Collectionneurs d'Art Chtchoukine.

 

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Sergueï Ivanovitch Chtchoukine est né le 24 juin 1854 à Moscou, quatrième d’une fratrie de dix enfants, six fils et quatre filles : Alexandra (1851- ?), Nicolaï (1852-1910), Piotr (1853 -1912), Sergueï (1854-1936), Dimitri (1855-1932), Nadiejda (1858-1956), Antonina (1862-1935), Olga (1863-1930), Vladimir (1867-1895), et Ivan (1869-1908). Son grand père Vassili Petrovitch Chtchoukine était originaire d’une famille de «Kupetz», libres marchands non serfs, de Borovsk. Ce petit bourg à 100 kilomètres au sud-ouest de Moscou était un important centre de Vieux Croyants exilés après le schisme de 1654.

La campagne napoléonienne de 1812 ayant ruiné Borovsk, les Chtchoukine se dispersèrent. Vassili, privé de tout appui familial, s’en fut participer à la reconstruction de Moscou après l’incendie. Son fils, Ivan Vassilievitch Chtchoukine, père de Sergueï, est le véritable fondateur de la dynastie industrielle des Chtchoukine. En 1849, il épouse Ekaterina Petrovna Botkine, venue d’une très grande famille de marchands de thé qui donnera à la Russie nombre de hauts fonctionnaires, d’artistes, d’universitaires, jusqu’au médecin personnel du Tsar Nicolas II, Evgueni Botkine, qui périra avec la famille impériale en 1918.

La famille Botkine

Ivan Vassilievitch, devenu un important grossiste en textiles, rêve que ses fils donneront une nouvelle impulsion à la firme qu’il rebaptisera I.V. Chtchoukine & Fils. Ils reçoivent une éducation très planifiée tournée vers l’apprentissage de l’industrie textile, en France et en Allemagne. Sergueï Ivanovitch échappe en partie à cette dure instruction, car il est affligé d’un très grave bégaiement que son père fera soigner en Allemagne. C’est pourtant lui qui se révélera le manager le plus talentueux jusqu’à prendre la direction de I.V. Chtchoukine & Fils à la mort de son père en 1890.

Sergueï Chtchoukine épouse en 1884 une des plus belles femmes de Moscou : Lydia Grigorievna Koreneva, sa famille a fait fortune dans les mines du Donbass en Ukraine. Le couple donne vite naissance à un premier fils, Ivan (1886-1975) ; deux autres suivront Grigori (1887-1910) et Sergueï (1888-1905), puis une fille Ekaterina (1890-1977). Sergueï Chtchoukine développe la firme et devient l’homme clé du négoce du textile à Moscou, surnommé, «le ministre du commerce». Il voyage en Asie centrale, en Afrique et en Inde, cherchant des modèles qu’il fera manufacturer en Russie, surfant sur l’engouement pour les tissus décoratifs que l’industrie rend accessible aux classes moyennes. Comme le nez des parfumeurs et le palais des grands œnologues, Sergueï est devenu « l’œil » de I.V. Chtchoukine & Fils.

Borovsk en 1850

Ivan Vassilevitch Chtchoukine

Ekaterina Petrovna Botkine

Lydia Chtchoukine

Ivan, Ekaterina, Grigori et Sergueï

Les enfants de Lydia et de Sergueï

Comblé par la réussite de son fils, Ivan Vassilievitch lui offre, pour la naissance de son premier enfant, le palais qu’il avait acheté à la princesse Trubetzkoy, issue de la plus haute noblesse. Sergueï Chtchoukine dispose ainsi d’une magnifique demeure à deux pas du Kremlin. Naturellement il va s’orienter vers ce qui est, à l’époque, un autre brevet de réussite sociale et économique : la collection d’art. La passion de l’art était commune à tous les jeunes Chtchoukine qui fréquentaient assidûment la maison de leur oncle Dimitri Petrovitch Botkine, grand collectionneur et celle de l’ami et associé de leur père Kouzma Terentevitch Soldatenkov, mécène éditeur et collectionneur, surnommé le «Medici de Moscou». Tous deux recevaient dans leurs salons la fine fleur de l’intelligentsia et des artistes de l’époque.

L’aîné des fils Chtchoukine, Nicolaï, s’éloigna vite de l’affaire familiale pour prendre la direction d’une manufacture. Le suivant, Piotr, se passionnait pour les antiquités de toute nature. Dans son musée construit dans le style «vieux russe», il rassemblera une immense collection d’objets exotiques, de tapis d’orient, de bronzes, d’archives et même une spectaculaire vingtaine d’impressionnistes français qu’il revendra à son frère Sergueï en 1912. Il lèguera sa collection d’antiquités russes et orientales au Musée historique de Moscou. Le quatrième fils et le cadet de Sergueï, Dimitri, percevra son héritage à la mort de son père et quittera la firme pour rassembler une très belle collection de « petits maîtres » anciens, surtout flamands : Hendrick Avercamp, Breughel de Velours, Teniers, aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts Pouchkine de Moscou.

