le monde littéraire en 1845
1845 Dans le monde littéraire
Fondé en 1844, le cercle porte le nom de son fondateur, Mikhaïl Petrachevski, disciple de Charles Fourier et est considéré comme un des premiers cercles socialistes de l'Empire russe. Petrachevki voulait « se placer à la tête du mouvement intellectuel du peuple russe».
De 1845 à 1849, le cercle se réunit le vendredi dans l'appartement pétersbourgeois de Petrachevski. Les sujets abordés sont littéraires, philosophiques et politiques. Les participants sont d'origines sociales très diverses. D'opinions tout aussi variées, ils sont néanmoins unis par des idéaux progressistes : opposition à l'autocratie, abolition du servage en Russie, etc.
Après l'insurrection décabriste de 1825, le règne de l'empereur Nicolas Ier est très répressif : toute contestation est interdite et sévèrement sanctionnée. Le cercle fait l'objet d'une surveillance policière. C'est ainsi qu'au printemps 1849, les membres du cercle sont arrêtés par les autorités.
Le procès implique une centaine de personnes ; vingt et une sont condamnées à mort, dont Dostoïevski. Les condamnés sont graciés in extremis après un simulacre d'exécution, et leur peine commuée en travaux forcés en Sibérie.
La dernière réunion du cercle a lieu le vendredi 22 avril 1849. Dostoïevski est arrêté le samedi 23 avril.
Selon Franco Venturi, les membres du cercles de Petrachevski appartiennent à un milieu moins aisé, moins cosmopolite et avec moins de contact avec l'étranger. Ils sont majoritairement des nobles, mais ils sont aussi des fonctionnaires et certains sont sans fortune.
Le plus célèbre des membres du cercle de Petrachevski est Fiodor Dostoïevski, qui participe aux réunions de 1846 à 1849.
Dans sa biographie consacré à l'écrivain russe, Leonid Grossman relate les circonstances assez cocasses de la première rencontre de Petrachevski et de Dostoïevski au printemps 1846. En effet, Petrachevski, croisant inopinément l'écrivain débutant sur la Perspective Nevski, lui demanda de but en blanc quel serait le titre de son prochain roman
En avril 1849, Dostoïevski y lit la fameuse lettre de Vissarion Belinski adressée à Nicolas Gogol du 15 juillet 1847, dans laquelle le critique et philosophe dénonce avec virulence la dérive conservatrice de Gogol dans « Lettre à un propriétaire foncier » parue dans Passages choisis d'une correspondance avec des amis.
Les rencontres que l'écrivain fait chez Petrachevski, ainsi que les persécutions subies lors de son arrestation ont profondément marqué son œuvre. Le simulacre d'exécution y est ainsi fréquemment évoqué, par exemple dans le roman L'Idiot.
Fiodor Dostoïevski est arrêté le 23 avril 1849 et détenu au ravelin Alexis (cellule no 9) de la forteresse Pierre-et-Paul. Dans le cadre de la même affaire, son frère Mikhaïl est arrêté dans la nuit du 5 au 6 mai ; il est libéré le 24 mai 1849 Fiodor est condamné à mort le 19 décembre (comme vingt autres accusés) et sa peine commuée, alors qu'il est déjà devant le peloton d'exécution, sur le point d'être fusillé, en quatre années de bagne le 22 décembre 1849. Conformément à la tradition, une commission demande la grâce des condamnés (principalement en raison de leur jeune âge). Nicolas Ier accepte et adoucit plusieurs des peines prononcées Néanmoins, Dostoïevski, qui semble avoir tenté de minimiser les faits, est considéré comme « l'un des plus dangereux conjuré »12. La peine de mort commuée, les condamnés sont ramenés à la prison. Deux jours plus tard, les bagnards partent pour la Sibérie.
Le 22 décembre, Fiodor, qui pense alors partir pour Orenbourg, adresse une lettre d'adieu à son frère Mikhaïl et lui raconte sa tragique journée. En réalité, une ultime et brève rencontre avec son frère ainé, le soir même du départ, sera organisée. Finalement, Dostoïevski est déporté à Omsk, via Tobolsk, où l'écrivain rencontre quelques femmes de décabristes. Il ressort du bagne le 23 janvier 1854.
L'écrivain satiriste Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine fait brièvement partie du cercle de Petrachevski. Il laissera une description désabusée des membres du cercle.
Selon l'écrivain, le groupe était composé « de petits monstres moraux... faits de contradictions » qui « avaient appris à lire sans savoir l'alphabet, à marcher sans savoir se tenir debout », tentés par le despotisme. Les membres « ont des désirs sans les moyens de les réaliser, c'est pourquoi ils construisaient des utopies sans savoir comment ils y conduiraient les gens ».
D'autres membres du cercle se sont illustrés dans la littérature, comme :
Pavel Filippov,
Nikolaï Spechnev
Le cercle compte aussi le
géographe Piotr Semionov-Tian-Chanski,
l'économiste Ivan-Ferdinand Lvovitch Iastrjembski, etc.
L'activité du cercle est brutalement interrompue au printemps 1849 et ses membres condamnés à de longues années de bagne. Mais il semble que des dissensions se soient fait jour avant l'intervention policière. Le cercle n'a donc pas de successeur direct.
Cependant, après avoir purgé leur peine, ses membres ont cru voir des effets de leurs réflexions sur les discussions des socialistes des années 1860 ou 1870. Selon Dostoïevski, « les socialistes dérivaient des petrachevtsy. Ceux-ci avaient semé beaucoup de graines3. » D'autres membres partagent une impression analogue. Ainsi D. D. Achtchmourov : « Notre petit groupe portait en lui la semence de toutes les réformes des années 1860 »
Pourtant, les contemporains ont une vision beaucoup moins positive du cercle de Petrachevski. D'abord, il est âprement critiqué par les milieux slavophiles moscovites. Même des socialistes comme Alexandre Herzen, Nicolas Ogarev ou Mikhaïl Bakounine, qui rencontrera des petrachtsy en Sibérie, y détectent un caractère morbide.
Le cercle n'a eu aucune écho en Occident, mais il a commencé à essaimer à Reval et Moscou
sources Wilkipedia
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Baudelaire est placé sous tutelle judiciaire par son beau-père le général Aupick.
De retour à Paris, Charles s’éprend de Jeanne Duval, une « jeune mulâtresse » avec laquelle il connaîtra les charmes et les amertumes de la passion. Une passion au sujet de laquelle, toutefois, certains de ses contemporains, comme Nadar, se sont interrogés, en s’appuyant sur les déclarations d’un amant de Jeanne Duval et de prostituées connues, qui témoignent au contraire de la chasteté surprenante de Baudelaire Dandy endetté, il est placé sous tutelle judiciaire et mène dès 1842 une vie dissolue. Il commence alors à composer plusieurs poèmes des Fleurs du mal. Critique d’art et journaliste, il défend Delacroix comme représentant du romantisme en peinture, mais aussi Balzac lorsque l’auteur de La Comédie humaine est attaqué et caricaturé pour sa passion des chiffres ou sa perversité présumée
En 1843, il découvre les « paradis artificiels » dans le grenier de l’appartement familial de son ami Louis Ménard, où il goûte à la confiture verte. Même s’il contracte une colique à cette occasion, cette expérience semble décupler sa créativité (il dessine son autoportrait en pied, très démesuré). Il renouvellera cette expérience occasionnellement, et sous contrôle médical, en participant aux réunions du "club des Haschischins".
En revanche, sa pratique de l’opium est plus longue : il fait d’abord, dès 1847, un usage thérapeutique du laudanum, prescrit pour combattre des maux de tête et des douleurs intestinales consécutives à une syphilis, probablement contractée vers 1840 durant sa relation avec la prostituée Sarah la Louchette. Comme De Quincey avant lui, l’accoutumance lui fait augmenter progressivement les doses. Croyant y trouver un adjuvant créatif, il en décrira les enchantements et les tortures.
En dandy, Baudelaire a des goûts de luxe. Ayant hérité à sa majorité de son père, il dilapide la moitié de l'héritage en 18 mois. Ses dépenses somptuaires sont jugées outrancières par ses proches, qui convoquent un conseil judiciaire. Le 21 septembre 1844, maître Narcisse Ancelle, notaire de la famille, est officiellement désigné comme conseil judiciaire qui lui alloue une pension mensuelle de 200 francs. En outre, le dandy doit lui rendre compte de ses faits et gestes. Cette situation infantilisante inflige à Baudelaire une telle humiliation qu'il tente de se suicider d'un coup de couteau dans la poitrine le 30 juin 1845.
Il se lance dans la critique d’art
(Salon de 1845).
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6305046g
Dans l'édition commentée par David Kelley de l'essai concernant le salon de 1846, celui-ci assume qu'il deviendra « l'un des fondateurs de la critique moderne ». Baudelaire y conserve son attitude réprobatrice envers la critique d'art journalistique, assurant que ce sont des ingrats.
Lors du chapitre dédié aux portraits, Baudelaire assure que Victor Robert est « certainement un bon peintre, doué d'une main ferme ; mais l'artiste qui fait le portrait d'un homme célèbre ne doit point se contenter d'une pâte heureuse et superficielle ; car il fait aussi le portrait d'un esprit ». Il considère que les vrais artistes sont des « ouvriers émancipés » et non pas des produits des écoles.
Baudelaire s'adresse tout d'abord à la bourgeoisie. Étant donné le pouvoir qu'elle a dans la société (« vous êtes la force »), l'écrivain lui reproche de ne pas supporter suffisamment l'art. « Vous avez besoin d'art », affirme Baudelaire.
Charles Baudelaire analyse le Romantisme du milieu du xixe siècle pour mieux encadrer les artistes dont il va parler dans le Salon. Il assure que le Romantisme se repère par le présent : « S'appeler romantique, et regarder systématiquement le passé, c'est se contredire ». Il propose une la suivante définition : « Pour moi le romantisme est l'expression la plus récente, la plus actuelle du beau ».
Baudelaire définit la couleur comme « l'accord de deux tons », celui chaud et celui froid. Il définit donc les coloristes dans lesquels il inclut des artistes tels que M. Catlin, M. Devéria ou M. Boissard. Selon Baudelaire, « un dessinateur est un coloriste manqué »
Pour Baudelaire, la sculpture n'est qu'un art complémentaire
L'enlèvement de Rebecca, Eugène Delacroix
Baudelaire considère que « jusqu'à présent on a été injuste envers Eugène Delacroix ». Comme lors du Salon de 1845, l'auteur prend la défense de Delacroix. Pour conclure, Baudelaire considère que Delacroix est « la dernière expression du progrès dans l'art » car il possède la mélancolie suffisante pour peindre la douleur morale
Le poète français condamne le peintre Horace Vernet car il est un artiste national, l'incarnation de la France. Il l'accuse d'être un militaire, voire « l'antithèse absolue de l'artiste ». De plus, il cultive le chic, c'est-à-dire « l'absence de modèle et de nature », qui comporte une certaine analogie avec le poncif.
Le troisième Salon prend la forme d'une lettre, envoyée à M. le Directeur de la Revue Française, Jean Morel. Baudelaire condamne le peintre moderne, « l'enfant gâté », dont la seule volonté est celle de ressembler, à tout prix, « à l'artiste à la mode ». L'érudition sert ici à « déguiser l'absence d'imagination » Selon lui, la photographie, « grâce à l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sottise de la multitude », risque de remplacer la peinture. Tout cela a été provoqué par l'incapacité du public de concevoir « qu'il y a de plus éthéré et de plus immatériel ». Le public français est « singulièrement impuissant à sentir le bonheur de la rêverie ou de l'admiration ».
Dans ce salon, Baudelaire défende une vision de la sculpture très différente de celle du salon de 1846. La sculpture a le pouvoir de donner « à tout ce qui est humain quelque chose d'éternel »32. Cependant, assez souvent, le manque d'imagination annule ce pouvoir. C'est le cas de ce salon, sauf quelques exceptions telles que M. Franceschi et son Andromède ou M. Hébert, dont l'ouvrage est « plein de vide ».
Malgré quelques honorables exceptions, Baudelaire fait la suivante valorisation du Salon de 1859 : « en résumé, beaucoup de pratique et d'habilité, mais très-peu de génie ! »
sources wilkipèdia
La Grande Bretèche est une nouvelle de La Comédie humaine d’Honoré de Balzac. D'abord publiée en 1831 dans les Contes bruns, elle est associée à une autre nouvelle, Le Message, puis dissociée de celui-ci pour être rattachée en 1842 à une grande nouvelle : Autre étude de femme, qui est elle-même un puzzle de nouvelles et de récits.À l'origine, La Grande Bretèche faisait partie, avec Le Message, d’un récit intitulé Le Conseil, figurant dans les Études de mœurs
En 1845, Balzac décida de réunir toute son œuvre sous le titre : La Comédie Humaine, titre qu’il emprunta peut-être à Vigny... En 1845, quatre-vingt-sept ouvrages étaient finis sur quatre-vingt-onze, et Balzac croyait bien achever ce qui restait en cours d’exécution. Lorsqu’il mourut, on retrouva encore cinquante projets et ébauches plus ou moins avancés. « Vous ne figurez pas ce que c’est que La Comédie Humaine ; c’est plus vaste littérairement parlant que la cathédrale de Bourges architecturalement », écrit-il à Mme Carreaud. Dans l’Avant-Propos de la gigantesque édition, Balzac définit son œuvre : La Comédie Humaine est la peinture de la société. Expliquez-moi... Balzac
Ce récit rapporté par le médecin Horace Bianchon, à qui Balzac donne souvent le rôle de narrateur, est splendide de mystère et de personnages en demi-teintes. Les descriptions lyriques de ce très grand texte font surgir des images fantastiques, merveilleuses ou horribles.
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- Prosper Mérimée (1803-1870, écrivain, historien et archéologue) : Carmen.
- Eugène Sue (1804-1857, écrivain) : Le Juif errant.
- L'écrivain français Alfred de Vigny entre à l'Académie française.
