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Oblomov, lui, n'eut sans doute pas l'énergie de venir à bout d'un tel ouvrage. Presque 700 pages dédiées au parti du moindre effort, où les péripéties se résument à se tourner sur le flanc lorsque l'on était jusqu'alors allongé sur le dos, où l'on rêve que l'on dort, où le « héros » ne finit par se désengourdir dans son lit qu'après 65 pages, où l'on n'en finit pas de compter les grains de poussière dans la chambre etc. Alors pourquoi, à l'heure où nous n'avons plus le temps de rien, se plonger dans une telle torpeur littéraire ?
Bien sûr, si vous avez déjà succombé au bovarysme alors vous avez quelques prédispositions pour l'oblomovisme. Comme Emma Bovary, Ilya Ilitch Oblomov est en décalage avec la vie. Mais là où Emma Bovary fuit l'ennui, Ilya Ilitch le recherche.
D'ailleurs jamais il ne s'ennuie. Il s'agit plutôt d'une quiète flânerie onirique que rien ne doit troubler, nous dirions aujourd'hui qu'Oblomov psychosomatise – son corps accuse les maux de son âme - et se fait une montagne des petits soucis du quotidien, de cette vie qui ne le laisse jamais en paix, à tel point que son atonie le pousse toujours davantage dans la fuite de la vie en société, du travail, de la vie familiale etc. Oblomov passe à côté de sa vie précisément car il se l'imagine trop, il se noie dans les tréfonds de cet imaginaire aigre-doux et perfide - celui-là même dont son ami Stolz se méfie.
La vie de Gontcharov (en caméo dans son propre roman !) attise bien des curiosités, au-delà des comparaisons a posteriori avec une Emma Bovary ou un Frédéric Moreau, antihéros un peu branleur et mondain de l'Education Sentimentale (encore Flaubert, toujours Flaubert), comment l'auteur russe a-t-il pu trouver une si singulière inspiration ?
Schématiquement, le personnage d'Oblomov est l'incarnation de ce que l'on appelle, en psychologie clinique, l'aboulie, la défaite de la volonté. Pour lui toute tentative de vie sociale, mondaine, d'agitation, de labeur, d'épargne ou de curiosité n'est que vanité et stérile agitation comme si in fine cela ne faisait pas grande différence. Que pourrait t on lui opposer ? (Aidez-moi à le convaincre dans vos commentaires peut être…).
Zakhar, le valet clampin d'Oblomov, véritable tire au flanc, est une autre déclinaison de la paresse et apporte une tension comique précieuse à l'oeuvre. Là où Oblomov admet son état - qu'il le revendique ou le blâme – Zakhar se cherche constamment des excuses, n'assume jamais sa fainéantise, il a toujours une « bonne » raison de ne pas avoir fait ce pourquoi on le paye et entretien scrupuleusement son déni comme une armure.
Stolz représente une forme d'anti Oblomov. C'est un personnage volontaire, raisonné, en perpétuel mouvement. Face au contraste entre les deux amis, le narrateur invoque l'attraction des contraires.
Les interventions de Tarantiev dévoilent une autre facette de la paresse, après l'aboulie léthargique d'Oblomov et le déni de fainéantise de Zakhar, c'est le parasitisme. Tarantiev tente de vivre au crochet des autres, et notamment d'Oblomov, à force de le tourmenter et de le culpabiliser, mais lorsqu'il doit lui-même faire quelque chose, l'angoisse de quitter sa flemme surgit.
Le personnage féminin central, celui d'Olga est admirable et tout en nuances, une jeune femme déjà mature dont la psychologie très fine oscille entre séduction, analyse et bienveillance, j'ai le sentiment que c'est le personnage le plus libre du roman en ce qu'il n'incarne pas un trait de caractère opposable à Oblomov. Nous ne sommes pas dans le rapport très comique Oblomov/Zakhar ou « 50 nuances de flemme » ni dans la « thèse antithèse et pas de synthèse » Oblomov/Stolz. Cela permet une certaine fraicheur, quelque chose d'inédit et d'imprévisible dans les rapports entre Olga et Oblomov, et leur relation, qui force Oblomov à sortir de son confort apathique, nous dévoile les ressorts de son atonie, entre égoïsme et désespoir fatal.
Oblomov est un roman psychologique et l'une des plus grandes satisfactions du lecteur réside dans les portraits désarmants des personnages et leurs interactions, notamment les dialogues, rien d'étonnant d'ailleurs à ce que le théâtre ait adopté Oblomov.
Les clichés restent à la porte de cet ouvrage et nous avons la vision dynamique d'un couple finalement très précurseur.
Si les personnages d'Oblomov et d'Agafia représentent des êtres figés, entre résilience et résignation, comme enracinés dans leur routine et comme les arbres finalement courbés par les vents violents de l'existence, les vies d'Olga et de Stolz naviguent sur les flots, en perpétuel mouvement, avides de nourritures terrestres.