Palais Troubetskoï

Fedor Botkine

Mais c’est le plus jeune des frères, Ivan qui tombera amoureux de la culture française. Installé à Paris, il tient salon avenue de Wagram où il reçoit indifféremment Auguste Rodin, le peintre espagnol Zuloaga (qui l’orientera vers une collection controversée de maîtres espagnols) et les émigrés russes souvent réfugiés politiques, tels Anatole Lounatcharsky, futur commissaire du peuple à l’instruction publique de Lénine.

C’est dans ce contexte que «l’œil» de la firme Chtchoukine, influencé par Ivan et un cousin peintre, Fédor Botkine, va commencer à visiter les galeries de Paris, alors capitale mondiale de l’art. Le 2 juin 1898 il accompagne son frère Piotr à la galerie Durand-Ruel, rue Laffitte, où ce dernier fait l’acquisition d’un paysage de Pissarro, La Place du Théâtre Français. Sergueï achètera son pendant, L’Avenue de l’Opéra,chez Bernheim-Jeune quelques mois plus tard mais avant la fin de la même année, en novembre, il acquiert son premier Impressionniste, un Monet, Les rochers de Belle-Île. En une dizaine d’années, de 1898 à 1908, la collection comptera 13 Monet dont la version complète du Déjeuner sur l’herbe, 8 Cézanne dont Mardi gras, 16 Gauguin tahitiens que Sergueï accrochera bord à bord dans sa salle à manger proposant une composition saisissante à la manière des iconostases orthodoxes. S’ajoutent 4 Van Gogh, 3 Renoir, 5 Degas, 4 Maurice Denis, 2 Puvis de Chavannes et bien d’autres maîtres moins illustres et systématiquement moins nombreux comme s’il s’agissait d’essais non concluants du collectionneur, mais parmi les plus belles pièces de chacun des peintres, « l’œil » éduqué par les impressions et les couleurs textiles fait merveille.

Iconostase Gauguin

Cette première phase de la collection, si elle n’est guère comprise dans les cercles très conservateurs des confrères marchands de Sergueï Chtchoukine, n’en est pas moins immédiatement réputée dans les milieux intellectuels et d’avant-garde, les critiques d’art et les jeunes peintres qui cherchent par tous les moyens à pénétrer dans le palais Trubetzkoy. Chtchoukine devient ainsi un des représentants les plus marquants de la minorité éclairée des marchands moscovites : les Botkine, Savva Mamontov, les frères Mikhail et Ivan Morozov,Ilia Ostroukhov et les frères Tretiakov.

Vers 1905, Sergueï Chtchoukine est devenu une personnalité en vue du monde artistique comme des forces vives économiques de Moscou. Administrateur de manufactures et de banques, réputé par la qualité de ses marchandises et son entregent commercial, Sergueï Chtchoukine reçoit le titre honorifique de « Conseiller de commerce », arbitre des conflits d’affaires. Il est riche, estimé, on se presse dans les fêtes splendides du palais Trubetzkoy où le plus illustre musicien de la Moscou d’alors, Alexandre Scriabine, interprète en avant-première ses compositions.

Lydia Chtchoukine par Valentin Serov

La success story tourne au drame en 1905 en même temps que la révolution issue du désastre de la guerre russo-japonaise et de la démonstration de l’incurie du régime impérial offre une répétition générale de la révolution de 1917.

Sergueï Chtchoukine aborde les événements par un coup particulièrement heureux. Ne croyant guère à un effet durable des défaites d’extrême orient sur le dynamisme économique de la Russie européenne, il achète tous les stocks textiles disponibles dont le prix s’est effondré et gagne 1 million de roubles or au retour à la normale et à l’explosion de la demande en tissus. Mais à la fin de la même année 1905, la tragédie frappe à la porte du somptueux palais du bonheur. Le plus jeune des fils, Sergueï, 17 ans, disparaît une nuit de novembre. Les recherches ne donneront rien de tout l’hiver, ce n’est qu’au dégel, en mars 1906, que la Moskova rendra le corps du malheureux.

