1re version, 1905 (parution en 1906) : transposition de l'amour coupable de Claudel pour Rosalie Scibor-Rylska, devenue Ysé dans la pièce.
    - 2e version pour la scène 1948 : à la demande de Barrault, Claudel réécrit sa pièce la plus intime, qu'il avait occultée depuis 1905, en la recréant véritablement.
    - 3e version 1949 : écrite à la suite des représentations de la mise en scène de Barrault : le drame s'extériorise et devient "une parabole".

    L'Annonce faite à Marie

    - 1re version : 1910-1911 (création en 1912 au Théâtre de l'Œuvre). Transformation de La Jeune Fille Violaine en un drame d'une portée plus générale à la fois humaine et religieuse.
    - 1938 : refonte de l 'acte IV en collaboration avec Charles Dullin, suivie d'une nouvelle édition en 1940.
    - 1948, version définitive pour la scène à l'occasion de la mise en scène au Théâtre Hébertot : resserrement à la fois dramatique et scénique.

    Protée

    - 1re version, 1913
    - 2e version, 1926

    Le Soulier de satin

    - 1re version, 1919-1924 : "une mascarade et une reprise de tous mes thèmes anciens réunis en un ensemble probablement testamentaire".
    - 2e version, 1943 : réécriture pour la scène, abrégée et arrangée avec Barrault, qui crée la pièce en novembre 1943 à la Comédie-Française. La 4e Journée du texte original est quasi occultée.

    La Femme et son ombre

    - 1re version, 1922 : scénario pour un mimodrame composé à Tokyo et inspiré par le Nô.
    - 2e version, 1923 : ajout de didascalies, après les représentations de mars 1923.

    Le Livre de Christophe Colomb

    - 1re version, 1927 : créée à l'Opéra de Berlin en 1930 sur une musique de Milhaud.
    - 1952-1953 : "recréation du drame" avec une nouvelle musique de scène de Milhaud pour la mise en scène de Barrault en 1953.

    L'Histoire de Tobie et de Sara

    - 1re version, 1938 : écrite sur une commande d'Ida Rubinstein, illustration de "la musique à l'état naissant".
    - 2e version, 1953 : après une création de la version précédente à Hambourg, accentuation du côté dramatique aux dépens du côté spectaculaire.

     

    Bibliographie :
    MAKA Lambert, L'Annonce faite à Marie : étude des trois versions, thèse inédite, Université de Liège, 1943.
    ALEXANDRE Pascale, L'Échange de Paul Claudel - Seconde version, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2002.

    Claudel traducteur

    Comme Mallarmé traducteur de Poe ou Gide traducteur de Shakespeare, Claudel s'adonna à ce qu'il considérait comme un "bel art". Il commença par s'attaquer à la tragédie grecque en proposant une version très personnelle de l'Orestie eschyléenne. De façon plus ponctuelle, il traduisit quelques poètes de langue anglaise. Il consacra les années de la maturité et de la vieillesse au latin de la Vulgate.

