La naissance de l'écriture
Avant la littérature,il y a eu la naissance de l'écriture
Dans l'histoire de l'humanité, l'écriture est une invention récente : si l'homme utilise un langage articulé depuis environ cent mille ans, il n'écrit que depuis un peu plus de cinq mille ans. L'écriture naît dans des sociétés en plein développement, où l'essor du commerce au bord des fleuves et l'urbanisation font naître de nouveaux besoins : besoin de listes comptables ou lexicales, de répertoires, de traces administratives, de marques de propriété.
Est-ce que le vent écrit ce qu'il chante dans les feuilles sonores sur nos têtes ?
Lamartine, "Raphaël".
L'écriture : un système de signes graphiques
Qu'est-ce que l'écriture ? C'est d'abord un système de signes graphiques. Mais dessiner ce n'est pas encore écrire. Pour devenir une écriture, ce système de signes doit entretenir avec une ou plusieurs langues une relation codifiée. L'écriture utilise des supports très variés, pierre, argile, papyrus, papier microfilm ou supports électroniques, pour transmettre des messages à travers le temps et l'espace.
L'écriture naît plusieurs fois : elle apparaît presque simultanément en Égypte et en Mésopotamie dans la seconde moitié du IVe millénaire avant J.-C.
Écriture et pouvoir
Les idéogrammes * chinois naissent plus tardivement, aux alentours de 1500 avant J.-C.
En Méso-Amérique, chez les Olmèques, les plus anciens vestiges d'écriture semblent remonter au début du IIe millénaire avant J.-C.
Enfin, dans la vallée de l'Indus, l'écriture est attestée au IIe millénaire sur de nombreux sceaux, sans que les pictogrammes qui la constituent aient pu être déchiffrés. L'aventure des écritures est une aventure sans fin. Ainsi, en Afrique de l'Ouest, le XIXe siècle a vu fleurir près de dix nouvelles écritures.
Le début de l'écriture est lié à la naissance d'un pouvoir fort et centralisé : développement des échanges liés à la naissance des villes et de l'État en Mésopotamie, formation d'une nation autour d'un souverain en Égypte, contexte religieux en Chine, besoin d'un calendrier d'État en Méso-Amérique.
Transcender l'espace et le temps
L'écriture n'est pas une invention technique comme une autre. Par elle les hommes détiennent un pouvoir nouveau, celui de transcender l'espace et le temps, celui de voir la parole. Ils peuvent désormais écrire leur propre histoire. C'est pourquoi elle apparaît au travers des récits mythiques comme chargée d'une énergie divine.
Veinures des pierres et des feuilles, laves pétrifiées, écorce des arbres, strates des roches, fossiles, taches sur le pelage d'animaux, ombres mouvantes au coucher du soleil, vol des oiseaux dans le ciel, trajectoire des étoiles, vision de ses propres traces sur le sol boueux ou enneigé, volutes de fumée, anomalie du foie d'un mouton...
Éphémères ou figés, autant de messages énigmatiques dont l'homme a cherché à extraire du sens, autant de signes qu'il a appris à lire bien avant de se risquer à produire ses propres messages, avant de tracer ses premiers caractères d'écriture.
Mésopotamie : l'un des berceaux de l'écrit
Que l'initié instruise l'initié, le profane ne doit pas voir !
Tablette d'Esagil
Premières tablettes
Il y a un peu plus de cinq mille ans, se produisait en Mésopotamie, entre le Tigre et l'Euphrate, un événement majeur pour l'histoire du monde : des hommes écrivaient. Le lot le plus important de tablettes retrouvées provient de la ville d'Uruk. Leurs signes comptables et graphiques sont incontestablement normalisés et placés dans un ordre invariable, preuve qu'il s'agit bien d'une écriture.
D'autres tablettes, de même époque, voire plus anciennes, ont été retrouvées sur plusieurs sites de Mésopotamie. Elles attestent une diffusion de l'écriture dès ses origines. Certaines d'entre elles permettent de dater les débuts de l'écriture aux alentours de 3300 avant notre ère.
Apparition de l'écriture et essor des villes
L'apparition de l'écriture coïncide avec l'essor des villes, dans des sociétés en mutation où viennent de pénétrer l'invention de la roue et la technique du cuivre moulé, et qui possèdent déjà tout un répertoire de signes et de symboles dans leurs arts plastiques.