C’est le début d’une série de tragédies qui vont briser l’homme d’affaires chanceux et l’amateur d’art éclairé. Lydia Grigorievna, l’épouse tant aimée ne résiste pas au malheur de la perte d’un enfant : en janvier 1907, un an après la disparition de son fils, elle est emportée par un cancer foudroyant. Le grand peintre russe et ami de la famille, Valentin Serov devait faire le portrait de la défunte. Il fera un croquis de Lydia sur son lit de mort.

Ce sera une année où pas un seul tableau n’arrivera dans le palais Trubetzkoy en deuil. Sergueï Chtchoukine se révolte contre la violente injustice du destin. Par un geste romanesque, typique du caractère russe, il décide d’aller se plaindre à Dieu ! Il part au Caire en octobre 1907, frète vingt chameaux, et, accompagné de deux dragomans et quinze Bédouins, il s’enfonce dans le désert du Sinaï pour gagner le monastère orthodoxe de Saint Catherine, bâti au 4ème siècle au pied du Djebel Moussa (le mont de Moïse).

De cette expédition insensée subsiste le seul texte que Sergueï Chtchoukine ait jamais écrit, son journal. Le voici au monastère, il est logé et accueilli avec chaleur, les moines lui montrent le Buisson Ardent, les reliques de Sainte Catherine. Dieu, là-haut sur son mont, ne se dérange pas pour lui, mais Sergueï parle de peinture avec les moines car l’un d’eux est passionné d’art.

Sergueï reprend sa route avec ses chameaux et ses Bédouins, mais indiciblement, l’atmosphère est plus joyeuse, tout le monastère sort accompagner la caravane, comme s’ils savaient, avant même le pèlerin qui s’en retourne, que celui-ci a reçu la réponse qu’il était venu chercher.

Le lendemain, S.I. Chtchoukine se réveille face au fantastique lever du soleil sur le golfe d’Aqaba, que de couleurs ! Que d’impressions ! Le journal s’interrompt.

Le monastère Sainte Catherine

En décembre, Chtchoukine est à Paris. Il a raté le Salon d’automne et la grande rétrospective du maître enfin consacré : Cézanne, mais Ambroise Vollard l’emmène rendre visite à des amis : Léo et Gertrude Stein. Les jeunes fils de famille américains ont accroché dans leur appartement/atelier de la rue de Fleurus les œuvres de leurs peintres pauvres, inconnus et novateurs : Matisse et Picasso. Voici, l’art en train de s’inventer, les peintres aux couleurs si sauvages qu’on les traite de fauves, les artistes aux toiles naïves, comme peintes par des enfants.

Voilà que commence la Passion de Sergueï Chtchoukine, un Chemin de croix jalonné de chefs d’œuvre. Voilà l’œil acéré et mondain empoisonné par la folie. Seule l’apaisent les œuvre d’art les plus mystérieuses, les plus provocantes mais il faut toujours s’accommoder du châtiment de Dieu. Dès janvier 1908, le cycle des tragédies continue : ruiné par sa vie dispendieuse de dandy mangeant son héritage, couvert de dettes, Ivan Chtchoukine s’est donné la mort dans son appartement de l’avenue de Wagram. Piotr, accouru, achète une concession perpétuelle dans le cimetière de Montmartre, pour y enterrer le malheureux Ivan. Sergueï ne peut se douter que l’on vient d’acquérir là sa future tombe.

Sergueï Chtchoukine est fasciné et rebuté par les toiles modernes de Matisse et Picasso. Quand il avait rendu visite à Matisse avant tous ces événements, en mai 1906, dans son atelier quai Saint-Michel, il avait envisagé d’acquérir une nature morte, mais il lui dit : « je vais l’accrocher quelques mois et je vous dirai si je m’habitue à elle, alors je confirmerai mon achat ». Trente-sept toiles et un dessin (acheté ce premier jour) vont rejoindre la collection Chtchoukine, les plus beaux Matisse de sa plus belle période : La chambre rouge, les Natures mortes espagnoles, La nymphe et le satyre, le Nu en noir et or, Le Café marocain, Le Portrait de madame Matisse, etc.

Une complicité s’établit entre les deux hommes, littéralement au pied du chevalet d’où les toiles, à peine sèches, sont emballées pour Moscou. Cette fois, il s’agit de frapper fort, d’afficher à Moscou le manifeste éclatant de l’art moderne.

Au centre de La Joie de vivre (Matisse 1905)chef-d’oeuvre fauve acheté par les Stein, une petite ronde de six danseurs avait intrigué Chtchoukine. C’est de là qu’on partira pour créer La Danse et La Musique. La commande des deux panneaux géants de trois mètres quatre-vingt dix sur deux soixante, aux mesures exactes du palier de l’escalier d’honneur du palais Trubetzkoy est passée en avril 1909 pour 14 000 (environ 54 000€) et 12 000 (46 000€) francs or. Avec la somme payée d’avance, Matisse loue une maison à Issy-les Moulineaux et fait construire un atelier au fond du jardin, suffisamment grand pour accueillir les panneaux vierges, il lui faudra un an et plusieurs essais pour les terminer.