    L'Orestie

    Claudel est avant tout le traducteur de la trilogie qu'Eschyle fit représenter à Athènes en 458 avant Jésus-Christ. Conjuguant à la fois littéralité et travail de création, l'Orestie fait partie intégrante de l'œuvre dramatique claudélienne.
    C'est à l'orée de sa carrière que Claudel entreprit de traduire le premier volet de la trilogie antique, l'Agamemnon. Commencée à la fin de 1892 ou au début de 1893 sur le conseil de son ami Schwob, lui-même traducteur - entre autres - d'Hamlet, la traduction fut achevée en 1895. Elle occupa Claudel pendant son premier séjour aux États-Unis, où il fit ses débuts dans la carrière diplomatique, à New York puis à Boston. Au dépaysement géographique auquel aspirait le lecteur de Rimbaud répondit l'expérience de décentrement culturel et esthétique que constituait pour lui cette plongée dans l'univers archaïque d'Eschyle. C'est en effet au miroir du tragique grec que se chercha et se forgea la poétique dramatique de Claudel. Il y trouva aussi la formation prosodique qu'il cherchait. Nombreuses sont les résonances entre l'Agamemnon et les textes dramatiques auxquels travailla alors le traducteur : Tête d'OrLa VilleL'Échange. La traduction claudélienne de l'Agamemnon fut publiée en 1896, en Chine, où Claudel venait d'arriver comme gérant du consulat de Fou Tchéou. Un exemplaire en fut envoyé à Mallarmé à titre d'hommage.
    Eschyle semblait oublié lorsqu'en 1912 Claudel proposa au metteur en scène Lugné- Poe de donner au Théâtre de l'Œuvre l'Agamemnon après L'Annonce faite à Marie. Le dramaturge songea ensuite à faire représenter la tragédie antique aux Chorégies d'Orange. Ces deux projets n'aboutirent pas mais ils encouragèrent le traducteur à compléter la trilogie. La rencontre d'un homme, Darius Milhaud, et la découverte d'un lieu, l'Institut d'Art à Hellerau, en Allemagne, jouèrent aussi un rôle important dans ce retour à Eschyle. Les Choéphores furent achevées en 1914, Les Euménides en 1916, tandis que Claudel travaillait à sa propre trilogie, L'Otage, Le Pain dur et Le Père humilié. Darius Milhaud, dont le poète avait fait la connaissance en 1912, composa la musique destinée à accompagner les pièces, ce qui alimenta non seulement la correspondance entre le compositeur et le traducteur mais aussi la réflexion du dramaturge sur la fonction de la musique dans le drame. Dans l'Orestie claudélienne, la musique intervient de façon très ponctuelle dans l'Agamemnon. Elle s'impose plus largement dans Les Choéphores. Les Euménides constituent un véritable opéra. Le travail sur les deux derniers volets de la trilogie antique coïncide avec les premières expériences scéniques de Claudel (représentations de L'Annonce en France en 1912, puis en Allemagne, à Hellerau, en 1913). "Telle est l'œuvre qui a transporté d'admiration ma jeunesse et dont l'étude patiente, sous la forme d'une traduction, a été l'occupation de nombreuses années de mon âge mûr" écrivit Claudel à propos de la trilogie eschyléenne. L'Orestie fut créée à l'Opéra de Berlin en 1963.

    Les poètes de langue anglaise

    De manière beaucoup plus ponctuelle, Claudel traduisit par ailleurs quelques poèmes de l'anglais : des pièces de Coventry Patmore entre 1901 et 1911, un texte de Thomas Lowell Beddoes (1930), "Leonainie" d'Edgar Poe (1905) ainsi qu'un poème de Sir Philip Sidney (1944).

    Les textes bibliques

    Claudel lut assidûment la Bible dans la version latine de la Vulgate élaborée par saint Jérôme au début du Ve siècle de notre ère. De cette intimité du poète avec les textes sacrés naquirent des textes très librement inspirés des Psaumes bibliques qui figurent dans l'Ancien Testament. Ils furent publiés en différents recueils : Prière pour les Paralysés suivie des Quinze Psaumes graduels (Ed. Horizons de France, 1944), Les Sept Psaumes de la Pénitence (Seuil, 1945), Paul Claudel répond les Psaumes (Ed. Ides et Calendes, Neuchâtel, 1948). Le moderne psalmiste les présente ainsi : "Ce n'est pas beau. J'ai relu tout ce tas de psaumes que j'ai gribouillés depuis trois ou quatre ans, et non, sacrebleu, ce n'est pas beau ! Il ne s'agit pas de littérature !" Sans doute ne faut-il pas croire sur parole l'auteur de ces lignes. Mais il est vrai que ces textes lus dans le latin de saint Jérôme ont alimenté la méditation du chrétien plus, peut-être, que celle du poète. Présentés comme l'analogue des répons de la liturgie, ils veulent avant tout restituer la conversation intime et familière du fidèle avec Dieu. Écartant tout souci d'exactitude et de beauté formelle, Claudel affirme apporter un écho très libre à l'original, une prière âpre et violente. C'est dans ce même esprit de dialogue avec la parole divine que l'exégète parsème ses commentaires bibliques de traductions très personnelles données à l'occasion de tel ou tel passage particulièrement marquant.
    Création et traduction sont indissociables chez Claudel, dont l'œuvre offre un véritable kaléidoscope, très moderne, de toutes les pratiques d'écriture. Les traductions, notamment celles du grec et du latin, ont nourri les créations claudéliennes, le théâtre surtout. Elles représentent par ailleurs en elles-mêmes un travail de création littéraire à part entière.
     