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J'avais besoin depuis longtemps de vous écrire, de vous exprimer l'étonnement où me tient votre inépuisable génie, le fleuve immense de votre invention. Vous êtes plus qu'un écrivain. Vous êtes une des forces de la Nature, et j'ai pour vous les sympathies profondes que j'ai pour elle-même. » La lettre de Jules Michelet à Alexandre Dumas, souvent citée inexactement, constitue le plus magnifique des frontispices à disposer à la première page de tout essai - aussi modeste fût-il - sur l'écrivain « le plus mystérieux du dix-neuvième siècle » (Pietro Citati, dans Sur le roman : Dumas, Dostoïevski, Woolf).
De l'origine
« Je suis né à Villers-Cotterêts, petite ville du département de l'Aisne, située sur la route de Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la Noue, où mourut Demoustiers, à deux lieues de la Ferté-Milon, où naquit Racine, à sept lieues de Château-Thierry, où naquit La Fontaine. Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans une maison appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui voudra bien me la vendre un jour, pour que j'aille mourir dans la chambre où je suis né, et que je rentre dans la nuit de l'avenir, au même endroit d'où je suis sorti de la nuit du passé » (Mes Mémoires).
Qu'est cet enfant, né à cinq heures et demie du matin, déclaré sous le nom d'Alexandre Dumas ?
« Composé du double élément aristocratique et populaire, aristocratique par mon père, populaire par ma mère, nul plus que moi ne réunit en un seul coeur et l'admiration respectueuse pour ce qui est grand, et la tendre et profonde sympathie pour ce qui est malheureux. » (Mes Mémoires).
À l'origine donc un métissage social, dit-il, revendiquant une double appartenance qui en ferait le représentant modèle de la France post-révolutionnaire et enfin réconciliée. Ainsi, pourtant, il dissimule l'essentiel : Alexandre Dumas est un quarteron, descendant certes de hobereaux normands, les Davy de la Pailleterie, mais petit-fils d'une esclave ou d'une affranchie noire de Saint-Domingue, Marie Cessette Dumas. Le patronyme qu'il fera sien est donc un nom servile.
Cependant, lorsqu'il le choisit, ce nom a subi une transsubstantiation : loin de remémorer la servitude, il ressortit déjà à la gloire, car, son père, (ci-contre) l'adoptant comme nom de guerre lorsqu'il s'était engagé dans les dragons de la reine, l'a illustré sur les champs de bataille de la révolution, des Pyrénées aux Alpes, de la Vendée au Mont-Cenis, de la Lombardie aux déserts d'Egypte. L'enfant est le fils d'un héros, l'Horatius Coclès du Tyrol, qui, seul, le 24 mars 1797, a défendu contre un corps d'armée autrichien le pont de Klausen. Le héros s'est allié à une humble provinciale du Valois, Marie Louise Elisabeth Labouret qui appartient, non pas au peuple, mais à la petite bourgeoisie du négoce : son père, Claude, a tenu à Villers-Cotterêts l'hôtellerie de L'Ecu de France.
De l'enfance et de la jeunesse
L'enfance aurait pu être heureuse pour cet assez joli enfant aux longs cheveux blonds tombant sur les épaules, aux grands yeux bleus, au teint blanc - Alexandre n'est pas né nègre, il le deviendra, brunissant, quand ses cheveux se mettront à crêper, à l'entrée dans l'adolescence -, pour le fils adoré du général républicain, que Bonaparte a laissé au bord du chemin et qu'une longue captivité dans les prisons du roi Ferdinand de Naples a terrassé. Si bien adoré que, « quoique, dans les derniers instants de sa vie, les souffrances qu'il éprouvait lui eussent aigri le caractère au point qu'il ne pouvait supporter dans sa chambre aucun bruit ni aucun mouvement, il y avait une exception pour moi » (Mes Mémoires).
Après la disparition du père (1806), la mère s'ensevelit dans un deuil éternel, le fils d'à peine quatre ans, dont l'imaginaire sera le seul Panthéon du père, ne guérira jamais de « cette vieille et éternelle douleur de la mort de mon père ». Il choit de la gloire dans le siècle et le réel, c'est-à-dire le lent appauvrissement, de l'aisance à la gêne, qui assombrit le paysage idyllique de l'enfance et de l'adolescence.
Le presque pauvre, le jeune sauvageon se montre rétif à l'éducation que sa mère, se saignant aux quatre veines, a l'ambition de lui faire inculquer : inattentif aux leçons de latin du bon abbé Grégoire, sourd aux harmonies du violon, il ne se plaît qu'au maniement des armes.
Il entre en août 1816, pour apprendre un état, comme saute-ruisseau chez Me Menneson, un notaire républicain ami de la famille. Le fils du héros se rangera-t-il en tabellion de province ? Il appartient trop, déjà, par tempérament, aux braconniers, aux irréguliers, pour se suffire de l'aurea mediocritas.
A l'adolescence, il découvre ce qui constituera les deux pôles de sa vie tumultueuse : l'amour des femmes et la passion pour la littérature. Après sa première maîtresse, la blonde et rose Aglaé Tellier, son premier maître, son initiateur littéraire, un jeune homme de son âge, Adolphe Ribbing de Leuven, qui, débitant des vers de vaudevilles, choisit son jeune ami comme collaborateur. En même temps qu'il lui transmet les rudiments de l'art dramatique, Adolphe lui infuse la grand chimère de la conquête de Paris qu'ont partagée tous les Rastignac du dix-neuvième siècle : il ne doute pas que la littérature ne lui ouvrira, « vers la capitale du génie européen, un chemin semé de couronnes et de pièces d'or ».
Des années d'apprentissage
Après avoir obtenu, enfin, grâce à l'appui d'anciens amis de son père, comme son tuteur Jacques Collard, une modeste place de surnuméraire, puis d'employé dans les bureaux de Louis-Philippe, duc d'Orléans, Alexandre découvre le Paris de la Restauration et entreprend en autodidacte une seconde éducation : il dévore les livres, avec la même fièvre que la vie.
Les salons littéraires, qu'il fréquente d'abord, appartiennent aux milieux impériaux et libéraux, de tendance classique. Mais comment ce curieux passionné, cet ambitieux forcené aurait-il pu rester insensible aux idées nouvelles du romantisme qui, transformant la sensibilité, s'en prennent aux canons de l'idéal classique français ? Les fils, toute frontière rompue, s'engouffrant dans l'espace ouvert par l'épopée impériale, ont découvert la littérature des peuples que les pères avaient conquis ou combattus. Ils lisent avec passion les Allemands Schiller et Goethe, dont le Werther sert de modèle à une génération frappée par le mal du siècle ; l'Ecossais Walter Scott qui leur propose une forme de roman, profondément enracinée dans l'histoire nationale ; l'Anglais Byron au ténébreux dandysme ; et même l'Américain Fenimore Cooper qui, leur faisant explorer l'immense Prairie, suscite le rêve de nature vierge. Ces influences étrangères, auxquelles s'ajoutent des luttes générationnelles, induisent peu à peu une rupture formelle, puis idéologique avec les aînés.
Aussi le jeune auteur de pièces militantes, une Elégie sur la mort du général Foy, un dithyrambe à Canaris, vendu « au profit des Grecs », de poésies fugitives, de deux vaudevilles, converti au romantisme, se place-t-il sous l'invocation de lord Byron.
En même temps, le jeune provincial échafaude pour subjuguer Paris une stratégie de conquête: il lie des amitiés précieuses avec les littérateurs proches du duc d'Orléans (Jean Vatout, Casimir Delavigne) qui seront d'actifs protecteurs, il séduit le salon Villenave, et la fille de la maison, Mélanie Waldor : « Parmi nos fidèles est un jeune homme d'un vrai talent, le fils du général Alexandre Dumas. C'est un poète facile et brillant qui se croit romantique et qui ne l'est pas : il dit et ne lit jamais ; sa mémoire est prodigieuse: elle a retenu 30 ou 40 mille vers » écrit Mathieu Villenave à la princesse de Salm. Son ambition semble atteinte lorsque le 20 mars 1828, le Comité d'administration de la Comédie-Française, représenté par Armand, Devigny, Monrose, Grandville, Menjaud, Saint-Aulaire et Samson, reçoit « à corrections » sa tragédie en cinq actes intitulée Christine de Suède, mais par bonheur pour l'auteur de cette tragédie qui sent encore son classique, la pièce ne parvient pas à être mise en scène.
Des révolutions littéraire et politique
C'est seulement quelques mois plus tard que le jeune auteur, presque ignoré du monde littéraire, acquiert en une soirée la célébrité, le 10 février 1829, lorsque se donne à la Comédie-Française, la première représentation d'Henri III et sa cour, drame en prose, qui affronte passions privées (les amours de Saint-Mégrin et de la duchesse de Guise) et lutte pour le pouvoir politique (Henri III tente de s'opposer à l'usurpation du duc de Guise).
C'est une victoire éclatante, un triomphe. Sur le champ de bataille où désormais classiques et romantiques en viennent aux mains, Alexandre Dumas est nommé de facto général des troupes de la nouvelle génération qui se rue à l'assaut de la Bastille théâtrale.
« Lorsqu'on écrira l'histoire du romantisme, un rang très élevé [lui] sera réservé. Quand les œuvres issues du renouveau littéraire se seront tassées sous l'action du temps, on ne le confondra plus avec ses imitateurs, et lorsque l'on verra ce que le théâtre était avant lui, on sera étonné de la révolution dramatique dont il a été le chef avant et au-dessus de tout autre. Henri III et sa cour est une borne milliaire qui marque l'entrée d'une route dont il a été le premier pionnier ; ne serait-ce qu'à ce titre, il est un artiste exceptionnel, un créateur » (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires).
Surpris par la Révolution de 1830 alors qu'il songe à des voyages (Europe du Nord ? Alger, nouvellement conquise ?), Dumas se jette dans le mouvement avec enthousiasme, par antipathie pour les Bourbons qui bâillonnent la pensée, par amour de la liberté, cette « grande et sublime déesse, seule reine que l'on proscrit, mais qu'on ne détrône pas ! » (Une odyssée en 1860), mais peut-être aussi par simple besoin d'épancher l'énergie qui bouillonne en lui. Courant Paris insurgé, tirant sur les soldats du roi, manigançant une expédition pour s'emparer au dépôt de Soissons de la poudre qui fait défaut aux révolutionnaires parisiens, il mûrit une conscience politique : sa conviction est que l'ère de la république est arrivée. Dumas est un écrivain engagé, même si cet engagement s'accommode parfois de l'amitié des princes.
Amours et portraits
Don Juan la nuit, selon Hippolyte Romand, son premier biographe, il poursuit inlassablement, en chasseur coutumier des longues traques, les femmes, attirées par son « sang africain », séduites par ce prestige physique que lui découvrait avec une acrimonieuse envie Victor Pavie, un jour de baignade : « J'admirais cette souple et robuste musculature, assez rarement alliée avec les supériorités de l'intelligence et de la pensée. J'estimais, sur la foi de ces révélations, qu'il n'eût pas recueilli moins d'applaudissements comme écuyer dans l'arène du cirque, et comme virtuose au théâtre de Mme Saqui, qu'il a soulevé d'acclamations comme auteur sur les premières scènes » (Œuvres choisies).
Et dont la comtesse Dash, gardait un souvenir ébloui : « Sa taille était superbe, on sait combien il était grand. On se mettait encore en culottes courtes en ces temps-là pour certains bals. Dumas montrait volontiers de très belles jambes. Avec cela de très beaux yeux bleus de couleur saphir dont ils avaient l'éclat, lorsque son intelligence les animait » (Mémoires des autres).
Le bel Alexandre multiplie les conquêtes, par humanité, dit-il, car, s'il n'avait qu'une maîtresse, elle serait morte avant huit jours. Aussi la liste n'a-t-elle rien à envier aux mille et trois de son modèle ; il n'a pas motif d'assassiner, car elles ne résistent guère : il est vrai qu'il braconne surtout dans les coulisses des théâtres ces corps charmants dont il ne saura jamais se déprendre... D'Aglaé Tellier, la première maîtresse, à Valentine, la jeune buraliste du boulevard Malesherbes, que de fantômes délicieux apparaissent au fil de sa vie, un jour, un mois, un an, plusieurs années parfois.
Leur nom comme les grains innombrables d'un infini chapelet d'ambre : Louise Leroy, Laure Labay, amour d'un soir qui lui a donné l'amour de sa vie, Alexandre, son fils (1824), Mélanie Waldor (ci-contre), bas-bleu et Pygmalion, Virginie Bourbier, la première, semble-t-il, d'une lignée de comédiennes, Belle Kreilssamner, belle brune aux yeux azurés, mère de sa fille Marie (1831), Ida Ferrier, qui seule accéda au rang d'épouse légitime, Marie Dorval, Mme Abel, Eugénie Sauvage, Hyacinthe Ménié, la grande cantatrice Caroline Ungher, Octavie Durand, Aimée Doze, Henriette Laurence, Anaïs Aubert, Eugénie Scriwaneck, Bétrix Person, Anna Bauër, Marguerite Guidi, Isabelle Constant, Marie, la pâtissière de Bruxelles, Emma Mannoury-Lacour, Marie de Ferand, Jenny Falcon, Emilie Cordier, Fanny Gordosa, Marie Garnier, Adah Menken, tant d'autres, sans doute, dont les amours fugitives n'ont pas laissé de traces. « Je n'ai point de vices, mais j'ai des fantaisies, ce qui coûte bien plus cher ! »
En même temps, Alcibiade le jour. Comme son cher Charles Nodier, Dumas est un aimeur, et il a les amitiés plus fortes et plus constantes que les amours, surtout lorsque l'amitié se fonde sur l'admiration comme celle qu'il éprouve pour Lamartine ou Victor Hugo. « J'ai embrassé d'un coup d'oeil, lui écrit ce dernier, de Guernesey, le 23 janvier 1865, trente-cinq années de notre vie, écoulées sans un trouble dans notre amitié, sans un nuage dans nos coeurs, je me suis reproché d'avoir été deux ou trois ans sans vous écrire et sans vous dire combien je vous aime. Cela m'a tourmenté toute une nuit comme un remords. Et je vous écris sans autre but que de rétablir entre nos deux coeurs ce fil électrique qui ne doit jamais ni se rouiller ni se détendre - quant à le briser, il n'y a pas de force humaine qui en soit capable. »
Des lendemains qui déchantent
La révolution de 1830 n'a pas profité à qui l'a faite, « cette jeunesse ardente du prolétariat qui allume l'incendie, il est vrai, mais qui l'éteint avec son sang. « Le peuple est habilement écarté afin de laisser place à la curée bourgeoise. Alexandre Dumas connaît le désenchantement politique en même temps que la fin des illusions littéraires. Sa foi dramatique chancelle. En effet, le romantisme fait long feu : la prise de la Comédie-Française n'a constitué qu'un victoire provisoire. Rejetés par des comédiens, qui, engoncés dans le vieux style, répondent mal à leurs exigences de renouvellement dramatiques, Hugo, Vigny, Dumas, éblouis par les pactoles que leur font miroiter les directeurs de théâtre, se replient sur les Boulevards.
