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Témoignages d'Alain

 

Alain Fournier

L’élégant capitaine B. ne manquait jamais, chaque dimanche, d’aller à la messe dans les bois ; et de W., mon jeune camarade aristocrate, ne manquait jamais de se brosser à peu près et d’accompagner le capitaine ; ce qui ne me plaisait point. De W. ne croyait à rien, mais il avait été élevé selon la politesse. Or n’est-ce point croire à la politesse ? Où le croire commence et finit, il n’est pas facile de le savoir. Y a-t-il plus, dans la foi de la plupart, qu’un respect pour ceux qui semblent croire ? Ce problème m’a intéressé depuis, et j’y ai découvert des profondeurs. Mais, en cette tragédie où nous étions, je n’étais pas disposé à tenir compte des nuances. J’avais horreur de voir que la religion du Christ travaillait aussi avec zèle à pousser les hommes dans la guerre.

Me voilà aux aumôniers militaires ; et la première fois que j’en vis un, avec le bonnet de police à trois galons, je courus à l’autre capitaine, le seul que je trouvai. Je lui dis que, dans les instructions sur les grades et les signes du respect, je n’avais jamais entendu parler d’aumôniers à trois galons. Devais-je le salut ? Ce capitaine, avec qui je devais avoir des rapports presque intimes, tantôt agréables, tantôt difficiles, était une sorte d’artiste, avec une humeur redoutable, de l’esprit, l’art de gouverner, et un courage suffisant ; il n’avait point trace de religion. Il me dit : « Je ne connais pas ce grade ; et faites comme vous voudrez. » Deux jours après je me donnai le plaisir d’être insolent. C’était déjà dans la seconde période de ma guerre ; j’avais plus de loisirs, et je vivais plus humainement dans les ruines de la maison d’en face, faisant société et table avec quelques sous-officiers jeunes et tout simples. Je présidais dans un fauteuil Voltaire, et on m’appelait Général. C’est dans cette assemblée que vint un homme hautain et froid, moitié prêtre et moitié capitaine, pour une question de tombes militaires. Il fit grande attention à ne parler qu’aux gradés : « Dites, Maréchal des logis » ; mais ces enfants, par un mouvement naturel, car les âges sont partout respectés, se tournaient vers moi, attendant la réponse du président de table. Je m’entends à la moquerie et je fus féroce ; encore aujourd’hui je m’en félicite. Et pourquoi ? Cela affligera les bonnes âmes. Mais ne savais-je pas bien que les tyrans de tout genre allaient reprendre espoir dans ces jours de malheur où l’obéissance passive était restaurée ? Pouvais-je hésiter devant cette monstrueuse alliance de l’esprit et de la force ? Cette double infatuation, si assurée de sa victoire, si bien dessinée sur un fond de misère commune, c’était plus que je n’en pouvais supporter. Là j’étais brave sans mélange aucun, et assurément indomptable. Mes jeunes amis furent ravis ; et l’autre, le Monsignore, se retira promptement et prudemment.

En revanche quels égards pour un petit prêtre, téléphoniste crotté et fantassin, obligeant et résigné, sans aucune participation à la puissance visible ! Même un jour, à propos de cet homme de Dieu si crotté, j’essayai de ma raillerie contre le capitaine B. qui venait de recevoir avec hauteur un message de ce téléphoniste sans galons. Je dis au capitaine : « Savez-vous ce qu’est cet homme-là ? Non sans doute. » Il dit de son air grand seigneur : « Mais qu’est-il donc ? » – « C’est un prêtre », lui dis-je. « Ah oui, je sais », répondit-il ; et j’ajoutai : « Un vrai prêtre ; un homme qui a le pouvoir de faire descendre Dieu sur l’autel. » Mon projectile n’eut aucun effet. Je devais bien le prévoir. Dieu est avec le commandement, et ces choses-là ne font pas question. Je ne puis même pas me vanter d’avoir été une sorte d’énigme pour le capitaine B. Du moment que je ne voulais pas comprendre le grand jeu, pourquoi m’aurait-il tendu la main ? L’ordre ne manque pas de serviteurs ; l’intelligence y a sa place, très belle et très honorée ; si elle refuse sa place, nul ne la remarque plus. Il faudra pourtant, si je ne me trompe, que les pouvoirs comptent de plus en plus avec ce mauvais esprit, qui ne veut pas pouvoir.

