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Théophile Gauthier

Théophile Gautier


"Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid."


Cette biographie a été établie par Pierre Laubriet, ancien président de l’Université Paul Valéry (Montpellier 3) d’après l’édition de la Correspondance Générale de Théophile Gautier éditée par Claudine Lacoste-Veysseyre, 12 vol., Droz, Genève-Paris, 1985-2000.



Né le 20 mai 1918 à Dijon, où il passera son baccalauréat (1936), Pierre Laubriet suit des études de lettres classiques, à Dijon et à Paris (licencié en 1939). Ayant été exempté en 1938, il n’est pas mobilisé en 1939 mais s’engage dans la Résistance en 1942. À la Libération, il devient administrateur de la revue Témoignage chrétien ainsi que secrétaire général adjoint de la presse hebdomadaire, et poursuit ses études. Après l’agrégation de lettres (1948), il est professeur au lycée Lyautey à Casablanca (1948-58). Sa thèse sur Balzac une fois soutenue en Sorbonne (1958),

il devient maître de conférences et ensuite professeur à la Faculté des Lettres de Rabat (1958-64), puis professeur à l’Université Paul-Valéry de Montpellier (1964-83), dont il est président de 1970-75. Parallèlement à ces multiples fonctions, Pierre Laubriet a publié deux ouvrages importants sur Balzac : L’intelligence de l’art chez Balzac : D’une esthétique balzacienne (Didier, 1961, 578 p. ; rééd. Genève, Slatkine, 1980) ainsi que Un catéchisme esthétique : Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac (Didier, 1961, 260 p.). Puis il a coédité la Correspondance générale de Théophile Gautier (11 vol., Genève, Droz, 1985-96) et a été responsable de l’édition des Romans, contes et nouvelles de Théophile Gautier dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2 vol., Gallimard, 2002). Il est décédé le 18 avril 2013 à Montpellier.


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Février. - Premiers billets connus à Apollonie Sabatier, mais qui laissent entendre des relations déjà amicales, puisque le 4 il lui envoie Ernesta qu’il ira ensuite prendre chez elle, que le 15 mars il lui propose de l’emmener au bal de la Mi-Carême, le 18 avril d’aller avec lui voir Rachel dans Adrienne Lecouvreur etc… ; ces invitations seront fréquentes tout au long des années. De son côté Gautier assiste aux dîners dominicaux que donne Apollonie – la «  Présidente  »-, du moins tant qu’elle reste entretenue par le riche H. Mosselman. Gautier commence à la tutoyer au début de 1850 ; la liberté de propos, souvent plus que grivois , à laquelle Gautier s’abandonne avec elle, n’autorise pas à conclure qu’il ait été son amant : ce n’était sans doute qu’un jeu provocateur, dans le milieu d’artistes qui se réunissaient chez la Présidente, et peut-être aussi pour Gautier, comme le suggèrent les Goncourt lorsqu’ils racontent dans le Journal, à la date du 13 décembre 1857, la lecture chez Mario Uchard de la fameuse lettre à la Présidente du 19 octobre 1850 : «  Fanfaronnade et toujours fanfaronnade chez ce bourgeois.  » Judith Gautier, dans Le Collier des jours, le second rang du collier, a laissé un portrait de celle qui fut «  la très chère, la très belle, la très bonne  » de Baudelaire qui devait être alors dans la quarantaine (2).

13 et 17 février. -Publication dans La Presse de Musée : Galerie française, repris, à la suite du précédent article, dansTableaux à la plume.

15 mars. - «  Le froid m’a chassé de Pimodan  », écrit-il à Apollonie Sabatier ; il se réfugie chez Ernesta, qui habite 14 rue Rougemont.

15 avril. -Publication dans La Revue des Deux-Mondes des «  Variations sur le Carnaval de Venise  »qui entreront dansEmaux et Camées en 1852.

26 mai. -Gautier arrive à Londres en compagnie du peintre Charles Landelle, et du ménage Lhomme, Régina et Alphonse, et il retrouve Nerval.

11 juin. - Il quitte Londres pour la Hollande et débarque à Rotterdam.

Jusqu’au 13 juin. -Il est à Amsterdam, puis se dirige vers Dusseldorf.

21 ou 22 juin. -Il est de retour à Paris. Ch. Landelle a dessiné pandant ce voyage au moins deux portraits de Gautier. Pendant ce séjour qui lui permettait de fuir les pénibles événements de France : «  dans cette malheureuse semaine de choléra et d’émeute qui vient de s’écouler, les théâtres de Paris n’ont rien joué (3) « , écrit-il dans son feuilleton du 20 juin, il peut rendre compte de représentations à Londres ; Gazza ladra de Rossini, Don Juan de Mozart, etc… ; il va à Covent Garden, assiste aux courses d’Ascot, il visite une jonque chinoise. Enfin, il fait la connaissance de Marie Mattéi : «  Tu te souviendras qu’il y a trois ans à pareille époque, nous nous sommes parlés pour la première fois à Londres, et le ciel de Lyon vaut bien celui de B. Street (4) « .

26 juillet. – Début des comptes rendus du Salon dans La Presse : douze articles, le dernier publié le 11 août.

Vers le 10 août. -Gautier souffre de dysenterie : est-ce une petite atteinte du choléra, qui sévit toujours à Paris ?

12 août. -Il espère pouvoir aller se «  mettre au vert  » auprès d’Ernesta qui a fui le choléra et s’est réfugiée avec la Présidente et sa sœur, chez le peintre Boissard à Fontainebleau.

Vers le 20 août. -Il annnonce à son père qu’il est invité à Bilbao «  où se donne une course de taureaux de trois jours  ».

25 août. -Il passe à Irun.

30 juin. -Il quitte Bilbao le matin après avoir vu les courses, dont il rappelera le souvenir dans un article de La Pressedu 10 juillet 1853.

14 septembre. -Il est de retour à Paris après avoir fait un détour par les «  provinces basques  » (le pays basque espagnol).

Octobre. -Publication dans le Conseiller des enfants de L’Enfant aux souliers de pain qui fera partie des Romans et Contes en 1863.

15 octobre. - Marie Mattéi devient la maîtresse de Gautier.

15 décembre. - Publication de L’Ambassadrice, biographie de la comtesse Rossi (la cantatrice Mlle Sontag).

26 décembre. -Gautier demande à M. de Vatry d’intervenir en sa faveur en vue d’une place d’inspecteur des Beaux-Arts auprès de M. Barrot, le ministre de l’intérieur.

En 1849, Gautier a publié cinquante articles de critique dramatique, dix-sept de critique artistique et huit poèmes.

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Début janvier. -Gautier est «  pris d’un tel rhume qu’[il] éternue, tousse et crache en même temps. Triplicité phénoménale peu réjouissante (5) !  »

1er janvier. -Publication dans La Revue des Deux-Mondes du poème «  Quinze décembre  » («  Vieux de la vieille, quinze décembre  »). Offenbach fait connaître à Gautier le succès obtenu, lors de son concert du 29 décembre, par le boléro qu’il a écrit sur «  la Sérénade du torero  » ; il a été bissé ; Gautier n’en parlera pas -à cause du mauvais œil d’Offenbach ?

13 janvier. – Marie Mattei quitte Paris et écrit le lendemain de Lyon à Gautier : «  Il y aura demain trois mois, mon cher bien aimé que tu as fait luire le jour pour moi et éveillé mon âme qui dormait si cachettement…  »

29 janvier. - Ernesta débute au Théâtre-Italien dans La Dona del Lago de Rossini, et Le Courrier français en fait un bel éloge le 4 février, mais Gautier avait demandé à son confrère d’être «  bon  » pour Ernesta. Le compte rendu de Paul Meurice dansL’Evénement est plus nuancé.

Février. - Gautier s’engage auprès d’Arsène Houssaye, devenu administrateur du Théâtre de la Répubique (la Comédie française), à lui fournir une pièce qu’il ne donnera jamais.

15 février. -Publication dans L’Artiste du poème «  A une robe rose  », écrit pour Mme Sabatier ; il entrera dans Emaux et Camées en 1852.

Mi-mars. -Retour à Paris de Marie Mattei.

23 mars. -Publication du livret de Selam, scènes d’Orient, poésie descriptive sur un poème de Gautier et une musique d’Ernest Reyer.

3 avril. - Marie Mattei quitte Paris pour la «  campagne  » de son père à Marseille et va mal supporter l’éloignement. Elle lui rappelle leur première rencontre en Angleterre dans une lettre du 4 juin qui lui laisse bien entendre qu’elle en fut l’instigatrice6.

5 avril. - Première audition du Selam au Théâtre-Italien. Méry en fait le compe rendu dans La Presse du 8 avril, soulignant l’originalité de Reyer d’avoir voulu un vrai poète pour composer le livret, mais louant aussi les mérites du compositeur.

17 avril. -Seconde représentation du Selam et Gautier se contentera de parler du succès dans son feuilleton du 22. Représenté à Marseille, la ville natale de Reyer, en juin-juillet, Le Selam y fut très malmené.

21 juin. -Gautier annonce son arrivée à Régina Lhomme dont le fils allait être son filleul.

25 juin. -Baptême du fils de Régina, Théophile.

7 juillet. -Marie Mattei espère que Gautier lui fera savoir s’il part pour l’Italie et attend sa lettre : «  … je te réponds bien cette fois que je ne manquerai pas Venise que je rêve depuis si longtemps  ». Et le 15, elle précise : «  … J’y arriverai jusqu’à toi. Veux-tu du 15 au 20 août à Venise ?….  »

9 juillet. -Publication dans La Presse du premier feuilleton de Jean et Jeannette histoire rococo, elle se poursuivra les 11, 12, 16, 17, 20, 21, 22, 23, 24, 25 et 26 juillet. Ce récit fera partie d’Un Trio de romans en 1852.

17 juillet. -Gautier écrit à Ernesta qu’il travaille à Jean et Jeannette en cours de publication, mais qu’il espère partir «  vers le milieu de la semaine prochaine  » pour l’Italie avec Louis de Cormenin et peut-être le ménage Lhomme. Il est d’autre part objet de poursuites pour des affaires quelque peu ridicules de la part du lampiste du Théâtre-Italien et d’un marchand de boutons de guêtres.

1er juillet. -Le passeport de Gautier pour l’Italie lui est délivré.

2 juillet. -Il écrit encore à Buloz de Paris.

Début août. - Départ de Gautier pour l’Italie avec L. de Cormenin. Le ménage Lhomme les rejoindra un peu plus tard à Venise.

4 août. -Il passe par Genève.

7 et 8 août. Il passe passe le Simplon, Domodossola, Sesto Calende.

10 août. -Il arrive à Milan.

19 août. – Marie Mattei rejoint à Venise Gautier et Cormenin qui logent «  à l’angle du Campo San-Mosé, chez le signor Tramontini, dans le logement laissé vacant par un prince russe.  » Marie Mattei reste à Venise jusqu’au 5 septembre. Gautier et Cormenin restèrent, selon Gautier, environ six semaines, au cours desquelles il connaît un bonheur presque complet, mais il doit en même temps écrire, pour des raisons financières, le récit de son voyage et de son séjour pour La Presse, feuilletons qui paraîtront pendant ce séjour même.

24 septembre. -Début de la publication dans La Presse de Loin de Paris, notes de voyage (Italia) qui se poursuivra les 24, 25, 26, 27, 28 septembre, 2, 3, 4, 8, 9, 11 et 15 octobre ; le récit se termine à Venise. Il évoquera cependant le séjour à Florence dans un des chapitres de Quand on voyage. Ces feuilletons paraîtront en volume en 1852 sous le titre Italia, qui deviendra Voyage en Italie en 1875.

Entre le 22 et le 26 septembre. -Départ pour Florence, où Gautier et Cormenin séjournent entre le 25 (?) et le 30.

29 ou 30 septembre. -Ils visitent Pise et le Campo Santo.

1er octobre. -Ils quittent Florence pour Rome où Marie Mattei renonce à venir les retrouver. Il semble que Rome n’ait pas plu à Gautier, à en croire une lettre postérieure de Marie Mattei du 24 novembre 1852 ; peut-être était-ce à cause de son absence.

22 octobre. - Ils quittent Rome pour Naples.

23 ou 24 octobre. - Ils arrivent à Naples. Ils visitent Pompéi, Herculanum et Sorente.

4 novembre. - Gautier est expulsé du royaume de Naples, considéré, dit une note de police, comme «  un Français très exalté du parti rouge  ». Il embarque sur le «  Lombardo  », fait escale à Civitavecchia, Livourne et Gênes.

8 novembre. - Il arrive à Marseille avec Cormenin. Ils y retrouvent Marie Mattei, avec laquelle ils circulèrent dans la région, passant à Arles, à Montpellier.

17 (?) novembre. Gautier et Marie Mattei se séparent à Avignon.

19 novembre. - Gautier et Cormenin arrivent à Paris.

15 décembre. -Traité avec Delavigne où Gautier lui cède le droit de publier un ensemble de ses romans et nouvelles en compensation de deux mille francs déjà reçus ; il est question à nouveau du Vieux de la montagne pour lequel Gautier, ne l’ayant pas livré, s’engage à payer cinq cents francs de dédit.

En 1850, Gautier a publié trente-six articles de critique dramatique et six de critique artistique, deux de variétés et deux poèmes.

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15 janvier. -Première représentation du ballet Paquerette à l’Opéra, livret de Gautier et Saint-Léon, musique de M. Benoist. Le ballet eut peu de succès malgré un accueil favorable de la critique, et la grâce de la danseuse Fanny Cerrito. Le livret est publié le 25 janvier et entrera dans le Théâtre en 1872.

24 janvier. -Le caissier de La Presse avance à Gautier le paiement du Salon à condition qu’il fournisse au plus tôt les treize feuilletons qui terminent le Voyage en Italie. Il fait le compte de ce que Gautier a touché de La Presse depuis ses débuts :100.336,97 francs.

5-6 février.-Debut du Salon de 1850-1851 ; il comptera vingt-trois articles et la pubication s’en terminera les 6-7 mai.

Mi-avril. -Marie Mattei vient à Paris, où elle restera jusqu’au 2 août, un séjour qui n’est pas très heureux : Gautier est pris par son travail, Ernesta est là, les rendez-vous sont difficiles, elle s’ennuie parfois, elle trouve que Gautier n’est pas «  tendre  » ; c’est le début d’une détérioration de la passion.

23 juin. -Traité avec Lecou pour la publication du Voyage de Paris à Venise.

Juillet. -Gautier a passé quelques jours à l’Abbaye de l’Eau, près de Chartres, chez les Lhomme.

4 août. -Publication dans La Presse de Poésies à Maxime Du Camp I «  Nostalgies« , II, «  Coquetterie posthume  » ; III «  Etude de mains  » ; I «  Impéria  » ; II «  Lacenaire  ». Ces poésies entreront dans Emaux et Camées en 1852.

11 août. -Délivrance à Gautier d’un passeport pour se rendre à l’exposition de Londres, sans doute à la demande de Mme de Girardin et, d’après son feuilleton du 18, il serait parti le soir même pour Londres. Il rentrera à Paris vers le 25. Il rendra compte de cette exposition de Londres sur l’Orient dans ses feuilletons de La Presse des 18 et 25 août, 5, 7 et 11 septembre ; les articles de septembre parus dans La Presse sous le titre «  Le Palais de cristal : les Barbares  », paraîtront dans Caprices et zigzags en 1852, sous le titre «  L’Inde  » et seront repris en 1877 dans la tome 1erde L’Orient.

15 septembre. -Gautier devient co-propriétaire de la nouvelle Revue de Paris, dont le titre est propriété d’Arsène Houssaye, avec Maxime Du Camp et Louis de Cormenin.

29 septembre. D’après La Presse, Gautier est à nouveau emprisonné par la Garde National

4 octobre. -Baptême des deux filles de Gautier : les parrain et marraine de Judith sont M. Du Camp et Carlota Grisi, ceux d’Estelle L. de Cormenin et Alice Ozy.

Novembre. -Courte liaison avec l’actrice Anaïs.

1er novembre. -Publication dans La Revue de Paris de Les Aïssaoua, ou les Khouan de Sidi-Mahammet-ben-Aïssa : scène d’Afrique.

21 novembre. -Traité avec Lecou pour la publication d’un volume contenant des romans, nouvelles, etc… de Gautier déjà publiés.

Avant le coup d’état du 2 décembre. – Adèle Hugo demande à Gautier des conseils pour écrire un portrait de Mme de Girardin.

20-21 décembre. -Publication dans Le Pays de Paris futur, repris en 1852 dans Caprices et Zigzags.

27 décembre. - Première au théâtre des Variétés de La Négresse et le pacha, parade en un acte de Ali-Biblot-ben-Salmigondis (Gautier et Charles de la Rounat). Cette parade fut écrite pour Maria Martinez, dite «  la Malibran noire  », Gautier n’en ayant sans doute écrit que le «  Couplet d’annonce au public  » et le «  Couplet final  » (7). Gautier en rendra compte dans le feuilleton de La Presse du 30 décembre. La critique fut partagée et sur l’intérêt de la parade et sur la qualité de la voix de Maria Martinez.

En 1851, Gautier a publié quaante-neuf articles de critique dramatique et vingt-neuf de critique artistique, seize de voyage, cinq de variétés et neuf poèmes.

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1er janvier. -Publication dans La Revue de Paris de «  Coerulei oculi  », «  Modes et chiffons  » et «  Diamant du cœur  », qui entreront cette année dans Emaux et Camées. Ernesta Grisi arrive à Constantinople où elle va tenter sa chance.

11 janvier. -Publication dans Le Pays de la suite du Voyage en Italie : Loin de Paris : notes de voyage, qui se continuera les 28 janvier, 13 février et 13 mars. L’ensemble de ces feuilletons, avec ceux de La Presse composeront en 1875 le Voyage en Italie.

18 janvier. - Marie Mattei arrive à Paris ; elle y restera jusqu’à fin mars. Penant ce séjour, elle présente son père à Gautier, mais la présence du père ne facilite pas les rencontres et leur liaison continue à s’entourer de mystère.

28 janvier. - Publication dans Le Pays de Loin de Paris Notes de voyage, Florence ; elle se poursuivra les 13 février et 13 mars. C’est le dernier chapitre rédigé sur le voyage en Italie ; il paraîtra dans Quand on voyage en 1865, et se trouvera être le dernier chapitre du livre en 1875.

1er mars. - Publication dans La Revue de Paris d’Arria Marcella, souvenir de Pompéi, qui entrera en 1863 dans les Romans et Contes.

19 mars. - Ernesta, en procès avec son impresario à Constantinople n’est pas payée ; Gautier emprunte cinq cents francs à Maxime Du Camp et les lui envoie ; très touché de la «  grâce  » avec laquelle Du Camp a accompli ce geste, il l’en remercie en disant qu’il a mis le billet qui accompagnait l’argent «  dans mon coffre en laque, comme une lettre d’amour, au tiroir des Italiennes, avec Carlotta, Ernesta et la Mattei, c’est-à-dire ce que j’ai le plus aimé et que j’aime le mieux. Tu es le seul homme dans la boite sacrée  » (8).

11-14 avril. -Publication dans La Presse de Pierre Corneille, pour l’annniversaire de sa naissance, le 6 juin 1851,repris dans le Théâtre de poche en 1855, puis dans les Poésies nouvelles en 1863 et 1866, enfin dans le Théâtre en 1872.

4 mai. - Début du Salon dans La Presse. Il se poursuivra les 5, 7, 11, 12, 13, 14, 25, 26 et 27 mai, 2 , 3, 4, 6, 8 et 10 juin.

8 mai. -Publication de la notice Les Noces de Cana, de Paul Véronèse ; gravure au burin par M. Z. Prévost, elle sera jointe en 1883 aux Souvenirs de théâtre, d’art et de critique.