Comme en réponse au malaise qui l'habite, le drame de Dumas - marqué par de premières collaborations (Napoléon Bonaparte, ou Trente ans de l'histoire de France, Térésa, Angèle ) - est frappé toujours davantage au coin de la violence, qui s'exprime en particulier dans Antony, « scène d'amour, de jalousie, de colère en cinq actes » dont le héros est un bâtard ; lui, l'auteur, bâtard social, par excellence : « Malheur, malheur à moi, que le ciel, en ce monde, / A jeté comme un hôte à ses lois étranger ! »
Cette pièce-phare de la génération romantique, dans laquelle l'auteur montre que « le coeur bat d'un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous un corselet d'acier », illuminera la route des décennies suivantes: « Antony [...] fut peut-être le plus grand événement littéraire de son temps. La vigueur des conceptions d'Alexandre Dumas était en lui, en lui seul, dans cette vie qui coulait comme un fleuve et entraînait tout dans son courant. C'est la situation psychologique de ses héros qui crée, soutient, accroît l'intérêt du drame [...] ; il suffit à Dumas d'une chambre d'auberge où se rencontrent des gens en redingote pour émouvoir l'âme jusqu'au dernier degré de la terreur ou de la pitié. Il est maître en son art et a donné au théâtre des éléments nouveaux qui ont permis à toute une génération d'auteurs dramatiques de quitter les voies où le vieux mélodrame, où la tragédie caduque se traînaient en boitant et tombaient à chaque pas » (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires).
Sur le boulevard du crime, Dumas, servi par des comédiens qui ont du génie jusqu'à l'excès (Marie Dorval, Mademoiselle George, Frédérick Lemaître [ci-contre], Bocage), enthousiasme un public plus large et plus jeune, séduit par le mouvement frénétique de ses drames qui doivent beaucoup au mélodrame. La Tour de Nesle, par exemple, qu'il ne signe d'abord que de ***, soulève les foules populaires jusqu'au jour où elle est interdite par la censure.
Toutefois, l'irrésistible ascension du jeune et tonitruant auteur dramatique se heurte à de premiers échecs (Catherine Howard, Don Juan de Marana), qui sonnent la fin de la révolution littéraire, et, de même qu'en politique, le retour de la réaction. Le créateur se retire sous sa tente. Il accepte pourtant la fonction de critique dramatique à La Presse, nouveau journal fondé par Emile de Girardin (juin 1836), comme pour mieux diriger le mouvement théâtral du haut de sa tribune. Mais ce magistère sied mal à l'homme d'action: il se lance à nouveau dans la bataille, mais, résigné au compromis, propose au Théâtre-Français une tragédie, Caligula, qui, annoncée avec fracas, sombre sous le poids de sa démesure, et des comédies, qui semblent présager, loin des premiers principes révolutionnaires, un renouveau personnel (Mademoiselle de Belle-Isle, Un mariage sous Louis XV, Les Demoiselles de Saint-Cyr).
Il se détourne pourtant de la scène qui lui a tout appris, ne revenant à elle, sous une autre forme, le théâtre à grand spectacle, que par le biais du roman, lorsque, maître du feuilleton, il fondera le Théâtre-Historique (1847) sur lequel il produira sous les feux de sa rampe ses héros que les grands journaux (Journal des Débats, Le Siècle, La Presse, Le Constitutionnel) auront popularisés en les logeant au rez-de-chaussée de leur une : La Reine Margot, Le Chevalier de Maison-Rouge, Monte-Cristo, La Jeunesse des Mousquetaires, etc..
Même si la postérité l'a sacré romancier, Alexandre Dumas se concevait avant tout comme auteur dramatique.
Du voyage comme fuite
Après les déconvenues, qu'elles soient politiques, littéraires, personnelles ou financières, Alexandre Dumas cherche à fuir l'infernal chaudron parisien. En 1832, après les mois sinistres du choléra et les émeutes qui accompagnent les funérailles du général Lamarque, il part pour la Suisse, prolongeant son excursion vers l'Italie du Nord, et il n'est pas indifférent que, pour échapper à l'étouffante atmosphère de la Monarchie de Juillet, il ait choisi de parcourir la seule république d'Europe.
« Voyager, c'est vivre dans toute la plénitude du mot ; c'est oublier le passé et l'avenir pour le présent ; c'est respirer à pleine poitrine, jouir de tout, s'emparer de la création comme d'une chose qui est sienne, c'est chercher dans la terre des mines d'or que personne n'a fouillées, dans l'air des merveilles que personne n'a vues, c'est passer après la foule et ramasser sous l'herbe les perles et les diamants qu'elle a pris, ignorante et insoucieuse qu'elle est, pour des flocons de neige et des gouttes de rosée. » (Impressions de voyage).
Il rapporte de ce premier périple des impressions de voyage, et, en les rédigeant, se découvre, et découvre au lecteur un prosateur plein de « verve ». Quel charme fait de lui, aussitôt, selon le mot de Nerval, « un de nos plus célèbres écrivains touristes » ?
C'est un mélange subtil et toujours surprenant : un récit picaresque de voyage dont le principal héros n'est autre que l'auteur lui-même, considéré cependant avec la distance de l'humour par son double, le narrateur, lequel se plaît à multiplier et entrecroiser autour de ce récit premier d'autres narrations : épisodes ou chroniques historiques, contes et légendes des pays traversés, courtes nouvelles modernes. Homme d'infini mouvement, le voyageur entraîne le lecteur dans son branle vertigineux.
Les Impressions de voyage (Impressions de voyage en Suisse, Le Midi de la France, Une Année à Florence, Le Corricolo, Le Speronare, Le Capitaine Aréna, Excursions sur les bords du Rhin, La Villa Palmieri, De Paris à Cadix, Le Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis, Nouvelles impressions de voyage, De Paris à Astrakhan, Le Caucase) constituent un laboratoire narratif dans lequel l'écrivain a expérimenté les qualités qu'il mettra au service du roman. Il sera par la suite le Juif Errant de la littérature, éternel voyageur à travers l'Europe : le Midi de la France (1834), l'Italie et la Sicile (1835), la Belgique, les bords du Rhin (1838), Florence (1840-1843), l'Espagne et l'Afrique du Nord (1846), la Hollande (1849), Londres (1857), la Russie, le Caucase, la Grèce (1858-1859), l'Italie du Nord (1860), la Sicile et Naples (1860-1864), l'Autriche et la Hongrie (1864-1865), l'Espagne à nouveau (1870).
Cependant, jamais il ne parviendra à assouvir sa soif d'Orient, ce désir, caressé pendant plus d'un quart de siècle, de « soulever sous mes pieds la poussière de deux ou trois civilisations. Mes aspirations étaient donc vers l'Orient splendide, et non vers l'Occident brumeux ; vers l'Italie, la Grèce, l'Asie, la Syrie, l'Egypte. »
Du roman, et plus particulièrement du roman historique
Le prosateur, aguerri par les Impressions de voyage n'est venu que timidement, et comme à regret, au roman, à travers le filon d'or des chroniques historiques, dont le succès le décida, écrit-il, à faire une suite de romans qui s'étendraient du règne de Charles VI jusqu'à nos jours.
Pourtant, c'est le succès prodigieux, dans le feuilleton du Journal des débats, des Mystères de Paris d'Eugène Sue qui l'entraîne irrésistiblement dans la voie romanesque. Il hésite pourtant sur le genre à exploiter, entre roman mondain, roman sentimental, roman fantastique, roman criminel, avant d'opter définitivement - après l'extraordinaire succès des Trois Mousquetaires, écrit en collaboration avec Auguste Maquet - pour le roman historique auquel il confère une valeur inconnue jusqu'à lui.
Les lecteurs dévorent la suite de ses romans proposés, à grand renfort d'annonces, par les principaux journaux du temps (Journal des débats, La Presse, Le Siècle, Le Constitutionnel) qui s'arrachent et s'attachent, à coup de traités mirifiques, la poule aux œufs d'or. Les grandes œuvres s'entremêlent à un train d'enfer : la trilogie des Mousquetaires (Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne), celle des Valois (La Reine Margot, La Dame de Monsoreau, Les Quarante-Cinq), la tétralogie des Mémoires d'un médecin (Joseph Balsamo, Le Collier de la reine, Ange Pitou, La Comtesse de Charny).
Ce qui peut-être, au commencement, n'était que stratégie éditoriale devient sa mission, celle « non seulement d'amuser une classe de nos lecteurs qui sait mais encore d'instruire une autre qui ne sait pas [le peuple] » et c'est pour ce peuple, dépossédé jusqu'alors de son histoire, qu'il écrit, particulièrement. Il conçoit, sans doute rétrospectivement le « Drame de la France », à personnages réapparaissants: « Nous ne faisons pas un livre isolé ; mais [...] nous remplissons ou essayons de remplir un cadre immense. Pour nous, la présence de nos personnages n'est point limitée à l'apparition qu'ils font dans un livre [...]. Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre à nous, commencée en même temps que la sienne, [...] peut s'intituler Le Drame de la France. »
Alexandre Dumas jouit d'une popularité incomparable, qui se double d'un rejet des instances officielles de la littérature : accusation contre la « littérature industrielle », pamphlets comme Fabrique de romans: Maison Alexandre Dumas et Cie d'Eugène de Mirecourt (1845) qui dénonce en Dumas un chef d'exploitation coupable de faire écrire les livres qu'il signe par des auteurs besogneux. À vrai dire, s'il a d'abord tenté de rejeter la collaboration - « Les collaborateurs ne poussent pas en avant, ils tirent en arrière. » - Dumas a fini par céder à une pratique littéraire qui était pour le théâtre de son temps davantage la règle que l'exception.
Quant au roman, il n'a véritablement adoubé que deux collaborateurs successifs : Auguste Maquet (ci-contre) et, plus tard, pâle contrefaçon du premier, Gaspard de Cherville. Les mécanismes du travail en commun sont assez bien connus : sur une idée première, apportée par l'un ou par l'autre, les collaborateurs élaborent, au cours d'une séance de travail, un plan, parfois des « bottes de plans » lorsque plusieurs romans vont de conserve ; ensuite Maquet rédige une première version qui, triplée ou quadruplée par Dumas sur de grandes feuilles de papier bleu tendre, est remise aux directeurs des feuilletons.
Quoiqu'il en soit, sous le nom d'Alexandre Dumas se crée un genre : le roman théâtral historique, qui se développe par scènes admirablement dialoguées, un genre - qui n'a d'autres règles que d'amuser et intéresser - dont il demeure l'incontestable maître.
« Sa puissance d'invention tient du prodige ; une phrase de Brantôme, de L'Estoile, du Cardinal de Retz, de de La Porte, lui permet de reconstruire à sa manière une période historique. Un jour les Mémoires de la police de Peuchet [...] lui tombèrent sous la main ; il y lut le récit d'un fait réel qui s'était produit au début de la seconde Restauration [...]. Alexandre Dumas fut frappé de cette anecdote, qui est racontée en trois pages ; il en fit un roman en huit volumes, Monte-Cristo. Il n'avait besoin que d'un point d'appui pour soulever une conception où tout s'enchaîne, se déduit, palpite, intéresse, émeut. Est-ce parce qu'il eut la faculté d'invention poussée jusqu'au génie que de braves gens incapables de former une panse d'a ont dit de lui : « C'est un blagueur ». Peut-être ; et si l'on y regarde de près, on verra qu'on lui a surtout reproché d'être amusant. Dans notre pays qui vise à l'esprit et qui a des prétentions à la gaieté, on n'a la réputation d'un écrivain sérieux qu'à la condition de n'être pas trop spirituel et d'être parfois un peu frotté d'ennui. Ce ne fut pas le cas de Dumas, dont la bonne humeur était intarissable » (Maxime Du Camp).
Jules Michelet lui dit un jour qu'il avait plus appris d'histoire au peuple que tous les historiens réunis.
De la roche tarpéienne
Alexandre Dumas atteint son Capitole : les revenus de ses feuilletons et le triomphe d'adaptations de ses romans sur la scène de son Théâtre-Historique lui permettent d'élever sur une colline dominant la Seine son château de Monte-Cristo. « C'est la plus royale bonbonnière qui existe ! », s'exclame, envieux, Honoré de Balzac. Hélas ! La Révolution de 1848, qui met fin à un régime qui a fait la France « sanglante, humble et pauvre », le mène droit à la roche tarpéienne.
Il tente vainement, croyant venu le temps des prophètes, d'entrer dans l'arène politique, mais, à chaque fois qu'il se présente devant les électeurs, que ce soit dans la Seine, dans la Seine-et-Oise, dans l'Yonne et plus tard en Guadeloupe, il récolte un nombre de voix piteux. Ceux qui le lisent ne l'élisent pas. Lamartine est à la tête du gouvernement provisoire, Hugo et Sue à la Chambre. Lui, trop extravagant sans doute, est renvoyé à sa table de travail. A défaut de tribune, il entend influer sur le cours des événements en collaborant à des organes politique (La Liberté, La France nouvelle, La Patrie, L'Evénement), en fondant son propre journal, Le Mois. Effrayé par les journées révolutionnaires du 15 mai et de juin 1848, il se rapproche du parti de l'Ordre, ne se montre pas défavorable à l'irrésistible ascension du prince-président.