Je touche ici à de graves questions. Je ne les cherchais point ; elles venaient me trouver, et il fallait prendre parti. Je veux régler, sans plus attendre, le compte des aumôniers militaires, et on verra qu’ils ne perdront pas tout. Beaucoup plus tard, dans l’année 16, je me trouvai, à la pointe brûlante de notre guerre, à Flirey, maître absolu d’une jeune équipe vive comme la poudre. L’aumônier divisionnaire qui entra un soir dans mon poste, apportant cigares et cigarettes, se nommait Harel, de son métier professeur libre, et qui avait, comme je sus ensuite, une grande estime pour mes grades et diplômes. Ce soir-là il m’apparut assez boueux, sans aucun galon, et aussi simple qu’on peut l’être. Alors je me crus à la comédie, devant un aumônier de journal, jovial, buvant sec, et allant jusqu’aux jurons par permission spéciale. « Vous êtes de ceux, lui dis-je, qui ont permission de jurer le nom de Dieu, mais aussi de ceux qui ont à se faire tuer ; car, comme parle l’évêque, il nous faut des morts. » Cette formule, dont j’ai gardé le souvenir, donne une faible idée des railleries dont je criblai l’envoyé de Dieu. C’était de mauvais goût, certes ; mais je voyais trop bien à quelles horreurs nous allions, par le bon goût et la politesse ; et je crois encore aujourd’hui que si on ne rompt pas brutalement avec les grâces d’académie, toute liberté est perdue, en bas et en haut. Le libre jugement, seule ressource contre la boue et le sang, ne peut se sauver qu’en se perdant selon le monde ; c’est ainsi que j’appliquais encore l’Évangile à ma manière ; mais je reconnais que c’est une étrange manière, que les doctrinaires rouges n’aiment pas plus que ne l’aiment les marquis et les esthètes. Serai-je toujours un général sans armée ? Il se peut. Je pense qu’il faut labourer brutalement la première fois, et encore la seconde ; enfin couper les racines du savoir élégant. À tous risques. Mais quel risque approche de cette guerre absurde, fruit d’algèbre et de littérature ? Ma petite armée de Flirey tint bon ; ces enfants riaient de bon cœur. Je me demande encore une fois qui croit et qu’est-ce qu’on croit. je n’ai pas vu un homme, en ces jours difficiles, qui craignît, de la mort et de la souffrance, autre chose que ce qu’il en voyait à chaque tournant. Et cet Harel lui-même n’était à mes yeux qu’un homme riche de courage et d’amitié. Riche et fort, donc, de cette monnaie qui a cours partout, il se secoua gaiement, comme sous l’averse, et ne raisonna point, ni ne prêcha.