    Pascale ALEXANDRE-BERGUES
    UNIVERSITÉ DE PAU

     
    Bibliographie :
    Pierre Brunel, "Claudel, Valery Larbaud et les problèmes de la traduction", Valery Larbaud. La Prose du monde, éd. Jean Bessière, PUF, 1981, p. 163-175.

    Paul Claudel & Valery Larbaud, "Correspondance", éd. Françoise Lioure, Cahiers de l'Herne. Paul Claudel, n°70, 1997, p. 399-420

    Pascale Alexandre, Traduction et création chez Paul Claudel. L'Orestie, Champion, 1997.

    Pascale Alexandre, "Les écritures claudéliennes dans les Psaumes", Écritures claudéliennes, Actes du colloque de Besançon, 27-28 mai 1994, Lausanne, L'Age d'Homme, 1997, p. 32-43.

    Marie-Ève Benoteau-Alexandre, Les Psaumes selon Claudel, Champion, 2012.

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    L'œuvre poétique

    bibliographie: 

    Bibliographie de l'oeuvre poétique

  • Premiers vers
  • Connaissance de l'Est
  • Cinq Grandes Odes
  • La Cantate à trois voix
  • De la Corona aux Visages radieux
  • La Messe là-bas
  • Cent Phrases pour éventails
  • Psaumes

 

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Approche historique et biographique

À l'inverse de ses contemporains André Gide ou André Suarès, Claudel ne possède guère de formation musicale. Dans sa jeunesse, suivant l’exemple de sa sœur Louise, il a tenté d'apprendre le piano, sans grand succès. Néanmoins, la musique a eu un rôle très important dans sa vie et son œuvre ; c'est ainsi qu'il a déclaré, dans ses entretiens avec Jean Amrouche : "Il est certain que j'ai toujours beaucoup aimé la musique et que la musique m'a beaucoup appris".

Lors de ses années d'étude, à Paris, Claudel se prit de passion pour la musique de Beethoven et surtout celle de Wagner, participant à l'enthousiasme dont faisaient preuve les symbolistes à l'égard du musicien : "nous sommes d'une génération qui a Wagner dans les moëlles", écrira-t-il plus tard à André Suarès. L’influence est multiple : la musique vient alors combler le vide métaphysique d’un monde sans Dieu et prépare, pour Claudel, la conversion définitive. Elle est aussi un modèle poétique abstrait, à la manière de Mallarmé, tandis que les mythes et légendes wagnériennes nourrissent profondément l’imaginaire claudélien. Enfin, la conception du gesamtkunstwerk wagnérien – l’œuvre d’art totale – imprègne sa conception de la scène.

La carrière diplomatique de Claudel sera l’occasion d’élargir ses horizons musicaux. Lors de son premier poste aux États-Unis, il se lia d'amitié avec Christian Larapidie, ancien violon de l'Opéra de Paris. Sa longue mission diplomatique en Chine de 1895 à 1909, entrecoupée de voyages divers et de séjours en France, allait le couper en grande partie de la musique occidentale, mais confirma son intérêt pour le théâtre oriental et sa musique qu'il avait découverte lors de l'exposition universelle de 1889.

Revenu en Europe, il put reprendre la fréquentation des salles de concert et c'est, par exemple, avec une intense émotion qu'il assista, pour la première fois, à une mise en scène de Tannhäuser au Volksoper de Vienne en 1910. Au fur et à mesure des années, son enthousiasme pour Wagner se mua en rejet, et Berlioz s'imposera comme substitut, même si l’œuvre wagnérienne demeure la référence capitale.

Outre les trois grandes figures que représentent Beethoven, Berlioz et Wagner, Claudel a manifesté son intérêt pour bien d'autres compositeurs – Bach et Mozart notamment. Surtout, il a également porté son regard sur ses contemporains, parmi lesquels Debussy, Stravinski, Berg, et, naturellement, ses deux grands amis musiciens, Darius Milhaud et Arthur Honegger.