Il y a cinq mille ans, coexistent de part et d'autre du Tigre deux civilisations : la civilisation sumérienne, entre le Tigre et l'Euphrate, et la civilisation proto-élamite, à l'est du Tigre, dont la capitale est Suse. Organisées sous l'autorité d'un souverain, les populations sont urbanisées et composées d'administrateurs, de marchands, d'artisans, de paysans et de bergers qui pratiquent des échanges, administratifs ou commerciaux. C'est sans doute la nécessité ressentie par les hommes de conserver la trace de leurs échanges qui est à l'origine de l'invention de l'écriture. Ce sont les Sumériens qui perfectionnent le système.
Pour enregistrer leurs opérations comptables, Élamites et Sumériens utilisent un système de jetons modelés dans l'argile (calculi), correspondant en format et en dimensions aux marchandises et aux quantités faisant l'objet de l'accord. Ces jetons sont glissés dans une sphère creuse en argile façonnée au préalable autour du pouce, sur laquelle est apposé un sceau * identifiant le propriétaire. Si la bulle de terre contient par exemple le dénombrement d'un troupeau confié à un berger, il suffira de briser la bulle lorsque celui-ci le ramènera, pour vérifier qu'aucune bête ne manque.
Apparition des premiers chiffres
Vers 3300 avant J.-C., on répète sur la bulle, sous forme d'empreintes, à côté du sceau du propriétaire, la liste de son contenu : plus besoin de la briser au moment du contrôle. Devenus inutiles, les jetons disparaissent, les bulles s'aplatissent et se transforment en tablettes.
À côté des premiers signes figuratifs, les premiers chiffres apparaissent : ce ne sont encore que des encoches plus ou moins fines, des empreintes en forme de cône ou de lentille.
Évolution des idéogrammes
Les premiers signes, précunéiformes, représentent un mot (logogramme *) ou une idée (idéogramme *). Ce sont des images réalistes ou bien déjà stylisées et simplifiées, voire symboliques. Ainsi, le mouton est désigné par une croix dans un cercle visant à représenter l'animal dans son enclos.
La nécessité de transcrire les noms propres et les liaisons grammaticales conduit les scribes à inventer très rapidement des "signes sons" en dépouillant les idéogrammes de leur sens pour ne conserver que leur son : ainsi, le signe de la bouche (ka) sert à exprimer le son "ka". On aboutit à un système en partie syllabique permettant d'écrire des phrases, avec les relations des mots entre eux et toutes les nuances de la langue parlée. L'écriture peut désormais restituer toutes les subtilités de la pensée. Son adaptation à d'autres langues va devenir le facteur principal de son évolution.
Égypte : la puissance visuelle de l'écriture
Sois un scribe... l'homme périt, son corps redevient poussière, tous ses semblables retournent à la terre, mais le livre fera que son souvenir soit transmis de bouche en bouche.
Papyrus Chester Beatty I.
Nature divine de l'écriture
Les circonstances de l'apparition des premiers hiéroglyphes ne sont pas connues. L'archéologie a permis de confirmer que leur développement est étroitement lié à la mise en place d'un État et de structures administratives centralisées.
Medouneter "paroles divines", c'est ainsi que les Égyptiens nomment leur écriture, que les Grecs désignent sous le nom de hierogluphikos (littéralement "gravures sacrées"). L'écriture en Égypte est au service d'une civilisation où le religieux et le politique sont indissociables. C'est cette nature divine qui permet à l'écriture de prolonger, voire de se substituer à la réalité matérielle.
Né presque en même temps que l'écriture mésopotamienne, le système hiéroglyphique * n'a pas subi de transformation dans ses principes au cours de ses trente-six siècles d'histoire, mais il a donné naissance à deux formes d'écriture plus cursives mieux adaptées aux matières fragiles : les écritures hiératique * et démotique *.
Écritures hiératique et démotique
L'écriture hiératique, aux signes simplifiés, permet une copie rapide. C'est l'écriture de l'administration et des transactions commerciales, mais elle sert aussi à noter les textes littéraires, scientifiques et religieux. Écriture quotidienne de l'Égypte pendant près de deux millénaires et demi, elle est peu à peu remplacée pour la notation des textes profanes par une autre cursive, le démotique, et dès lors son usage sera limité aux documents religieux. Sur papyrus ou sur ostraca *, elle est tracée à l'encre noire ou rouge avec un pinceau fait d'une tige de papyrus, ou plus tard avec un roseau taillé.