On prouve que l'on a du caractère lorsqu'on parvient à vaincre le sien, mais cette victoire ne peut se faire que sur nous-même et pas dans la fuite (Henri Laborit me contredirait sûrement), autrement elle est artificielle, en témoigne l'illusoire et indolente rédemption passagère d'Oblomov dans l'amour.
Je lis ça et là qu'Oblomov est un éloge à la paresse, je ne le crois pas. Il n'y a qu'à voir les tourments psychiques et matériels dans lesquels le plonge son hégémonique inertie. Je ne dis pas qu'il n'y a pas des leçons à tirer du personnage, notamment dans le fait de ralentir, de contempler davantage et de prendre un sacré recul sur les vaines agitations de nos existences facultatives. Mais il faut tout de même rappeler ici qu'Oblomov est un noble à une époque où la Russie n'a pas abolit le servage, et comme nous l'apprend le passage du « songe d'Oblomov », ce dernier est éduqué pour être d'une oisive nonchalance, et qui plus est, il peut se le permettre économiquement, aux frais des paysans de son domaine !
J'en viens à la langue d'Oblomov, je suis assez parano sur les traductions, et il faut signaler que s'agissant de notre ouvrage, il y a quelques raisons. Je conseille après enquête l'édition du Livre de Poche, qui est la plus récente traduction et je déconseille l'e-book du domaine public, toute première traduction française largement tronquée qui ne fait qu'une centaine de pages.
Dans l'ombre de « Guerre et Paix » et « Crimes et Châtiments », cette épopée de la paresse, véritable chef d'oeuvre national en Russie, procure des moments jubilatoires (vous aurez moultes occasions de méditer au détour d'une phrase) ainsi qu'une salutaire introspection car il est d'une actualité piquante à l'ère des procrastinateurs, du « bore-out » et du « burn-out » et le livre pose également la question de ce que l'on fait de sa vie, la douceur et la désarmante sensibilité d'Oblomov nous amène à reconsidérer nos perceptions, mieux vaut la quantité ou la qualité de la vie ? Peut-on choisir sa vie ? Et surtout, éthiquement, peut-on choisir cette vie ? Ruwen Ogien dirait oui mais vous, qu'en pensez-vous ?
Je vous souhaite en tout cas de passer avec Oblomov des moments aussi singuliers et denses que ceux que j'ai pu passer ces derniers mois.
Mais attention ! le texte de Gontcharov est une liqueur dense et riche dont les mots, pleins d'acuité, se lampent du bout des yeux et se digèrent lentement, alors gare à l'écoeurement. A Oblomovka rien ne presse, à lire paresseusement !
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Oblomov, trentenaire, profite des revenus de son domaine de 300 âmes situé à bonne distance de Saint Petersbourg et qu'il n'a pas visité depuis des lustres. Il préfère passer son temps entre le lit et le divan à refaire le monde - privilégiant la position allongée - la tenue de la maison laisse à désirer, - Zakhar, le serviteur est fidèle mais tout aussi fainéant que son maître.Et nous voilà invité dans l'intimité d'Oblomov, rencontrant quelques personnages hauts en couleur, (certains le bernant) et l'on participe à ses réflexions, ses doutes, son histoire d'amour naissante avec Olga et enfin l'amitié sincère de Stolz, ami d'enfance qui n'a de cesse de lui ouvrir des perspectives et des opportunités, souvent en vain.
Quel roman, et quelle peinture de la nature humaine. Avec humour et beaucoup d'esprit Gontcharov épingle, dans la première partie, une galerie de personnages qui constituent le cercle des relations d'Oblomov, offrant un échantillon de la société russe bourgeoise ou artistique, des amis pas toujours sincères ou désintéressés dans un style drôle et léger. Seul son ami d'enfance d'origine allemande Stolz, son opposé (dynamique entreprenant, optimiste), prend soin de lui, le protège et tente de le remettre dans une dynamique qu'Oblomov élude et refuse dans cesse.
Attachant par ses angoisses, exaspérant par ses atermoiements, Il se noie dans ses hésitations et ses réflexions qui le poussent invariablement à la
procrastination. Une attitude qui passera dans le langage courant russe sous le terme d'oblomovsime, une sorte de léthargie constante, handicapante mais d'une lucidité incroyable.
Une lucidité telle, qu'il entrevoit toutes les éventualités de chaque situation les évaluant plus en terme de problèmes à venir que de bénéfices ou de joies qu'il pourrait vivre, et renonce ainsi à toute action et ce, dans tous les domaines.
Etude de moeurs, étude de caractères mais également étude sociale sur la petite aristocratie terrienne, exilée en ville qui se laisse vivre représentative d'une société russe en déliquescence.