Il gardait pour moi deux sermons qui un peu plus tard me mirent à bas, sans témoins, entre nous deux. « Non, mais, s’il vous plaît, me dit-il un autre jour, où sont mes galons ? Les voyez-vous ? Où est mon pouvoir ? Je suis un homme, et tout ce qui est bon pour un homme est bon pour moi. Mon logement, quand nous cantonnons, est n’importe où. Ces messieurs me réservent toujours un bon logement, et souvent un lit. Si vous m’y trouvez, alors moquez-vous de moi. L’étable me va. J’y dors de bon cœur. » C’était vrai. Je ne crois jamais un discours ; mais je vis souvent cet homme couché comme une bête, et plus fantassin que moi. Très bien. Les saints ne me font pas peur. Mais, pour parler fantassin, il me posséda encore une autre fois, et mieux. « Ce que vous faites ici, me dit-il, je le comprends d’autant mieux que je le fais moi-même. Au milieu de ces hommes malheureux, c’est votre place d’homme ; et toute autre place vous ferait honte. Mais alors c’est avec les fantassins que vous devriez être. Avec moi, si vous voulez ; demain si vous voulez. » je lui dis ce que je pensais et ce que je pense encore, c’est que ce sont là des décisions que l’on prend une fois et sans bien savoir ; et vouloir ce qu’on a voulu une fois, je savais ce que c’est. Toutefois que mon courage s’arrêtait au bord de cet autre cercle d’enfer, que je connaissais trop. Le fait est que, dans les premiers mois, sans abri et sans prudence, je croyais que j’y laisserais mes os ; mais, dans la suite, avec l’industrie de l’artilleur, avait grandi l’idée que je pourrais m’en tirer, à condition de regarder et d’écouter avant de sortir. Bref le courage s’use à la guerre, comme toute autre arme. On s’en remet alors à la nécessité, gardant la liberté pour l’exécution. Par ces réflexions, qui ne sont pas agréables à l’esprit romanesque, je compris ce jeune héros de Tolstoï, c’est, je crois, Nicolas Rostow, qui est envoyé à l’arrière pour acheter des chevaux, et qui ne querelle point le sort.

Encore un peu plus tard, et après trois mois d’hôpital, je me trouvai dans un dépôt d’éclopés avec un répit de trois jours ; là régnait la peur muette ; nous étions tous sur le chemin de Verdun, et l’imagination travaillait. Or j’eus comme voisin de lit un aumônier du genre fier et silencieux, qui s’équipait en musulman pour les tirailleurs marocains. Le croissant sur son calot était un beau sujet de plaisanterie ; mais les yeux noirs, pleins de résolution et peut-être de désespoir, me détournèrent de toute fantaisie. Je savais ce qu’il faisait, et peut-être mieux que lui ; la muette tragédie n’en était que plus émouvante. C’était un homme de petite santé. J’admirais ses habits neufs et son courage neuf, me demandant ce qu’il en resterait après quinze jours. Peut-être étais-je dupe, en lui supposant la témérité de mon ami Harel. C’était de l’abbé Harel, cette définition : « Le front commence au dernier gendarme. » Peut-être cet inconnu n’a-t-il pas dépassé le dernier gendarme. Mais, autant que je sais, la résolution de partir est plus difficile que partout ailleurs dans un dépôt d’éclopés, c’est-à-dire de guéris, où chacun est seul, où nul ne reste, où l’on entend chaque matin l’appel des détachements, où nulle amitié n’aide, ni aucune action difficile. Cet homme, qui s’habillait en tirailleur marocain, s’entourait en même temps d’un destin irrévocable, du moins il le croyait, et par sa propre volonté, cela il le savait. Il est remarquable que la partie fière de l’âme, soit qu’elle rêve un grand pouvoir, soit qu’elle méprise tout, soit qu’elle s’honore comme immortelle, soit qu’elle s’honore comme mortelle seulement, tire toujours vers les mêmes lieux de difficulté et de risque. Le plus humble et le plus fier trouvent alors les mêmes raisons, et tremblent de les voir si faibles à l’approche. Quelque chose de cela sonnait dans cette voix qui me fit cinq ou six phrases tout au plus. Prise de voile, il me sembla. Je fais la part belle à tous ; et comment autrement ? L’universelle peur n’explique rien d’une guerre. Car qui empêche, je vous le demande, que tous ces hommes s’enfuient ensemble aussi loin qu’alla le plus résolu de nos moralistes. Je m’excuse de ce mouvement de mépris ; il faut bien que la partie basse se venge aussi.

Alain « Souvenirs de guerre ». Chapitre X : Aumôniers

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