Une oeuvre un film
Partage de midi
1906
Partage de Midi est un drame en trois actes, qui porte partout les marques du haut style tout en mêlant avec la liberté du grand art plusieurs niveaux de langage. Il est écrit en vers libres, c'est-à-dire, selon Claudel lui-même, des vers qui, "s'ils ne peuvent se scander", présentent une unité respiratoire, musicale, intelligible, émotive.
Ce drame met aux prises quatre personnages : Ysé - seule femme - et trois hommes : de Ciz, son mari, Amalric, son amant, et Mesa, sa passion. Son sujet, tel que la citation d'Osée (11, 4), qui en est la clé secrète, le donne à comprendre dans la Préface de 1948, est la souffrance du jeune Mesa qu'une passion amoureuse destructrice reconduit paradoxalement à Dieu, après qu'une fausse vocation monastique l'en avait éloigné.
Le premier acte
rassemble sur le pont d'un paquebot les quatre personnages qui se rendent en Chine. C'est midi et le soleil est aveuglant, mortel. Commence un huis clos symbolique. Quelque part au milieu de la mer et de la vie, quatre personnages passent la ligne sans retour. Trois aventuriers et un fonctionnaire aux beaux jours du colonialisme, croirait-on tout d'abord, car la pièce commence par une comédie de mœurs qui sert d'allumage au drame qui va suivre. Ciz s'apprête à exploiter le fonctionnaire qui s'intéresse à sa femme, tandis qu'Amalric, qui regrette de ne pas l'avoir épousée dix ans plus tôt, tente aussi sa chance, mais comprend vite que son heure n'est pas encore venue. Au contraire, Mesa se prend de passion immédiate et dévorante pour la blonde Ysé à qui il confie son désarroi : quand il a voulu se faire moine, Dieu l'a rejeté, et voilà que, le péché venant s'ajouter à l'humiliation, il s'éprend maintenant d'une femme interdite ! Or, comme cette femme véritablement fatale - et elle seule - a la clé de son âme, "le chemin de Dieu se trouve barré par un obstacle irréductible", écrit Claudel dans sa préface tardive. Cet obstacle est le sacrement du mariage. Ysé est une femme mariée.
Le deuxième acte
se passe quelques jours après le débarquement à Hongkong, dans un cimetière. Une référence claire à Hamlet, le collage de citations tirées tant de Pierre Loti que des Évangiles, et surtout une parenté troublante avec les amours adultères de David et de Bethsabée rendent l'arrière-plan moins évidemment réaliste que le navire de l'acte précédent. Tandis que Ciz hésite à risquer sa vie dans un voyage où l'attirent des affaires lucratives, mais louches et dangereuses, Mesa et Ysé se déclarent leur passion dans un grand duo opératique. Ils complotent contre Ciz, et parviennent à le décider à partir, espérant s'en débarrasser définitivement (comme le roi David s'arrange à faire mourir à la guerre Urie, le mari de Bethsabée). L'acte se termine sur une citation blasphématoire des Évangiles (Matt. 15, 28) qui achève de camper Mesa en faux ami et en traître, tandis qu'Ysé avait su retrouver, pour condamner son mari, les termes du reniement de saint Pierre (Matt. 26, 72). Dans cet acte, la passion survoltée des amants est donc entièrement soumise à l'attraction du mal et de la mort. C'est le moment où, comme dit l'auteur, "la chair désire contre l'esprit".