15 mai. - Publication d’Italia chez Lecou.

1er juin. -Publication de «  Tristesse en mer  » dans La Revue de Paris, repris dans Emaux et Camées le mois suivant.

4 juin. -Marie Mattei vient retrouver Gautier à Paris avant qu’il ne parte pour Constantinople.

9 juin. -Départ de Gautier pour Constantinople. Il ne cessera tout au long du voyage de penser à Marie Mattei : ses lettres à Cormenin révèlent sa tristesse, sa nostalgie et son amour.

11 juin. -Gautier embarque à Marseille à bord du Léonidas.

14 et 15 juin.- Il est à Malte, où il visite La Valette. Il avait pour le gouverneur de l’ile, une recommandation de Lamartine.

18 juin. -Il est à Syra.

20 juin. - Il est à Smyrne, dont il visite les environs.

22 juin. -Il arrive à Constantinople. Pendant le voyage, il a écrit le poème «  Inès de las Sierras  » qui va paraître dans Emaux et Camées, et il a commencé un autre poème «  Les Néréides  ».

17 juillet. -Publication chez E. Didier d’Emaux et Camées. Le recueil connaîtra cinq éditions (1853, 1858, 1863, 1866 et 1872), chacune contenant des pièces nouvelles. L’accueil de la critique est dans l’ensemble favorable. Paul de Saint-Victor en fait un compte rendu dithyrambique, «  écrit, dit-il, avec une verve enthousiaste (9).

22 juillet-28 août. -Séjour à Constantinople, ce ne fut pas un séjour heureux. Déception du voyageur : il n’y a pas assez à voir, connaître les habitants est impossible ; il manque d’argent et il doit travailler d’arrache-pied aux feuilletons ; enfin il a des soucis familiaux : mauvaise santé et échec de la saison d’Ernesta (10).

28 août.-Gautier quitte Constantinople avec Ernesta. Il passe par Syra.

1er septembre. -Athènes, où ils restent quatre jours , Gautier visitant essentiellement l’Acropole. «  Athènes m’a transporté. A côté du Parthénon, tout semble barbare et grossier  » (11).

14 septembre. -Par le golfe de Corinthe, Corfou et Trieste, ils arrivent à Venise, où ils sont reçus par Oscar Marinitsch, un ami de Maxime Du Camp et de Flaubert, qui, à Constantinople, avait servi de guide à Gautier «  le guide le plus intelligent, le plus actif et le plus agréablee possible  ». Là Gautier attend l’argent du retour.

24 septembre. -Il quitte Venise, non sans avoir pensé avec nostalgie au passé : «  Je loge à deux pas de ce Campo San Mosé où j’ai passé avec toi et la Signora le plus beau mois de ma vie  » (12).

1er octobre. -Début dans La Presse de la publication de son récit de voyage De Paris à Constantinople, promenade d’été, qui se continue les 2, 5, 6 et 8 octobre.

4 octobre. -Gautier, Ernesta et Estelle sont à Paris.

18 octobre. -Début de son feuilleton de La Presse : Retour de Constantinople -Remerciements à L. de Cormenin (qui a assuré le feuilleton dramatique en l’absence de Gautier). Le Franc et le Hammal, pantomime turque à Moda-Bournu concerne le voyage.

20 octobre. -Publication dans Le Moniteur universel de Excursion en Grèce, qui se poursuivra les 21 et 27 octobre, trois feuilletons destinés à un Voyage en Grèce qui ne sera jamais publié.

23 octobre. -Publication de La Peau de tigre, chez Souverain.

28 octobre. -Gautier va être poursuivi pour dette, n’étant pas allé voir son créancier pour traiter l’affaire à l’amiable.

1er novembre. -Publication dans La Revue de Paris de La Danse de Djinns, scène d’Afrique, qui sera repris dans Loin de Paris en 1865.

13 novembre. -Publication d’Un Trio de romans comprenant Les Roués innocents, Militona et Jean et Jeannette.

8 décembre. -Marie Mattei met fin à sa liaison avec Gautier : «  … un mot seul pour vous dire que vous avez écrit le mot fin sur mon corps la veille de votre départ pour l’Orient  » (12). Ce n’était que l’aboutissement d’une prise de conscience qui remontait à plus loin. Elle ne pouvait supporter ni les mystères ni le partage (13). A Naples, en novembre, le père Ange l’avait consolée et lui avait montré le ciel ; dans sa lettre du 8 décembre, elle écrit à Gautier : «  Il fallait bien revenir à Dieu complètement. Notre liaison a retardé de trois ans cette conclusion…  » , mais elle ajoute aussi qu’elle n’est plus jeune et ne veut pas être ridicule. Gautier ne sera plus pour elle qu’un ami, même s’ils se revoient à Paris pendant le séjour de Marie Mattei de mars à août 1853, pendant celui de 1854, puis en 1863 et peut-être à Venise en 1868 ; il recevra d’elle une dernière lettre au début de 1870, qu’elle termine ainsi : «  En attendant, recevez mes voeux tout au moins pareils à ceux que nous échangeâmes le 1er janvier 1850, et croyez-moi bien sincèrement votre affectionnée Mattei  ».

Décembre. -Vaines démarches pour obtenir de succéder à Pierre Félix Cottreau comme inspecteur des Beaux-Arts. Court voyage à Bordeaux pour visiter, entre deux feuilletons, l’exposition organisée par la Société des Beaux-Arts de Bordeaux.

En 1852, Gautier a publié trente-cinq articles de critique dramatique, seize de critique artistique, quatre de variétés, onze de voyage et trois poèmes.

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1er janvier. -Publication dans La Revue de Paris du poème «  Les Accroche-coeurs  », qui paraîtront dans la deuxième édition d’Emaux et Camées cette année.

15 janvier. -Compte rendu dans La Presse de «  L’Exposition de 1852  » de la Société des Amis des Arts de Bordeaux.

24 janvier. -Gautier est invité «  à la fête que leurs Majestés l’Empereur et l’Impératrice ont bien voulu accepter du Sénat.  »

29 janvier. -Publication de Les Peintres vivants, recueil collectif de gravures, eaux-fortes, lithographies de peintres contemporains, où se rencontrent quelques extraits de Salons de Gautier.

5 février. -Deuxième édition d’Emaux et Camées, augmentée de deux pièces : «  Les Accroche-coeurs  » et «  Les Néréides  ».

Début mars. -Marie Mattei arrive à Paris.

18 mars. -Traité avec l’éditeur Michel Lévy : Gautier lui vend pour six ans, au prix de mille francs, deux volumes «  qui comprendont ses impressions de voyage en Turquie, en Grèce et en Afrique.  ». Dans un second traité, Gautier vend à Michel Lévy, au prix de 1100 francs, deux volumes intitulés Les Grotesques.

15-16 avril. -Reprise dans La Presse de ses impressions de voyage en Orient : Constantinople ; la publication se poursuivra les 21, 22, 23, 27, 28, 29 et 30 avril, 20, 21, 22, 23, 24 et 25 septembre, 28, 29 et 30 octobre, 1er et 2-3 novembre.

Annonce de Salmigondis de nouvelles, ouvrage collectif auquel participe Gautier.

24 mai. -Représentation à bénéfice pour Maria Martinez, la Malibran noire, que Gautier a, non sans difficultés, organisée et au cours de laquelle Ernesta a chanté un air de L’Italienne à Alger

24 juin. Début des comptes rendus du Salon de 1853. Ils s’échelonneront sur un mois : 25, 28, 29 et 30 juin, 1er, 2, 6, 9, 20, 21, 22, 23 et 25 juillet.

22 juillet. -Audience du Tribunal de la Seine pour l’affaire opposant La Revue des Deux-Mondes à La Presse, au sujet de l’opposition pratiquée auprès de La Presse par Buloz, créancier de Gautier. Le procès n’eut pas de suite, le financier Morès ayant fait désintéresser La Revue des Deux-Mondes, mais celle-ci restera hostile à Gautier jusqu’en 1870.

4 août.-Marie Mattei est à Bade et s’excuse auprès de Gautier de l’avoir dérangé la veille de son départ de Paris.

6 août. -Publication des Grotesques chez Michel Lévy.

20 août. -Publication des Roués innnocents à la Librairie Nouvelle.

25 août. -Gautier est à Bayonne et a assisté aux courses de taureaux à Saint-Esprit. Il est présenté à Ucharès «  le plus célèbre torero d’Espagne  », qui lui remet «  une superbe devise qu’il a arrachée lui-même àun taureau  » (14). Ernesta l’accompagnait et a donné deux concerts très applaudis.

28 août. -Gautier quitte Bayonne.

29 août. -Il est à Paris.

1er septembre. -Traité entre Gautier et Brandus, le plus célèbre éditeur musical de l’époque, traité par lequel Gautier s’engage à fournir la traduction en vers français de Struensée, drame allemand de Michel Beer, frère de Meyebeer, pour une musique de ce dernier. Meyerbeer avait fait remettre à Gautier la partition de piano, afin qu’il pût y adapter les paroles , mais Gautier ne réalisa de cet ouvrage qu’un Prologue, publié dans son Théâtre en 1872.

3 septembre. -Gautier est revenu de Bayonne.

20 novembre. -Ernesta loue un appartement 24, rue Grange-Batelière, où Gautier s’installe également.

Au cours de cet automne, Gautier a une courte liaison avec Adeline Sabatier, dite «  Bébé  », la sœur de la Présidente.

14 décembre. -La Presse annonce Le Jettatore, dont il est déjà question dans une lettre.

31 décembre. -Publication de Constantinople chez Michel Lévy.

En 1853, Gautier a publié quarante-six articles de critique dramatique, dix-sept de critique artistique, deux de critique littéraire, un de variétés et deux poèmes.

Il écrit aussi sans doute, pendant cette année-là, le ballet-pantomime La Statue amoureuse, qui ne fut ni représenté ni publié. Emile Bergerat en donnera le livret dans son Théophile Gautier.

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1er janvier. -Publication dans La Revue de Paris de «  Lied  », qui entrera dans la troisième édition d’Emaux et Camées en 1858.

1er février. -Publication dans La Revue de Paris de «  Fantaisie d’hiver  », qui entrera dans la troisième édition d’Emaux et Camées.

11 février. -Maurice Sand invite Gautier à une représentation de sa troupe de marionnettes.

7 mars. -Mariage de Louis de Cormenin, auquel assiste toute la famille de Gautier, dont Estelle, sa filleule.

1er avril. -Publication dans La Revue de Paris de «  Odelette anacréontique  », qui entrera dans la troisième édition d’Emaux et Camées.

12 avril. -Publication dans Le Moniteur universel de Excursion en Grèce : le Pathénon. Cette publication se poursuivra les 29 avril (Le Temple de la Victoire Aptère) et 6 mai (L’Erechteum, le temple de Minerve, le Pandrosium). Ces articles devaient constituer, avec ceux parus en 1852, le Voyage en Grèce, qui ne fut jamais achevé ; l’ensemble entrera sous le titre En Grècedans Loin de Paris, en 1865.

22 avril. -Traité entre Gautier et les frères Olonna, «  auteurs dramatiques et directeurs de théâtre en Espagne  », par lequel Gautier leur concède «  le droit exclusif de traduire, arranger, imprimer et faire représenter, dans toutes les villes de l’Espagne et ses possessions, toutes les pièces dramatiques que le dit fera représenter dès aujourd’hui sur les théâtres de France…  »

31 mai. -Première à l’Opéra de Gemma, ballet sur un livret de Gautier, musique du comte N. Gabrielli, chorégraphie de F. Cerrito. La critique fut dans l’ensemble sévère et le ballet connut en définitive un échec.

10 juin. Publication du livret de Gemma chez Michel Lévy ; il entrera dans le Théâtre en 1872.

6 juillet. -Gautier part pour Munich avec une avance de deux cents francs de La Presse, «  afinlui écrit Girardin, de vous engager à profiter de votre séjour à Munich pour nous envoyer sur l’exposition de l’industrie et sur les galeries autant d’articles que vous voudrez, je les ferai passer tous……..  » (15). Il restera à Munich du 10 au 22 juillet, et, dès le 11, il commence à écrire ses feuilletons de critique pour La Presse et de critique d’art pour Le Moniteur universel.

18 juillet. -Debut de ses feuilletons sur l’Allemagne dans La Presse : «  Théâtre royal de Munich : I Antigone. La Fiancée de Messine.

22 juillet. -Il quitte Munich.

23 juillet. -Il est à Nuremberg, «  la ville des joujoux et des clochers pointus  ».

25 juillet. -Dans La Presse Théâtre royal de Munich : II. Nathan-le-Sage ; Emile Galotti de Lessing ; le Prophère,de Meyerbeer.

1er août. -Gautier quitte Nuremberg.

1er au 3 août. -Gautier et à Dresde, et son hôtelier lui prête de quoi se rendre à Francfort

3 août. -Dans La Presse :Théâtre royal de Munich : III. Faust, de Goethe.

5 août. -Il quitte Francfort.

7 août. -Il est de retour à Paris.

10 et 11 août. -Dans Le Moniteur universel : Ecole moderne allemande : I. P. de Cornelius ; II. Cornélius ; la Glyptothèque ; la Pinacothèque.

15 août. -Dans La Presse : Théâtre royal de Munich : Egmont, de Goethe.

22 août. -Mort de son père, Pierre Gautier. Il reçoit des témoignages d’amitié : Du Camp, Emile et Delphine de Girardin, Michel Lévy, Chassériau….

29 août. -Dans La Presse : Munich.

6 et 13 septembre. -Dans Le Moniteur universel : Ecole moderne allemande : la nouvelle Pinacothèque. Tous les articles consacrés à Munich ont été rassemblés dans L’Art moderne en 1856.

22 septembre. -Traité avec Jacottet, Bourdilliat et Cie pour l’édition d’un ouvrage intitulé Théâtre bleu, qui paraîtra le 17 février 1855 sous le titre : Théâtre de poche.

23 septembre. -Gautier part avec Ernesta qui va donner un concert à Saint-Etienne le 29 ? Il rentre à Paris le 30.

7 octobre. -Gautier écrit à Arsène Houssaye : «  Je travaille comme un bœuf et je serai en mesure de te livrer un acte entièrement versifié et rimé avec soin à la fin du mois.  » Il s’agit de la pièce que Gautier s’était engagé à donner au Théâtre-Français en février 1850 et à laquelle il s’était remis à travailler lorsque le romancier et dramaturge Mario Uchard lui proposa un nouveau plan de pièce où serait utilisé ce qui était déjà écrit. Cette pièce, qui devait s’appeler d’abord La Perle du Rialtoprit successivement plusieurs titres pour finir par celui de L’Amour souffle où il veut. Gautier remania le premier actee, écrivit une partie du second, et s’arrêta là. Une version primitive du premier acte parut dans les Poésies complètes en 1878, sous le titre de Perle du Rialto, et la version définitive de L’Amour souffle où il veut a été publiée dans l’édition du Théâtre de 1872.

Octobre. -Auguste de Châtillon presse Gautier de lui envoyer la préface qu’il doit mettre à son volume Chant et poésie, prêt à paraître : selon Gaulier, rédacteur du Rappel, l’initiative serait venue de Nerval qui aurait montré les vers de Châtillon à Gautier : «  Gautier a fait sa préface en cinq minutes au crayon tandis qu’on attendait pour tirer l’ouvrage  » (17).

9 décembre. -Préface de Gautier à La Turquie pittoresque de William A. Duckett ; elle sera reprise dans L’Orient, tome I, en 1877.

26 décembre. -Maxime Du Camp rappelle à Gautier qu’il s’est engagé à donner à La Revue de Paris Le Capitaine Fracasse ; il en a remis «  trois feuilles  » «  il y a un an  », et a reçu 1100 francs : «  Tu as des épreuves, l’imprimerie a la composition, et nous attendons toujours  » (18).

En 1854, Gautier a publié quarante-six articles de critique dramatique, seize de critique artistique, dix de critique littéraire et trois poèmes.

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30 janvier. -Gautier assiste aux obsèques de Gérard de Nerval qui s’est pendu le 26, rue de la Vieille-Lanterne. Le même jour paraît dans La Presse, datée du 27, son article nécrologique repris dans Histoire du romantismeGérard de Nerval, chapitre II.

31 janvier. - Gautier demande de laisser «  à des amitiés jalouses la triste joie d’élever et payer sa pierre  » (19).

1er février. -Traité vec Hachette pour la réimpression de Militona.

24 février. -Publication de La Croix de Berny roman steeple-chase, en collaboration avec Charles de Launay, Jules Méry et Jules Sandeau., à la Librairie Nouvelle.

24 mars. - Publication de Militona, chez Hachette.

Fin mars. - «  A Madeleine Brohan, quatrain  », dans le Décaméron dramatique, album du théâtre français, album de musique d’Offenbach ; le quatrain de Gautier a été inséré dans ses Poésies omplètes en 1876.

29 mars. -Exposition universselle de 1855 : Peinture dans Le Moniteur unniversel ; les comptes rendus se poursuivront les 19,21, 23, 25 et 31 mai, 2, 4, 8, 11, 14, 16, 18, 21, 25, 28 et 30 juin, 6, 12, 14, 19 et 25 juillet, 4, 9, 11, 13, 18, 20, 23 et 25 août, 6, 8, 10, 13, 20, 22, 24 et 29 septembre, 6, 11 , 13, 18, 20, 22,27 et 29 octobre, 2, 3, 9, 15, 17, 19, 23 et 29 novembre, 1er, 3, 8, 15, 17, 20, 22, 26, 27 et 29 décembre. L’ensemble de ces articles sera réuni dns le second tome des Beaux-Arts en Europe, qui paraîtra le 17 février 1856.

30 mars. -Traité avec Hetzel et Lebègue pour la publication de L’Art et le théâtre en France depuis vingt ans, qui paraîtra sous le titre Histoire de l’art dramatique en France en 1858-1859.

2 avril. -Emile de Girardin s’étonne que Gautier ne soit pas venu le prévenir qu’il quittait La Presse pour Le Moniteur universel et lui souhaite qu’il trouve au Moniteur «  pendant dix-neuf ans  (le temps qu’il a passé à La Presse) des rapports d’amitié aussi constamment dévoués  ». Gautier était mieux payé au Moniteur et avait en Julien Turgan, l’un des directeurs, un bon ami.

4 avril. -Dernier article de Gautier à La Presse.

9-10 avril. -Premier article de critique dramatique au Moniteur universel.

16 avril. -Publication dans Le Moniteur universel de l’article «  Les Embellissements de Paris  », qui «  le pose, dira Maxime du Camp, comme très bonapartiste  » (20).

20 avril. -Lettre de Maxime Du Camp à Gautier : il se demande si sa collaboration à La Revue de Paris peut se poursuivre, maintenant que Gautier collabore à un journal officiel ; il estime «  une anomalie singulière  » le fait que la signature de Gautier paraisse dans deux publications de tendances politiques si opposées ; il lui demande de fournir la suite du Capitaine Fracasse.

28 avril. -Publication de Paris démoli d’Edouard Fournier, préface de Gautier. Publication de Le Rêve et la vie de Nerval, notice de Gautier.

12 mai. -Delacroix a invité à dîner « Gautier et les aimables hommes qui m’ont été agréables pour mon exposition  » (Journal).Gautier consacrera ses deux articles des 19 et 23 juillet à l’Exposition de Delacroix.

14 mai. -Traité avec Hachette pour la réimpression d’Italia et de Caprices et zigzags, publiés chez Lecou en 1852.

19 mai. -Publication des Poésies complètes chez Charpentier.

2 juillet. -Article nécrologique dans Le Moniteur universel sur Mme de Girardin, morte le 29 juin.