Cependant, il lutte surtout pour sa propre survie. Crise des théâtres, marasme de la librairie, droit de timbre frappant les journaux imprimant des feuilletons tarissent ses revenus. Son château est vendu, ses meubles de la rue Frochot saisis. Maquet, se rebellant contre sa condition subalterne, se sépare de lui. Bientôt, le Théâtre-Historique doit fermer ses portes : c'est la faillite dont l'écrivain est reconnu responsable par jugement du 20 décembre 1850, confirmé le 11 décembre de l'année suivante. Comme tous les banqueroutiers, il fuit la contrainte par corps en se réfugiant en Belgique : « Mon père [...] a perdu un procès qui peut lui mettre deux cent mille francs à payer sur le dos, et il est bon qu'il soit hors de Paris pendant qu'on arrange cette affaire », confie à Elisa Corcy Alexandre Dumas fils qui a accompagné son père.
À Bruxelles, il retrouve tous les proscrits du coup d'Etat, dont son cher Hugo qu'il a tenté de protéger dans la journée du 2 décembre (« Aujourd'hui à 6 heures 25.000 francs ont été promis à celui qui arrêterait ou tuerait Hugo. Vous savez où il est - que sous aucun prétexte il ne sorte », a-t-il recommandé au comédien Bocage). Il leur ouvre toutes grandes les portes de sa maison du 73, boulevard Waterloo qu'il a luxueusement décorée d'œuvres d'art échappées au désastre comme Le Tasse dans la prison des fous et Hamlet dans le cimetière de Delacroix.
Un proscrit qu'il recueille chez lui, Noël Parfait, grand honnête homme, tente courageusement de remettre à flot la barque qui prend eau de toute part. Tandis que le fils conquiert Paris avec La Dame aux camélias (1852), le père se penche sur son passé, poursuivant la composition de ses Mémoires, commencées au temps si proche de sa splendeur, le 17 octobre 1847, en son château de Monte-Cristo. S'il n'envisage pas, malgré la défection d'Auguste Maquet, la fin de sa carrière romanesque, ni de sa carrière dramatique, il prend conscience que désormais c'est la pente descendante de la vie qui l'attend. Il est désormais l'auteur d'œuvres qui sont derrière lui, l'auteur d'Antony, des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo.
La Reconquête impossible
De retour à Paris, le publiciste prend le pas sur l'écrivain : le 12 novembre 1853, il lance Le Mousquetaire, quotidien artistique que dénonce le prudent Noël Parfait : « Sur ces entrefaites, Girardin reçut l'avertissement officieux de suspendre la publication des Mémoires. Dumas furieux, se monta la tête. Il crut épouvanter ses ennemis hauts et bas en fondant un journal où il aurait constamment la parole ; il trouva je ne sais quel bailleur de fonds, et Le Mousquetaire fut créé ! Le Mousquetaire !... Enfin !... Le 20 novembre dernier vit l'apparition de cette feuille, qui n'épouvanta personne, dont personne même ne paraît s'occuper, et qui ne restera, si elle reste, que comme le plus incroyable monument de l'égotisme et de la personnalité ! Cela n'est pas même curieux : cela fait hausser les épaules, voilà tout. Les Mémoires qui en forment la partie principale, et dont la politique est désormais exclue, puisque le journal est purement littéraire, ne sont plus qu'un indigeste recueil de vieilles anecdotes de coulisses, et de citations faites sans ordre, sans plan, sans but, à tort et à travers. En vérité, ceux qui, comme moi, aiment sincèrement Dumas ne peuvent qu'être profondément affligés de le voir ainsi galvauder son talent et compromettre sa réputation littéraire. »
Ce rêve de toute sa vie d'avoir un journal bien à lui, cette « affaire en or » qu'il entend exploiter seul, et qui tire d'abord à dix mille exemplaires, ne répond pas à ses espérances - pas plus que son successeur Le Monte-Cristo, journal hebdomadaire de romans, d'histoire, de voyage et de poésie, publié et rédigé par Alexandre Dumas, seul (27 avril 1857- 10 mai 1860), « lettre envoyée à tous ses amis connus et inconnus » (1857).
Poussé par Pierre-Jules Hetzel, il se résout à épouser un autre collaborateur, Gaspard de Cherville, substitut falot d'Auguste Maquet, mais les romans disparates produits par le couple, romans fantastiques, romans mondains, romans campagnards, roman exotique (Le Lièvre de mon grand-père, 1856 ; Le Meneur de loups, 1857 ; Black, 1858 ; Les Louves de Machecoul, 1858 ; Le Chasseur de sauvagines, 1858 ; Histoire d'un cabanon et d'un chalet, 1859 ; Le Médecin de Java, 1859 ; Le Père La Ruine, 1860 ; La Marquise d'Escoman, 1860) déçoivent le lecteur - comme l'écrivain lui-même. Seul diamant dans ce tout-venant romanesque, les admirables Compagnons de Jéhu, écrits sans collaborateur, à partir des Portraits de la Révolution et de l'Empire de Charles Nodier.
Le signe du malaise provoqué par la conscience de l'échec créateur, c'est le prurit de voyages qui s'empare de lui. Il fuit le tourbillon parisien, où il n'est plus qu'Alexandre Dumas père, voire le père Dumas, dieu antique de la littérature, plus moqué qu'honoré. Il voyage : il est à Londres comme correspondant de La Presse pour les élections de 1857, il pousse jusqu'à Guernesey afin de serrer une dernière fois dans ses bras son vieil ami Hugo en exil sur son rocher ; il part sur un coup de tête pour la Russie, traversant l'Empire des tsars jusqu'à ses confins caucasiens (juin 1858-mars 1859, ci-contre).
Le voyage est source de bonheur et de Jouvence pour l'éternel nomade qu'il est : « A part toi nul ne m'aime au monde, nul ne pense à moi nul ne s'inquiète de moi - Je me sens bien seul et bien oublié de tout le monde de sorte que je jouis ou à peu près du bonheur d'être mort sans avoir le désagrément d'être enterré - Je suis un revenant de jour au lieu d'être un spectre de nuit. Si notre vie ne s'arrange pas pour l'année prochaine l'année prochaine je repars et je revis de la même (vie). Je suis rajeuni de dix ans comme force et je dirai presque comme visage. J'ai adopté une espèce de costume circassien qui me va très bien et qui est très commode tout le temps que je ne le porte pas je suis dans ma chère robe de chambre de velours noir, avec des chemises de soie du Caucase rouges ou jaunes. La bonne chose que cette liberté de faire ce que l'on veut, de se mettre ce que l'on veut, d'aller où l'on veut. Au reste dès que je rentre ici en pays civilisé j'entre dans une espèce de triomphe perpétuel et qui serait la joie et l'orgueil d'un autre et qui est mon supplice à moi. » (Lettre à Emma Mannoury-Lacour).
Bientôt, grâce au contrat qu'il signe avec Michel Lévy pour l'exploitation de ses œuvres (décembre 1859), il acquiert une goélette avec laquelle il espère entreprendre la découverte de la Méditerranée, de la Grèce à la Terre-Sainte et l'Egypte, chimère caressée depuis son voyage de 1834.
Dumas Napolitain
Partie de Marseille le 9 mai 1860, L'Emma qui, parmi ses passagers pittoresques, compte l'admirable photographe Gustave Le Gray, se détourne de l'Orient pour suivre le sillage de l'expédition des Mille conduite par le Messie de la Liberté Garibaldi. Elle la rejoint dans Palerme libérée. Enivré de tremper enfin dans l'histoire en marche, Alexandre Dumas prend sa place parmi les apôtres, un apôtre vengeur qui participe à la chute de François II, débile rejeton de la race maudite des Bourbons, qui a empoisonné son père. Après l'entrée triomphale de Garibaldi à Naples, l'écrivain est nommé au poste honorifique de directeur des Musées et fouilles. Il fonde un journal, L'Independente (ci-contre), plus garibaldien que Garibaldi, qui se donne pour mission d'extirper la mauvaise herbe des Bourbons. Hélas ! le dictateur s'en va après le référendum de rattachement du royaume des Deux-Siciles au royaume d'Italie. Seul désormais, Dumas poursuit sa lutte contre la contre-révolution et la camorra. Il écrit, en même temps que sa monumentale Histoire des Bourbons de Naples, ses Châtiments sous la forme d'un roman, La San Felice, qui, plus qu'un pamphlet anti-bourbonnien, est un hymne à la première République.
La Bohême finale
Fort du succès de La San Felice, le vieil écrivain tente une dernière conquête de Paris, mais ses entreprises journalistiques durent peu (Les Nouvelles, Le Mousquetaire, deuxième du nom, Le Dartagnan) ; il peine à placer des romans, qu'il achève rarement (René Besson, Le Comte de Moret, Hector de Sainte-Hermine). En décembre 1864, le succès de sa « Causerie sur Eugène Delacroix » le pousse à parcourir la France et l'étranger (Belgique, Autriche) pour s'y produire au cours de conférences qui prennent pour thèmes des épisodes de sa vie, en 1865 (voir Cahier Dumas : Alexandre Dumas, de conférence en conférence). Ces conférences sont des spectacles nostalgiques où l'on vient voir le magicien qui autrefois a enchanté.
L'athlète déclinant s'enfonce dans l'érotomanie et la maladie : « Nous n'irons plus au bois, non point, parce que les lauriers sont coupés, mais parce que je ne peux plus marcher même au milieu des lauriers », avoue-t-il à son ancien collaborateur Cherville.
Sa fille Marie - qui vit près de lui, boulevard Malesherbes - dissimule, tant qu'elle peut, la déchéance de son père, qui rassemble malaisément les articles de son Grand Dictionnaire de cuisine, qui sera publié posthume.
Après un long séjour en Espagne, il s'en vient mourir à Puys, près de Dieppe, dans la maison de vacances de son fils (voir Cahier Dumas : Alexandre Dumas, l'entrée dans l'éternité).
Peu avant sa mort, il s'inquiétait de la survie de son œuvre. Depuis plus d'un siècle, ses innombrables lecteurs renouvelés ont effacé tout doute, et ratifié le bel hommage de Victor Hugo, alors que, premier voyage posthume, son corps était porté de Puys au cimetière de Villers-Cotterêt :
Aucune popularité, en ce siècle, n'a dépassé celle d'Alexandre Dumas ; ses succès sont mieux que des succès, ce sont des triomphes ; ils ont l'éclat de la fanfare. Le nom d'Alexandre Dumas est plus que français, il est européen ; il est plus qu'européen, il est universel. Son théâtre a été affiché dans le monde entier ; ses romans ont été traduits dans toutes les langues. Alexandre Dumas est un de ces hommes qu'on pourrait appeler les semeurs de civilisation ; il assainit et améliore les esprits par on ne sait quelle clarté gaie et forte ; il féconde les âmes, les cerveaux, les intelligences ; il crée la soif de lire ; il creuse le coeur humain, et il l'ensemence. Ce qu'il sème, c'est l'idée française. L'idée française contient une quantité d'humanité telle, que partout où elle pénètre, elle produit le progrès. De là, l'immense popularité des hommes comme Alexandre Dumas. Alexandre Dumas séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne. De tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants, si puissants, sort l'espèce de lumière propre à la France. Toutes les émotions les plus pathétiques du drame, toutes les ironies et toutes les profondeurs de la comédie, toutes les analyses du roman, toutes les intuitions de l'histoire, sont dans l'œuvre surprenante construite par ce vaste et agile architecte. Il n'y a pas de ténèbres dans cette œuvre, pas de mystère, pas de souterrain, pas d'énigme, pas de vertige ; rien de Dante, tout de Voltaire et de Molière ; partout le rayonnement, partout le plein midi, partout la pénétration de la clarté. Les qualités sont de toute sorte, et innombrables. Pendant quarante ans, cet esprit s'est dépensé comme un prodige. Rien ne lui a manqué : ni le combat, qui est le devoir ; ni la victoire, qui est le bonheur. » (lettre à Alexandre Dumas fils).
Rien pas même la reconnaissance des siècles. Tu peux dormir tranquille, Alexandre, tu es en chacun de nous.
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- Le Comte de Monte-Cristo
- C'est durant l'ètè 1844 que Dumas commence la publication du Comte de Monte-Christo
- il collabore avec Auguste Maquet Il est partiellement inspiré de faits réels, empruntés à la vie de Pierre Picaud
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Au Panthéon des marins naufragés, Edmond Dantès occupe sans conteste une place à part. Victime d'une dénonciation calomnieuse alors qu'il allait épouser la belle Mercédès, le malheureux – à l'aube de sa vie – est enfermé pour 14 ans dans un sinistre cachot du château d'If en rade de Marseille. Son salut viendra de l'abbé Faria, un autre prisonnier avec lequel il entretient une amitié clandestine des années durant. Celui-ci lui transmet sa vaste culture et à sa mort, un trésor caché.
Dantès fuit alors et ce faisant échappe de peu à la noyade. Il est dit mort et, après s'être assuré le trésor caché dans l'île de Monte-Cristo, il renaît sous une nouvelle identité, celle du comte de Monte-Cristo. Doté d'un immense fortune, d'une puissance sans limite et d'une intelligence supérieure, Monte-Cristo se consacre à sa vengeance, en utilisant notamment toutes sortes de fausses identités et de déguisements.
Egalement à l'aise dans la société des bandits italiens ou des contrebandiers corses que dans celle de l'aristocratie parisienne qu'il éblouit, notre héros retrouve les dénonciateurs d'Edmond Dantès, qui ont tous réalisé une progression fulgurante dans la société, et les perd par où ils ont pêché : jouant sur leurs désirs de pouvoir, de fortune amoureuse et financière, il exhume leurs méfaits passés et leur tend des pièges complexes auxquels ils sont bien incapables d'échapper. A l'inverse, il rétribue tout aussi généreusement ceux qui furent fidèles au jeune marin et à son vieux père sans ressources.
La vengeance cependant a un goût amer... Victorieux de ses ennemis, Monte-Cristo est assailli par le doute. En s'autoproclamant instrument de la justice divine, ne l'a-t-il pas en fait usurpée ? Grave crise morale au dénouement politiquement incorrect. Tel un phénix encore, Monte-Cristo triomphe de son sentiment de culpabilité et réapprend l'amour en compagnie d'une nouvelle femme, Haydée. Exit à jamais, cette fois, Dantès et Mercédès.
Analyse Avec la saga des mousquetaires, il s'agit là, bien sûr, du plus célèbre roman de Dumas, du plus universellement connu. Le comte de Monte-Cristo a ainsi donné lieu à des adaptations cinématographiques incessantes, sans parler de suites, pastiches et imitations littéraires sans nombre.