Quelques mois plus tard, en septembre 1909, Picasso écrit à Gertrude Stein cette carte postale aux allures de bulletin de victoire : « Chtchoukine m’a pris un tableau chez Sagot (le galeriste Clovis Sagot), le portrait avec l’éventail ».Premier Picasso de la collection qui, aux dires de Chtchoukine, lui donne l’impression de mâcher du verre pilé, mais lui fait paraître ternes toutes les autres œuvres de sa galerie. En 1914, Chtchoukine possédera 50 œuvres du maître, réparties en 36 cubistes et 14 tableaux et dessins plus anciens, notamment de la période bleue.

Chez les Stein, rue de Fleurus

Matisse, La joie de vivre, avant LA DANSE

Alors qu’affluent les Matisse et les premiers Picasso, le second fils de Sergueï Chtchoukine, Grigori, se tue d’une balle de revolver le jour anniversaire de la mort de sa mère le 2 janvier 1910. La malédiction se poursuit, on n’emprunte pas impunément l’œil de Dieu, avait compris Chtchoukine au monastère Sainte Catherine.

Le scandale éclate au salon d’automne de 1910 où Matisse expose en tout et pour tout deux œuvres, «propriétés de Monsieur Chtchoukine», La Danse et La Musique. Le tollé est inimaginable devant ces caricatures sauvages, rouges, vertes et bleues. Chtchoukine, lui-même, atterré par le scandale, effrayé d’avoir à accrocher dans son escalier des œuvres si provocantes et de surcroît des nus, décide d’annuler la commande et d’accrocher dans l’escalier une monumentale allégorie de… Puvis de Chavannes. Mais à peine rentré à Moscou, il télégraphie à Matisse : «j’ai honte de ma faiblesse et de mon manque de courage, envoyez panneaux à Moscou grande vitesse».

Catalogue du salon d’automne 1910

Salon d’automne 1910, dessin d’André Warnod

Puvis de Chavannes, Les muses inspiratrices acclament le génie messager de la lumière

Le collectionneur avait vu juste : personne ne le comprend à Moscou, les panneaux sont ridiculisés, lui-même écrit mollement à Matisse après l’accrochage, «je commence à m’habituer».

Matisse chez Chtchoukine en novembre 1911

Avec Picasso, c’est bien pire. L’opinion générale est que les tragédies qui ont tant éprouvé le collectionneur ont fini par le rendre fou et à le faire se passionner pour des barbouillages, des pâtés qui n’ont plus d’art que le nom.

Mais le temps en matière d’art, est le seul juge infaillible. Déjà Henri Matisse, invité par Chtchoukine en novembre 1911, est reçu comme une figure essentielle de l’art moderne ; il est choyé par tout Moscou, encensé dans la presse. L’emblématique patron de la galerie Tretiakov, Ilia Ostroukhov, cornaque l’artiste dans les musées, les églises, les monastères et l’initie à l’art des icônes dont il est le redécouvreur. Matisse est bouleversé par celles d’Andrei Roublev qui résument pour lui toute sa quête artistique.

Depuis 1908, Chtchoukine a ouvert son palais au public tous les dimanches et bientôt, il faudra prévoir trois jours de visites dans la semaine. Les amateurs d’art se précipitent, l’audace de Sergueï Chtchoukine est reconnue par tous les artistes révolutionnaires. Les jeunes peintres surtout sont subjugués et font le malheur de leurs professeurs des beaux-arts en peignant des ciels jaunes ! Les Larionov, Goncharova, Tatline, Petrov-Vodkine, Grigoriev, Malevitch puisent leur inspiration sur les murs du palais Chtchoukine, le cubisme russe et ses successeurs, le modernisme et le suprématisme, sont nés là.

Les artistes sentent avant les autres que des temps troublés approchent, Chtchoukine, tout en poursuivant ses achats de Matisse et Picasso est séduit par un autre poulain de Kahnweiler, André Derain, dont il achètera seize œuvres, la plupart sombres et oppressantes.

La vie personnelle de Sergueï Chtchoukine a pris pourtant des couleurs plus gaies.Il a rencontré une professeure de piano, une divorcée dans sa belle quarantaine, Nadejda Affanassievna Mirotvorseva. Les voilà en voyage en Europe, Venise, Paris, les lacs italiens.