31 juillet. -Traité avec Michel Lévy pour la publication de deux volumes, l’un contenant «  divers articles de revues et journaux  » et qui constituera L’Art moderne, publié en juin 1856, l’autre constitué du Salon de 1855 et qui sera le tome II desbeaux-Arts en Europe.

11 décembre. -Publication dans Le Moniteur universel de l’article «  Achèvement du Louvre  » écrit à la demande du ministre de la Maison de l’Empereur (21).

24 décembre. -Gautier pose sa candidature à l’Académie pour le fauteuil de de Lacretelle. Il n’obtiendra qu’une voix le 10 avril 1856.

29 décembre. -Participation à l’ouvrage collectif Paris et les Parisiens au XIXème siècle, moeurs, arts et monuments.Deux articles de Gautier des 19 août 1854 et 2 août 1855 du Moniteur universel sont incomplètement reproduits sous le titre Le Louvre.

 

 

En 1855, Gautier a publié quarante-sept articles de critique dramatique, trois de critique littéraire, trois de critique artistique, plus cinquante-quatre sur le Salon, deux de variétés et dix poèmes.

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2 février. -Quatrième édition des Nouvelles chez Charpentier.

16 février. -Publication des Beaux-Arts en Europe, 2e série, chez Michel Lévy.

25 février. Dans Le Moniteur universel, article nécrologique sur Henri Heine.

29 février. -Début de la publication d’Avatar dans Le Moniteur universel ; la publication se poursuivra les 1er, 5, 7, 12, 13, 14, 15, 27, 28 et 29 mars, et le 3 avril. Il sera publié en volume en 1857 et entrera dans les Romans et Contesen 1863.

8 mars. - » Avant Propos  » de Gautier au Catalogue de la précieuse réunion de tableaux de l’école française, provenant du cabinet de M. Baroilhet.

10 mars. -A propos de la reprise d’Henri III et sa cour d’Alexandre Dumas, Gautier rappelle «  l’heureuse époque  » des premières représentations et les passions qu’elles avaient suscitées.

31 mars. Nouvelle édition des Reisebilder de Heine, avec une «  Etude sur Henri Heine  » de Gautier, dans laquelle il fait entrer son article nécrologique du 25 février.

1er avril. Traité avec Hetzel pour la publication d’Avatar.

17 avril. -Publication dans Le Moniteur universel de «  Nativité, poème sur la naissance du prince impérial  ».

10 mai. - 2ème édition de Caprices et zigzags chez Hachette. Publication de la Nouvelle galerie des artistes dramatiques vivants, ouvrage auquel Gautier a collaboré.

15 mai. -Gautier est nommé membre de la Commission chargée de décerner les primes aux meilleurs ourages représentés en 1856 ; avec lui, Mérimée, Sainte-Beuve, Scribe, Lebrun, Nisard, H. Rolle, Ed. Thierry et C. Doucet.

14 juin. - Publication de L’Art moderne chez Michel Lévy.

21 juin. -Annonce du Baptême du prince impérial chez Gleinarec, accompagné du poème «  Nativité  » et de sa traduction allemande, qui avait paru le 3 mai.

25 juin. - Début de la publication dans Le Moniteur universel de Paul d’Aspremont (Jettatura), conte ; elle se pouruivra les 26, 27, 28 et 29 juin, 5, 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 20 et 23 juillet. Publication en 1857 sous le titre Jettatura, entré dans lesRomans et Contes en 1863.

6 juillet. -Publication dans L’Artiste de «  L’Aveugle  », qui entrera dans la troisième édition d’Emaux et Camées en 1858.

2 août. -Publication des Contes bizarres d’Achim von Arnim, avec une introduction de Gautier.

5 septembre. -Début des comptes rendus dans Le Moniteur universel de «  L’Ecole des Beaux-Arts : Concours pour le grand prix de Rome : sculpture  » ; suivront le 12 «  Gravure  », le 19 «  Architecture  », le 28 «  Peinture historique  », le 4 octobre «  Exposition des grands prix ; Envois de l’Ecole de Rome  ».

20 septembre. -Gautier est à Bayonne et il va assister aux courses de taureaux de Saint-Esprit.

27 et 29 septembre. -Deux articles dans Le Moniteur universel sur «  Les Courses de taureaux à saint-Esprit  ». Ils seront repris dans Quand on voyage en 1865. Gautier en profite pour faire une excursion en Espagne. Il revoit l’église d’Urugne et la devise de son horloge ; «  Vulnerant omnes, ultima necat  » qui fait se lever de mélancoliques souvenirs du premier voyage en Espagne ; il va ensuite à Saint-Jean-de-Luz, Béhobie, descend la Bidassoa en barque jusqu’à Fontarabie, « une ville morte  », mais qui reste pittoresque. Il va ensuite jusqu’à Irun et revient à Bayonne.

28 septembre. -Sa tante Mion, d’Avignon, lui envoie un saucisson de Bologne.

13 octobre. -Compte rendu dans Le Moniteur universel de l’ouvrage d’Ernest Feydeau Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens, article repris en 1876 dans le tome II de L’Orient.

Novembre. Ernesta est à Nice pour une saison de concerts avec la pianiste Virginie Huet. Elle y restera jusqu’en avril 1857.

1er novembre. -Nouvelle édition de Mademoiselle de Maupin, revue et corrigée, chez Charpentier.

29 novembre. - Nouvelle édition des Grotesques chez Charpentier.

1er décembre. Début de sa fonction de rédacteur en chef de L’Artiste qu’il remplira jusqu’en février 1859.

14 décembre. -Publication dans L’Artiste d’une «  Introduction  ».

21 décembre. -Publication dans L’Artiste d’un article sur «  Gustave Doré  ».

28 décembre. -Publication dans L’Artiste d’un article sur «  Gérôme  ».

En 1856, Gautier a publié quarante-sept articles de critique dramatique, quinze de critique artistique, trois de critique littéraire, trois de variétés et un poème.

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3 janvier. -Les Goncourt voient Gautier à L’Artiste : «  Au bureau de L’Artiste, Théophile Gautier, face lourde, les traits tombés dans l’empâtement des lignes, une lassitude de la face, un sommeil de la physionomie, avec comme des intermittances de compréhension d’un sourd, et des hallucinations de l’ouïe qui lui font éouter par derrière, quand on lui parle de face. Il répète et rebâche amoureusement cette phrase : De la forme naît l’idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu’il regarde comme la formule suprême de l’école, et qu’il veut qu’on grave sur les murs  » (22).

11 janvier. -Article sur «  Gavarni  » dans L’Artiste ; il sera repris dans les Portraits contemporains en 1874.

17 février. -Gautier emprunte à l’Odéon un costume pour un bal : il sera Agamemnon.

11 mars-Début de la publication dans Le Moniteur universel du Roman de la momie ; elle se poursuivra les 12, 13, 14, 18, 19, 20, 26, 27, 28 et 30 mmars, 2, 3, 8, 15, 17, 23, 24, 29 et 30 avril et 6 mai. Il sera publié chez Hachette en 1858.

19 mars. Gautier assiste à un bal déguisé en Turc. Il devait mettre ce costume de temps à autre : le 28 septembre, Eugénie Fort note dans son journal : «  T(héophile) G(autier) (..) a endossé son costume turc et a fumé sans cesse jusqu’à onze heures et demie.  »

Avril. -Gautier et sa famille quittent Paris, poussés par les deux directeurs du Moniteur, Paul Dalloz et Julien Turgan, qui le souhaitaient comme voisin et ils s’installent à Neuilly, 32 rue de Longchamp. Judith Gautier a décrit , dans Le second rang du collier, la maison, et raconté leur installation. Gautier garde un petit pied-à-terre à Paris, 35, rue de Gramont, pour y coucher les soirs où le théâtre le retient tard ; il le quittera en 1858.

5 avril. -Publication dans L’Artiste d’un article sur «  La Galerie du XIXème siècle : Ingres  », qui sera repris en 1874 dans lesPortraits contemporains.

3 mai. -Pubication dans L’Artiste  » de «  Exposition des oeuvres de Paul Delaroche au palais des Beaux-Arts  », repris dans lesPortraits contemporains en 1874.

4 mai. -Gautier assiste aux obsèques d’Alfred de Musset.

10 mai. Publication dans L’Artiste de «  Galerie du XIXème siècle : Madame Emile de Girardin  », repris en 1875 Portraits et souvenirs littéraires.

12 mai. -Nouveau jugement des Goncourt sur Gautier, plus nuancé : «  Théophile Gautier ce styliste à l’habit rouge pour le bourgeois, apporte dans les choses littéraires le plus étonnant bon sens, et le jugement le plus sain, et la plus terrible lucidité jaillissant en petites phrases toutes simples, d’une voix qui est comme une caresse. Cet homme, au premier abord un peu fermé, ou plutôt comme enseveli au fond de lui-même, a un grand charme, et devient avec le temps sympathique au plus haut degré.  » (23).

16 mai. - Publication d’Avatar chez Michel Lévy, et d’une nouvelle édition de Mademoiselle de Maupin chez Charpentier.

30 mai. -Flaubert invite Gautier à Croisset, avec Ernet Feydeau et Paul de Saint-Victor.

6 juin. -Publication de Jettatura chez Michel Lévy.

6-15 juin. -Gautier est à Croisset chez Flaubert.

14 juin. Début des comptes rendus du Ssalon. Ils se poursuivront les 21 et 28 juin, 5, 12, 19 et 26 juillet, 2, 9, 16, 23 et 30 août, 6, 13 et 20 septembre, 4 et 25 octobre, 1er, 8, 15 et 22 novembre. Gautier écrivait à Poulet-Malassis le 17 juin : «  Le Salon m’occupe tellement que je ne sais plus où donner de la tête.  » -il lui envoyait avec retard le traité concernant la nouvelle édition d’Emaux et Camées et des pièces de vers à y ajouter. (24)

25 ? juin. -Marix a dîné chez les Gautier. Marix était un modèle qui, toute jeune, à quinze ans, en 1837, devint la maîtresse du peintre Boissard et était en consquence bien connue des milieux familiers de l’hôtel Pimodan ; elle posa pour Ary Scheffer, pour Paul Delaroche, et naurellement pour Boissard ; elle était fort belle et en 1843, le sculpteur Geoffroy-de-Chaume fut autorisé à prendre un moulage de son corps ; Boissard et elle se séparèrent en 1847 et en 1848, elle se lia avec le baron d’Ahlefeld, secrétaire d’ambassade, qui l’épousa en 1851 et mourut en 1855. Gautier lui rendra visite dans sa propriété du Schlesvig lors de son prochain voyage en Russie.

29 juin. -Gautier signe un traité pour une suite d’articles d’art à faire pendant un séjour de deux mois en Russie ; il sera payé trente mille francs.

13 septembre. -Publication dans L’Artiste de «  A Monsieur Théodore de Banville ; réponse à son Odelette (L’art)  », poème qui paraîtra sous le titre «  L’Art  » dans la troisième édition d’Emaux et Camées. En 1858, A. Weil écrit à Gautier : «  Votre réponse à Banville est un joyau royal. Vous n’avez rien fait de si parachevé, de si fouillé, de si complet de fond et de forme  »(25).

29 septembre. -Publication dans Le Moniteur universel d’un article sur le Tannhäuser de Wagner représenté à Wiesbaden ; Gautier se targuait d’avoir été le premier à en parler à Paris, comme le rappelle Judith dans Le second rang du collier ;l’article était plein de sympathie, Wagner apparaissant aux yeux de Gautier comme romantique au sens allemand du terme, c’est-à-dire «  impliquant seulement un retour au Moyen-Age  » et musicalement le romantisme de Wagner étant, selon lui, «  bien plutôt un retour aux formes anciennes qu’une innovation révolutionnaire  ».

Fin septembre. -Gautier est en Allemagne, à Wiesbaden et à Stuttgart.

29 novembre. -Publication dans L’Artiste de l’article «  Une Maison de Pompéi, avenue Montaigne  », repris dans le recueil collectif Paris qui s’en va en 1858, et repris dans Le Palais pompéien en 186626.

14 décembre. -Dans Le Moniteur universel « Reprise de Chatterton «  ; à cette occasion, Gautier rappelle ses souvenirs de jeunesse (27).

18 décembre. -Journal d’Eugénie Fort : «  G(autier) raconte un projet de ballet indien  ». Il s’agit de Sacoutala, qui sera représenté en 1858.

22 décembre. -Gautier écrit à Sainte-Beuve pour le féliciter de son article sur Banville et lui rappelle leurs luttes communes pour le romantisme : «  Nous avons été ivres du beau, nous avons eu la sublime folie de l’art comme vous le dites si bien…  »(28).

25 décembre. Traité avec Hachette pour l’édition du Roman de la momie : cinq cents francs pour trois mille exemplaires.

En 1857, Gautier a publié quarante-six articles de critique artistique, cinquante-trois de critique dramatique, trois de voyage et un poème.

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Janvier. -Article dans Le Moniteur universel sur «  La Rue Lafitte : les étalages des marchands de tableaux  », où Gautier approuve cette espèce d’exposition permanente.

11 janvier. -Dans Le Moniteur universel, article nécrologique que «  Mademoiselle Rachel  », qui sera repris dans les Portraits contemporains en 1874.

24 janvier. -Pubication dans L’Artiste du poème «  A M. Ernest Feydeau (Bûchers et tombeaux)  », qui sera repris dans la troisième édition d’Emaux et Camées.

20 mars. -Début de la publication dans L’Artiste de l’étude «  Galerie du XIXème siècle. Honoré de Balzac  », qui se continuera les 28 mars, 4, 18 et 25 avril et 2 mai. Elle est publiée aux mêmes dates dans Le Moniteur universel et sera reprise dans les Portraits contemporains en 1874.

20 mars. -Seconde édition des Nouvelles chez Charpentier.

3 avril. -Publication chez Charpentier des Poésies complète

22 avril. -Première au théâtre de la Porte-Saint-Martin du ballet-pantomime Yanko le Bandit. Il était donné en complément de spectacle à un drame de Félicien Mallefille, Les Mères repentantes ; la musique était d’E. Deldevez. La critique fut favorable, admirant aussi bien les décors et les costumes que la musique. Il a été édité en 1872 dans le Théâtre

21 mars. - Gautier est invité par Charles Monselet au dîner de fondation de l’hebdomadaire Le Gourmet, avec un très riche menu gastronomique (29).

11  mai. -Gautier se retire de la Société des gens de lettres.

Mai-juin. -Gautier voyage dans la vallée du Rhin, en Alsace, en Suisse, en Allemagne, en Hollande et en Belgique. Il publie dans le même temps ses impressions de voyage.

29 mai. -Début de la publication dans Le Moniteur universel de ses impressions de voyage «  Ce que l’on peut voir en six jours : I. Le lac de Neuchâtel. II. De Berne à Strasbourg. III. Heidelberg, Mannheim. IV. Le Rhin. V. Dusseldorf. VI. Rotterdam, La Haye, Scheveningue. VII. La Haye, Dordrecht, Anvers, Bruxelles  ». La publication se poursuivra les 31 mai, 3, 4, 10 12 et 21 juin. Ces articles seront repris en 1865 dans Loin de Paris.

30 mai. -Publication dans L’Artiste du poème «  La Source  » ; il fera partie en 1863 de la quatrième édition d’Emaux et Camées, puis des Poésies nouvelles.

12 mai. -Nouvelle édition du Voyage en Espagne chez Charpentier.

20 juin. -Article nécrologique dans L’Artiste sur «  Ary Scheffer  », qui sera repris dans les Portraits contemporainsen 1874

4 et 18 juillet. Pubication dans L’Artiste de «  Les douze Dieux de la peinture. I. Léonard de Vinci  ». Cet article reparaîtra en 1863 dans Les Dieux et les demi-Dieux de la peinture, et sera repris en 1882 dans le Guide de l’amateur au Musée du Louvre.

14 juillet. -Première à l’Opéra de Sacountala, ballet-pantomime, livret de Gautier, musique de Reyer, chorégraphie de Petipa. Le succès fut complet et la critique élogieuse ; la musique de Reyer fut particulièrement appréciée : Berlioz en loua l’originalité. Le livret fut publié le 17 juillet et entrera en 1872 dans le Théâtre. Gautier fit lui-même le compte rendu du ballet dans Le Moniteur universel du 19 juillet.

30 juillet. -Gautier est nommé officier dans l’ordre de la légion d’honneur. Il fait un aller et retour à Baden : il dit n’être resté qu’une journée. Il voulait voir Méry pour qu’il négociât un engagement d’Ernesta Grisi pour des concerts pendant les courses ; elle chantera le 24 septembre.

1er septembre. -Publication dans L’Artiste de «  Baden  ». Baden est alors «  le centre et le siège d’été  » de l’aristocratie et du monde fashionable européen, sur lequel Gautier s’attarde, ainsi que sur la description de la ville. Cet article sera repris en 1865 dans Quand on voyage

3 août. - Publication dans Le Moniteur universel de «  Les cinq nouveaux tableaux espagnols du Musée  » repris en partie en 1864 dans Les Dieux et les demi-Dieux de la peinture, étude sur Murillo, puis dans le Guide de l’amateur au Musée du Louvre en 1882.

4 août-Gautier part pour Cherbourg assister à l’inauguration du grand bassin Napoléon, qui eut lieu les 5, 6 et 7 août.

28 août. -Traité avec Poulet-Malassis pour l’édition de son étude sur Honoré de Balzac.

3 septembre. -Publication dans Le Moniteur universel du rendu compte de l’inauguration du bassin Napoléon sous le titre «  Cherbourg  » ; elle se poursuivra les 5, 9, 14 et 15 ; l’ensemble sera publié en 1865 dans Quand on voyage.

 

 

15 septembre. - Gautier part pour la Russie ; il y restera jusqu’en mars 1859 ; il s’agissait de préparer la publication d’un ouvrage sur les Trésors d’art de la Russie ancienne et moderne, illustrée de deux cents planches en hélio-gravure tirées d’après des photographies ; le photographe Richebourg était chargé de faire les clichés sur les indications de Gautier, ce dernier devant écrire le texte d’accompagnement. Le projet était sous le patronage du tsar Alexandre II et commandité par un homme d’affaires Carolus van Raay qui avait envisagé cette publication dès l’automne 1857 et était en rapport avec Gautier en mai 1858 ; il se révélera par la suite à la fois incapable et indélicat, et fut en grande partie responsable de l’échec du projet. L’affaire était financièrement intéressante pour Gautier : tous les frais étaient payés, il touchait d’emblée 3000 francs non remboursables en cas d’échec, le reste était payé à mesure de la publication des livraisons ; de plus, il s’était engagé à fournir au Moniteur universel, en échange d’un congé de six mois, une série d’articles sur ses impressions de voyage.

25 septembre. - Il est à Ludwigsburg chez la baronne d’Ahlefeld où il doit rester huit jours ; Ernesta y fera un séjour en septembre 1859. Publication de Sacountala chez Michel Lévy et De la mode chez Poulet-Malassis.

7 octobre. -Gautier est à Lübeck.

9 octobre. -Deuxième édition du Roman de la momie chez Hachette.

11 octobre. - Début de la publication de ses impressions de voyage : «  Esquisses de voyage. I. Berlin.  » (Voyage en Russie, I).Elles se poursuivront le 18 octobre, les 1er , 8, 11 (le seul publié par Gautier en Russie), 24 et 25 novembre, 6, 8, et 26-27 décembre.

15 octobre. - Gautier est à Saint-Pétersbourg.

17 décembre. -Lettre à ses soeurs pleine de nostalgie : «  J’ai été bien triste le 2 novembre en pensant à tous ceux qui ne sont plus ; il faisait presque nuit à midi, le ciel était jaune, la terre couverte de neige et j’étais si loin de ma patrie, tout seul dans une chambre d’auberge, essayant d’écrire un feuilleton qui ne venait pas et d’où dépendait, chose amère, la pâtée de bien des bouches, petites et grandes….  » (30).