Pourquoi ce roman suscite-t-il un tel engouement, une telle fascination ? Sans doute parce qu'il s'agit du livre le plus complexe de Dumas, celui qui se prête au plus grand nombre d'interprétations, celui dans lequel chaque lecture permet de découvrir de nouveaux aspects.
A première vue, Monte-Cristo est d'abord l'histoire d'une vengeance, particulièrement élaborée et artistiquement menée – sans rémission ou presque – jusqu'à son aboutissement total. Le livre en est ainsi arrivé à incarner le thème même de la vengeance.
Mais bien d'autres aspects méritent d'être soulignés. Tout aussi omniprésente que l'idée de vengeance, par exemple, est celle de la toute puissance. Monte-Cristo est peut-être la plus belle illustration littéraire jamais donnée d'un fantasme universel : celui de l'enfant malheureux qui proclame qu'un jour, il sera grand, riche, puissant et qu'il récompensera et punira son entourage en fonction des mérites de chacun...
Dans ce conte – nullement pour enfants – on peut aussi être frappé par le nombre de morts et de renaissances apparentes et symboliques. A l'occasion et même abîmés en mer, les bateaux rentrent au port, toutes voiles dehors ! Les emmurés vivants échappent au tombeau. Les noyés ne sont pas morts. Les candidats au suicide se reprennent in extremis. Les paralytiques s'expriment et agissent avec une efficacité merveilleuse. Le poison entraîne la catalepsie plutôt que le trépas.
Car il s'agit d'attendre et d'espérer, comme le conclut le roman...
Autre possibilité: Monte-Cristo serait-il un roman de mer ? Soumis à des fortunes diverses, ses héros expérimentent tour à tour le sommet de la félicité et de la désespérance. L'une succède presque automatiquement à l'autre et c'est aussi la condition de l'épanouissement final des «bons» parce que le bonheur, selon Monte-Cristo, ne s'apprécie que par comparaison avec l'expérience du malheur. Orphelin de père à l'âge de quatre ans, Alexandre Dumas savait de quoi il parlait.
Il savait aussi que les hommes ne sont pas simples. Et si ses «méchants» sont résolument crapuleux, ses «bons» prêtent à question. Que penser par exemple d'un homme – Monte-Cristo – qui fournit à une empoisonneuse le moyen de commettre ses crimes ? On l'a dit, lui-même ne sait plus où il en est. Et si, bien sûr, l'amour en définitive triomphe, c'est sans manichéisme simpliste.
Sur l'origine du roman, lire le très intéressant texte de Dumas, État civil du Comte de Monte-Cristo, dans ses Causeries. Voir également l'adaptation au théâtre, en quatre pièces, réalisée par Dumas et Maquet.
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- Vingt Ans après
- Vingt ans après est la suite qu'Alexandre Dumas donne à partir de 1845 aux Trois Mousquetaires. Le caractère des personnages principaux y est beaucoup plus développé que dans le premier livre. De nouveaux personnages font leur apparition, comme Raoul, le Vicomte de Bragelonne, le fils d'Athos, ou encore Mordaunt, le fils de Milady de Winter.
- En 1648, il y a bien longtemps que les quatre amis ne se sont pas revus. La Fronde menace: d'Artagnan et Porthos sont, sur le conseil de Rochefort (qui n'en est pas moins frondeur) recrutés par le cardinal Mazarin, tandis qu'Aramis et Athos rejoignent les rangs des rebelles. Les deux premiers tentent vainement d'empêcher l'évasion du duc de Beaufort, à laquelle participent les deux derniers. Ceci ne les empêche pas de se jurer une amitié éternelle.
Ils se retrouvent dans des camps opposés pendant la guerre civile anglaise: d'Artagnan et Porthos sont envoyés par Mazarin porter un message à Cromwell, alors qu'Aramis et Athos sont appelés par Lord de Winter au secours du roi Charles 1er. Tous doivent s'unir pour affronter le bras droit de Cromwell: Mordaunt, fils de Milady, qui a entrepris de châtier les assassins de sa mère, et qui a déjà tué le bourreau et de Winter.
Les quatre amis tentent vainement de sauver Charles 1er, que Mordaunt exécute de sa main. Leur dernier affrontement se déroule en mer, Mordaunt étant finalement poignardé par Athos (ils n'ont pas de bol, dans cette famille). Le quatuor rentre en France où d'Artagnan et Porthos sont, en punition de leur escapade, emprisonnés par Mazarin.
Ils s'évadent en enlevant le cardinal, auquel les quatre extorquent la signature de la paix de Rueil, plus quelques avantages personnels. Lors d'un dernier combat contre les frondeurs, d'Artagnan est contraint de tuer Rochefort, tandis que Porthos assomme cette canaille de Bonacieux.
Analyse Le héros vieillissant qui se croyait retiré des affaires, et que l'on vient chercher pour une nouvelle mission, est aujourd'hui un cliché du récit d'aventures. C'est peut-être bien Alexandre Dumas qui en est l'inventeur. Pressé de donner une suite aux Trois mousquetaires, il fait revenir ses héros, chacun ayant une bonne raison pour cela.
D'Artagnan, toujours mousquetaire, se morfond dans un grade subalterne. Les trois mousquetaires originels ont renoncé au métier des armes et à leurs noms de guerre. Porthos, devenu Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, vit en riche parvenu et rêve d'un titre de baron. Aramis, alias l'abbé d'Herblay (ou le chevalier d'Herblay, selon les circonstances), intrigue pour le compte de sa nouvelle maîtresse, Madame de Longueville. Athos, comte de La Fère et de Bragelonne, est poussé par sa fierté nobiliaire.
Plus généralement, si en lisant Vingt ans après on se dit souvent «hé, mais j'ai déjà vu ça quelque part!», c'est que ce deuxième volet est une mine de personnages et de situations pour le roman populaire, le cinéma et la bande dessinée: le vengeur qui exécute ses victimes une à une, les gentils faits prisonniers qui s'évadent en prenant le méchant en otage...
On remarquera en particulier les personnalités du quatuor (ou plutôt, ici, des deux duos), peut-être plus caricaturales que dans Les trois mousquetaires, mais mieux caractérisées: d'Artagnan, homme fertile en ruses; Porthos, tout en muscles et aveuglément dévoué au précédent (bon sang, mais c'est bien sûr! Astérix et Obélix!); Aramis, toujours aussi affecté, mais intrépide au combat. Quant à Athos, qui a cessé de boire et de tuer sa femme, il est devenu l'incarnation de la noblesse au contact de son fils Raoul, le vicomte de Bragelonne, dont l'amour pour la jeune Louise de La Vallière annonce déjà la catastrophe du troisième volet.
Les guerres civiles conduisent nos héros (et leurs compagnons: Rochefort, de Winter, les quatre valets) à choisir leur camp, mais leur affection demeure intacte (alors que les grands, Anne d'Autriche, Mazarin, s'empressent d'oublier les services rendus) et parviendra même, indirectement, à ramener la paix: c'est le message de Vingt ans après.
Signalons enfin que Dumas et Maquet ont tiré une version théâtrale du roman, intitulée Les mousquetaires.
Sorti en 1845, la Reine Margot a été publié initialement dans le quotidien La Presse en roman-feuilleton entre le et le 1. Alexandre Dumas en a tiré un drame du même nom, représenté en 1847. Deux romans font suite à La Reine Margot : La Dame de Monsoreau et Les Quarante-cinq, formant ainsi ce qu'on appelle parfois la « trilogie des Valois ».
Catherine de Médicis règne, toute puissante, sur la France que gouverne tant bien que mal Charles IX, et sur ses enfants : ses fils, Charles évidemment, Henri duc d'Anjou, François duc d'Alençon, et sa fille Marguerite. Le roman s'ouvre sur le mariage de Marguerite de Valois, surnommée Margot, et Henri de Bourbon, roi de Navarre. Ce mariage entre une catholique et un protestant est destiné à ramener la paix dans le royaume. Mais Catherine et le roi Charles IX se préparent dans l'ombre à mater le parti protestant. Les frères de Charles complotent également pour prendre sa place et Henri de Navarre ne songe qu'à défendre sa vie.
Intrigues, alliances, complots, trahisons vont se succéder tandis que Margot entretient une tendre liaison avec un gentilhomme protestant, La Mole. Commence alors une lutte âpre et sans merci entre les deux camps, dont le point d'orgue sera le massacre de la Saint-Barthélémy. Charles IX, roi fantasque, d'une méfiance maladive, et perpétuellement sous l'influence de sa mère, finit par se prendre réellement d'amitié pour son beau-frère Henri (le futur Henri IV), au grand dam de Catherine de Médicis.
Après bien des événements tragiques, Charles IX succombe à un mystérieux empoisonnement et meurt sans pouvoir assurer le trône à Henri de Navarre. C'est donc le duc d'Anjou, qui entre temps a été sacré roi de Pologne, qui revient en France pour prendre la succession de son frère, sous le nom d'Henri III. Quant à Margot, elle ne peut sauver son amant, que l'on accuse de la mort du roi, et doit fuir sur les terres de son époux, qu'elle n'a jamais cessé de soutenir.
Analyse Dumas s'est plongé avec bonheur dans cette période trouble, restituant avec talent le vieux Louvre et ses fêtes incroyables, où les protagonistes se perdent, se croisent et s'épient dans le labyrinthe des passages secrets. Tout le monde intrigue, complote, mais sans jamais oublier son propre plaisir, ce qui nous vaut un roman à la fois sanglant, où dominent les massacres, les poignards et les empoisonnements, et voluptueux, notamment grâce à Margot dont la beauté était sans pareille et les amants innombrables. Roman un rien pervers aussi : Margot entretient des rapports troubles avec ses frères, tandis que Charles IX, contradictoire et ambigu, aime à se repaître du spectacle de la violence...
Les personnages principaux, La Mole, Coconnas, Henri de Navarre et quelques autres, ont d'ailleurs cette faculté de courir au massacre avec rage et haine (les hommes s'étripent, s'égorgent sans hésitations ni regrets) puis de regagner avec autant de plaisir la couche de leurs belles maîtresses. Comme toujours chez Dumas, le cadre historique fournit autant de prétextes à mêler intrigues amoureuses et faits d'armes comme il les affectionnait. Si l'on ne retrouve point ici de héros à la mesure des Mousquetaires, ou de figure solitaire à la Bussy d'Amboise (dans La dame de Monsoreau), Dumas introduit tout de même une attachante histoire d'amitié entre un catholique et un protestant, Coconnas et La Mole, seul sentiment désintéressé de toute cette épopée, où plane l'ombre inquiétante de la redoutable Catherine de Médicis.
Signalons enfin que Le roman a contribué à renforcer la légende noire de Catherine de Médicis et la réputation de légèreté de la reine Margot et que
- Dumas a lui-même adapté son roman, en collaboration avec Auguste Maquet. Le drame La Reine Margot, en cinq actes et treize tableaux, a été représenté pour la première fois à l'occasion de l'ouverture du Théâtre Historique, théâtre de Dumas (devenu l'actuel Théâtre de la Ville), le 20 février 1847. La pièce durait 9 h.
- Prosper Mérimée
- (1803-1870, écrivain, historien et archéologue) :
- Carmen.
- https://www.youtube.com/watch?v=0oPWSG1iJ4s
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L'Opéra Bastille, à Paris, programme actuellement une version de l'opéra "Carmen" de Georges Bizet, dirigé par Bertrand de Billy et mis en scène par Calixto Bieito. C'est pour nous l'occasion de vous inviter à redécouvrir cette œuvre intemporelle afin de comprendre comment est née cette création de Georges Bizet. Pourquoi elle ne reçut pas le succès tant attendu. Comment elle finit par devenir l'un des opéras les plus joués au monde. Et enfin, nous vous proposerons un aperçu des innombrables adaptations qu'elle a inspirées au cinéma et en danse.
Carmen poster by David Lund, Seattle Opera, 1982 © Gary Lund
Carmen, c’est d’abord deux grands artistes : un grand écrivain, Prosper Mérimée, et un grand musicien, Georges Bizet. C’est de la rencontre de ces deux génies, très différents, d’inspiration très diverse, qu’est né cet extraordinaire chef-d’œuvre qu’est l’opéra de Carmen.
Au commencement était une nouvelle de Prosper Mérimée…
Carmen est une nouvelle de Prosper Mérimée datant de 1847. Il s’est inspiré de l’histoire dramatique d’un brigadier déserteur ayant réellement existé et qu’il a rencontré durant l’un de ses voyages en Espagne.
Résumé de l’histoire : A Séville en Espagne, Carmen, une jeune bohémienne rebelle et séductrice, déclenche une bagarre dans la manufacture de tabac où elle travaille. Elle se fait arrêter. Le brigadier Don José, chargé de la mener en prison, tombe sous son charme et la laisse s’échapper. Par amour pour elle, il va déserter et rejoindre les contrebandiers. Mais Carmen très vite va se lasser de lui et se laisser séduire par un célèbre torero. Don José, fou de désespoir et dévoré par la jalousie, la frappe à mort avec un poignard.
Récit dans le récit, la nouvelle de Mérimée frappe par la modernité de la composition et par la froideur du ton qui contraste avec la violence du propos. C’est, avec Manon Lescaut et Les Hauts de Hurlevent, une des histoires d’amour les plus cruelles de l’histoire de la littérature. Elle représente également l’évolution du romantisme vers le réalisme.
De la nouvelle au livret d’opéra
Georges Bizet (1838 – 1875) est un musicien français, qui écrit sa première symphonie à 17 ans ! A partir de son voyage à Rome, en 1840, sa musique s’est teintée d’orientalisme. Quand il découvre la nouvelle de Prosper Mérimée, il est tout de suite ébloui et veut en faire un sujet d’opéra.
Il est alors sous contrat à l’Opéra Comique à Paris, où l’on préfère les sujets plutôt faciles et gais. Le spectateur qui vient en famille est habitué aux opéras-comiques à fin heureuse. Il faut donc que Bizet déploie beaucoup de talent et de génie pour imposer ce sujet tragique au directeur de l’Opéra Comique.