La noria des œuvres continue. En décembre 1913, Chtchoukine fait publier le catalogue de sa collection, la luxueuse revue d’art Apollon est consacrée, au printemps de 1914, à la collection Chtchoukine avec de nombreuses reproductions en couleurs et un long article bilan de Jacob Tugenhold, presqu’aussitôt nommé directeur artistique de ce qui est en train de devenir le «Musée Chtchoukine». On envisage une grande exposition Picasso tandis que Le Chevalier X de Derain arrive à Moscou. Ce sera le dernier numéro de l’inventaire qui en compte 256, plus une vingtaine de pièces, statuettes africaines, esquisses, antiquités orientales non inventoriées et deux portraits du collectionneur par le Norvégien installé en Russie Christian Krohn. La guerre est déclarée, les communications postales entre la France et la Russie sont interrompues, les derniers Matisse commandés par Chtchoukine La Dame au tabouret et un Autoportrait du peintre ne rejoindront jamais la collection.

Sergueï ne se faisait pas d’illusion sur l’avenir de son pays, atteignant ses soixante ans en 1914, il aspirait à une retraite paisible. Qui se présentera sous la forme d’un miracle : Nadejda est enceinte à peine épousée. Une petite Irène naît en mars 1915. Mais la rédemption tant attendue est faite de bruit et de fureur, la révolution de février abat la monarchie, la communauté artistique de Moscou salue les temps nouveaux et l’avènement du communisme avec la Révolution d’octobre.

Nadejda Affanassievna Mirotvorseva

Irina Sergueïevna Chtchoukine

Sergueï, Irina et Nadejda, été 1917

Sergueï Chtchoukine et son fils quittant la palais Trubetskoï

L’exil

Printemps rouge pour les uns, hiver blanc pour les autres. En sa qualité de visionnaire de l’art moderne encensé par tous les artistes progressistes, Sergueï est plutôt bien vu par le nouveau pouvoir, notamment par Anatole Lounatcharsky, commissaire du peuple à l’éducation, l’expert culturel de Lénine. Mais il n’a nullement l’intention d’exposer sa nouvelle épouse et encore moins la petite Irène à la construction du socialisme qui, déjà sous Lénine, s’annonce difficile. Il profite du rétablissement des communications avec l’Allemagne après la paix de Brest-Litovsk pour partir clandestinement par le train avec son fils Ivan en août 1918, sa femme et sa petite fille étant déjà parties par un autre convoi.

Le destin de Sergueï Chtchoukine se sépare ici de celui de sa collection, ses fonds prudemment placés en Suède, il aborde l’exil avec une certaine sérénité. Il a perdu essentiellement son palais et la collection qui s’y trouve dont il voulait à l’origine qu’ils deviennent un musée de la ville de Moscou. C’est ce qui est en passe de se produire.

 

Le 8 novembre 1918 un décret du Conseil des commissaires du peuple, signé Lénine, proclame «La galerie d’art de Sergueï Ivanovitch Chtchoukine, propriété publique de la République socialiste fédérative de Russie considérant que par sa très grande valeur artistique elle présente en matière d’éducation populaire un intérêt national».

Le comte Michel de Keller, époux érudit de la fille de Sergueï Chtchoukine, Ekaterina, vient de terminer l’inventaire de la collection. On débat encore pour savoir si la décision d’Ekaterina Sergeïevna Chtchoukine de rester à Moscou était dictée par la difficulté d’organiser le voyage de ses six enfants en bas âge en des temps aussi troublés, ou bien si elle entendait lier son sort à celui de la collection. Un peu des deux sans doute. Le comte Michel disposait d’un joker, sa famille, des nobles prussiens au service de la Russie depuis Catherine II, avait des origines baltes. L’indépendance des trois états baltes proclamée en 1918 lui donnait droit de demander la nationalité de la république de Lettonie et de quitter légalement l’Union soviétique.

La machine bureaucratique soviétique tirait entretemps toutes les conséquences du décret de Lénine. Le palais Trubetzkoy prenait en juin 1919 le nom de Musée de la peinture occidentale moderne N°1 ou MNZj1, le N°2 étant réservé à l’autre grande collection de peinture française, celle d’Ivan Morozov, située à quelques centaines de mètres du palais Trubetzkoy. Madame Ekaterina Chtchoukine était nommée conservatrice du MNZj1 ; l’accrochage était desserré et modernisé. Disparaissait à jamais l’iconostase des Gauguin. Le Musée réouvrit au public en mai 1920 (et le MNZj2 « Morozov » dès 1919).