En 1858, Gautier a publié trente-deux articles de critique dramatique, vingt-quatre de critique artistique, neuf récits de voyage, quatre de variétés et un poème.

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1er janvier. Troisième édition d’Emaux et Camées chez Poulet-Malassis.

2-3 janvier. - Suite des Esquisses de voyage dans Le Moniteur universel ; elles se poursuivront les 10 janvier, 21 février et 9 avril.

9 janvier. - Dans L’Artiste, article sur le peintre hongrois Zichy qui avait fondé à Saint-Pétersbourg la société des Vendrediens, qui réunissait, tous les vendredis, de jeunes peintres de tous pays, et dont Gautier fit partie pendant son séjour. Selon Judith Gautier, son père tenta de fonder une société analogue à Paris : «  Sa proposition avait été accueillie par les artistes avec enthousiasme, et cependant le projet n’aboutit pas  » (31). La publication se poursuivra les 10 et 23 janvier, 21 février et 9 avril. L’ensemble des Esquisses de voyage constituera les deux volumes du Voyage en Russie qui paraîtra en 1866.

Début février. -Gautier est à Moscou, «  l’endroit le plus éloigné qu’ait atteint Napoléon  », écrit-il à ses soeurs, et dont il dit à Feydeau : «  C’est étrange, splendide, incroyable, chimérique. Je mets Moscou à côté de Constantinople, de Venise et de Grenade  ».

7 février. - Gautier est de retour à Saint-Pétersbourg.

9 mars. - Gautier reçoit son passeport pour rentrer en France, mais le mauvais tempss retarde son départ. Il est encore à Saint-Pétersborg le 18 mars.

27 mars. - Gautier est de retour à Paris.

18 avril. - Début des comptes rendus de l’exposition de 1859. Ils se poursuivront les 23 («  Gérôme  ») et 30 avril, 7, 21 (Delacroix  ») et 28 («  Fromentin  ») mai, 3, 11, 16, 18, 23, 25, 29 juin, 1er, 6, 7, 13, 20 et 29 juillet, 3, 6, 15 et 25 août, 21 septembre et 10 octobre.

16 mai. -Traité avec Amyot pour la publication d’un ouvrage intitulé Saint-Pétersbourg ; cet ouvage ne sera jamais fait, mais se transformera en Voyage en Russie en 1866.

Mai. -Impression des Trésors d’art de la Russie ancienne et moderne, première livraison : Saint-Isaac. Malgré l’annonce de sa mise en vente dans Le Moniteur universel du 25 mai, sa publication ne fut annoncée que le 19 octobre 1861 dans laBibliographie de la France. Elle a été reprise dans le tome I du Voyage en Russie en 1866. Seules cinq livraisons de l’ouvrage parurent, à la grande déception de Gautier qui comptait beaucoup sur le rapport financier de l’affaire ; il touchera cependant de l’éditeur français Gide, au cours de l’année 1860, 7.800 francs.

10 mai. - Théophile Gautier fils, dit Toto, part pour la Russie afin de s’occuper de l’affaire des Trésors d’art de la Russie. Il rentrera le 19 mars 1860.

28 mai. -Nouvelle édition de Mademoiselle de Maupin chez Charpentier.

Juin. -Gautier est dans les soucis financiers à la fois avec Hetzel pour la publication de l’Histoire dramatique en France et avec le photographe Richebourg à propos de ses frais de déplacement en Russie.

5 juin. -Publication de Honoré de Balzac chez Poulet-Malassis.

25 août. - Gautier invite le journaliste Adolphe Gaïffe à dîner pour son annniversaire le 31, avec ce commentaire : «  A cette époque néfaste, j’entrai dans le monde où je devais faire tant de copie mal payée et inutile -car je en crois pas que le feuilleton soit un sacerdoce  » (32). Il dit à nouveau à Julien Turgan , le 10 septembre, dans une lettre pleine d’amertume et de découragement, qu’il ne s’imagine pas «  remplir un sacerdoce en vomissant tous les dimanches mon même article sur la même pièce, et les mêmes baladins  », «  ni être le prince des critiques  » (33).

3 septembre. Début des comptes rendus sur les concours de l’Ecole des Beaux-Arts : «  Concours pour le Grand Prix de Sculpture  » ; ils se poursuivront les 9 (Grand Prix de Gravure en médailles), le 18 (Grand Prix d’Architecture), le 22 (Grand Prix de Peinture) et le 28 (Envoi des Grands Prix de Rome).

10 septembre. -Gautier fait un voyage à Tarbes et dans la région. Il écrit à sa sœur Emilie : «  J’ai cherché mon berceau sans le trouver  » (34).

19 septembre. - Publication dans Le Moniteur universel du poème «  Ce que disent les hirondelles, chant d’automne  », qui entrera dans la quatrième édition d’Emaux et Camées.

1er octobre. -Il est à Bagnères-de-Bigorre, où il fait des excursions dans la montagne.

5 octobre. -Il est de retour à Paris.

1er novembre. -Publication dans La Revue européenne des poèmes «  La Montre  » et «  Le Souper des armures  » , qui entreront dans la quatrième édition d’Emaux et Camées.

2 novembre. -Traité avec Gide pour l’édition des Trésors d’art de la Rusie, dont ne paraîtront que les cinq premières livraisons sur les seize et demie prévues.

19 novembre. -Publication du Voyage en Espagne chez Charpentier.

10 décembre. - Dans Le Moniteur universel publication d’un article sur les Oeuvres complètes de Balzac, parues dans l’édition populaire à la Librairie Nouvelle : Gautier y fait l’éloge sans réticence de l’écrivain et de son œuvre.

17 décembre. -Troisième édition de Militona chez Hachette.

24 décembre. -Sixième édition des Nouvelles chez Charpentier.

En 1859, Gautier a publié trente-six articles de critique artistique, trente-trois articles de critique dramatique, trois de variétés et quatre poèmes.

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5 janvier. -Suite dans Le Moniteur universel des Esquisses de voyage, poursuivies les 6 et 13 janvier.

14 janvier. -Publication dans Le Monde illustré de l’article «  Le Baptême de la Néva  », qui n’a pas été publié dans le Voyage en Russie.

15 janvier. -La Femme de Diomède, prologue écrit pour l’inauguration de la maison pompéienne du prince Napoléon et offert aux invités ; il fut publié dans L’Artiste le 1er janvier 1863, puis dans les Poésies nouvelles la même année.

28 janvier. Nouvelle édition des Poésies complètes chez Charpentier.

6 février. -Début, dans Le Moniteur universel de la série d’articles consacrés aus Tableaux de l’école moderne ; Exposition au profit de la caisse de secours des artistes peintres, sculpteurs, architectes et dessniateurs ; ils se poursuivront les 9, 20, 23 et 24 février, 7 et 21 mars.

15 mars. Exposition au profit de la caisse…. reprise partielle dans La Gazette des Beaux-Arts des articles du Moniteur universel des 6 et 9 février ; ils seront publiés en 1880 dans Tableaux à la plume.


Née le 25 août 1845 à Paris, et décédée le 26 décembre 1917 à Saint-Enogat, Judith Gautier (de ses vrais prénoms Louise Charlotte Ernestine) elle est la fille de Théophile Gautier et d’Ernesta Grisi ; elle est la sœur aînée d’Estelle Gautier.

Judith Gautier a pour parrain Maxime Du Camp.Théophile Gautier laisse à sa fille Judith enfant une très grande liberté, qui paraît avoir été à l’origine de sa personnalité flamboyante. Comme son père, Judith est écrivain : sa première contribution à la littérature est un article concernant la traduction d’Eurêka d’Egard Poe par Baudelaire, article que le poète des Fleurs du Mal a particulièrement apprécié.

Judith est une femme très cultivée, qui parle parfaitement le chinois grâce aux leçons données par Tin-Tun-Ling, réfugié politique chinois recueilli par Théophile Gautier. Elle publie alors un recueil de poésies chinoises, Le Livre de Jade, qui connaît un grand succès. Elle est aussi l’auteur de plusieurs romans, de nombreuses nouvelles, de pièces de théâtre.

 

Très courtisée pour sa beauté et son intelligence, Judith tombe amoureuse de l’écrivain Catulle Mendès, mais Théophile Gautier s’oppose à leur mariage car il voit en Catulle Mendès un homme de mauvaise vie ; ce refus entraine d’ailleurs la séparation des parents de Judith, car Ernesta soutient sa fille. Le mariage a finalement lieu le 17 avril 1866, en l’absence de Théophile Gautier ; Judith a pour témoins Flaubert et Turgan, Catulle Mendès est accompagné de Leconte de Lisle et Villiers de l’Isle-Adam. Catulle Mendès est effectivement le mauvais mari que Théophile Gautier le soupçonnait d’être, et le couple se sépare en 1874, puis finit par divorcer en décembre 1896.

Judith a été une grande amie de Richard Wagner, rencontré durant l’été 1869 à Lucerne : elle lui aurait inspiré les filles-fleurs de Parsifal. Elle a également écrit plusieurs ouvrages sur le compositeur, et entretenu avec lui une abondante correspondance.

Judith a aussi été l’amie et la maîtresse de Victor Hugo (après la mort de Théophile Gautier), auquel elle a inspiré plusieurs poèmes.

Judith est la première femme reçue à l’Académie Goncourt, en octobre 1910 : elle prend alors le siège de Jules Renard, décédé peu auparavant – et que Judith n’appréciait guère.

A la fin de sa vie, Judith vit dans sa maison de Saint-Enogat, le Pré aux oiseaux, avec une jeune femme, Suzanne Meyer-Zundell, avec laquelle elle aurait peut-être eu une liaison amoureuse.
Décédée en 1917, Judith lègue sa maison et ses biens à Suzanne Meyer-Zundell.

Quelques œuvres de Judith Gautier :

Le Livre de Jade (collection d’anciens poèmes chinois)

Le Dragon impérial (roman paru en 1869)     Télécharger gratuitement le texte sur Google Books

L’Usurpateur (roman paru en 1875)

En Chine    Télécharger gratuitement le texte sur Projet Gutenberg

Lucienne (roman)

La Conquête du Paradis

Le Roman d’un éléphant blanc

Iskender

Les Poèmes de la libellule (recueil de poèmes traduits du japonais)

Trois ouvrages autobiographiques : Le Collier des jours (1904), Le Second rang du collier, Le Troisième rang du collier

Le Paravent de soie et d’or (recueil de nouvelles)

Le Roman d’un grand chanteur (biographie de son cousin, le chanteur italien Mario de Candia, 1912)

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Née le 27 novembre 1848 à Paris, décédée en 1914, elle est la fille de Théophile Gautier et d’Ernesta Grisi ; elle est la sœur cadette de Judith Gautier.

Contrairement à sa sœur aînée Judith, Estelle est d’un caractère discret et calme. Elle épouse le chroniqueur et écrivain Emile Bergerat le 15 mai 1872 : ils ont deux enfants, Théo et Herminie.

  

Lire une lettre de Th. Gautier à Emilie, Zoé et Estelle Gautier (20 novembre 1867)

Lire une lettre de Th. Gautier à Estelle Gautier (septembre 1870)

Lire une lettre de Th. Gautier à Estelle Gautier et Carlotta Grisi (14 novembre 1870)

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Né à Paris le 29 avril 1845, décédé à Neuilly-sur-Seine le 13 octobre 1923.

Emile Bergerat est un grand admirateur de Théophile Gautier, avec lequel il a travaillé pour le journal Le Bien Public. Bergerat est également poète et dramaturge, chroniqueur au Voltaire et au Figaro, et plus tard membre de l’Académie Goncourt. A la fin de la vie de Gautier, Emile Bergerat est son secrétaire.

Bergerat épouse Estelle Gautier, la fille cadette de Théophile Gautier, le 15 mai 1872 ; de leur union naissent deux enfants, Théo et Herminie.

 

Quelques œuvres d’Emile Bergerat :

Théophile Gautier : entretiens, souvenirs et correspondance (lire sur Gallica)

Contes de Caliban (lire sur Projet Gutenberg)

Un Mouchard (nouvelle) (lire sur le site de la Bibliothèque de Lisieux)

La Pièce de dix sous (nouvelle) (Lire sur le site de la Bibliothèque de Lisieux)

Un père légal, conte juridique (Lire sur le site de la Bibliothèque de Lisieux)

L’Enfant corse, conte corse (Lire sur le site de la Bibliothèque de Lisieux)

Gune et Mone, conte maritime (Lire sur le site de la Bibliothèque de Lisieux)

Sylvie de Fée, conte du Second Empire (1919) (Lire sur le site de la Bibliothèque de Lisieux)

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Théophile Gautier fils

Né le 29 novembre 1836, décédé le 16 juin 1904, Charles-Marie Théophile, connu sous le nom de Théophile Gautier fils, est le fils qu’a eu Théophile Gautier avec Eugénie Fort, et aussi l’aîné des trois enfants de l’auteur.

Théophile Gautier fils, surnommé Toto, embrasse une carrière de fonctionnaire : sous-préfet d’Ambert (1867) et de Pontoise (1870), chef du bureau de la Presse au Ministère de l’Intérieur dès 1868, puis secrétaire d’Eugène Rouher, ancien ministre de Napoléon III, il est très proche du Second empire et de la famille impériale. Il est particulièrement ami avec la princesse Mathilde, dont il gère la bibliothèque dès 1868, et à laquelle il propose d’être la marraine de son fils.

Mais le fils de Théophile Gautier est lui-même un homme de lettres, qui traduit des auteurs allemands (Achim d’Arnim, Goethe, etc.), et travaille pour Le Moniteur et le Journal officiel aux côtés de son père.

Lire une lettre de Th. Gautier à son fils (mars 1871)

Théophile Gautier peintre et dessinateur

Dès l’adolescence, Théophile Gautier manifesté un intérêt pour le dessin et la peinture : à treize ans, il peint une Vierge, et plusieurs portraits ; à 16 ans, il dessine un portrait de sa mère au pastel et apprend la peinture à l’huile. Encouragé par l’abbé de Moutesquiou, auquel la famille de Théophile Gautier était liée, il s’inscrit alors aux cours du peintre Rioult et envisage sérieusement une carrière artistique. En 1829, il peint pour l’église de Mauperthuis (le grand-père de Théophile Gautier était intendant du château de Mauperthuis) un Saint-Pierre guérissant un paralytique. C’est alors qu’il découvre Les Orientales de Victor Hugo, véritable révélation littéraire qui l’incite à de détourner de la peinture pour l’écriture.

Théophile Gautier a laissé de nombreux dessins et peintures, aujourd’hui conservés dans diverses collections, et dont vous pouvez découvrir ici une sélection.

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Bibliothèque André-Desguine, Département des Hauts-de-Seine

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Fonds Théophile Gautier de la Maison de Balzac, Paris

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Collection Lovenjoul, Bibliothèque de l’Institut de France

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Théophile Gautier


Honoré de Balzac est né à Tours le 20 mai 1799, et mort à Paris le 18 août 1850.

C’est en décembre 1835 que se nouent les relations entre Gautier et Balzac : ce dernier avait applaudi Mademoiselle de Maupin dès sa parution (novembre 1835), et avait demandé à Jules Sandeau de lui présenter l’auteur. Balzac dirige alors La Chronique de Paris, et propose à Gautier d’y collaborer : entre février 1836 et juin 1837, Gautier y publie donc des articles, mais aussi les nouvelles La Morte amoureuse et La Chaîne d’or, et le récit de son Tour en Belgique. Balzac aurait aimé que Gautier l’accompagne en Italie, en 1837, et en fasse une série d’articles comparable à celle donnée au cours du voyage en Belgique ; mais Gautier devait rester à Paris pour rendre compte de l’Exposition.

Malgré leur amitié, Balzac se montre parfois sévère à l’encontre de Gautier. Ainsi, dans une lettre du 16 octobre 1838 à Mme Hanska :

Gauthier est (…) un des talents que je reconnais, mais il est sans force de conception. Fortunio est au-dessous de Mlle de Maupin, et ses poésies qui vous ont plu m’ont épouvanté comme décadence de poésie et de langage. Il a un style ravissant, beaucoup d’esprit et je crois qu’il ne fera jamais rien parce qu’il est dans le journalisme (…). Il est très original, il sait beaucoup, il parle bien des arts, il en a le sentiment, c’est un homme hors ligne et qui se perdra sans doute.

En 1839, les relations de Gautier et Balzac deviennent plus intenses : c’est le moment où Balzac milite dans la toute nouvelle Société des gens de Lettres. Ils ont parfois des désaccords importants, mais de courte durée : en témoigne la lettre de Balzac à Mme Hanska dans laquelle il promet de lui « faire sentir (ses) griffes à (leur) première rencontre » (8 avril 1843). De manière générale, tous deux se soutiennent dans leurs carrières littéraires : Gautier donne souvent les comptes-rendus des pièces adaptées d’oeuvres de Balzac, mais aussi de celles écrites par son ami lui-même.

Gautier a collaboré avec Balzac, mais il est difficile de déterminer précisément la forme qu’a pris cette coopération, notamment concernant Le Chef-d’oeuvre inconnu. Gautier revendiquait en revanche la paternité de La Tulipe, cinquantième sonnet du recueil Les Marguerites attribué à Lucien de Rubempré dans Illusions perdues. Gautier a également aidé Balzac dans certaines relectures (pour Une Fille d’Eve, par exemple). Enfin, Balzac aurait souhaité une collaboration théâtrale avec Gautier, sur Vautrin, Richard Coeur d’Eponge et Orgon, mais Gautier s’est défilé. Tous deux ont contribué au recueil Les Français peints par eux-mêmes (1842).

En tant que directeur littéraire de La Presse, Gautier s’est également occupé de la publication de nombreux textes de Balzac : La Vieille Fille (136), La Femme supérieure (1837), Le Curé de village (1839), Les Français : l’épicier (1839), Comment se font les petits journaux (1839), Une Princesse parisienne (1839), Les Mémoires de deux jeunes mariées (1841-1842), Les deux frères (1841), Un ménage de garçon en province (1842), Honorine (1843), Un Gaudissard de la rue Richelieu (1844), Les Paysans (1844), Petites misères de la vie conjugale (1845).

Si les univers des deux auteurs étaient différents, il semble malgré tout qu’ils aient pu s’inspirer réciproquement : le capharnaum du Pied de momie doit à La Peau de chagrin, et Balzac a emprunté le portrait de Nathan pour Une Fille d’Eve à l’Onuphrius de Gautier.

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(Source : Théophile Gautier, Correspondance générale, éd. Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève-Paris, Droz, tome 1, 1985 et tome 3, 1988)


Barbey d’Aurevilly

Jules Amédée Barbey d’Aurevilly est né le 2 novembre 1808 à Saint-Sauveur-le-Vicomte (Manche), et est mort le 23 avril 1889 à Paris.

Il s’installe à Paris en 1833, et connaît des difficultés à se faire connaître en tant qu’auteur. Il travaille essentiellement pour des journaux, et en particulier pour des journaux royalistes (sa famille ne s’est jamais remise de la Révolution), auxquels il donne des articles politiques mais aussi critiques (à contrecoeur, car seule la politique l’intéressait vraiment). Ennemi de Sainte-Beuve, il lui a succédé en tant que critique littéraire au Constitutionnel. Dans ses articles, il est intransigeant et même violent, mais s’il éreinte les romans de Zola, il défend en revanche Stendhal, Balzac ou encore Baudelaire. Il n’est pas toujours tendre envers l’oeuvre de Gautier :

Ce n’a jamais été un esprit de vigoureuse et rapide spontanéité. C’est un écrivain d’application et d’agencement, de creusement et de volonté, lequel a la religion de Buffon : que le génie n’est qu’une patience…

Cette citation est extraite de l’article « Le Capitaine Fracasse, par M. Théophile Gautier », paru dans Le Pays, le 17 janvier 1864 (lire l’article entier) : Barbey d’Aurevilly qualifie le roman de « monument d’archaïsme », dans lequel Gautier n’aurait strictement rien inventé, mais seulement puisé dans un catalogue de thèmes anciens et « empoussiérés ». Toutefois, Barbey d’Aurevilly a toujours été un fervent défenseur du recueil Emaux et Camées : dans Le Pays du 26 janvier 1859, il fait l’éloge d’une réédition de l’ouvrage (lire le texte).