Le défi des auteurs du livret Henri Meilhac et Ludovic Halévy est de faire accepter du public un sujet fort différent de ceux qu’on lui proposait d’ordinaire. Une adaptation fidèle de cette tragédie passionnelle et violente en était impensable à l’Opéra Comique de Paris. Meilhac et Halévy adoucissent le caractère des deux héros. Le personnage de Carmen de Bizet est notamment plus «édulcoré», civilisé, que dans la nouvelle de Mérimée. Ils créent le personnage de Micaëla, incarnant la pureté, absent chez Mérimée, permettant de faire contrepoids au personnage de Carmen, personnification de la sensualité et du péché.
Tout cela, n’empêche pas l’opéra Carmen, composé en 1875, de faire scandale dès la première représentation. Pour la première fois dans l’histoire de l’opéra, Bizet rompt avec la tradition. Le public est choqué et scandalisé par l’héroïne aux mœurs légères. La création ne reçoit pas le succès tant attendu.
Comment l’opéra devient très vite populaire
Mais ce n’est pas la seule innovation de Bizet. L’introduction de passages dramatiques associés à des moments de comédie, la mise en scène des chœurs pour la première fois, évoluant sur scène en petit nombre, sans oublier des parties orchestrales ardues pour les musiciens, contribuèrent au renouveau du langage musical.
Après la mort de Bizet, le compositeur Ernest Guiraud propose également des changements qui contribueront sans doute au succès de l’œuvre. Les dialogues parlés accompagnés de musique sont remplacés par des récitatifs mis en musique par le compositeur. (Le récitatif est un chant déclamé dont les inflexions se rapprochent de la voix parlée. C’est un moyen pour faire avancer l’action.) Cette révision a peut-être facilité sa diffusion, notamment à l’étranger et dans les théâtres peu habitués à pratiquer, dans une œuvre lyrique, l’alternance entre dialogues et musique. Cependant cette adaptation est souvent contestée par les musicologues, et de nos jours, les 2 versions sont jouées.
Quoi qu’il en soit, cet opéra devient très vite très populaire. Il est aujourd’hui l’un des opéras les plus joués au monde. Cette œuvre est devenue la plus accessible du répertoire français. Les thèmes de l’Ouverture et de « L’Amour est un oiseau rebelle » de cet opéra restent intemporels. « En imaginant, dès l’ouverture, une musique dont la clarté éblouit et la puissance tragique étreint, Georges Bizet a paré la Carmen de Prosper Mérimée d’une robe étincelante et fatale. »(Source) Les airs, duos et chœurs sont entêtants. Les mélodies sont faciles à mémoriser. La richesse mélodique, le raffinement de l’écriture, le sens de la couleur et de la progression dramatique ont sans doute contribué au succès de cet opéra.
La figure de Carmen aujourd’hui ne choque plus le public, mais fascine. Son besoin d’indépendance, le parfum d’épices et de braise de cet opéra, un goût de passion impossible, dont on devine d’emblée qu’il se règlera dans le sang. « Depuis plus d’un siècle, l’opéra français a le visage de Carmen, victime et prédatrice, bohémienne et princesse aux pieds nus, femme libre et femme moderne. » (Source)
Pour aller plus loin
Carmen / Prosper Mérimée ; présentation , notes, chronologie et dossier par Sophie Sallandrouze [Livre]
Carmen : opéra / Georges Bizet ; livret intégral d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy / L’Avant-scène opéra ; n°26, 1998 [Revue]
Carmen : la révoltée / Jean Lacouture / 2011 [Livre]Les 5 versions de référence pour découvrir l’opéra Carmen
Carmen / avec Abbado Claudio comme chef d’orchestre / 1987 [CD]
Carmen / direction Michel Plasson ; avec Angela Gheorghiu et Roberto Alagna / 2003 [CD]
Carmen / chef d’orchestre Philippe Jordan ; mise en scène de David McVicar ; avec Anne Sofie von Otter, Marcus Haddock, Laurent Naouri… / 2003 [DVD]
Carmen / Chef d’orchestre James Levine ; avec Plácido Domingo et Maria Ewing / Metropolitan Opera / 2008 [Extrait vidéo]
Carmen / mise en scène de Richard Eyre ; direction Yannick Nézet-Séguin ; avec Roberto Alagna et Elina Garanca / 2010 [DVD]
Carmen /direction d’Antonio Pappano ; mise en scène de Francesca Zambello ; avec Anna Caterina Antonacci et Jonas Kaufmann / 2011 [DVD]
Carmen au cinéma
Carmen fait également l’objet d’une vingtaine d’adaptations cinématographiques durant les XXe et XXIe siècles, dont notamment Charlot joue Carmen, un film muet de Charlie Chaplin datant de 1915. Le personnage de Carmen est devenu mythique et marque aujourd’hui encore les esprits.
Carmen Jones / réal. de Otto Preminger / 1954 [DVD]
Sous forme de film musical, l’opéra de Georges Bizet est transposé dans le milieu noir américain, dans un univers réaliste des années 40.Carmen dansée
Carmen / chorégr. de Mats Ek ; The Cullberg Ballet ; avec Ana Laguna /
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2001 [DVD]
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Les pièces de Mats Ek mettent en scène des héroïnes fortes. Son choix pour cet opéra n’est donc pas étonnant. Il réinterroge dans ce ballet les rôles masculins et féminins. « Carmen obtient d’elle-même une sorte de liberté comme les hommes. Elle prend des amants quand elle veut, elle a un travail à l’usine, elle est totalement responsable de sa vie. De son côté José veut le mariage, il veut le bonheur, porter l’anneau au doigt, il est plus à cheval sur les conventions. Autrement dit, de façon symbolique, il est la femme, elle est l’homme. » (M.E.)« Elle semelle de quoi » (Elle) [Carmen] / Mise en scène de Denis Plassard / 2001 [Extrait vidéo]
Hip hop et opéra quel mélange explosif ! Lorsqu’un chorégraphe contemporain rencontre l’univers du hip-hop et y associe l’opéra de Bizet, le choc crée une pièce jubilatoire pleine d’humour et de délires chorégraphiques.Carmen / chorégr. de Roland Petit ; avec Clairemarie Osta et Nicolas Le Riche/ 2006 [D.V.D.]
Initialement, le ballet créé par Roland Petit en 1949 a pour rôle-titre Zizi Jeanmaire dans le rôle de Carmen. (C’est un ballet historique car il marque les débuts de Roland Petit comme chorégraphe et Zizi Jeanmaire comme danseuse. Pour le rôle de Don José, il existe une version dansée par Roland Petit.) Par la suite il choisira différentes danseuses pour interpréter le rôle de Carmen. Il met en scène le drame avec sa brutalité et son réalisme.Carmen / chorégr. de Dada Masilo / 2014 [Extrait vidéo]
La jeune danseuse et chorégraphe sud-africaine Dada Masilo offre une création pleine de sensualité et de vulnérabilité. La chorégraphe fusionne, comme toujours, danses classique et africaine. Elle a imaginé une Carmen très érotisée, qui parle de pouvoir, de sexe, de viol et de manipulation.Carmen / Chorégr. de Carlos Acosta ; sous la direction de Martin Yates / 2015 [DVD]
Carlos Acosta, à la fois en tant que chorégraphe et danseur, exploite les thèmes dramatiques de l’amour, de la jalousie et de la vengeance.Carmen pour les petits
Carmen / Christian Eymery ; ill. de Sacha Poliakova / 2004 [Livre+CD]
Cet opéra est raconté par Irène Jacob. Contient en plus des documents, des partitions et des jeux.Presto 2 / François-René Martin, réal. / 2010 [DVD]
Contient un extrait de l’Habanera de Carmen de Georges Bizet.
C’est Patru, on le sait, qui le premier introduisit à l’Académie la mode du discours de réception. Il s’avisa, à son entrée (1640), d’adresser un si beau remerciement à la compagnie, qu’on obligea tous ceux qui furent reçus depuis d’en faire autant. Toutefois ces réceptions n’étaient point publiques ; les complimens n’avaient lieu qu’à huis-clos, et il se faisait ainsi bien des frais d’esprit et d’éloquence en pure perte. Ce fut Charles Perrault, beaucoup plus tard, qui fit faire le second pas et qui décida la publicité « Le jour de ma réception (1671), dit-il en ses agréables Mémoires, je fis une harangue dont la compagnie témoigna être fort satisfaite, et j’eus lieu de croire que ses louanges étoient sincères. Je leur dis alors que, mon discours leur ayant fait quelque plaisir, il auroit fait plaisir à toute la terre, si elle avoit pu m’entendre ; qu’il me sembloit qu’il ne seroit pas mal à propos que l’Académie ouvrît ses portes aux jours de réception, et qu’elle se fît voir dans ces sortes de cérémonies lorsqu’elle est parée… Ce que je dis parut raisonnable, et d’ailleurs la plupart s’imaginèrent que cette pensée m’avoit été inspirée par M. Colbert [1] : ainsi tout le monde s’y rangea. » Le premier académicien qu’on reçut après lui et qu’on reçut en public (janvier 1673) fut Fléchier, digne d’une telle inauguration. Perrault, qui mettait les modernes si fort au-dessus des anciens, comptait parmi les plus beaux avantages de son siècle cette cérémonie académique, dont il était le premier auteur. « On peut assurer, dit-il, que l’Académie changea de face à ce moment ; de peu connue qu’elle étoit, elle devint si célèbre, qu’elle faisoit le sujet des conversations ordinaires. » - Perrault, en effet, avait bien vu ; cet homme d’esprit et d’invention, ce bras droit de M. Colbert, qui jugeait si mal Homère et Pindare, entendait le moderne à merveille ; il avait le sentiment de son temps et de ce qui pouvait l’intéresser ; il trouva là une veine bien française, qui n’est pas épuisée après deux siècles ; on lui dut un genre de spectacle de plus, un des mieux faits pour une nation comme la nôtre, et l’on a pu dire sans raillerie que, si les Grecs avaient les Jeux olympiques et si les Espagnols ont les combats de taureaux, la société française a les réceptions académiques.
Les discours de réception se ressentirent de la publicité dès le premier jour : « Mais j’élève ma voix insensiblement, disait Fléchier, et je sens qu’animé par votre présence, par le sujet de mon discours (l’éloge de Louis XIV), par la majesté de ce lieu (le Louvre), j’entreprends de dire faiblement ce que vous avez dit, ce que vous direz avec tant de force… » Dès ce moment, le toa ne baissa plus ; la dimension du remerciement se contint pourtant dans d’assez justes limites, et la harangue, durant bien des années, ne passa guère la demi-heure. Le fameux discours de Buffon lui-même, qui fut une sorte d’innovation par la nature du sujet, n’excéda en rien les bornes habituelles. On commençait vers la fin du siècle à viser à l’heure. M. Daunou remarquait, à propos du discours de réception de Rulhière, que, succédant à l’abbé de Boismont, il avait voulu donner à son morceau une étendue à peu près égale à celle d’un sermon de cet abbé. Garat, recevant Parny, parut long dans un discours de trois quarts d’heure. Mais, de nos jours, les barrières trop étroites ont dû céder ; les usages de la tribune ont gagné insensiblement, et l’on s’est donné carrière. En même temps que les complimens au cardinal de Richelieu, au chancelier Seguier et à Louis XIV, s’en sont allés avec tant d’autres choses, le fond des discours s’est mieux dessiné : celui du récipiendiaire est devenu plus simple (plus simple de fond, sinon de ton) ; après le compliment de début et la révérence d’usage, le nouvel élu n’a qu’à raconter et à louer son prédécesseur. Quant à la réponse du directeur, elle est double : il reçoit, apprécie et loue avec plus ou moins d’effusion l’académicien nouveau, et il célèbre l’ancien. En devenant plus simples dans leur sujet, les discours sont aussi devenus plus longs ; les hors-d’œuvre, au besoin, n’y ont pas manqué : l’empire et l’empereur ont pourvu aux effets oratoires, comme précédemment avait fait Louis XIV ; le plus souvent même, on n’a pu les éviter, et la biographie des hommes politiques ou littéraires est venue, bon gré, mal gré, se mêler à ce cadre immense. Ç’a été tout naturellement le cas aujourd’hui dans cette séance, l’une des plus remplies et des plus neuves qu’ait jusqu’ici offertes l’Académie française à la curiosité d’un public choisi ; M. le comte Molé devait recevoir M. le comte Alfred de Vigny, lequel venait remplacer M. Étienne. On avait là, par le seul hasard des noms, tous les genres de diversité et de contraste dans la mesure qui est faite pour composer le piquant et l’intérêt. La séance promettait certainement beaucoup ; elle a tenu tout ce qu’elle promettait.
Par suite de la loi de progrès que nous avons signalée tout-à-l’heure, le discours de réception du nouvel académicien se trouve être le plus long qui ait jamais été prononcé à l’Académie jusqu’à ce jour. Est-il besoin d’ajouter aussitôt qu’il a bien d’autres avantages ? On sait les hautes qualités de M. de Vigny, son élévation naturelle d’essor, son élégance inévitable d’expression, ce culte de l’art qu’il porte en chacune de ses conceptions, qu’il garde jusque dans les moindres détails de ses pensées, et qui ne lui permet, pour ainsi dire, de se détacher d’aucune avant de l’avoir revêtue de ses plus beaux voiles et d’avoir arrangé au voile chaque pli. Dès le début de son discours, il a tracé dans une double peinture, pleine de magnificence, le caractère des deux familles, et comme des deux races, dans lesquelles il range et auxquelles il ramène l’infinie variété des esprits : la première, celle de tous les penseurs, contemplateurs, ou songeurs solitaires, de tous les amans et chercheurs de l’idéal, philosophes ou poètes ; la seconde, celle des hommes d’action, des hommes positifs et pratiques, soit politiques, soit littéraires, des esprits critiques et applicables, de ceux qui visent à l’influence et à l’empire du moment, et qu’il embrasse sous le titre général dimprovisateurs. Cette dernière classe m’a paru fort élargie, je l’avoue, et dans des limites prodigieusement flottantes, puisqu’elle comprendrait, selon l’auteur, tant d’espèces diverses, depuis le grand politique jusqu’au journaliste spirituel, depuis le cardinal de Richelieu jusqu’à M. Étienne ; mais certainement, lorsqu’il retraçait les caractères de la première famille, et à mesure qu’il en dépeignait à nos regards le type accompli, on sentait combien M. de Vigny parlait de choses à lui familières et présentes, combien, plus que jamais, il tenait par essence et par choix à ce noble genre, et à quel point, si j’ose ainsi parler, l’auteur dÉloa était de la maison quand il révélait les beautés du sanctuaire.