Pascal Lécroart

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Approche poétique et critique

NON IMPEDIAS MUSICAM

 

C'est justement cet art d'écouter dont vous pardonnerez à un poète de venir vous parler aujourd'hui, prenant pour texte cet admirable verset de l'Ecclésiastique, qu'il lui est arrivé bien souvent de citer, et qui à lui seul contient tout un traité de morale et d'ascétique : Non impedias musicam. N'empêchez pas la musique. Quelle musique ? Celle d'abord de ce concert qu'est la vie humaine, où nous n'avons pas le choix d'occuper notre place, petite ou grande. Nous ne sommes pas des cigales qui crient à tue-tête, accrochées à l'écorce d'un pin pendant la longueur d'un jour d'été. Nous avons à faire attention à ce qui se passe autour de nous, et une bonne part de notre destinée dépend de la finesse de notre ouïe, de la qualité de notre intelligence et de la virtuosité de nos réflexes. Pour pousser jusqu'au bout la métaphore, je dirai qu'il y a dans toute musique humaine trois choses à considérer : la première est la partition, qui est pour nous comme le livre de la destinée, et que nous avons à déchiffrer à vue d'œil et page à page ; la seconde est le bâton du chef d'orchestre, qui nous indique la mesure et le sentiment, et que je ne puis mieux comparer qu'à ces grandes lois morales qui, au-dessus des initiatives particulières, font prévaloir l'idée générale et le rythme commun ; la troisième enfin est l'attention à ce que font non seulement nos voisins de pupitre immédiats, mais le contrebassiste, mais le cymbaliste lointain, qui, nous le savons, depuis soixante-dix mesures ne pense pas à autre chose que cet événement dans le morceau que va être le heurt de ses deux lames de cuivre. Nous n'apprenons que trop à nos dépens que toute fausse note, que toute fantaisie criarde est immédiatement punie, punie d'abord par notre souffrance et humiliation personnelle, punie en outre par le désarroi que nous propageons autour de nous dans la compagnie orchestrale, et qui va justifier une amende. (…)

Les Aventures de SophieŒuvres Complètes XIX. Gallimard, p. 169 - D.R.

Non seulement Claudel a écrit un certain nombre de textes centrés sur la musique, mais celle-ci est encore très fréquemment convoquée dans son œuvre dramatique, poétique, critique ou exégétique.

Claudel a développé une réflexion de nature métaphysique sur la musique. On peut y voir l'influence de Platon et d’Aristote, passant également par le prisme de Saint Augustin ou de Boèce. Cette conception se renforce chez Claudel d'une perception de l'univers et de l'homme comme en perpétuelle vibration, ce qu'il a explicité dès son Art poétique. C'est ainsi qu'il a fait d'une citation de L'Ecclésiastique, "Non impedias musicam" - "N'empêchez pas la musique" - sa devise personnelle : l'homme doit trouver et tenir sa partie dans la symphonie que forme l'univers sous l'égide de son Dieu créateur.

Dans la postérité de la perspective mallarméenne consistant à reprendre son bien à la musique, Claudel tire parti de la musique pour définir son vers libre si caractéristique, calqué sur le souffle et la pulsation cardiaque, jouant des ressources rythmiques de la langue et de ses sonorités. La musique fait ainsi figure de vecteur métaphorique privilégié pour exprimer le projet poétique et dramatique de l’écrivain. "Je comprends l’harmonie du monde ; quand en surprendrai-je la mélodie ?" fait-il dire au promeneur de Connaissance de l’Est. Ce à quoi Rodrigue, dans Le Soulier de satin répondra : "Que j’aime ce million de choses qui existent ensemble ! Il n’y a pas d’âme si blessée en qui la vue de cet immense concert n’éveille une faible mélodie !" Ce modèle musical s’affiche également dans le titre même de La Cantate à trois voix, œuvre à la lisière du poétique et du dramatique et intrinsèquement formée de différents "cantiques". Le poète se veut donc le rival du musicien, ce qui ne l'empêche pas de fournir de nombreux textes poétiques qui deviendront mélodies, chœurs ou cantates, à Darius Milhaud, à Arthur Honegger ou à sa fille Louise Vetch.

On comprend dès lors que les articles critiques de Claudel sur la musique ont plus qu’une valeur anecdotique. Dépourvus de valeur proprement musicologique, faute des compétences techniques nécessaires, ils sont l’occasion, pour Claudel, de construire un dialogue de créateur à créateur, au-delà des différences de langage artistique. Les plus importants sont consacrés à Wagner : le brillant dialogue "Richard Wagner, Rêverie d'un poète français" (1927) permet de découvrir l’interprétation claudélienne de la vie et de l’œuvre du musicien germanique, tandis que Wagner reste la référence capitale par rapport à laquelle Claudel situe sa propre esthétique dramatique et musicale dans "Le drame et la musique" (1930). Plus tard viendra l’article polémique "Le Poison wagnérien" (1938). On compte également des articles sur Berlioz et Honegger notamment. Ces articles sont publiés dans les Œuvres en prose de la Bibliothèque de la Pléiade.