Charles Baudelaire

Charles Baudelaire est né à Paris le 9 avril 1821, et décédé à Paris le 31 août 1867.

Gautier a rencontré Baudelaire à l’hôtel Pimodan, à l’occasion de l’une des « fantasias » données par le peintre Boissard de Boisdenier. En revanche, la date est incertaine : Gautier parle de 1849, quand ses contemporains avancent plutôt la date de 1845. Quoi qu’il en soit, c’est vers 1850 que les deux poètes se lient d’amitié.

Baudelaire éprouve une vive admiration pour Gautier, comme suffit à le prouver la dédicace des Fleurs du Mal :

Au poète impeccable

au parfait magicien ès Lettres françaises

à mon très cher et très vénéré

maître et ami

Théophile Gautier

avec les sentiments

de la plus profonde humilité

je dédie

ces fleurs maladives

Dans une lettre de février 1866, Baudelaire écrit : « Excepté Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Mérimée, Vigny, Flaubert, Banville, Gautier, Leconte de Lisle, toute la racaille moderne me fait horreur. » (Correspondance, éd. Claude Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t.2, p.611). En mai 1864, Baudelaire consacre une communication à Gautier, dans le cadre des conférences littéraires qu’il donne à Bruxelles, où il est parti pour fuir ses créanciers.

Baudelaire était très satisfait du chapitre que lui avait consacré Gautier dans les Poètes français, tome 4 (1862) : il explique que pour une édition définitive des Fleurs du Mal, c’est cet article qu’il utilisera comme préface.

Baudelaire a publié un long article (lire) consacré à Gautier, dans L’Artiste du 13 mars 1859 (dans la « Galerie du XIXe siècle »), repris sous le titre Théophile Gautier par Charles Baudelaire. Notice littéraire précédée d’une lettre de Victor Hugo (Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1859) puis dans L’Art romantique (ParisMichel Lévy, 1868). Cet article a également été inclus dans Honoré de Balzac paru chez Poulet-Malassis et Debroise en 1859, dans lequel il fait suite à un article de Gautier sur Balzac.

Gautier a écrit un article intitulé « Charles Baudelaire » paru dans le Moniteur Universel du 9 septembre 1867.

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(Source : Théophile Gautier, Correspondance générale, éd. Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève-Paris, Droz, tome 5, 1991 et tome 8, 1993)


Joseph Fernand Boissard de Boisdenier

Joseph Fernand Boissard de Boisdenier est né à Châteauroux le 4 mars 1813, et est mort à Paris en décembre 1866.

Le peintre Boissard de Boisdenier avait son atelier dans l’île Saint-Louis, quai d’Anjou. Vers le 1er avril 1845, il s’est installé à l’hôtel Pimodan, à quelques numéros de son ancienne adresse. Gautier s’est installé début novembre 1848 dans les dépendances de l’appartement de son ami, où il n’est resté que quelques mois. Gautier parle de lui comme d’un bon peintre, qui maîtrise également la musique et la poésie, mais qui travaille en dilettante. Gautier a rendu compte de ses oeuvres dans La Revue de Paris (25 avril 1845) et dans La Presse (3 avril 1846, 1er avril 1847, 2 mai 1848, 10 août 1849, 28 mars 1851, 14 mai 1852) : souvent, il défend le talent de son ami, injustement mis à l’écart selon lui. Peut-être l’appui de Gautier a-t-il aidé Boissard à obtenir quelques commandes officielles, mais rien ne l’indique clairement. En 1848, suite à une campagne de protestation contre la rigueur du Jury et le poids des institutions, Boissard a publié une brochure intitulée l’Exposition et le Jury dans laquelle reparaissent des réflexions menées conjointement avec Gautier.

Le peintre reçoit souvent ses amis à l’hôtel Pimodan, pour des concerts, mais aussi pour des « fantasias » de hachisch en présence de l’aliéniste Moreau de Tours. Ces séances de consommation de drogue ont été au nombre d’une dizaine, d’après Gautier ; trois dates seules sont assurées : les 3 novembre et 22 décembre 1845, et le 28 avril 1846.

En avril 1849, Boissard quitte l’île Saint-Louis pour le Chemin de ronde de la barrière de Clichy. Les relations avec Gautier restent étroites, car tous deux fréquentent le cercle de La Présidente, mais aussi en raison de leurs affinités esthétiques. Boissard continue à militer en faveur des artistes : en 1849, il est nommé secrétaire du comité chargé d’élaborer le statut des peintres. Il publie dans L’Artiste (1er février et 1er mars 1850) deux articles intitulés « De la condition des artistes et des moyens de l’améliorer » : il y développe des idées voisines de celles de Gautier.

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(Source : Théophile Gautier, Correspondance générale, éd. Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève-Paris, Droz, tome 1, 1985, tome 3, 1988 et tome 4, 1989)


Eugénie Fort

Eugénie Fort est née à Paris le 6 juin 1812, et est morte à Paris en 1881.

Fille d’un ancien soldat allemand de l’armée de Condé et d’une marchande fruitière, Eugénie Fort a trois frères et soeurs, mais elle fait exception dans sa fratrie pour sa beauté et son intelligence. Elle est voisine des Gautier, Place Royale, et elle aurait rencontré Gautier sur un banc, vers 1830. Gautier l’a longtemps courtisée, avant que leur liaison ne débute, en février 1836. Le 29 novembre de la même année, elle donne naissance à leur fils, Théophile. Gautier ne semble pas prêt à reconnaître son enfant : il s’y résout finalement, au lendemain de la naissance, pour éviter un duel avec le frère d’Eugénie, Charles Fort. De 1836 à 1842, la vie d’Eugénie est mal connue : elle a séjourné à Marseille, notamment. Elle revient ensuite se fixer à Paris, où elle élève son fils et vit avec Charles Blanc, témoin du duel avorté et parrain de Toto. La famille de Gautier regrette que l’auteur n’ait pas épousé Eugénie Fort, et tient celle-ci en haute estime. Gautier rend des visites fréquentes à son fils et à son ancienne maîtresse, qui souhaiterait voir le père plus présent dans la vie de son fils. Au cours de ces visites, Gautier confie sa lassitude grandissante à Eugénie.

Le 12 octobre 1856, Eugénie Fort commence la rédaction d’un journal qui aura 10 volumes, et dans lequel Gautier apparaît souvent. Les sentiments d’Eugénie à son égard sont variables : elle est tantôt bienveillante car elle apprécie ses rencontres avec lui, tantôt agacée par l’attitude de Gautier qu’elle juge égoïste. De son côté, Gautier, qui lui confie les tracas de sa vie quotidienne à Neuilly, paraît regretter de ne pas voir vécu avec elle.

Pendant la Commune, elle vit à Versailles, et Gautier se réfugie chez elle pour fuir Paris. Après l’armistice du 26 janvier 1871, Eugénie rejoint Théophile Gautier fils à Bruxelles.

(Source : Théophile Gautier, Correspondance générale, éd. Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève-Paris, Droz, tome 1, 1985, tome 6, 1991, tome 8, 1993 et tome 11, 1996)


Carlotta Grisi

Caroline-Adèle-Marie-Joséphine Grisi, dite Carlotta Grisi est née à Visinda (Tyrol) le 25 juillet 1819, et décédée à Saint-Jean (près de Genève) le 20 mai 1889.

Carlotta Grisi s’est orientée très jeune vers une carrière théâtrale, peut-être influencée par les succès de ses cousines Giulia et Giuditta Grisi, cantatrices renommées. Si Carlotta chante bien elle aussi, c’est dans la danse qu’elle excelle : à dix ans, elle danse dans le choeur d’enfants de la Scala de Milan, et dès 15 ans, guidée par son impresario Lanari, elle commence des tournées dans toute l’Italie. En 1835-1836, Jules Perrot, ancien directeur de l’Opéra de Paris, remarque son talent et en tombe amoureux : il lui offre alors de danser sur la scène du Her Majesty’s Theatre, à Londres. Si Carlotta et Perrot se déplacent ensemble, rien n’indique qu’ils aient été mariés. Jusqu’en 1838, le couple parcourt l’Europe, rencontrant à Vienne l’ancienne rivale de Carlotta, Fanny Cerrito. Mais c’est à Paris que Carlotta et Perrot veulent faire impression : l’opportunité se présente lorsque, en 1840, l’Académie Royale de Musique et de Danse a besoin d’une nouvelle grande ballerine. Perrot fait alors danser Carlotta sur la scène du Théâtre de la Renaissance, afin de la faire connaître au public parisien. Gautier la voit dans ce ballet, et paraît peu convaincu par son talent : « Elle sait danser, ce qui est rare ; elle a du feu mais pas d’originalité » note-t-il dans son feuilleton du 2 mars 1840. Le directeur de l’Académie n’est pas facile à convaincre, et c’est seulement après plusieurs mois de négociations que Carlotta intègre l’Opéra, en décembre 1840.

En février 1841, pour ses premiers pas à l’Opéra, Carlotta danse l’intermède de La Favorite : alors, Gautier est conquis et la place au rang des grandes danseuses telles Fanny Elssler et la Taglioni. En mars de la même année, Gautier entreprend l’écriture de Giselle, dont le succès le 28 juin 1840 assure définitivement la situation de Carlotta à l’Opéra ; elle se fait alors appeler Madame Perrot. Gautier est déjà amoureux d’elle, et il semble qu’un séjour à Londres, en 1842 (pour la première de Giselle), ait permis à Gautier et Carlotta de vivre leur passion, malgré la présence de Perrot. Celui-ci reste d’ailleurs en Angleterre, tandis que Carlotta rentre à Paris, et finit par quitter l’appartement de Perrot pour regagner la demeure maternelle, où elle retrouve également sa soeur Ernesta. Peu après, les journaux évoquent un projet de mariage de Carlotta avec son partenaire Petipa ; Carlotta se fait à nouveau appeler par son nom de jeune fille. A ce moment, Gautier fréquente assidûment le foyer de l’Opéra, et ses entrevues avec Carlotta sont fréquentes mais clandestines.
Au début de l’année 1843, Carlotta soutient le début de carrière de sa jeune soeur Ernesta et renonce à danser au Her Majesty’s Theatre, où Perrot est resté maître de ballet. De son côté, Gautier essaie, avec La Péri, de réitérer le succès de Giselle, mais n’y parvient pas tout à fait. Néanmoins, Carlotta y excelle, mais l’apologie des moeurs orientales soulève la controverse. A ce moment, elle essaie de se libérer un peu des contraintes de son Art, mais perd plusieurs appuis. C’est seule qu’elle part à Londres danser La Péri fin 1843 : quand Gautier l’y rejoint, en novembre, son attachement pour elle a considérablement faibli, car il a reporté sa passion sur la cadette de Carlotta, Ernesta. En 1844, Carlotta retrouve Perrot à Londres, et leur liaison reprend, donnant même lieu à une grossesse qui oblige la danseuse à arrêter son activité pour quelques mois. En 1845, elle retourne en Italie, qu’elle n’avait pas revue depuis le milieu des années 1830 ; mais sa tournée à Rome se passe mal. A ce moment, elle perd le procès que lui a intenté la même année l’Opéra de Paris au sujet de ses cachets trop élevés. Gautier continue néanmoins à faire l’éloge du talent de Carlotta dans ses feuilletons, et deux voyages à Londres avec Ernesta, en 1845 et 1846, lui donnent l’occasion de revoir son ancienne maîtresse.

En 1849, l’engagement de Carlotta à l’Opéra de Paris n’est pas renouvelé, car la salle doit fermer temporairement. Avant de gagner Saint-Pétersbourg, Perrot offre à la danseuse son dernier succès parisien, dans La Filleule des Fées (première le 8 octobre 1849). En 1850, après s’être produite une dernière fois à Londres (Les Métamorphoses, 12 mars), elle rejoint Perrot à Saint-Pétersbourg. Elle y danse durant trois saisons, entrecoupées de séjours à Paris durant l’été. Gautier soutient sa tentative de réintégrer l’Opéra de Paris en 1853, en vain. En 1854, c’est à Varsovie que Carlotta rencontre le succès. Puis, brusquement, peut-être à l’instigation du Prince Léon Radziwill rencontré à Paris 4 ans plus tôt, elle décide de renoncer à la danse, et se retire à la Villa Saint-Jean (Genève) en 1856, où elle mène une vie rangée. Durant cinq ans, elle y élève Léontine, la fille qu’elle a eue avec le prince Radziwill (et que pendant un temps, la famille appelle Ernestine), et sa petite-fille Rose Perrot, la fille de Marie-Julie Perrot (l’enfant que Carlotta a eu avec Jules Perrot). Gautier lui rend visite là-bas, en 1861, au retour de son voyage en Russie (voyage pendant lequel la famille de Gautier avait séjourné chez Carlotta). Carlotta songe un moment à revenir s’établir à Paris, puis y renonce. Toutefois, elle a renoué l’amitié avec Gautier : tous deux échangent de longues lettres, et l’auteur lui rend visite une fois par an à Saint-Jean : à cette occasion, la maison de Carlotta accueille une foule d’admirateurs de Gautier, et l’auteur profite aussi de ces séjours pour faire de nombreuses visites aux écrivains et artistes genevois. Dès 1866, Gautier lui adresse aussi une correspondance clandestine : la rupture avec Ernesta, en raison des désaccords concernant le mariage de leur fille Judith avec Catulle Mendès, laisse à Gautier tout le loisir de renouer avec son ancienne maîtresse, même si l’un comme l’autre font tout leur possible pour que leurs relations n’aient l’apparence que de liens familiaux étroits. C’est dans ce contexte que Gautier entreprend la rédaction de Spirite, en 1865. Carlotta est alors pour Gautier une tendre amie, auquel elle apporte soutien et réconfort vis-à-vis des tensions familiales, mais aussi dans les dernières années de sa vie.

lire quelques lettres de Gautier à Carlotta

(Source : Théophile Gautier, Correspondance générale, éd. Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève-Paris, Droz, tome 1, 1985, tome 2, 1986 et tome 9, 1995)


Ernesta Grisi

Ernesta Giuseppina Jacomina Grisi est née à Visinada (Istrie) le 25 octobre 1816, et décédée à Villiers le 11 décembre 1895.

Soeur de la danseuse Carlotta Grisi, Ernesta a très vite abandonné pour la danse pour se consacrer au chant, et suivre ainsi la voie de ses deux illustres cousines, les cantatrices Giulia et Giuditta Grisi. En 1838-1839, elle chante au Théâtre italien de Paris, et y débute dans l’Adalgisa de La Norma de Bellini, aux côtés de sa cousine Giulia dans le rôle titre. Immédiatement, Gautier souligne le talent d’Ernesta dans son feuilleton de La Presse, et vante aussi sa beauté. Ernesta suit la troupe du Théâtre italien dans sa tournée londonienne, où elle est assez mal reçue : son engagement avec le Théâtre italien n’est donc pas renouvelé, semble-t-il. Elle participe alors à divers concerts parisiens. Carlotta lui apporte son soutien, en chantant avec elle ou en dansant à ses côtés. Mais la critique est toujours sévère à son égard : sa voix manque de souplesse, le tract lui fait perdre ses moyens, elle manque du feu dont sa soeur semble seule douée. Gautier l’aide de son mieux, par ses articles, mais aussi en lui faisant bénéficier de ses relations.

Il est difficile de déterminer quand a commencé la liaison entre Gautier et Ernesta. On sait seulement que lorsque l’auteur se rend à Londres en novembre 1843 pour y voir Carlotta, il est accompagné d’Ernesta, qui est indiquée comme son épouse dans les documents officiels. S’ils ne se sont jamais mariés, leur liaison dure 22 ans, et ils ont deux filles ensemble : Judith (25 août 1845) et Estelle (28 nov. 1847). C’est en mars 1866 qu’ils se séparent, suite à des désaccords au sujet du mariage de Judith avec Catulle Mendès : Gautier s’y oppose, tandis qu’Ernesta soutient sa fille.


Victor Hugo

Victor Hugo est né à Besançon le 26 février 1802, et est mort à Paris le 22 mai 1885.

Gautier n’a pas rencontré Hugo en récompense de ses services dans la bataille d’Hernani en février 1830, comme il l’indique lui-même : il lui a été présenté le 27 juin 1829, grâce à Nerval. Gautier admire Hugo, qui se montre en retour très bienveillant envers le jeune auteur : il lui fait notamment bénéficier de ses appuis, et vante ses talents de poète mais aussi de prosateur.

Un article faisant l’éloge de Mademoiselle de Maupin, publié dans le journal Vert-Vert du 15 décembre 1835, est attribué à Hugo (lire le texte).

Dans une lettre à Jules Simon (alors Ministre de l’Instruction publique) du 24 juin 1872, Hugo plaide pour son ami très malade et en proie à des difficultés financières :

Théophile Gautier est un des hommes qui honorent notre pays et notre temps ; il est au premier rang comme poète, comme critique, comme écrivain. Sa renommée fait partie de la gloire française. Eh bien, à cette heure, Théophile Gautier lutte à la fois contre la maladie et contre la détresse. (…) Je vous demande, au nom de l’honneur littéraire de notre pays, de lui venir en aide avec cette promptitude qui double le bien qu’on fait, et d’attribuer à Théophile Gautier la plus forte indemnité annuelle dont vous puissiez disposer.

Gautier entretenait également de très bons rapports avec Adèle, la femme de Victor Hugo : longtemps, le couvert de Gautier était mis d’office à la table des Hugo, chaque dimanche soir.

Lire une lettre de Gautier à Victor Hugo (20 décembre 1870 ?)


Gérard de Nerval

Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, est né à Paris le 22 mai 1808 et mort à Paris le 26 janvier 1855.

Gautier a rencontré Nerval au lycée Charlemagne (Paris), qu’il a intégré en 1822. Plus jeune que son ami, Gautier n’a donc jamais été dans la même classe que lui ; et lorsqu’il l’a connu, Gérard Labrunie (il ne se faisait pas encore appeler Nerval) faisait pour lui figure d’initiateur : c’est son aîné qui lui a fait connaître la littérature allemande, par exemple. C’est aussi Nerval qui l’a présenté à Hugo le 27 juin 1829, et c’est en compagnie de Nerval que Gautier fréquente le Petit Cénacle de Jehan Duseigneur, avec Célestin Nanteuil, Pétrus Borel, Philothée O’Neddy.
La vocation poétique de Nerval était précoce : à 18 ans, en 1826, il publie les Elégies nationales. Tout comme Gautier, Nerval est très attiré par l’Orient. Leur amitié était donc renforcée par la parenté de leurs vocations littéraires respectives, et ils ont souvent travaillé ensemble sur un même texte, l’un reprenant à la suite de l’autre, sans que la transition soit perceptible. Tant et si bien qu’en 1836, ils ont signé avec l’éditeur Renduel pour la rédaction commune d’un ouvrage entier, Les confessions galantes de deux gentilshommes périgourdins, qu’ils n’ont finalement jamais écrit. Emile de Girardin, directeur de La Presse, leur confie dès juillet 1837 le feuilleton théâtral du journal : s’ils certains articles sont entièrement l’oeuvre de l’un ou de l’autre, nombreux sont les textes écrits à deux mains, et signés G.G.. Dès février 1838, Gautier travaille seul à ce feuilleton, puis Nerval reprend le travail, notamment durant le voyage de Gautier en Espagne.