M. Étienne, lui, n’était pas du tout du sanctuaire, et une illusion de son ingénieux panégyriste a été, à un certain moment, d’essayer de l’y rattacher, ou, lors même qu’il le rangeait définitivement dans la seconde classe, d’employer à le peindre des couleurs encore empruntées à la sphère idéale et qui ressemblent trop à des rayons. Pindare, ayant à célébrer je ne sais lequel de ses héros, s’écriait au début : « Je te frappe de mes couronnes et je t’arrose de mes hymnes… » Quand le héros est tout-à-fait inconnu, le poète peut, jusqu’à un certain point, faire de la sorte, il n’a guère à craindre d’être démenti ; mais, quand il s’agit d’un académicien d’hier, d’un auteur de comédies et d’opéras-comiques auxquels chacun a pu assister, d’un rédacteur de journal qu’on lisait chaque matin, il y a nécessité, même pour le poète, de condescendre à une biographie plus simple, plus réelle, et de rattacher de temps en temps aux choses leur vrai nom. Cette nécessité, cette convenance, qui est à la portée de moindres esprits, devient quelquefois une difficulté pour des talens supérieurs beaucoup plus faits à d’autres régions. On a dit de Montesquieu qu’on s’apercevait bien que l’aigle était mal à l’aise dans les bosquets de Guide ; nous sera-t-il permis de dire que l’auteur d'Éloa a souvent dû être fort empêché en voulant déployer ses ailes de cygne dans la biographie de l’auteur de Joconde et des Deux Gendres ? De là bien des contrastes singuliers, des transpositions de tons, et tout un portrait de fantaisie. Nous avons beaucoup relu M. Étienne dans ces derniers temps ; nous en parlerons très brièvement en le montrant tel qu’il nous paraît avoir réellement été.
Il possédait, dit M. de Vigny, une qualité bien rare, et que Mazarin exigeait de ceux qu’il employait : il était heureux. C’est là un trait juste, et nous nous hâtons de le saisir. Oui, M. Étienne était heureux ; il avait l’humeur facile, le talent facile, la plume aisée, une sorte d’élégance courante et qui ne se cherche pas. On a beaucoup parlé de la littérature de l’empire, et on range sous ce nom bien des écrivains qui ne s’y rapportent qu’à peu près : M. Étienne en est peut-être le représentant le plus net et le mieux défini. Il a exactement commencé avec ce régime, il l’a servi officiellement, il y a fleuri, et, s’il s’est très bien conservé sous le suivant et durant les belles années du libéralisme, il a toujours gardé son premier pli. Né en 1778 dans la Haute-Marne, venu à Paris sous le directoire, il était de cette jeunesse qui n’avait déjà plus les flammes premières, et qui, tout en faisant ses gaietés, attendait le mot d’ordre qui ne manqua pas. Attaché de bonne heure à Maret, duc de Bassano, il prêtait sa plume à ce premier commis de l’empereur, en même temps qu’il amusait le public par ses jolies pièces ; de ce nombre, le petit acte de Bruis et Paleprat, en vers, dénota une intention littéraire assez distinguée. Le succès prodigieux de l’opéra-féerie de Cendrillontenait encore la curiosité en éveil, lorsqu’on annonça quelques mois après (août 1810) la représentation des Deux Gendres, l’une de ces pièces en cinq actes et en vers qui, à cette époque propice, étaient des solennités attendues et faisaient les beaux jours du Théâtre-Français. La réussite des Deux Gendres mit le comble à la renommée de M. Étienne ; l’attention publique au dedans n’était alors distraite par rien, et les journaux n’avaient le champ libre que sur ces choses du théâtre. A ce court lendemain du mariage de l’empereur et dans les deux années de silence qui précédèrent la dernière grande guerre, il y eut là, en France, autour de M. Étienne, une vogue littéraire des plus animées, et finalement une mêlée des plus curieuses et des plus propres à faire connaître l’esprit du moment. Reçu à l’Académie française en novembre 1811, à l’âge de trente-trois ans ; dans l’intime faveur des ministres Bassano et Rovigo ; rédacteur en chef officiel du Journal de l’Empire, remplissant la scène française et celle de l’Opéra-Comique par la variété de ses succès, connu d’ailleurs encore par les joyeux soupers du Caveau et par des habitudes légèrement épicuriennes, on se demandait quel était l’avenir de ce jeune homme brillant, au front reposé, au teint vermeil, s’il n’était (comme quelques-uns le disaient) que le plus fécond et le plus facile des paresseux, un enfant de Favart, s’il ne faisait que préluder à des œuvres dramatiques plus mûres, et où il s’arrêterait dans ces routes diverses qu’il semblait parcourir sans effort. Le temps d’arrêt n’était pas loin. M. Étienne devait à son bonheur même d’avoir des envieux et des ennemis ; le bruit se répandit que la pièce des Deux Gendres n’était pas de lui, ou du moins qu’il avait eu pour la composer des secours tout particuliers, une ancienne comédie en vers. On exhuma Conaxo ; c’était le titre de la pièce qui avait, disait-on, servi de matière et d’étoffe aux Deux Gendres. Ce que cette découverte excita de curiosité, ce que cette querelle enfanta de brochures, d’explications, de révélations pour et contre, ne saurait se comprendre que lorsqu’on a parcouru le dossier désormais enseveli ; on en ferait un joli chapitre qui s’intitulerait bien : un épisode littéraire sous l’empire. Cette querelle et l’importance exagérée qu’elle acquit aussitôt est une des plus grandes preuves, en effet, du désoeuvrement de l’esprit public à une époque où il était sevré de tout solide aliment. C’est bien le cas de dire que les objets se boursouflent dans le vide. La discussion se prenait où elle pouvait.
Entre les innombrables brochures publiées alors, quatre pièces principales suffisent pour éclairer l’opinion et fixer le jugement : 1° la préface explicative que M. Étienne mit en tête de la quatrième édition des Deux Gendres ; 2° la Fin du procès des DEUX GENDRES, écrite en faveur de M. Étienne, par Hoffman ; 3° et 4° les deux plaidoiries adverses de Lebrun-Tossa, intitulées Mes Révélationset Supplément à mes Révélations. Toutes grossières et sans goût, toutes rebutantes que se trouvent ces dernières pièces, elles ne sont pas autant à mépriser qu’on est tenu de le faire paraître dans un éloge public. Il résulte clairement du débat que M. Étienne avait reçu de M. Lebrun-Tossa, son ami alors et son collaborateur en perspective, non pas un projet de canevas, mais une véritable pièce en trois actes et en vers, presque semblable en tout à celle qui est imprimée sous le titre de Conaxa, et qu’il en tira, comme c’est le droit et l’usage de tout poète dramatique admis à reprendre son bien où il le trouve, une comédie en cinq actes et en vers, appropriée aux mœurs et au goût de 1810, marquée à neuf par les caractères de l’ambitieux et du philanthrope, et qui mérita son succès. Le seul tort de M. Étienne fut de ne pas avouer tout franchement la nature de ce secours qu’il avait reçu, et de compter sur la discrétion de Lebrun-Tossa, dont l’amour-propre était mis en jeu : « Quoi ! s’écriait celui-ci dans un apologue assez plaisant, vous ne me devez qu'un projet de caneras (le mot est bien trouvé), c’est-à-dire un échantillon d’échantillon, tandis que c’est trois aunes de bon drap d’Elbeuf que je vous ai données. » Je résume en ces quelques mots ce qui se noie chez lui dans un flot interminable de digressions et d’injures.
Le coup cependant était porté ; la faculté d’invention devenait suspecte et douteuse chez M. Étienne ; il essaya, en 1813, de poursuivre sa voie dans la comédie de l’Intrigante, qui n’eut que peu de représentations, et que quelques vers susceptibles d’allusions firent interrompre. Il nous est impossible, nous l’avouons, d’attacher à cette pièce le sens profond et grave que M. de Vigny y a découvert. Il parle du grand cri qui s’éleva dans Paris à cette occasion ; nous qui, en qualité de critique, avons l’oreille aux écoutes, nous n’avons nulle part recueilli l’écho de ce grand cri. M. Molé a lui-même dû rabattre énergiquement ce qu’il y a d’exagéré en certain tableau d’une représentation à Saint Cloud, dans laquelle il se serait passé des choses formidables, des choses qui rappelleraient quasi le festin de Balthasar. Tout cela rentre dans le coloris fabuleux. Le peintre, en voyant ainsi, tenait à la main la lampe merveilleuse. Littérairement, cette pièce de l’Intrigante nous paraît faible, très faible ; et ici, après avoir relu celle des Deux Gendres infiniment supérieure, après nous être reporté encore aux autres productions dramatiques de M. Étienne, nous sommes plus que jamais frappé du côté défectueux qui compromet l’avenir de toutes, même de celle qui est réputée à bon droit son chef-d’œuvre. Le langage de M. Étienne, quand il parle en vers, est facile, coulant, élégant, comme on dit, mais d’une élégance qui, sauf quelques vers heureux [2], devient et demeure aisément commune. Ce manque habituel de vitalité dans le style, ce néant de l’expression a beau se déguiser à la représentation sous le jeu agréable des scènes, il éclate tout entier à la lecture. Le faible ou le commun qui se retrouve si vite au-delà de la première couche chez cet auteur spirituel a été en général l’écueil de la littérature de son moment. Que d’efforts il a fallu pour s’en éloigner et remettre le navire dans d’autres eaux ! Il n’a pas suffi pour cela de faire force de rames, on a dû employer les machines et les systèmes. Doctrinaires et romantiques y ont travaillé à l’envi ; ils y ont réussi, on n’en saurait douter, mais non pas sans quelque fatigue évidemment, ni sans quelques accrocs à ce qu’on appelait l’esprit français. Je faisais plus d’une de ces réflexions, à part moi, durant ce riche discours tout semé et comme tissu de poésie, et je me demandais tout bas, par exemple, ce que penserait l’élégance un peu effacée du défunt en s’entendant louer par l’élégance si tranchée de son successeur.
La chute de l’empire coupa court, ou à peu près, à la carrière dramatique de M. Étienne ; la restauration le fit publiciste libéral à la Minerve et au Constitutionnel. La première formation du parti libéral serait piquante à étudier de près, et, dans ce parti naissant, nul personnage ne prêterait mieux à l’observation que lui. D’anciens amis de Fouché ou de Rovigo, des bonapartistes mécontens, en se mêlant à d’autres nuances, devinrent subitement les meneurs et, je n’hésite pas à le croire, les organes sincères d’une opinion publique qui les prit au sérieux et à laquelle ils sont restés fidèles. Mais, au début, c’était assez singulier : quand ils attaquaient le ministère Richelieu comme trop peu libéral, ceux qui connaissaient les masques avaient droit de sourire. Dans la première de ses Lettres sur Paris [3], M. Étienne s’écriait « Il est des hommes qui voudraient garder, sous une monarchie constitutionnelle, des institutions créées pour un gouvernement absolu. Insensés, qui croient pouvoir allier la justice et l’arbitraire, le despotisme et la liberté ! Ils sont aussi déraisonnables qu’un architecte qui, voulant changer une prison en maison de plaisance, se bornerait à refaire la façade de l’édifice, et qui conserverait les cachots dans l’intérieur du bâtiment. » Ne dirait-on pas que quelques années auparavant, au plus beau temps de son crédit et de sa faveur, quand il siégeait en son cabinet du ministère, M. Étienne était dans une prison ? Ne pressons pas trop ces contrastes ; lui-même il eut le tact d’apporter du ménagement et de la forme jusque dans son opposition, et, malgré l’odieuse radiation personnelle qui aurait pu l’irriter, sa tactique bien conduite sut toujours modérer la vivacité par le sang-froid et par des habitudes de tenue. Ses Lettres sur Paris eurent un grand, un rapide succès ; ce fut son dernier feu de talent et de jeunesse ; depuis ce temps, M. Étienne vécut un peu là-dessus, et, à part les rédactions d’adresse à la chambre dans les années qui suivirent 1830, on ne rattache plus son nom à aucun écrit bien distinct. Il rédigeait le Constitutionnel, et se laissa vivre de ce train d’improvisation facile et de paresse occupée qui semble avoir été le fond de ses goûts et de sa nature. Dans son insouciance d’homme qui savait la vie et qui n’aspirait pas à la gloire, il n’a pas même pris le soin de recueillir ses œuvres éparses et de dire : Me voilà, à ceux qui viendront après [4]. Cet avenir, tel qu’il le jugeait, devait d’ailleurs avoir pour lui peu de charmes. M. Molé a relevé chez M. de Vigny un mot qui semblerait indiquer, de la part de M. Étienne, une sorte de concession faite en dernier lieu aux idées littéraires nouvelles. M. Étienne n’en fit aucune, en effet, ni aux idées, ni aux individus ; si quelque chose même put troubler la philosophie de son humeur, ce fut l’approche et l’avènement de certains noms qui ne lui agréaient en rien ; l’antipathie qu’il avait pour eux serait allée jusqu’à l’animosité, s’il avait pu prendre sur lui de haïr. On lui rend aujourd’hui plus de justice qu’il n’en rendait ; il eut des talens divers dont la réunion n’est jamais commune ; jeune, il contribua pour sa bonne part aux gracieux plaisirs de son temps ; plus tard, s’armant d’une plume habile en prose, il fut utile à une cause sensée, et il reste après tout l’homme le plus distingué de son groupe littéraire et politique.