Beaucoup d'humour une acuité d'analyse dans la psychologie et une cohérence dans les réactions des personnages font de ce roman une vraie réussite dans la lignée de Gogol pour l'humour surréaliste, Maupassant pour la peinture de moeurs et Balzac pour l'intrigue. Un écrivain du XIXème majeur et un roman, que Tolstoï considère comme une oeuvre capitale, c'est un grand roman sur la nature humaine.
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Oblomov. Grand classique de la littérature russe, quoique un peu moins connu que les oeuvres de Dostoïevski, Tolstoï ou Tourgueniev auprès des Occidentaux. Pourtant, son personnage éponyme, Ilya Illitch Oblomov a donné lieu à un archétype : celui du jeune aristocrate soumis à une seule force : l'inertie. « Sais-tu, Andreï, que jamais dans ma vie aucun feu ne s'est allumé, ni bienfaisant ni destructeur, aucun. […] ma vie, à moi, a commencé par cette extinction, bizarre mais vraie ! Dès les premiers instants où j'ai pris conscience de moi-même, j'ai senti déjà que je m'éteignais. » (p. 247) C'est cet homme apathique dont nous suivrons le parcours (j'ose difficilement utiliser le terme ‘'aventures'') curieux et assez comique, un parcours que j'ai bien apprécié.
Oblomov a un grand défaut, il est paresseux. Désinvolture, toute activité intellectuelle l'effraie. Lire un livre ? Vous n'y pensez pas, et ce mal de tête qui suivra ? de la visite ? Est-ce vraiment nécessaire ? Il est préférable de rester au chaud dans son lit moelleux. Incapable de prendre une décision, d'entreprendre une action, il reporte tout à plus tard. Heureusement qu'il n'est pas méchant. En fait, c'est plutôt le contraire, certains profitent de sa médiocrité… C'est que ce jeune aristocrate est en quelque sorte un raté (il ne s'est jamais démarqué dans ses études, qu'il a abandonnées dès qu'il eut atteint les exigences minimales pour occuper un poste dans l'administration, poste qu'il a quitté dès que la charge de travail et le stress qui l'accompagnait sont devenus trop lourds à supporter). Bon à rien, il ne remarque pas qu'il se fait rouler par tous, son métayer, le propriétaire de son appartement de St-Petersbourg, etc. Je pense que c'est pour cela que ce jeune homme reste sympathique, voire attachant, malgré tous ses revers.
Ce portrait est complété par celui du serviteur, le vieux Zakhor, mais la fainéantise du maitre déteint un peu sur celle du serviteur. Il se traine les pieds, dort pendant son service, époussette et balaie de façon sporadique… et, à l'occasion, il met la main sur une ou deux pièces de cuivre d'Oblomov, jamais suffisamment afin que ce dernier ne s'en rende pas compte. Il n'est pas trop gourmand ni imprudent. La maison pourrait tomber en ruine et c'est à peine si ce duo improbable s'en rendrait compte.
Avec ce roman, Ivan Gontcharev a réalisé avec beaucoup de finesse une critique sociale, enfin, surtout une caricature de cette aristocratie oisive qui dilapide son héritage au lieu d'essayer de faire fructifier ses propriétés. Cela m'a fait beaucoup rire. Il faut croire que c'était un réel problème et le personnage est devenu tellement populaire que le terme Oblomov a fini par coller à tous ceux qui correspondaient à ce nouvel archétype. Un genre de Tanguy, version 1859. Évidemment, c'est un roman de son temps : bienvenue les longs passages descriptifs, les longueurs. Après deux cents pages (un peu moins de la moitié du livre), on se dit qu'on a lu l'essentiel.
Que peut-il rester ? Qu'est-ce qui pourrait peut-être transformer cette inertie d'Oblomov, le faire sortir de sa léthargie ? Un voyage ? Peut-être, si on l'y force. Et c'est ce que tente son fidèle ami Stolz mais, les préparatifs terminés, une enflure à la lèvre constitue un danger grave nécessitant qu'on reporte le départ à une date ultérieure… le jeune homme ne quittera pas St-Pétersbourg. Pas même des problèmes dans ses propriétés de l'Oural ? Que pourrait-il faire, lui qui n'a pas terminé ses études et ne s'est jamais occupé d'agriculture ? Non, mieux vaut qu'il reste là où il est…
Bref, le lecteur aura compris le principe. Jusqu'à l'entrée en scène de la jeune et belle Olga. Est-ce que l'amour d'une femme sera plus forte que l'apathie qui menace Oblomov ? Saura-t-il le tirer de son divan ? Ou bien cela sera-t-il une complication de plus dans sa vie si douillette ? À vous de le découvrir. Certains se réjouiront de la finale, moi, bah… Mais rendu là, c'est une question de gouts