En 1835, Nerval s’est installé impasse du Doyenné, à une rue de chez Gautier : c’est la période dite de la bohème galante, durant laquelle Nerval tombe amoureux de l’actrice Jenny Colon, mais finit par en épouser une autre.

Si tous deux rêvaient de voyager ensemble, leur seul expérience commune est celle du voyage en Belgique, du 24 juillet à la fin août 1836 : Gautier en a tiré un article, mais également la nouvelle La Toison d’or.

Gautier a peu parlé de Nerval dans ses articles de presse, mais chaque fois que le nom de son ami venait sous sa plume, c’était pour l’associer à des louanges, tant pour ses traductions (de Goethe notamment) que pour son oeuvre fictionnelle. Il a notamment fait paraître une notice sur Nerval en février 1854.

Au matin du 26 janvier 1855, Nerval est retrouvé pendu dans la rue de la Vieille-Lanterne. Dans sa poche, on retrouve des fragments d’Aurelia, que Gautier fait publier le mois suivant. Le lendemain de la mort de son ami, Gautier fait paraître un article sur Nerval, mais ce n’est qu’en 1867 qu’il lui consacre une série de quatre articles parus dans L’Univers illustré, avant d’être repris en tête des Oeuvres complètes de Gérard de Nerval.


La Princesse Mathilde

La Princesse Mathilde est née à Trieste le 27 mai 1820, et est morte à Paris le 2 janvier 1904.

Fille de Jérôme Bonaparte, elle a épousé le comte Anatole Demidoff en 1840. Séparée de son mari dès 1844, elle aide son cousin Louis-Napoléon à tenir sa cour, dès 1852. Passionnée d’art et de littérature, elle reçoit dans son salon les artistes de son temps, et Gautier figure parmi ses fidèles. Elle-même est peintre, et a exposé plusieurs fois au Salon.

Après la chute du Second Empire, Gautier lui conserve son amitié et son soutien. La princesse Mathilde entoure Gautier dans les derniers jours de sa vie.


Apollonie Sabatier

Aglaé Joséphine Savatier, dite Apollonie Sabatier, est née à Mézières le 7 avril 1822 et est morte à Neuilly-sur-Seine le 3 janvier 1890.

Apollonie Sabatier était surnommée La Présidente par ses amis, d’après un mot attribué à Edmond de Goncourt : sa beauté et son intelligence lui avaient en effet octroyé le droit de présider à un dîner chaque dimanche. Elle se prétendait fille d’un haut fonctionnaire de l’administration, mais aurait été en réalité la fille d’une lingère et d’un père inconnu. Installée à Paris où elle tenait salon, elle a transformé son patronyme afin de lui ôter sa connotation de « savate ». Elle a aussi changé de prénom, adoptant celui d’Apollonie, que ses parents avaient apparemment voulu lui donner, mais que l’Etat civil aurait refusé.

Apollonie Sabatier fréquente le milieu des artistes de son époque, et notamment l’hôtel Pimodan, où elle côtoie Baudelaire, Gautier, Ducamp, Boissard de Boisdenier et les autres. Sa jeune soeur, Irma Adelina (1832-1905), dite Bébé, fréquente aussi ce cercle : maîtresse de Boissard, avec qui elle a eu une fille, elle a aussi eu une courte liaison avec Gautier en 1853.

Gautier entretient avec Madame Sabatier une relation ambiguë, amicale et amoureuse, et fortement empreinte d’érotisme voire de pornographie : en témoigne par exemple l’illustre Lettre à la Présidente. Flaubert a aussi écrit des articles sur elle, et elle aurait inspiré certains des poèmes des Fleurs du Mal. Elle est également connue pour avoir posé pour la Femme piquée par un serpent de Clésinger (Salon de 1847, aujourd’hui au musée d’Orsay), qui a déclenché une vive polémique pour son érotisme évident.

Apollonie Sabatier est devenue riche à 25 ans, grâce à la protection de l’homme d’affaire franco-belge Alfred Mosselmann. Après la mort de ce dernier, elle a entretenu avec Sir Richard Wallace, donateur des fontaines Wallace, une longue liaison qui a encore accru sa richesse.


Charles-Augustin Sainte-Beuve

Charles Augustin Sainte-Beuve est né à Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804, et décédé à Paris le 13 octobre 1869.

Sainte-Beuve n’a pas toujours été très tendre avec Gautier, mais il publie trois articles très favorables portant sur Le Capitaine Fracasse dans Le Constitutionnel des 16, 23 et 30 novembre 1863. En réalité, ces articles ne portent pas seulement sur le roman de Gautier, mais sur son oeuvre entier. Sainte-Beuve, dans l’introduction du premier article, vante les mérites des récits de voyages de Gautier, et regrette que l’activité de journaliste de Gautier ait trop souvent éclipsé son oeuvre poétique :

Pour le physique, il a tout dit ; il a montré les villes, le climat, il a fait toucher et palper la lumière. Mais à côté de ce Gautier usuel et commode, il en est un autre qui n’est bien apprécié et goûté que des initiés. Je voudrais aider à la faire comprendre. Autrefois j’ai pu moi-même ne pas être très juste pour lui à ses débuts. (…) J’étais sensible à quelques excès, à quelques efforts dont la singularité me choquait, dont l’originalité ne m’était pas démontrée. (…) Il est et il restera une des productions les plus à part, et les plus compliquées comme les plus brillantes, de cette époque d’art qui a tant donné.

(cliquer ici pour lire le texte intégral des trois articles)

En revanche, et par la force des choses, Gautier évoque très peu Sainte-Beuve dans ses écrits. On peut néanmoins lire, dans le Moniteur Universel du 11 juillet 1864, au sujet d’une reprise d’Esther commentée par Sainte-Beuve :

Voici comment s’en exprime Sainte-Beuve, ce fin appréciateur de toutes les délicatesses et de toutes les finesses. (…) Certes, il est impossible de dire mieux et plus juste.

Gautier appréciait Sainte-Beuve, et se considérait comme son « neveu ».


Tin-tun-ling

Né en 1831, Tin-tun-ling est un homme de lettres chinois, réfugié politique en France. Théophile Gautier l’a rencontré à Paris, s’est pris d’amitié pour lui, et l’a embauché pour donner des cours de chinois à sa fille Judith. Celle-ci, imprégnée de culture extrême-orientale, s’amusait à se faire passer pour la réincarnation d’une princesse chinoise.

A Neuilly, Gautier présente à ses amis (les Goncourt, Flaubert) celui qui est surnommé « l’éminence jaune du Parnasse » et qui leur permet d’entrer en contact de manière privilégiée avec la poésie orientale. Tin-tun-ling était très reconnaissant à Gautier de l’avoir recueilli, comme en témoigne la courte lettre servant de préface à son ouvrage La Petite Pantoufle, citée par Emile Bergerat dans ses Souvenirs d’un enfant de Paris, chapitre « Le Chinois de Gautier » (nous n’en citons qu’un extrait) :

Tin-tun-ling au public français.

J’ai composé cette histoire en prison.

Quoique je ne sois qu’un pauvre lettré chinois de la province de Chang-Si, vous la lirez peut-être avec intérêt.
Quatorze années sont tombées dans l’oubli depuis que j’ai quitté l’Empire du Milieu. J’ai marché sur la terre de vos ancêtres, et j’ai trouvé les hommes de l’Occident bons et généreux.

Un jour, dix mille fois heureux, j’ai rencontré Théophile Gautier. Son coeur était vaste et bienveillant ; il m’a ouvert sa maison où je suis entré. Il fut pour moi comme un hôte céleste et une bienfaisante lumière. Il a salué le siècle ; que son corps soit tranquille.

(…) 25 juin 1875

Tin-tun-ling, de la province de Chang-Si

Tin-tun-ling a habité un pavillon construit sur le modèle de l’architecture chinoise, dans le jardin du Pré aux Oiseaux – la maison de Judith à Saint-Enogat. Après la mort de Gautier, en 1872, Tin-tun-ling épousa une française, Caroline Julie Liégeois, qui l’accusa ensuite de polygamie (il était vraisemblablement déjà marié en Chine) : suite à un procès, il fut acquitté.

Théophile Gautier


Romans

Fortunio

Ce roman a paru en feuilleton dans Le Figaro, entre le 28 mai et le 24 juillet 1837, sous le titre L’Eldorado. Les feuilles de ce journal ont été ensuite utilisées pour constituer deux éditions du romans : l’une gardant le titre L’Eldorado appartient aux « Publications du Figaro » (1837), l’autre paraît en mai 1838 chez Desessart, sous le titre Fortunio (édition à laquelle est adjointe une préface). En 1840, Delloy propose une nouvelle édition du texte ; en 1845, Fortunio est repris dans les Nouvelles.

Gautier a emprunté à Musset le nom du protagoniste de Fortunio, qui est un personnage du poème « Suzon » (1831) et et la pièceLe Chandelier (1835).

Sainte-Beuve publie en 1838 un article sévère à l’égard de Gautier dans La Revue des Deux Mondes, et le passage consacré à Fortunio est totalement négatif. Balzac lui aussi est déçu par Fortunio.

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Mademoiselle de Maupin

Mademoiselle de Maupin, double amour est le titre donné par Gautier à ce roman paru en novembre 1835 en deux volumes (l’un daté de 1835, l’autre de 1836) chez Renduel, et qui a pour héroïne l’androgyne Madeleine d’Aubigny-Maupin, actrice et cantatrice française ayant vécu au XVIIIe siècle. Théophile Gautier a travaillé deux ans à ce roman, après avoir signé un contrat avec l’éditeur Renduel en septembre 1833 : l’auteur devait livrer le manuscrit en février 1834, mais c’est seulement en septembre 1835 que Gautier le remet à l’éditeur. Mademoiselle de Maupin est un échec de librairie ; Renduel tente alors une deuxième parution en 1837, espérant que le succès de Fortunio (voir ci-dessous) jouerait en sa faveur, mais il n’en est rien. La fortune du roman vient plus tard, à partir de 1851, quand Charpentier en sort une édition « revue et corrigée », réimprimée 23 fois entre 1851 et 1883 ; le sous-titre « Double amour » a alors disparu, et la préface a été largement censurée par Gautier. C’est cette dernière version qui est le plus souvent adoptée dans les publications ultérieures[1].

La préface de Mademoiselle de Maupin est particulièrement célèbre. Gautier y répond aux attaques du Constitutionnel à son encontre : Gautier publie alors la série des Grotesques dans La France littéraire, et ses opinions ne sont pas du goût de tous. Le procès qui s’ensuit ne satisfait pas Gautier, qui s’érige alors, dans la préface de son roman, contre le journalisme moralisateur.

Si Mademoiselle de Maupin est globalement mal reçu de la critique, même dans les journaux amis de Gautier, quelques contemporains de l’auteur sont très admiratifs du roman et de sa préface : Baudelaire, dans un long article consacré à Gautier (L’Artiste, 1859), fait l’éloge de ce roman, et Balzac, qui demande à rencontrer Gautier après avoir lu Mademoiselle de Maupin, mentionne l’oeuvre dans la préface de son roman Un Grand Homme de province à ParisVictor Hugo aurait publié dans le journal Vert-Vert du 15 décembre 1835 un article élogieux, qui n’est toutefois pas signé (lire l’article) ; et Alphonse Esquiros en a rédigé un autre pour La Presse du 14 octobre 1836.

Lire le texte sur Gallica (version « revue et corrigée », Charpentier, 1876)

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[1] Pour la première version, voir notamment le recueil Oeuvres, choix de romans et de contes, éd. établie par P. Tortonese, Robert Laffont, 1995 ; mais aussi “Introduction”, in Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin (Oeuvres complètes. Romans, contes et nouvelles), éd. A. Geisler-Szmulewicz, Paris, Honoré Champion, t. 1, 2004, p. 7-72.

 

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La Croix de Berny : roman steeple-chase

Ce roman épistolaire à plusieurs mains a paru dans La Presse entre le 9 juillet et le 10 août 1845. Il est est l’oeuvre commune de Théophile Gautier, Delphine de Girardin (sous le pseudonyme de Vicomte de Launay), Jules Sandeau et Joseph Méry. Il avait été annoncé dans Le Presse du 7 juillet 1845, comme « une peinture de la vie humaine et de ses passions, où les événements se dérouleront, sans combinaison préméditée, comme ils tombent dans notre existence, chaque heure et chaque jour, avec leur joie ou leur douleur. » C’est donc un tournoi littéraire, sur le modèle des tournois équestres de steeple-chase, que proposent Gautier et ses trois co-auteurs, chacun sous le nom d’un personnage différent : « (…) l’imagination des auteurs inventera des situations, des incidents, des difficultés que chacun d’eux à son tour devra franchir dans un élan de rivalité amicale, ce qui justifiera en quelque sorte le titre de ce roman, où les quatre écrivains lutteront de style et d’esprit, comme dans un steeple-chase on lutte de vitesse et d’intrépidité », mentionne encore le prospectus.

Selon Sainte-Beuve, Gautier a envoyé la dernière lettre de son personnage, Edgar de Meilhan, du camp de Ain-el-Arba (Algérie), où il l’aurait écrite.

Le roman a été réimprimé en 1846, puis en 1855 (Librairie nouvelle, Paris), et enfin en 1863.

Le succès du roman a donné à La Presse l’idée d’un feuilleton intitulé « La Croix de Berny (Courrier de Paris) », pour lequel écriraient les quatre auteurs à partir de janvier 1847. Jusqu’alors, c’était Madame de Girardin qui tenait seule cette rubrique, simplement intitulée « Courrier de Paris ».

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Les Roués innocents

Ce roman a paru dans La Presse du 19 au 30 mai 1846, qui l’avait annoncé dès 1844 sous le titre de « Sénande et Lucinde, ou Les Roués innocents ». Il a été repris en volume en 1847, puis en 1853, et enfin dans une parution commune avec Jean et Jeannette (voir ci-dessous) en 1862 (datée 1863).

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Les Deux Etoiles / Partie Carrée / La Belle Jenny

Ce texte a paru dans La Presse entre le 20 septembre et le 15 octobre 1848. Il a ensuite été repris en volume  sous le titre de Partie carrée (1851) avec, dans le troisième et dernier volume, Le Club des hachischins et Le Chevalier double. Enfin, il a reparu dans le journal L’Univers Illustré sous le titre La Belle Jenny entre juin et septembre 1865, et a été édité en volume la même année.

Selon Lovenjoul, c’est le titre de Partie Carrée qui sied le mieux au roman. Il indique, dans son Histoire des oeuvres de Théophile Gautier (vol. 1, p.399), que toutes les éditions omettent quelques lignes dans le dernier chapitre, fin du premier paragraphe :

L’attente de l’être aimé allumait dans sa beauté une clarté intérieure qui la rendait rayonnante. Il est si doux, dans ces instants-là, de se sentir si belle et d’augmenter l’amour par l’admiration !

Blanche, rose, éclatante, avec sa robe qui semblait taillée dans les pétales d’une fleur, et sa tunique de gaze, plus frêle et plus transparente que les ailes des libellules, rattachée par des bouquets pareils à ceux de sa coiffure, elle avait l’air d’une sylphide qui se passait le caprice d’aller en soirée.

Lire Partie Carrée sur Gallica

Lire La Belle Jenny sur Gallica

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Jean et Jeannette, histoire rococo

Ecrit en 1850, ce roman paraît être une reprise étoffée et plus « sérieuse » (car la morale y est réintroduite) de la nouvelle publiée par Gautier en 1836, Le Petit Chien de la MarquiseJean et Jeannette a été publié dans La Presse du 9 au 26 juillet 1850, puis parut en volume la même année, à deux reprises, accompagnée d’une nouvelle non signée, Une Aventure de bibliophile (écrite par Paul Lacroix et déjà parue en 1849). En 1852, Jean et Jeannette a été repris dans Un trio de romans (Lecou), et en 1862 (daté 1863), accompagné des Roués innocents (voir ci-dessus), un volume portant ces deux titres.

Lire le texte sur Gallica

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Militona

Ce roman a paru en en feuilleton dans La Presse du 1er au 16 janvier 1847. Il a été repris en volume chez Dessesart la même année, puis dans Un trio de romans en 1852, avec Jean et Jeannette (voir notice ci-dessus). En 1855 et 1859 (daté 1860), il a reparu seul en volume. ces deux dernières éditions ont eu plusieurs tirages différents (v. Lovenjoul, t.1, p.360).

Il doit beaucoup aux récits de Voyage de Espagne de Gautier, mais aussi au théâtre de Gautier, dans lequel l’Espagne est également très présente.

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Avatar

Avatar a paru en onze feuilletons dans le Moniteur Universel, du 29 février au 3 avril 1856. L’éditeur Hetzel devait publier ce roman, mais deux contrefaçons belges parues aussitôt après la publication dans le Moniteur Universel le découragèrent. Après avoir menacé de faire éditer son œuvre ailleurs, Gautier finit par proposer d’insérer Avatar dans une série de courts romans intitulée « Le fantastique en habit noir », et qui regrouperait quatre textes de Gautier : AvatarPaul d’Aspemont ou le Jettatore, et deux autres qui n’ont jamais vu le jour (Le Hachich et Le Magnétisme). Hetzel finit par accepter, et Avatar parut en mai 1857 dans la « collection Hetzel » chez Michel Lévy. Ce roman fut ensuite repris dans les Romans et contes parus en 1863 chez Charpentier.

Le thème d’Avatar, la transfiguration des âmes, tient alors une place de choix dans la littérature : en 1830, le Mercure de France au XIXe siècle avait publié « La Métempsycose » de l’écossais Robert Mac Nish, et Nerval était très friand de ce thème (on le retrouve notamment dans Aurélia et dans « Le Comte de Saint-Germain ») ; le Théâtre du Palais-Royal a donné en 1844 un vaudeville intitulé Les Âmes en peine ou la métempsycose, que Gautier fut un des seuls à apprécier (il en rend compte dans La Presse du 22 janvier), et qui y puisa beaucoup pour Avatar. En 1852, Baudelaire avait publié la traduction d’une nouvelle de Poe, Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe, histoire de réincarnation ; la même année, Maxime Du Camp a publié une nouvelle, L’Âme errante, souvenir des existences antérieures. La métempsycose donne aussi naissance au thème du double, déjà traité par Gautier dans Le Chevalier double (1840). Et le magnétisme mis en œuvre dans Avatar pour dissocier les âmes des corps est présent dans de nombreux textes du XIXe siècle (chez Hoffmann ou F. Soulié par exemple). C’est là encore un thème cher à Gautier, qui l’a traité dans son ballet Gemma en 1854. L’Inde tient une place centrale dans Avatar, et dans l’imaginaire exotique de Gautier, aux côtés de l’Egypte : Gautier était un grand lecteur de textes indiens et liés à l’Inde (Le Dieu et la bayadère de Goethe, par exemple), et a situé l’intrigue du ballet Sacountala dans ce pays.

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Le Roman de la momie

Ce roman a paru en feuilleton dans Le Moniteur Universel entre le 11 mars et le 6 mai 1857. En avril 1858, Hachette le publie en volume, et Charpentier en donn trois nouvelles éditions entre 1870 et 1888.