En esquissant sous ces traits l’idée que je me fais de M. Étienne, j’ai assez indiqué les points sur lesquels je me sépare, comme critique, des appréciations de M. de Vigny. Je sais tout ce que permet ou ce qu’exige le genre du discours académique, même avec la sorte de liberté honnête qu’il comporte aujourd’hui : aussi n’est-ce point d’avoir trop loué son prédécesseur que je ferai ici un reproche à l’orateur-poète ; mais je trouve qu’il l’a par endroits loué autrement que de raison, qu’il l’a loué à côté et au-dessus, pour ainsi dire, et qu’il l’a, en un mot, transfiguré. Son élévation, encore une fois, l’a trompé ; sa haute fantaisie a prêté des lueurs à un sujet tout réel ; c’est un bel inconvénient pour M. de Vigny de ne pouvoir, à aucun instant, se séparer de cette poésie dont il fut un des premiers lévites, et dont il est apparu hier aux yeux de tous comme le pontife fidèle, inaltérable. Cet inconvénient (car c’en est un) a été assez racheté, dans ce discours même, par la richesse des pensées, par le précieux du tissu et tant de magnificence en plus d’un développement.
M. le comte Molé a répondu au récipiendaire avec la même franchise que celui-ci avait mise dans l’exposé de ses doctrines. C’est un usage qui s’introduit à l’Académie, et que, dans cette mesure, nous ne saurions qu’approuver. Une contradiction polie, tempérée de marques sincères d’estime, est encore un hommage ; n’est-ce pas reconnaître qu’on a en face de soi une conviction sérieuse, à laquelle on sent le besoin d’opposer la sienne ? Notre siècle n’est plus celui des fades complimens ; la vie publique aguerrit aux contradictions, elle y aguerrit même trop ; qu’à l’Académie du moins l’urbanité préside, comme nous venons de le voir, à ces oppositions nécessaires, et tout sera bien. Les peaux les plus tendres (et quelles peaux plus tendres que les épidermes de poètes !) finiront peut-être par s’y acclimater.
Il y a toujours beaucoup d’intérêt, selon moi, à voir un bon esprit, un esprit judicieux, aborder un sujet qu’on croit connaître à fond, et qui est nouveau pour lui. Sur ce sujet qui nous semble de notre ressort et, de notre métier, et sur lequel, à force d’y avoir repassé, il nous est impossible désormais de retrouver notre première impression, soyez sûr que cet esprit bien fait, nourri dans d’autres habitudes, long-temps exercé dans d’autres matières, trouvera du premier coup d’œil quelque chose de neuf et d’imprévu qu’il sera utile d’entendre, surtout quand ce bon esprit, comme dans le cas présent, est à la fois un esprit très délicat et très fin.
Ce qu’il trouvera, ce ne sera pas sans doute ce que nous savons déjà sur la façon et sur l’artifice du livre, sur ces études de l’atelier si utiles toujours, sur ces secrets de la forme qui tiennent aussi à la pensée : il est bien possible qu’il glisse sur ces choses, et il est probable qu’il en laissera de côté plusieurs ; mais sur le fond même, sur l’effet de l’ensemble, sur le rapport essentiel entre l’art et la vérité, sur le point de jonction de la poésie et de l’histoire, de l’imagination et du bon sens, c’est là qu’il y a profit de l’entendre, de saisir son impression directe, son sentiment non absorbé par les détails et non corrompu par les charmes de l’exécution ; et, s’il s’agit en particulier de personnages historiques célèbres, de grands ministres ou de grands monarques que le poète a voulu peindre, et si le bon esprit judicieux et fin dont nous parlons a vu de près quelques-uns de ces personnages mêmes, s’il a vécu dans leur familiarité, s’il sait par sa propre expérience ce que c’est que l’homme d’état véritable et quelles qualités au fond sont nécessaires à ce rôle que dans l’antiquité les Platon et les Homère n’avaient garde de dénigrer, ne pourra-t-il point en quelques paroles simples et saines redonner le ton, remettre dans le vrai, dissiper la fantasmagorie et le rêve, beaucoup plus aisément et avec plus d’autorité que ne le pourraient de purs gens de lettres entre eux ?
Et c’est pourquoi je voudrais que les éminens poètes, sans cesser de l’être, fissent plus de frais que je ne leur en vois faire parfois pour mériter le suffrage de ce que j’appelle les bons esprits. Trop souvent, je le sais, la poésie dans sa forme directe, et à l’état de vers, trouve peu d’accès et a peu de chances favorables auprès d’hommes mûrs, occupés d’affaires et partis de points de vue différens. Aussi n’est-ce point de la sorte que je l’entends : gardons nos vers, gardons-les pour le public, laissons-leur faire leur chemin d’eux-mêmes ; qu’ils aillent, s’il se peut, à la jeunesse ; qu’ils tâchent quelque temps encore de paraître jeunes à l’oreille et au cœur de ces générations rapides que chaque jour amène et qui nous ont déjà remplacés. Mais sur les autres sujets un peu mixtes et par les autres œuvres qui atteignent les bons esprits dont je parle, dans ces matières qui sont communes à tous ceux qui pensent, et où ces hommes de sens et de goût sont les excellens juges, prouvons-leur aussi que, tout poètes que nous sommes, nous voyons juste et nous pensons vrai : c’est la meilleure manière, ce me semble, de faire honneur auprès d’eux à la poésie, et de lui concilier des respects ; c’est une manière indirecte et plus sûre que de rester poètes jusqu’au bout des dents, et de venir à toute extrémité soutenir que nos vers sont fort bons. Ainsi l’homme d’imagination plaidera sa cause sans déployer ses cahiers, et il évitera le reproche le plus sensible à tout ami de l’idéal, celui d’être taxé de rêve et de chimère.
Mais je m’éloigne, et le discours de M. Molé, où rien n’est hors-d’œuvre, me rappelle à cette séance de tout-à-l’heure, qui avait commencé par être des plus belles et qui a fini par être des plus intéressantes. On définirait bien ce discours en disant qu’il n’a été qu’un enchaînement de convenances et une suite d’à-propos. Les applaudissemens du public l’ont assez prouvé. Le directeur de l’Académie a laissé tomber au début quelques paroles de douleur et de respect sur la tombe de M. Royer Collard, « sur cette tombe qui semble avoir voulu se dérober à nos hommages ; » puis il est entré dans son sujet. M. Étienne nous a été montré dès l’abord tel qu’on le connaissait, un peu embelli peut-être dans sa personne, selon les lois de la perspective oratoire, mais justement classé à titre d’esprit comme un élève de Voltaire. Puis sont venues les rectifications : M. Molé les a faites avec netteté, avec vigueur, et d’un ton où la conviction était appuyée par l’estime. Non, l’excès même du despotisme impérial n’amena point cette fuite panique des familles françaises dont avait parlé le poète à propos de l’Intrigante ; non, les familles nobles ne redoutaient point tant alors le contact avec le régime impérial, et trop souvent on les vit solliciter et ambitionner de servir celui qu’elles haïssaient déjà. M. Molé n’a point dit tout, il s’est borné à remettre dans le vrai jour. Ce n’est point, en effet, par des traits isolés et poussés à l’extrême que se peignent des époques tout entières ; il faut de l’espace, des nuances, et considérer tous les aspects. Peu s’en était fallu que, dans le discours du récipiendaire, M. Étienne, à propos toujours de cette Intrigante si singulièrement agrandie, ne fût présenté comme un héros et un martyr d’indépendance, comme un frondeur de l’empire, comme un audacieux qui exposait ses places : M. Molé a fait remarquer qu'heureusement, d’après M. de Vigny lui-même, il n’en perdit aucune, et que, lorsqu’en 1814 il refusa de livrer sa pièce à ceux qui voulaient s’en faire une arme contre le prisonnier de l’île d’Elbe, il crut rester fidèle et non pas se montrer généreux. C’est qu’en effet il est de ces choses qu’on ne peut entendre sans laisser échapper un mot de rappel : elles sont comme une fausse note pour une oreille juste. Oh ! quand on a la voix belle, pourquoi ne pas chanter juste toujours ?
Arrivant à l’éloge même du récipiendaire, et en se plaisant à reconnaître tout l’éclat de ses succès, le directeur a cru devoir excuser, ou du moins expliquer les retards que l’Académie mettait dans certains choix, et l’espèce de quarantaine que paraissaient subir au seuil certaines renommées. M. de Vigny avait provoqué cette sorte d’explication, en indiquant expressément lui-même (je ne veux pas dire en accusant) la lenteur qui ne permettait à l’Académie de se recruter parmi les générations nouvelles qu’à de longs intervalles. Et ici, il me semble qu’il n’a pas rendu entière justice à l’Académie. Depuis, en effet, que l’ancienne barrière a été forcée par l’entrée décisive de M. Victor Hugo, je ne vois pas que le groupe des écrivains plus ou moins novateurs ait tant à se plaindre, et, pour ne citer que les derniers élus, qu’est-ce donc que M. de Rémusat, M, Vitet, M. Mérimée, sinon des représentans eux-mêmes, et des plus distingués, de ces générations auxquelles M. de Vigny ne les croit point étrangers sans doute ? Ce n’est donc plus à de grands intervalles, mais en quelque sorte coup sur coup, que l’Académie leur a ouvert ses rangs. Elle est tout-à-fait hors de cause, et on n’en saurait faire qu’une question de préséance entre eux.
Une omission éclatante s’offrait au milieu du tableau que M. de Vigny venait de tracer de notre régénération littéraire, il avait négligé M. de Chateaubriand ; M. Molé s’en est emparé avec bonheur, avec l’accent d’une vieille amitié et de la justice ; il a ainsi renoué la chaîne dont le nouvel élu n’avait su voir que les derniers anneaux d’or.
Il y a long-temps qu’on ne parle plus du cardinal de Richelieu à l’Académie, lui que pendant plus d’un siècle on célébrait régulièrement dans chaque discours : cette fois la rentrée du cardinal a été imprévue, elle a été piquante ; Cinq-Mars en fournissait l’occasion et presque le devoir. M. Molé n’y a pas manqué ; le ton s’est élevé avec le sujet ; la grandeur méconnue du cardinal était vengée en ce moment non plus par l’académicien, mais par l’homme d’état.
Je ne veux pas épuiser l’énumération : le morceau sur l’empereur à propos de la Canne de jonc, le morceau sur la terreur à propos des descriptions de Stello, ont été vivement applaudis. L’éloge donné en passant à l'Histoire du Consulat de M. Thiers a paru une délicate et noble justice. En un mot, le tact de M. Molé a su, dans cette demi-heure si bien remplie, toucher tous les points de justesse et de convenance : son discours répondait au sentiment universel de l’auditoire, qui le lui a bien rendu.
En parlant avec élévation et chaleur du sentiment de l’admiration, de cette source de toute vie et de toute grandeur morale, M. Molé s’est appuyé d’une phrase que M. de Vigny a mise dans la bouche du capitaine Renaud, pour conclure, trop absolument, je le crois, que l’auteur était en garde contre ce sentiment et qu’il s’y était volontairement fermé. M. de Vigny, tel que nous avons l’honneur de le connaître, nous parait une nature très capable d’admiration, comme toutes les natures élevées, comme les natures véritablement poétiques. Seulement, de très bonne heure, il paraît avoir fait entre les hommes la distinction qu’il a posée au commencement de son discours : il a mis d’une part les nobles songeurs, les penseurs, comme il dit, c’est-à-dire surtout les artistes et les poètes, et d’autre part il a vu en masse les hommes d’action, ceux qu’il appelle les improvisateurs, parmi lesquels il range les plus grands des politiques et des chefs de nations. Or, son admiration très réelle, mais très choisie, il la réserve presque exclusivement pour les plus glorieux du premier groupe, et il laisse volontiers au vulgaire l’admiration qui se prend aux personnages du second. Il est même allé jusqu’à penser qu’il y avait une lutte établie et comme perpétuelle entre les deux races ; que celle des penseurs ou poètes, qui avait pour elle l’avenir, était opprimée dans le présent, et qu’il n’y avait de refuge assuré que dans le culte persévérant et le commerce solitaire de l’idéal. Long-temps il s’est donc tenu à part sur sa colline, et, comme je le lui disais un jour, il est rentré avant midi dans sa tour d’ivoire. Il en est sorti toutefois, il s’est mêlé depuis aux émotions contemporaines par son drame touchant de Chatterton et par ses ouvrages de prose, dans lesquels il n’a cessé de représenter, sous une forme ou sous une autre, cette pensée dont il était rempli, l’idée trop fixe du désaccord et de la lutte entre l’artiste et la société. Ce sentiment délicat et amer, rendu avec une subtilité vive et multiplié dans des tableaux attachans, lui a valu des admirateurs individuels très empressés, très sincères, parmi cette foule de jeunes talens plus ou moins blessés dont il épousait la cause et dont il caressait la souffrance. Il a excité des transports, il a eu de la gloire, bien que cette gloire elle-même ait gardé du mystère. Une veine d’ironie pourtant, qui, au premier coup d’œil, peut sembler le contraire de l’admiration, s’est glissée dans tout ce talent pur, et serait capable d’en faire méconnaître la qualité poétique bien rare à qui ne l’a pas vu dans sa forme primitive : Moïse, Dolorida, Eloa, resteront de nobles fragmens de l’art moderne, de blanches colonnes d’un temple qui n’a pas été bâti, et que, dans son incomplet même, nous saluerons toujours.
Mais, quels que soient les regrets, pourquoi demeurer immobile ? Pourquoi sans cesse revenir tourner dans le même cercle, y confiner sa pensée avec complaisance, et se reprendre, après plus de quinze ans, à des programmes épuisés ? M. Molé, parlant au nom de l’Académie, a donné un bel exemple : « Le moment n’est-il pas venu, s’est-il écrié en finissant, de mettre un terme à ces disputes ? A quoi serviraient-elles désormais ?… Je voudrais, je l’avouerai, voir adopter le programme du classique, moins les entraves ; du romantique, moins le factice, l’affectation et l’enflure. » Voilà le mot du bon sens. Le jour où le directeur de l’Académie, homme classique lui-même, proclame une telle solution, n’en faut-il pas conclure que le procès est vidé et que la cause est entendue ? Dans toute cette fin de son discours, M. Molé s’est livré à des réflexions pleines de justesse et d’application : ce n’était plus un simple et noble amateur des lettres qui excelle à y toucher en passant, il en parlait avec autorité, avec conscience et plénitude. On avait plaisir, en l’écoutant, à retrouver le vieil ami de Chateaubriand et de Fontanes, celui à qui M. Joubert adressait ces lettres si fructueuses et si intimes, un esprit poli et sensé qui dans sa tendre jeunesse parut grave avant d’entrer aux affaires, et qui toujours se retrouve gracieux et délicat en en sortant.