En 1923, le Musée de la peinture occidentale moderne, englobant les autres collections d’art moderne occidental, mais concervant ses sections Chtchoukine et Morozov, devint le Musée d’Etat d’art occidental moderne (GNMZI), sous la direction du sculpteur et historien progressiste Boris Mikhailovitch Tsernovetz. Riche d’environ 800 oeuvres, le GMNZI devint le premier musée d’art moderne du monde, passage obligé des voyages à Moscou effectués par les intellectuels de gauche français. En 1928, les deux sections fusionnèrent et la collection Chtchoukine, déménagée du palais Trubetzkoy, fut installée dans le palais Morozov aux côtés des autres collections. C’en était fini du rêve du Musée Chtchoukine. Dès 1923, le collectionneur en exil révoquait son testament antérieur par lequel, il léguait sa collection à la ville de Moscou.

En octobre 1922, Ekaterina Chtchoukine de Keller demandait et obtenait d’être déchargée de ses fonctions de conservatrice pour aller se faire soigner en Lettonie, son mari venant enfin d’obtenir la nationalité lettone. C’est ainsi que la dernière des enfants Chtchoukine réussissait à quitter la Russie soviétique avec son mari, sa gouvernante anglaise, ses six enfants et ses cinq chiens. La famille s’installerait d’abord à Dresde, haut lieu culturel plus proche de la Russie, mais, ruinés par l’inflation galopante, les Keller gagneront la France à leur tour, où, avec l’aide de Sergueï Chtchoukine, ils feront construire une maison à Saint-Clair, au Lavandou. Ekaterina Chtchoukine y vécut jusqu’à sa mort en 1977. Les tragédies familiales ne se termineraient pas pour elle, deux de ses fils disparurent pendant la guerre et elle dut faire face à la fin dramatique de son frère, le fils aîné de Sergueï Chtchoukine, Ivan, l’orientaliste, devenu professeur à l’université de Beyrouth qui disparut en 1975, à 89 ans, victime d’un attentat détruisant son avion arrivant de Budapest à l’approche de l’aéroport de Beyrouth.

Décret de nationalisation de la collection Chtchoukine du 29 octobre 1918

Ekaterina Chtchoukine de Keller

Sergueï Chtchoukine lui-même vécut paisiblement à Paris jusqu’à sa mort en janvier 1936. Dans le grand appartement qu’il avait acheté à Auteuil, il s’était entouré de quelques œuvres de Raoul Dufy, d’Henri Le Fauconnier et de Pedro Pruna.

A Moscou, l’intégrité des collections du GMNZI unifié ne fut pas bien longue : en 1931, une politique d’échange avec le musée de l’Ermitage à Leningrad fut décidée afin de faire bénéficier le musée des Beaux-arts Pouchkine de Moscou d’œuvres de maîtres anciens dont la capitale du communisme était dépourvue. En compensation, près de 70 œuvres du GMNZI dont 33 toiles de la collection Chtchoukine étaient transférée à l’Ermitage.

Le GMNZI était très menacé par la politique soviétique de vente de richesses patrimoniales et muséales afin de se procurer les devises nécessaires à la modernisation de l’Etat soviétique. La Commission de l’Antiquariat chargée de la vente d’œuvres à l’étranger jeta son dévolu, en 1934, sur une trentaine de toiles du GMNZI, dont 19 tableaux de la collection Chtchoukine. Quatre d’entre elles, dont deux provenant de la collection Morozov (Madame Cézanne dans la serre de Paul Cézanne et Le café de nuit de Vincent Van Gogh) furent ainsi vendues et se trouvent aujourd’hui dans les musées américains. Mardi-Gras de Cézanne fut proposée au collectionneur Albert Barnes, qui considéra que le prix demandé était trop élevé : la transaction n’eut pas lieu et le tableau demeura en Union Soviétique. Les tableaux de Chtchoukine ayant échappé au voyage à l’étranger ont été transférés au musée de l’Ermitage en 1934.

Mais la menace fatale au GMNZI fut le changement d’orientation idéologique du régime à l’égard de l’art, la défense d’un art réaliste visant à promouvoir les acquis du socialisme et les accusations portées contre l’art moderne incarné par les collections du GMNZI comme art décadent, bourgeois, et cosmopolite.

Tant que le musée était ouvert, actif et très respecté par la communauté muséale et artistique internationale, notamment par les artistes progressistes, il réussissait à résister aux attaques idéologiques, mais devant l’invasion allemande de 1941, tous les musées de Moscou furent fermés, mis en caisses et évacués au-delà de l’Oural. Il en fut ainsi du GMNZI qui se retrouva emballé et expédié à Novossibirsk.