Ce roman est dédié à Ernest Feydeau, auquel Gautier devait beaucoup de ses connaissances sur l’Egypte : Feydeau avait en effet publié une Histoire des usages funèbres et des sépultures des peuples anciens (1856-1861), dans laquelle la description de Thèbes a beaucoup inspiré Gautier pour Le Roman de la momie. Feydeau et Gautier s’étaient liés d’amitié en 1856, après que Gautier ait écrit une critique élogieuse du premier volume de cette Histoire. Et Feydeau a aidé Gautier à collecter de la documentation pour préparer son roman. Gautier a eu du mal à trouver un éditeur pour ce texte, malgré notamment le soutien de Baudelaire, car les éditeurs paraissent trouver son roman trop compliqué : E. Templier, gendre et collaborateur d’Hachette, écrit à Gautier son opinion : le livre lui semble « appelé à un très petit succès » (20 novembre 1857).

L’Egypte occupe une place importante dans l’œuvre de Gautier : Une Nuit de Cléopâtre (1838), Le Pied de momie (1840), les « Nostalgies d’obélisques » reprises dans Émaux et Camées en 1852, mais encore les nombreux articles que Gautier consacre aux peintres orientalistes ou à des spectacles d’influence égyptienne. C’est avant tout l’Egypte musulmane et moderne qui fascine Gautier, même si l’Antiquité reste très présente.

On sait que la parution du Roman de la momie poussa Flaubert à renoncer à son projet de roman égyptien, qu’il transforma pour donner Salammbô.

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Jettatura

Dès 1853, Gautier avait promis à Emile de Girardin, directeur de La Presse, d’écrire un conte sur la jettatura. Le texte se fait attendre, et Gautier quitte La Presse pour Le Moniteur Universel, qui publie Jettatura sous le titre « Paul d’Aspremont » en quinze feuilletons, du 25 juin au 23 juillet 1856. En juin 1857, Michel Lévy publie le texte en volume dans la « Collection Hetzel », sous le titre définitif de Jettatura. En 1863, le roman est repris dans les Romans et contes (Charpentier).

Deux textes poétiques sont liés à la rédaction de ce roman : « L’Aveugle » (troisième édition d’Emaux et Camées, 1858) et « Marine, fragment d’un poème inédit » (Poésies complètes, Charpentier, 1876), intitulé « Le Jettator » dans le manuscrit de Gautier. La jettatura désigne le mauvais œil, le fait de jeter le mauvais sort sur quelqu’un : il s’agit d’une superstition napolitaine, que Stendhal avait fait connaître en France dans Rome, Naples et Florence en 1817. Mérimée est le premier à en faire un thème littéraire, dans La Guzla, ou Choix de poésies illyriques, recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l’Herzégovine (1827) ; le poème « Maxime et Zoé » a sans doute beaucoup influencé l’écriture de Jettatura. Si Gautier, Mérimée, mais aussi Joseph-Mathurin Brisset (Le Mauvais œil, tradition dalmate, 1833) ont repris le jettatore dans des histoires dramatiques, ce personnage est souvent tourné en dérision dans les productions de l’époque : Roger de Beauvoir et Hippolyte Lucas en donnent des versions comiques, mais aussi la comédie Le Jettator jouée au théâtre du Palais-Royal en 1841.

Gautier éprouvait une crainte réelle de la jettatura, et portait toujours sur lui une branche de corail sensée l’en préserver, a indiqué Judith Gautier dans Le Second Rang du collier (1903) : Jacques Offenbach semblait à l’auteur un jettatore redoutable, et Gautier refusait d’assister aux représentations de ses œuvres.

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Le Capitaine Fracasse

La première mention du Capitaine Fracasse date de 1836 : Gautier en annonce la parution dans le catalogue de l’éditeur Renduel. Le roman n’est alors pas même commencé, et il ne paraît que 25 ans plus tard, du 25 décembre 1861 au 18 juin 1863, dans laRevue nationale et étrangère, avant d’être repris en volume chez Charpentier en 1863. Gautier avait signé avec François Buloz un contrat pour la publication du roman, en 1845, dans La Revue des Deux Mondes : Gautier n’honorant pas son engagement, un procès eut lieu en 1851, procès au terme duquel Gautier s’engageait à travailler pour ce journal, afin de rembourser l’avance versée par le journal pour le roman. Mais Gautier ne fournit pas suffisamment d’articles, et un deuxième procès s’ouvrit, qui n’eut une heureuse conclusion que grâce au riche banquier Jules-Isaac Mirès, qui paya la dette de Gautier à La Revue des Deux Mondes. C’est ensuite dans La Revue de Paris, dirigée par Gautier lui-même, que fleurirent les promesses de parution entre 1853 et 1856. Finalement, Charpentier, qui dirigeait alors la Revue nationale et étrangère, propose à Gautier de le payer au fur et à mesure de l’écriture et de la publication, pratique peu courante mais efficace, puisque c’est à cette date que Gautier se consacra vraiment au Capitaine Fracasse.

Après sa parution, le roman connut un très grand succès, et dut être réimprimé quatre fois en 1864. En 1866, Charpentier décida de demander à Gustave Doré d’en donner soixante illustrations.

Le projet de Gautier pour Le Capitaine Fracasse était celui d’un grand roman comique d’inspiration baroque, sa référence étant Le Roman comique de Scarron (1651-1657). Gautier emprunte à ce texte le milieu des comédiens ambulants et le triangle amoureux. L’œuvre de Scarron est aussi une source d’inspiration tant thématique que stylistique, ainsi que les poèmes de Saint-Amant ou La Comédie des comédiens de Scudéry. Enfin, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1795-1796), roman traduit par Théophile Gautier fils en 1861, a été aussi une référence pendant l’écriture du Capitaine Fracasse. Par ailleurs, Gautier s’appuie sur de multiples ses références artistiques, dont celle qu’il cite dans la préface de son roman : Jacques Callot et Abraham Bosse.

Sainte-Beuve a écrit un long article sur Le Capitaine Fracasse, dans lequel il affirme que Gautier a parfaitement intégré les maîtres dont il a souhait ici reprendre l’héritage.

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Spirite

Spirite, nouvelle fantastique, a paru en feuilleton dans le Moniteur Universel du 17 novembre au 6 décembre 1865, puis en janvier 1866, Charpentier a repris le texte seul, en volume.

Dès la fin de l’année 1861, Gautier annonçait la parution d’un conte intitulé Spirit : avant même de commencer à l’écrire, il semble que l’auteur ait eu des hésitations sur le titre, avec ou sans e final ; les deux orthographes apparaissent d’ailleurs dans le texte du manuscrit.

Gautier avait signé un contrat avec l’éditeur Hetzel pour Jettatura, le 15 novembre 1856, dans lequel l’auteur s’engage à fournir également deux petits romans (qu’il n’a jamais écrits) : Le Haschich et Le Magnétisme. C’est ce dernier qui pourrait être à l’origine de Spirite, selon Spoelberch de Lovenjoul. C’est en 1863 que Gautier a commencé la rédaction de Spirite, nous apprend le journal d’Eugénie Fort ; mais il s’interrompt rapidement, et n’en reprend l’écriture qu’en 1865, au cours d’un séjour à Genève chez Carlotta Grisi, avec laquelle il a renoué une liaison amoureuse. Mais l’écriture traîne, car Gautier manque d’inspiration.

Carlotta Grisi a beaucoup inspiré Gautier, qui lui écrit le jour de la publication du premier épisode : « Lisez, ou plutôt relisez, car vous le connaissez déjà, ce pauvre roman qui n’a d’autre mérite que de refléter votre gracieuse image, d’avoir été rêvé sous vos grands marronniers et peut-être écrit avec une plume qu’avait touchée votre main chérie. L’idée que vos yeux adorés se fixeront quelques temps sur ces lignes où palpite sous le voile d’une fiction le vrai, le seul amour de mon cœur, sera la plus douce récompense de mon travail » (Correspondance générale, IX). D’ailleurs, Gautier fait imprimer par Claye un exemplaire unique de son roman, avec une dédicace à l’adresse de Carlotta Grisi :

Disons, ici, pour le désespoir des bibliophiles, qu’il existe un seul et unique exemplaire de la première édition de Spirite, tiré pour Madame Carlotta Grisi, qui contient une dédicace imprimée dont on ne possède aucune copie. Pour comble de malheur, ce volume, relié en veau bleu, a été perdu ou volé, soit à Genève, soit en Espagne pendant un séjour qu’y fit la créatrice de Giselle et de la Péri en 1870-1871. Cette édition de Spirite a été imprimée chez Claye (…).

(Spoelberch de LovenjoulHistoire des oeuvres de Théophile Gautier, 1887, II, 311-12, n° 2016)

Si Spirite rencontre le succès chez les amateurs de littérature, le roman jouit aussi d’un autre succès, plus inattendu : les médiums et magnétiseurs en tous genres envoient à Gautier des courriers enthousiastes. Gautier croit au magnétisme, très en vogue dans la première moitié du XIXe siècle, et a assisté à des séances en présence de magnétiseurs et de somnambules, avec d’autres écrivains dont Victor Hugo. Déjà dans son ballet Gemma, en 1854, Gautier explorait  le magnétisme, d’où certainement sa première idée de roman intitulé Le Magnétisme. Le spiritisme, apparu aux Etats-Unis en 1847, a été très vite importé en France : Delphine de Girardin, amie de Gautier (avec laquelle notamment il a écrit La Croix de Berny, voir ci-dessus), le pratique dès 1853. Mais Gautier, contrairement à Victor Hugo, reste très sceptique.

Allan Kardec, chef de file des spirites français, auteur du réputé Livre des médiums, rédige pour La Revue spirite, qu’il dirige, deux articles sur le roman de Gautier, dans lesquels il félicite l’auteur d’avoir si bien compris ce qu’est le spiritisme, et regrette que Zola ne l’ait pas pris au sérieux – Zola considère que Gautier s’est aventuré dans le spiritisme pour « le seul plaisir de décrire à sa guise des horizons imaginaires » (Œuvres complètes, éd. Henri Mitterand, Cercle du livre précieux, 1969, vol. X, p.370-372). Gautier a voulu se conformer à la doctrine spiritique de son temps, et particulièrement en ce qui concerne les formes et les techniques de l’évocation, et l’écriture médiumnique comme moyen de communication entre les vivants et les morts. Gautier s’inspire également de Swedenborg, dont il avait déjà apprécié l’influence dans Séraphîta de Balzac (1835) ; d’ailleurs, peut-être Gautier a-t-il eu connaissance des théories de Swedenborg seulement par le biais de cette nouvelle. Gautier mentionne aussi d’autres sources d’inspiration : au début de Spirite, Malivert lit « Evangéline », poème de Longfellow traduit de l’anglais au moment où Gautier rédigeait Spirite, et dans lequel il a sans doute trouvé le schéma de la séparation des forcée amants, leur longue quête infructueuse pour se revoir, et leurs retrouvailles dans la mort. Pour les femmes mortes qui réapparaissent sous la frome de fantômes, Gautier s’est sans doute inspiré des nouvelles de Poe qu’il cite d’ailleurs à plusieurs reprises dans Spirite.

Paul Deltuf a donné un compte-rendu de Spirite dans la rubrique  »Les Livres nouveaux » du Grand Journal du 1er avril 1866.

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Romans : recueils

Un trio de romans

Ce recueil a paru ches Lecou (Paris) en 1852. Il reprend Militona (paru dans La Presse en 1847), Jean et Jeannette (paru dans La Presse en 1850), et la nouvelle Arria Marcella (qui avait paru quelques mois avant dans La Revue de Paris et dans Le Pays).

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Romans et contes

Ce recueil paraît chez Charpentier en 1863. Il reprend des textes parus plus tôt :

Avatar (1856) L’Enfant aux souliers de pain (1849)
Jettatura (1856) Le Pied de momie (1840)
Arria Marcella (1852) La Pipe d’opium (1838)
La Mille et Deuxième nuit (1842)saut Le Club des hachischins (1846)

Le Pavillon sur l’eau (1852)


Nouvelles

L’Âme de la maison ou La Maison de mon oncle

Cette nouvelle a paru intégralement pour la première fois en trois livraisons, du 12 au 15 novembre 1839, dans La Presse (elle avait paru de manière incomplète dans le Livre d’or en août 1839, sous le titre L’Âme de la maison, ou la vie et la mort d’un grillon). En 1840, cette nouvelle paraît dans le tome premier du Fruit défendu (Paris, Desessart), puis elle est reprise en 1852 dans le recueil La Peau de tigre (tome 3). Enfin, en 1873, elle figure en fin du volume des Contes humoristiques, avec Les Jeunes-France notamment.

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La Cafetière

 

La Cafetière est le premier conte écrit par Théophile Gautier. Il a été publié pour la première fois dans Le cabinet de lecture du 4 mai 1831. Il a ensuite été réédité à plusieurs reprises : dans Le Keepsake français (collectif, 1834), dans Le Fruit défendu (collectif, 1840), dans La Revue pittoresque du 20 juillet 1849, dans les deux éditions successives du recueil La Peau de tigre en 1852 et 1866, et dans les « Contes humoristiques » oubliés à la suite des Jeunes-France chez Charpentier en 1873.

C’est dans la première édition de La Peau de tigre que le conte a pour titre Angela.

Dans les premières éditions de cette nouvelles, Gautier a fait de nombreuses corrections ; Spoelberch de Lovenjoul a retrouvé et publié le manuscrit d’un incipit très différent de celui finalement conservé par Gautier pour l’impression.

Ce récit s’inspire notamment d’Hoffmann (« Le Vase d’or », « Bonheur au jeu »), des contes fantastiques « L’Aventure de mon oncle » et « Le Hardi Dragon » de Washington Irving, de « La chambre tapissée » de Walter Scott, et des Mystères d’Udolpho d’Ann Radcliffe.

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Arria Marcella

Cette nouvelle a d’abord été publiée dans La Revue de Paris de mars 1852, puis dans Le Pays (24 au 28 août 1852), et ensuite dans les recueils Un Trio de romans (Lecou, 1852) et Romans et contes (Charpentier, 1863) ; en 1881, la nouvelle a été réimprimée à la suite de Mademoiselle Dafné. La nouvelle avait été annoncée dans La Revue de Paris sous les deux titres de Pompéia et Mammia Marcella, que Gautier a finalement changés pour Arria Marcella.

Gautier a écrit cette nouvelle après un voyage en Italie, entre août et novembre 1850 : après avoir visité Venise, Florence, Rome et Naples, il a découvert Pompéi, et vu au musée archéologique le moulage de cendres volcaniques du corps d’une femme morte suite à l’éruption du Vésuve (moulage qui avait d’ailleurs retenu l’attention de Madame de Staël, de Chateaubriand et d’Alexandre Dumas avant lui). Gautier s’est inspiré aussi de Goethe : « La Fiancée de Corinthe » (1797) raconte les amours nocturnes d’un jeune homme et d’une femme morte, et le Second Faust pose la question du retour des défunts grâce à la force de l’amour des vivants (ce qu’expose Nerval dans la préface de son édition de 1840).

Gautier a aussi consulté des guides touristiques et des ouvrages sur Pompéi, notamment pour les descriptions qu’il en donne.

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Le Berger

Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans le mensuel Le Musée des Familles en mai 1844, puis a été immédiatement reprise dans Le Compilateur du 5 juin 1844. Elle a été reprise en volume dans les éditions successives de La Peau de tigre (1852 et 1866).

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Le Bol de Punch

Cette nouvelle a paru pour la première fois en 1833 dans le recueil Les Jeunes-France.

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Celle-ci et celle-là ou La Jeune France passionnée

Ce texte a paru pour la première fois en 1833 dans le recueil Les Jeunes-France. Il a été repris séparément, mais très amputé, dans une édition de 1853 chez Didier.

Le texte inclut un dialogue théâtralisé, et son intrigue est inspirée d’un passage des Amours du Chevalier de Faublas, roman libertin de Jean-Baptiste Louvet de Couvray, paru entre 1787 et 1790.

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La Chaîne d’or

Cette nouvelle paraît en deux livraisons dans La Chronique de Paris des 28 mai et 11 juin 1837 ; elle est ensuite reprise en 1839 dans le recueil Une Larme du diable chez Desessart (Paris), puis en 1845 dans les Nouvelles chez Charpentier.

La source de ce récit, révélée par Marcel Schwob en 1896, est un passage des Deipnosophistes d’Athénée (auteur grec du IIIe siècle de notre ère)

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Le Chevalier double

Cette nouvelle a paru en juillet 1840 dans le mensuel Le Musée des familles, avant d’être reprises dans le troisième volume de Partie Carrée (Souverain, 1851) puis dans les Romans et contes (Charpentier, 1863).

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Le Club des Hachichins

Ce texte a paru dans La Revue des deux Mondes le 1er février 1846. Il a ensuite été repris à la fin du troisième volume de Partie carrée (Souverain, 1861) et dans Romans et contes (1863). La seule modification apportée à ce texte après sa première publication est la suppression de la division en deux parties du premier chapitre.

C’est Joseph-Fernand Boissard de Boisdenier (1813-1866) qui invite Gautier à aller déguster du hachich chez lui, à l’hôtel Pimodan, dans l’Ile-Saint-Louis, hôtel qui était aussi un lieu de rencontres entre artistes et hommes de lettres, et que Gautier a habité quelques mois, en 1848. Gautier a assisté à une dizaine de « fantasias », entre 1845 et 1846, auxquelles Balzac et Baudelaire étaient parfois présents, aux côtés d’Alphonse Karr, Henri Monnier ou encore Honoré Daumier. C’est d’ailleurs au cours d’un de ces séances, semble-t-il, que Gautier fait la connaissance de Baudelaire. Ces séances étaient données en présence de deux médecins : Louis-Rémy Aubert-Roche et Jacques-Joseph Moreau de Tours (qui fournissait la drogue), le premier intéressé par les vertus curatives du hachich, le deuxième par la proximité supposée des hallucinations qu’il provoque avec l’état de folie. Gautier avait déjà goûté au hachich en Orient, et en témoigne dans « Le Hachich » (L’Orient, 1877). L’intérêt de Gautier pour le hachich l’avait même poussé à s’engager en 1845 à produire un roman intitulé Le Vieux de la Montagne, qui resta à l’état de projet, bien que Gautier y pense encore 20 ans après : Le Moniteur Universel annonce en 1866 la parution prochaine du Roi des Assassins (seul le titre a changé).

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Daniel Jovard ou La Conversion d’un classique

Ce texte figure en deuxième position dans le recueil Les Jeunes-France, où il a paru pour la première fois en 1833. Ses deux épigraphes ont été intégrées au tome II des Poésies complètes de Gautier (1876).

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Deux acteurs pour un rôle

Cette nouvelle a paru dans le mensuel Le Musée des familles de juillet 1841, puis a été reprise en volume dans La Peau de tigre (Souverain, 1852 puis Lévy, 1866). En 1873, il a été inséré à la suite de la nouvelle éditions des Jeunes-France.

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Elias Wilmanstadius ou L’Homme du Moyen Âge

Ce conte a paru pour la première fois dans Les Annales romantiques pour 1833, en novembre 1832. Le 24 décembre 1832, Le Cabinet de lecture en publie une version légèrement remanié. Puis il paraît en 1833 dans le recueil Les Jeunes-France.

D’après Gautier lui-même, le personnage d’Elias Wilmanstadius est inspiré de Célestin Nanteuil, l’un de ses amis.

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L’Enfant aux souliers de pain

Cette nouvelle a paru dans le premier numéro du Conseiller des Enfants en 1849. Elle a ensuite été reprise en volume dans la première édition du recueil La Peau de tigre (1852), puis dans les Romans et contes en 1863. Le dernier paragraphe de la version parue dans la presse a disparu des versions en volume :

Enfants qui avez écouté cette légende d’Allemagne, et qui souvent jetez dédaigneusement le pain après avoir mangé les friandises qui l’accompagnent, songez au petit Hanz, si tourmenté dans son cercueil par les souliers de pain, à la douleur de sa mère qui voyait son enfant arrêté au seuil du paradis, et respectez désormais dans le pain le soutien du riche, le régal du pauvre et le corps de Jésus-Christ.