En dépit du bruit et de la fureur d'une insurrection qui menace les Européens du Sud de la Chine, le troisième acte transpose l'action sur le plan des fins dernières. La proposition essentielle du drame se fait jour : "la cause de l'esprit qui désire contre la chair" sera désormais plaidée "dans toute son atrocité" et "jusqu'à épuisement du dossier". C'est le soir et bientôt la nuit. Retirée chez elle, Ysé attend le retour de son homme, cet Amalric avec qui elle s'est mise en ménage. On entend pleurer dans une autre chambre l'enfant qu'elle a eu de Mesa, un Mesa qu'elle a plaqué au moment où ils se sont résolus à se quitter momentanément pour qu'elle puisse cacher sa grossesse (les relations affichées du consul Claudel et de Mme Vetch avaient scandalisé dans la colonie française de Fou-tcheou). Ysé fait le point sur sa liaison passée - mortifère, mais flamboyante -, tandis qu'Amalric lui annonce qu'ils vont sauter tout à l'heure dans leur maison minée : mieux vaut mourir que de tomber aux mains des insurgés (les Boxers, sans doute). Il sort pour mettre la dernière main aux préparatifs de l'explosion, et c'est alors Mesa qui entre, venu on ne sait d'où pour la sauver, elle et leur fils. Il lui adresse les reproches les plus amers, auxquels elle oppose un mutisme total. La scène qu'on devine en soi interminable est finalement interrompue par le retour d'Amalric. Sommée de choisir entre ses deux amants, c'est lui qu'Ysé décide de suivre. Sa trahison est confirmée. Les deux hommes en viennent aux mains. Amalric a le dessus. Le couple opportuniste abandonne Mesa blessé après l'avoir dépouillé de son laissez-passer et s'être abaissé jusqu'à lui fouiller les poches. Au moment où elle veut l'emporter avec elle, Ysé s'aperçoit que son enfant est mort. Mesa, qui demeure seul dans la maison minée, s'adresse à Dieu en un monologue familier et sublime à la fois. Il s'interroge sur le sens de sa vie, de sa passion, examine sa conduite, confesse son péché, implore enfin de mourir. Ysé réapparaît soudain. Sur un coup de tête, semble-t-il, elle a abandonné Amalric. Comme entre-temps Ciz est mort, ce qui lève l'interdit qui pesait sur l'union des amants catholiques, ils s'épousent à l'article de la mort dans un rituel où la passion profane et profanatrice se mêle indissociablement à la foi la plus ardente et aux sacrements mêmes de l'Église. Le rideau tombe au moment où Mesa achève de dire cette "messe d'août" à laquelle ils fournissent, en mourant réellement, le corps et le sang d'un sacrifice symbolique. Le comble de l'exaltation amoureuse et religieuse est alors atteint en une véritable apothéose de l'amour, et personne ne doute, dans la salle, que de tels amants, qui jubilent de se livrer aux puissances du feu et de la nuit, sont entrés tout vifs dans l'au-delà.
La première version de Partage de midi (1905) a été éditée à compte d'auteur en 1906 par la Bibliothèque de l'Occident qui en a donné un tirage limité à 150 exemplaires dont la plupart furent adressés sous le sceau du secret à un cercle restreint d'amis de l'auteur. Par discrétion et scrupule, Claudel s'est longtemps interdit de répandre son œuvre en France. Une édition publique de ce texte sera publiée au Mercure de France en 1948 seulement, c'est-à-dire au moment où Claudel donne sa pièce à Barrault. Il s'était alors réconcilié depuis longtemps avec Rosalie Lintner - il lui versait une pension à elle et à leur fille Louise -, il avait écrit Le Soulier de satin inspiré lui aussi (mais de plus loin) de la passion de Fou-tcheou, il l'avait fait jouer. Ayant finalement accepté de monter Partage, y travaillant avec Jean-Louis Barrault, il a ressenti le besoin de donner un portrait moins inéquitable d'Ysé, de débarrasser le texte de son "accoutrement lyrique", et de donner une fin édifiante à l'aventure. Ni le sens, ni l'art des nouvelles versions qu'il écrit alors dans l'urgence de la représentation scénique ne sont plus les mêmes. D'une part, il a voulu que le drame tourne à la parabole. D'autre part, il a fait disparaître de son écriture les marques - ou les stigmates, comme on veut - de l'expressionnisme.
Edwige Feuillère tenait le rôle d'Ysé,
Si l'on oublie quelques représentations parisiennes furtives et fugitives, on peut dire que le drame fut représenté officiellement pour la première fois en France par Jean-Louis Barrault le 16 décembre 1948.
Jean-Louis Barrault celui de Mesa,
Pierre Brasseur jouait Amalric,
Jacques Dacqmine était de Ciz.