L'écriture démotique devient à partir du VIIe siècle avant J.-C. l'écriture officielle. C'est la seule écriture égyptienne à connaître une large utilisation dans la vie quotidienne ("démotique", du grec demotika, "écriture populaire"). Très cursive, riche en ligatures et en abréviations, elle a simplifié à l'extrême l'aspect de représentation.
Chine : une écriture en usage depuis 3500 ans
Quand le pinceau est animé par l'esprit, fleuves et montagnes livrent leur âme.
Shitao.
Divination et écriture
En Chine, les premiers textes connus sont des textes divinatoires gravés sur os ou plastrons de tortues. Parmi les écritures en usage aujourd'hui, l'écriture chinoise est sans doute la plus vieille.
Datés à partir du XIVe siècle avant notre ère, les plus anciens vestiges de l'écriture chinoise sont des inscriptions oraculaires * qui témoignent de la relation originelle entre la divination et l'écriture : le devin apposait des tisons incandescents sur la face interne d'un plastron de tortue, puis interprétait les craquelures produites par la chaleur sur la face externe ; il consignait ensuite le résultat de sa divination sur la carapace, à proximité des craquelures.
Il s'agit déjà d'un système pictographique * cohérent, bien que les graphies n'en soient pas encore stabilisées.
Prolifération des caractères et pérennité de l'écriture
D'autres inscriptions, fondues dans le bronze des vases rituels, permettent de suivre l'évolution de l'écriture du XIIe au IIIe siècle avant notre ère : on observe un grand nombre de variantes graphiques pour un même caractère et une écriture de plus en plus complexe.
Au IIIe siècle avant J.-C., l'empereur Qin Shihuang (221-210), englobant l'écriture dans sa volonté d'unification de la Chine, demande à son ministre LI Si de mettre un terme à la prolifération anarchique des caractères. LI Si établit une liste de 3 000 caractères dont il fixe la forme. Cependant, le nombre de caractères ne va cesser d'augmenter pour dépasser aujourd'hui 50 000 signes, dont 3000 d'usage courant.
Cette tendance à la prolifération, répondant à un enrichissement quasi permanent du lexique, est rendue possible par la nature même des caractères. Elle explique la grande pérennité de cette écriture.
Méso-Amérique : l'ambiguïté des écritures précolombiennes
C'est un livre naturel car il n'a été fabriqué par personne. Le livre tourne seul ses pages. Chaque jour s'ouvre une page et si quelqu'un veut la tourner intentionnellement, il saigne parce qu'il est vivant.
Mythe de l'origine du livre glyphique.
Olmèques
Dans l'Amérique précolombienne, où coexistent civilisations de l'écrit et civilisations de tradition orale, seule l'Amérique centrale a vu se développer une tradition de l'écrit. Elle commence vers 2000-1500 avant J.-C. avec les Olmèques, dont le calendrier comprend des signes gravés (glyphes) associés aux différents éléments chronologiques (jour, année, cycle...).
Zapotèques
À partir de 600 avant J.-C., les Zapotèques développent un système où voisinent signes chronologiques et non chronologiques ; il sert à commémorer les conquêtes, à noter le nom des souverains vainqueurs, des villes soumises, et à fixer les dates des événements relatés.
Mayas
Entre le IIIe et le Xe siècle de notre ère, la brillante civilisation maya manifeste un goût sans précédent pour l'écriture qui recouvre alors stèles, linteaux, panneaux, frises, objets mobiliers... Elle sert à enregistrer le temps et à inscrire les événements marquants de la cité.
Nahuatls
À partir du XIe siècle, la civilisation nahuatl investit le plateau mexicain et développe jusqu'à l'arrivée des Espagnols (1519-1521) une écriture pictographique dont le livre peint est le support privilégié. Les liens graphiques (lignes, pointillés, chemins, traces de pas) qui structurent les textes aztèques qui nous sont parvenus réunissent personnages et pictogrammes gravés (glyphes) ; ils indiquent en même temps les ordres de lecture préférentiels d'une écriture dont les éléments se déploient avec une grande liberté.