Après la victoire sur l’Allemagne et le retour des collections à Moscou, la question de la réouverture du GMNZI devenait plus problématique. En 1948, un décret de Staline proclamait la dissolution du GMNZI sous 15 jours, la dispersion des œuvres dans les musées de province ou leur pure et simple destruction. Il fallut toute la réactivité et l’entregent des directeurs des musées de l’Ermitage à Leningrad et Pouchkine à Moscou pour obtenir qu’à des fins « d’étude d’histoire de l’art » par la communauté scientifique, les œuvres soient réparties entre les deux musées tout en étant interdites d’exposition. Cette division fut effectuée en une journée, les œuvres les plus avant-gardistes, notamment celles de Matisse et Picasso et les grands formats étant plutôt envoyés à Leningrad, alors que les impressionnistes et post impressionnistes plus classiques, Monet, Van Gogh, Cézanne, Degas atterrissaient plutôt à Moscou.

Peu à peu, à partir du milieu des années 1950, les anciennes collections du GMNZI reparurent sur les cimaises, d’abord du musée Pouchkine, ensuite à l’Ermitage.

Depuis, les œuvres de la collection Chtchoukine sont reparties à la conquête du public. Pas une rétrospective majeure des peintres du début du XXe siècle ne peut se faire sans telle ou telle œuvre clé de la collection prêtée par les musées russes.

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Le palais Troubetskoï

Sur les murs de ce palais situé au coeur de Moscou, s’installa la collection.

En 1908 en ouvrant ses portes au public,

Chtchoukine fondait le premier musée d’art moderne du monde.

 

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L'histoire de l'art moderne est marquée par quelques récits qui racontent des miracles: le soutien de personnes non seulement clairvoyantes mais aussi très riches envers des artistes qui vont ainsi prendre majestueusement leur envol. À Paris, au début du XXe siècle, il y eut l'Américaine Gertrude Stein qui soutint le cubisme de Picasso. Aux États- Unis, l'oeil du pharmacien milliardaire Albert C. Barnes s'était entre autres pris d'amour pour les courbes des tableaux de Matisse. Et en Russie, quelques années plus tôt, deux hommes se disputaient le territoire de l'avant-garde en peinture. Ils s'appelaient Sergueï Chtchoukine (1854-1936) et Yvan Morozov (1871-1921). Les accidents de l'histoire, plus précisément la révolution d'Octobre puis l'esprit répressif et dangereux de Staline ont associé ces deux hommes pour la postérité. Depuis les années 70, date à laquelle les deux ensembles ont commencé à être exposés de nouveau à Saint-Pétersbourg, au musée de l'Ermitage et à Moscou, au musée Pouchkine, les visiteurs des musées russes ont toujours parlé indistinctement des «collections Choutchkine et Morozov» comme s'il s'agissait d'un couple. Normal, puisque les nombreux tableaux modernes qui avaient, au début du siècle, appartenu aux deux collectionneurs étaient exposés sans distinction d'origine. Pourtant, chacun d'eux avait une personnalité bien marquée, Morozov étant ainsi considéré comme plus classique dans ses goûts que son aîné.

L'un des grands événements de cet automne, à Paris, est l'arrivée à la Fondation Louis Vuitton, en octobre et pour la première fois, de 130 des chefs-d'oeuvre de la seule collection Chtchoukine qui appartient désormais, comme celle de son compatriote, depuis 1918, à l'État russe. Le générique est impressionnant, de Picasso à Matisse en passant par Cézanne, Gauguin ou Monet. Une bribe du meilleur de l'histoire des avant-gardes du début du XXe siècle est reconstituée pour cinq mois autour du visionnaire Sergueï, personnage hors du commun qui reste encore méconnu et qui méritait bien une exposition à lui tout seul.

Pendant de nombreuses années, les autorités russes, craignant une demande de saisie par les héritiers Chtchoukine de l'incroyable collection, ont freiné les expositions à l'étranger. Mais le temps passe et, manifestement, les différents aussi. L'exposition à la Fondation Louis Vuitton a cependant nécessité des trésors de diplomatie, la publication d'un arrêté d'insaisissabilité, des discussions dans les plus hautes sphères du pouvoir des deux pays et une collaboration avec les deux frères ennemis, les musées de l'Ermitage et Pouchkine.