Pascal Lécroart

 

Bibliographie
- Timothée Picard, "« Comme le mi a besoin du do » : le modèle musical de Claudel", Bulletin de l’Association pour la Recherche Claudélienne, n°6, 2007, p. 3-56.
- Michel Plourde, Paul Claudel, une musique du silence, Université de Montréal, 1970.
- Joseph Samson, Paul Claudel, poète-musicien, Genève, Milieu du monde, 1947.

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La réception de l'oeuvre de Claudel par les compositeurs

Si Claudel doit beaucoup à la musique, les compositeurs ont, en retour, été régulièrement inspirés par l’œuvre de Claudel.

Musiques de scène

Dans la lignée des collaborations avec Darius Milhaud, Paul Collaer, Louise Vetch (Maria Scibor) ou Arthur Honegger, de nombreux compositeurs ont été sollicités pour écrire des musiques de scène à l’occasion de telle ou telle représentation ou diffusion radiophonique. Parmi les cas les plus saillants, on peut relever les noms de Maurice Jarre, auteur de la musique de scène de La Ville créé par Villar en 1955, d’André Boucourechliev, auteur d’une musique de scène pour Le Repos du septième jour, de Georges Aperghis et de Stéphane Leach, respectivement auteurs de nouvelles musiques de scène pour Le Soulier de satin à l’occasion des intégrales de Vitez en 1985-86 et de Py en 2003 et 2009. Notons par ailleurs que François-Bernard Mâche a composé la musique du film d’Alain Cuny L’Annonce faite à Marie en 1991 et Yves Prin une musique de scène pour cette même œuvre à l’occasion de la mise en scène de Christian Schiaretti en 2005. Enfin, c’est simplement en clin d’œil à une scène du Soulier de satin que Boulez a intitulé une de ses œuvres musicales Dialogue de l’ombre double.

Opéras et oratorios

Dès 1909, Florent Schmitt avait sollicité Claudel pour un projet d’opéra à partir de Tête d’Or, avant le jeune compositeur Jacques Benoist-Méchin pour La Ville au début des années vingt. Si aucun de ces deux projets n’a abouti, le compositeur allemand Walter Braunfels a bien composé, entre 1933 et 1935, un opéra à partir de la version allemande de L’Annonce faite à MarieVerkündigung, sur un texte adapté par le compositeur, qui sera créé en 1948. En 1970, l’Opéra-Comique a créé de son côté l’opéra de Renzo Rossellini sur L’Annonce, œuvre qui a encore inspiré Olivier Kaspar en 1996 pour un opéra encore inédit. Henry Barraud a écrit de son côté un opéra à partir de Tête d’Or créé en version de concert en 1985.

Parmi les oratorios, il faut faire sa place à une œuvre méconnue de Paul Hindemith, Ite angeli veloces, conçue en collaboration avec Claudel, même si elle a été achevée et créée après la mort de l’écrivain. Le Chemin de la croix est sans doute l’ouvrage qui a inspiré le plus fréquemment les musiciens sous des formes très diverses. Antoine d’Ormesson en a fait un véritable oratorio créé en 1999 à l’église Saint-Eustache.

Œuvres poétiques

C’est surtout l’œuvre poétique de Claudel qui a le plus souvent inspiré les compositeurs jusqu’à aujourd’hui. Il peut s’agir, dans la lignée des Sept Poèmes de la Connaissance de l’Est de Milhaud (1912-13), de mélodies pour voix et piano, mais les effectifs peuvent aussi prendre de plus vastes proportions. Parmi les œuvres composées après la mort de Paul Claudel, on peut mentionner les Cent Phrases pour éventails de Michel Decoust ou L’Esprit et l’eau de Thierry Lancino.

Pascal Lécroart

Bibliographie
- Paul Claudel, Correspondance musicale, réunie, présentée et annoté par Pascal Lécroart, Genève, Editions Papillon, 2007.

 

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