Il était donc une fois un industriel moscovite, négociant et fils de négociant en tissus, troisième d'une fratrie de dix enfants, qui bégaie et est tellement fragile qu'on le relègue dans les salles d'études en compagnie des demoiselles. Mais comme dit un vieux proverbe russe: «Le savon est gris mais il lave blanc». Autrement dit: «Ne vous fiez pas aux apparences». Lorsque son père décède, en 1890, c'est lui qui reprend les rênes de l'affaire familiale. Et la fait fructifier. Il sait tirer parti des goûts de la nouvelle bourgeoisie russe qui apprécie l'offre de tissus aux motifs décoratifs imprimés. Dès 1886, à la naissance de son premier fils, Sergueï s'installe dans une demeure du centre de Moscou, le palais Troubetskoï. Pour la petite histoire, ce même bâtiment, aujourd'hui nationalisé, fait partie d'un vaste complexe utilisé par le ministère de la Défense.

A l'époque, la Russie n'est pas encore une fédération et encore moins une république. Elle est gouvernée par un tsar tout aussi impopulaire que puissant. Dans la haute société moscovite, il est de bon ton de collectionner de l'art. En bon bourgeois, Chtouchtkine a pour premier objectif de décorer son palais. L'amateur encore novice commence par faire l'acquisition de peintures signées par exemple du préraphaélite anglais Edward Burn-Jones ou du Norvégien Frits Thaulow. La prochaine étape sera l'impressionnisme. Chtchoukine parle et écrit couramment le français. En 1897, à Paris, il se rend en compagnie de son frère, qui réside dans la capitale française, dans le temple de l'impressionnisme, la galerie Durand-Ruel. C'est là que les choses sérieuses commencent. Sergueï est d'un caractère affirmé. Il aime, donc il achète. Ses débuts dans le genre sont matérialisés par l'acquisition de deux toiles de Camille Pissarro, considéré comme un des pionniers de l'impressionnisme. Il s'intéresse rapidement à l'univers de Claude Monet. En dix ans, il achètera pas moins de treize de ses toiles dont une petite version du Déjeuner sur l'herbe.

Une des originalités de Chtchoukine tient au fait que tous les tableaux sont achetés dans l'unique objectif d'être exposés dans sa maison. Il tient à constituer un univers pictural unique dont il s'entoure et qu'il accroche de manière obsessionnelle. «Chtchoukine n'a pas de limite de budget. Sa seule limite, ce sont ses murs», explique le conservateur de la peinture française au musée Pouchkine, Alexey Petukhov. Le plus étonnant chez le collectionneur, c'est la rapidité avec laquelle il assimile l'idée d'une peinture moderne, la célérité avec laquelle il saisit les révolutions picturale en marche. Ses dernières acquisitions datent de 1914. Il aura alors acquis 278 oeuvres, dont huit toiles de Cézanne (qu'on peut considérer comme le père de l'art moderne) mais encore seize de Gauguin. Les spécialistes considèrent que Chtchoukine «bascule» définitivement dans la modernité en 1905. Il entretient une relation particulièrement complice avec Matisse qu'il fait venir à Moscou en 1911 afin de concevoir une pièce qui lui est consacrée. Le concept: la couleur. Le sol est couvert d'un tapis violet. Les murs sont peints en vert et le plafond est rose. C'est dans ce contexte polychrome saisissant que le maître français accroche ses toiles. Au total, Chtchoukine fera l'acquisition de 38 oeuvres de Matisse. En 1907, le peintre présente Picasso au collectionneur russe. Dans un premier temps, Sergueï, pourtant visionnaire, a bien du mal à accepter cette nouvelle manière de tout représenter en formes géométriques qu'on appelle le cubisme. Il faudra deux ans à Chtchoukine avant de «passer à l'acte» avec Picasso. Il finira par acheter 50 toiles de l'Espagnol. Il rate néanmoins quelques belles prises du fait de ses premières réticences. Albert Kostenevitch, le fameux conservateur de l'art moderne au musée de l'Ermitage - il a entre autres publié de la correspondance entre Chtchoukine et Matisse - raconte par exemple que lorsque l'amateur russe voit pour la première fois la toile Les Demoiselles d'Avignon (aujourd'hui au MoMA) , qui constitue l'acte de naissance du cubisme, il prend tout simplement peur. Trop primitif? Trop iconoclaste? La commissaire générale de l'exposition, Anne Baldassari, analyse l'attitude paradoxale de Chtchoukine: «Il travaille contre son goût. Il nourrit une relation ambivalente avec les oeuvres. Il se pousse lui-même jusqu'au bord de ce vertige de l'art».

Lorsque la révolution bolchévique éclate, le richissime bourgeois s'enfuit avec sa famille, en n'emportant aucun bien, vers Paris. La légende voudrait qu'il ait juste caché des diamants dans la tête de la poupée de sa fille. Il meurt en France à 81 ans, avec pour tout trésor ses souvenirs du palais Troubetskoï, dont l'esprit est reconstitué pour la première fois en octobre à la fondation Louis Vuitton.

 

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