LovenjoulHistoire des oeuvres de Théophile Gautier, 1887, t.1, p.420

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Le Garde national réfractaire

Cette nouvelle a paru dans La Caricature des 22 décembre 1839 et 5 janvier 1840. Elle a ensuite été publiée en volume dans la première édition de La Peau de tigre (1852), avec quelques modifications, puis dans la deuxième édition de ce même volume (1866).

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Laquelle des deux, histoire perplexe

Inspirée d’une gravure anglaise, cette nouvelle a paru en 1833 dans Le Sélam, puis en 1866 dans la deuxième édition du recueil La Peau de tigre.

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Mademoiselle Dafné

Une lettre de Gautier laisse entendre qu’il a écrit Mademoiselle Dafné, en partie du moins, durant un séjour chez Carlotta Grisi à Genève, fin février début mars 1866. Le texte a paru dans La Revue du XIXe siècle à compter du 1er avril 1866, puis a été reprise sous le titre Le Prince Lothario dans La Gazette de Paris (2 au 9 avril 1872), avec quelques variantes et des adjonctions importantes dans le dernier chapitre. Gautier ne connut pas, de son vivant, la publication en volume de Mademoiselle Dafné : le texte paraît en 1881 chez Charpentier, vraisemblablement grâce à Lovenjoul avec le concours de Maurice Tourneux (auteur d’une Bibliographie de Théophile Gautier en 1876). Cette première édition en volume (si l’on exclut toutefois une contrefaçon allemande de 1867) est illustrée de deux eaux-fortes de Jeanniot.

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La Mille et Deuxième Nuit

Cette nouvelle a paru dans le mensuel Le Musée des familles d’août 1842, et dans Le Compilateur du 31 août 1842. Elle a ensuite été reprise dans le recueil La Peau de tigre en 1852, et dans les Romans et contes parus chez Souverain en 1863.

Ecrite plusieurs mois avant sa parution, cette nouvelle présente d’étroites parentés avec le ballet La Péri, écrit par Gautier début 1842. En effet, La Mille et Deuxième nuit met en scène une péri, génie femelle issu de la mythologie arabo-persane (des Mille et Une Nuits notamment), et qui était déjà apparu dans « La Jeune fille » (Poèmes, 1830).

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La Morte amoureuse

Cette nouvelle fantastique, que Gautier avait d’abord envisagé de l’intituler Les Amours d’une morte, a paru dans La Chronique de Paris des 23 et 26 juin 1836. Il a ensuite été repris en volume en 1839 chez Desessart dans le recueil Une Larme du diable (3ème édition), puis dans les Nouvelles (Charpentier, 1845).

En 1850, La Revue pittoresque reprend le texte, sous le titre Clarimonde.

Cette nouvelle doit beaucoup à la littérature noire de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle : Le Diable amoureux de Jacques Cazotte, Le Moine de Matthew Gregory Lewis, et Les Elixirs du diable d’Hoffmann. Elle emprunte aussi, pour le thème du vampirisme, au Vampire de Polidori (repris par plusieurs auteurs français), au « Vampirisme » d’Hoffmann et à « La Fiancée de Corinthe » de Goethe.

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Le Nid de rossignols

Ce conte a paru pour la première fois, daté de 1833, dans L’Amulette, étrennes à nos jeunes amis (daté de 1833, paru en 1834). Gautier l’avait écrit pour illustrer une gravure qui l’accompagnait. Il a ensuite reparu dans Le Cabinet de lecture du 4 janvier 1834, puis en 1839 chez Desessart dans le recueil Une Larme du diable (3ème édition). La même année, indique Lovenjoul (t.1, p.56), il a paru dans Violettes, fleurs de littérature contemporaine. Enfin, en 1845, il a intégré le recueil des Nouvelles. La Revue Pittoresque du 20 janvier 1850 la réimprimé à la suite d’Omphale (voir notice ci-dessous) sous le titre « Deux contes rococo ».

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Une Nuit de Cléopâtre

 

Cette nouvelle a paru en 6 feuilletons dans La Presse, entre le 29 novembre et le 6 décembre 1838. Elle a ensuite été reprise en janvier dans le recueil Une Larme du diable chez Desessart (3ème édition), puis dans les Nouvelles parues chez Charpentier en 1845. En 1894, l’éditeur A. Ferroud en publie une édition illustrée par Paul Avril.

Théophile Gautier présente depuis le début de sa carrière littéraire un intérêt tout particulier pour l’Egypte : son premier texte en prose, paru dans Le Gastronome du 24 mars 1831, s’intitulait Un repas au désert de l’Egypte. Il reprend ensuite cette passion dans Le Roman de la momie et dans Le Pied de momie (voir ci-dessous) notamment. S’il connaît bien la littérature antique, pour Une Nuit de Cléopâtre, il puise essentiellement dans un texte contemporain : les Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829 par Champollion (Didot, 1833) ; les noms de lieux et de personnages sont tirés de cet ouvrage.

En dehors de toutes ses lectures, il a beaucoup observé l’art égyptien, au musée du Louvre, mais également dans des collections particulières. Et Gautier a cherché dans de très nombreux textes et images une inspiration pour sa Cléopâtre : dans le Moïse sauvé de Saint-Amand (1653), ou encore dans Cléopâtre reine d’Egypte de Jules de Saint-Félix (1836), ouvrage auquel il a repris le mythe de la débauche de et la cruauté de la souveraine.

Dans Mademoiselle de Maupin, Gautier évoque déjà Cléopâtre, dans la bouche de son héroïne, qui rêve un instant de la légende selon laquelle Cléopâtre faisait empoisonner chacun de ses amants après la nuit passée avec eux : Une Nuit de Cléopâtre reprend et développe ce thème.

Gautier avait encore pour projet, en 1837, un ballet nommé Cléopâtre, qui ne vit finalement jamais le jour ; son livret est aujourd’hui perdu.

Lire le texte sur Gallica (Une Larme du diable, 1839)

Lire le texte sur Gallica (édition illustrée par Paul Avril)

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Omphale. Histoire rococo

Omphale, ou la Tapisserie amoureuse a paru pour la première fois dans le Journal des gens du monde du 7 février 1834 : la nouvelle est alors sous-titrée : histoire roccoco (sic). C’est finalement ce sous-titre qui a été retenu dans les éditions ultérieures du récit : en 1839 dans le recueil Une Larme du diable, dans les Nouvelles (Charpentier, plusieurs éditions à partir de 1845). En janvier 1850, dans la Revue pittoresque, Omphale est associée au Nid de rossignols (voir notice ci-dessus) sous le titre commun « Deux contes rococo ».

Plusieurs textes de Gautier sont placés sous le signe du rococo : « Rocaille », « Pastel », « Watteau » et « Versailles » (poésies du recueil La Comédie de la Mort), mais aussi Le petit chien de la marquise et Les Roués innocents.

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Onuphrius, ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann

Cette nouvelle a été publiée pour la première fois par La France littéraire d’août 1832, sous le titre Onuphrius Wphly. Elle a été reprise, après quelques remaniements, dans Le Cabinet de lecture du 4 octobre 1832, avec pour titre L’Homme vexé, Onuphrius Wphly. La première parution en volume, dans le recueil Les Jeunes-France en 1833, fixe définitivement le texte mais également le titre de la nouvelle : Onuphrius, ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann ; l’épigraphe du texte a changé au cours de ces parutions.

Cette nouvelle est fortement inspirée de divers récits d’Hoffmann : Onuphrius emprunte au héros du « Vase d’or », persécuté comme lui par des visions grotesques. La maîtresse d’Onuphrius, Jacintha, doit son son à la Giacintha de La Princesse Brambilla. Mais encore, le thème du miroir au reflet fantastique se trouve dans « La Nuit de la Saint-Sylvestre », et l’épisode du portrait défiguré présente une certaine parenté avec un passage des Elixirs du diable. L’épisode du mort vivant vient certainement de contes publiés de manière anonyme par Robert Mac Nish dans Le Mercure de France en 1829 (« La Mort ressuscitée », « la Métempsycose », « Un Pythagoricien moderne »).

Lire le texte sur Gallica (Les Jeunes-France, Charpentier, 1880)

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L’Oreiller d’une jeune fille

Cette nouvelle a paru pour la première fois dans le mensuel Le Musée des familles en juin 1845. Elle a été reprise dans les deux éditions successives de La Peau de tigre (1852 et 1866).

Lire le texte sur Gallica (La Peau de tigre, 1852)

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Le Pavillon sur l’eau

 

Cette nouvelle a paru en septembre 1846 dans Le Musée des familles, dans lequel le récit était présenté comme une « nouvelle chinoise ». Le Pavillon sur l’eau a ensuite été repris en 1852 dans le recueil La Peau de tigre.

Lire le texte sur Gallica (La Peau de tigre, édition de 1852)

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Le Petit Chien de la Marquise

Cette nouvelle a paru en trois livraisons, du 19 au 24 décembre 1836, dans Le Figaro. Elle a ensuite été reprise en 1839 dans le recueil Une Larme du diable (3ème édition), chez Desessart. Puis, en 1881, elle a paru à la suite de Mademoiselle Dafné (voir notice ci-dessus).

Ce texte entretient une étroite parenté avec le roman Jean et Jeannette écrit en 1850 : dans le roman, l’intrigue du Petit Chien de la Marquise semble seulement étoffée ; le cadre temporel, les personnages, la tonalité sont les mêmes. La nouvelle est une comédie de salon, au ton léger, et à laquelle manque la morale que Gautier réintroduit dans Jean et Jeannette. Gautier présente d’ailleurs sa nouvelle comme un texte léger : le narrateur demande l’indulgence du lecteur vis-à-vis de sa simple entreprise de faire revivre un style et une manière tombés en désuétude.

Lire le texte sur Gallica (Une Larme du diable, 1839)

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Le Pied de momie

Cette nouvelle paraît pour la première fois dans le mensuel Le Musée des familles, en septembre 1840, accompagnée de la mention « Contes étrangers ». Elle paraît ensuite dans L’Artiste du 4 octobre 1846, sous le titre La Princesse Hermontis. Lors de sa parution en volume, en 1852 dans La Peau de tigre (1ère édition, tome 2), puis en 1863 dans Romans et contes, la nouvelle retrouve son titre d’origine.

Il s’agit du troisième récit égyptien de Gautier, après Un repas un désert d’Egypte et Une Nuit de Cléopâtre. Pour cette nouvelle, Gautier s’est sans doute inspiré du Voyage dans la Basse et la Haute-Egypte pendant les campagnes du général Bonaparte de Vivant-Denon (Didot, 1802) : l’auteur explique y avoir ramassé, dans la vallée des Tombeaux, un pied de momie délicat, sans doute celui d’une princesse. Gautier reprend et développe la dimension érotique de cette trouvaille dans sa nouvelle, comme il le fera plus tard avec le sein moulé dans Arria Marcella.

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La Pipe d’opium

La Pipe d’opium paraît pour la première fois dans La Presse du 27 septembre 1838. Ce récit est ensuite repris dans le recueil La Peau de tigre en 1852, puis dans les Romans et contes parus chez Charpentier en 1863.

Ce conte présente l’expérience de l’opium par le narrateur, en compagnie de deux amis : il est très probable qu’il s’agisse d’une expérience réelle de Gautier, comme il a expérimenté ensuite le hachisch.

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Le Roi Candaule

Cette nouvelle a paru pour la première fois sous la forme de cinq feuilletons dans La Presse, du 1er au 5 octobre 1844. Elle a ensuite été reprise en 1845 dans le recueil Nouvelles (Charpentier).

Pour cette nouvelle, Gautier a puisé dans des auteurs antiques, qu’il cite d’ailleurs à la fin du récit : Platon ou encore Ptolémée, mais surtout Hérodote, qui raconte, au début du livre des Histoires, comment Gygès a pris le pouvoir en Lydie, après avoir tué le roi et séduit la reine. Gautier connaissait sans doute également « Le Roi Candaule et le Maître en droit » de La Fontaine (Contes et Nouvelles, 1674). Gautier s’est peut-être aussi inspiré d’un tableau de son ami Fernand Boissard de BoisdenierLe Roi Candaule et Gygès, peint en 1841.

Un opéra a été tiré de cette nouvelle (livret de Michel Carré et musique d’Eugène Diaz), et créé au Théâtre-Lyrique le 6 juin 1865, mais il ne connut aucun succès.

La nouvelle a inspiré les artistes contemporains de Gautier : au Salon de 1848, James Pradier a présenté une sculpture de la reine Nyssia, inspirée de la nouvelle (aujourd’hui au musée Fabre) et que Gautier aimait beaucoup. Edgar Degas avait lui aussi le projet d’un tableau, dont il n’exécuta qu’une esquisse en 1856 ; enfin, Jean-Léon Gérôme a peint un Roi Candaule en 1859.

Les auteurs contemporains de Gautier ont applaudi cette nouvelle : Hugo écrit à l’auteur que son poème est traversé « à chaque instant (…) d’éblouissants rayons de soleil » et qu’il en serait jaloux si Gautier n’était pas un ami si cher. De même, Baudelaire, dans son étude sur Gautier de 1859, parle de ce texte comme d’un « échantillon de l’art de bien dire, mais aussi de délicatesse mystérieuse ».

Lire le texte sur mediterranees.net

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Sous la table, dialogue bachique sur plusieurs questions de haute morale

Ce texte a paru pour la première fois en 1833 dans le recueil Les Jeunes-France, dans lequel il occupe la place liminaire, juste après la préface. Peut-être Gautier pensait-il au début de « Suzon » d’Alfred de Musset, publié en 1831, lorsqu’il a écrit Sous la table : là aussi, deux amis discutent de leurs maîtresses respectives. La discussion sur la vertu des femmes peut aussi être inspirée du début de « Passereau, l’écolier » dans Champavert de Pétrus Borel (1833).

L’épigraphe rimée de ce morceau a reparu en 1876 dans le tome II des Poésies complètes de Gautier. Lovenjoul donne una variante inédite des derniers vers dans son Histoire des œuvres de Théophile Gautier (t.I, p.49).

Lire le texte sur Gallica (Les Jeunes-France, Charpentier, 1880)

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La Toison d’or

Cette nouvelle a paru dans La Presse en six feuilletons, entre le 6 et le 12 août 1839. En avril 1837, Gautier avait annoncé sa parution dans le Don Quichotte sous le titre « Madeleine » ; mais le journal ayant disparu entre temps, c’est donc à La Presse que fut confiée la première édition. La Toison d’or a ensuite reparu dans tome 2 du Le Fruit défendu (Desessart, 1840) puis dans le recueil Nouvelles en 1845.

Gautier a écrit cette nouvelle suite à son voyage en Belgique avec Nerval, en juillet 1836, dont il a également tiré « Un Tour en Belgique et en Hollande ». Comme pour l’objet même de son voyage, cette nouvelle tourne autour de la quête d’une femme réelle incarnant les modèles de la peinture de Rubens.

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Une Visite nocturne

Ce texte a d’abord paru dans Les Guêpes (revue satirique d’Alphonse Karr) du 10 février 1843, avant d’être publié dans Le Compilateur du 10 mars 1843. Il a ensuite été repris en 1866 dans la deuxième édition du recueil La Peau de tigrepuis dans les contes qui terminent l’édition des Jeunes-France de 1873.

Lire le texte sur Gallica (La Peau de tigre, 1866)

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Nouvelles : recueils

La Peau de tigre

Ce recueil regroupe des nouvelles, pièces de théâtre et articles de Gautier. Il a paru en trois volumes chez H. Souverain en 1852, puis en 1866 chez Michel Lévy frères dans une édition augmentée. La première édition comptait 16 textes ; la deuxième, 18. Ci-dessous, le détail des titres de chaque édition.

Edition de 1852, t.1 :

La Mille et deuxième nuit (nouvelle) saut saut saut saut saut sa L’Oreiller d’une jeune fille (nouvelle)
Le Pavillon sur l’eau (nouvelle) En Espagne (article ; lire le texte sur Gallica)
Deux acteurs pour un rôle (nouvelle)  

Edition de 1852, t.2 :

En Espagne, suite (article ; lire le texte sur Gallica) saut saut su La Cafetière ou Angela (nouvelle)
Le Berger (nouvelle) Le Garde national réfractaire (nouvelle)
Le Pied de momie (nouvelle)  

Edition de 1852, t.3 :

La Tauromachie (article ; lire le texte sur Gallica) La Pipe d’opium (nouvelle)
L’Âme de la maison ou La Maison de mon oncle (nouvelle)s Une Promenade (article ; lire le texte sur Gallica)
Le Portrait de Madame Jabulot, scène comique (théâtre) La Barrière du combat (article de la série du Voyage hors barrières)
L’Enfant aux souliers de pain (nouvelle)  

Edition de 1866 :

Deux acteurs pour un rôle (nouvelle) Le Portrait de Madame Jabulot, scène comique (théâtre)
L’Oreiller d’une jeune fille (nouvelle) Feuillets de l’album d’un jeune rapin (article ; lire sur Gallica)
Le Berger (nouvelle) Monographie du bourgeois parisien (article)
La Cafetière (nouvelle) La Garde national réfractaire (nouvelle)
L’Âme de la maison (nouvelle) Le Maître de Chausson (article)
Laquelle des deux, histoire perplexe (nouvelle) Le Parfait Gentleman (article)
Une visite nocturne (nouvelle) Le Rat (article ; lire le texte sur Gallica)
Sylvain (article ; lire le texte sur Gallica) De la mode (article)
La Fausse conversion ou Bon sang ne saurait mentir (théâtre) sa La Tauromachie (article ; lire le texte sur Gallica)

Lire le tome 1 de l’édition de 1852 sur Gallica

Lire le tome 2 de l’édition de 1852 sur Gallica

Lire le tome 3 de l’édition de 1852 sur Gallica

Lire le recueil paru en 1866 sur Gallica

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Une Larme du diable

Ce recueil a paru en janvier 1839 chez Desessart (Paris). Il regroupe une pièce de théâtre, et six nouvelles :

Une Larme du diable (pièce de théâtre) saut Le Nid de rossignols
La Chaîne d’or La Morte Amoureuse
Omphale, histoire rococo Une Nuit de Cléopâtre
Le Petit Chien de la marquise  

En 1851, ce recueil a été repris sous le titre d’Oeuvres humoristiques (Lecou), puis en 1855 il a reparu dans le Théâtre de poche, et a figuré dans toutes les éditions du Théâtre dès 1872.

Lire le recueil entier sur Gallica

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Les Jeunes-France, romans goguenards

Annoncé en avril 1833 sous le titre Les jeunes-France, décaméron fashionable, c’est finalement sous l’appellation de « romans goguenards » que Gautier publia Les jeunes-Frances en août 1833 chez Renduel, avec un frontispice gravé par Célestin Nanteuil. Initialement, Gautier et les membres du Petit Cénacle (Pétrus Borel, Gérard de Nerval, etc.) devaient collaborer à l’écriture d’un ouvrage intitulé Les Contes du Bousingo, ouvrage annoncé par l’éditeur Renduel, mais qui n’a jamais vu le jour. Il est difficile de savoir dans quelle mesure Les Jeunes-France réalisent ce projet initial.

Le terme de « jeune-France » désigne un révolutionnaire, dans les moeurs plus qu’en politique. Les membres du Petit Cénacle sont en effet porteurs d »idées nouvelles dans le domaine de la littérature, des arts, du goût et de la sensibilité.

Ce recueil regroupe 6 nouvelles :

Sous la table, dialogue bachique sur plusieurs questions de haute morale saut Elias Wilmanstadius ou L’Homme du Moyen Âge
Onuphrius ou Les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann Le Bol de Punch
Daniel Jovard ou La Conversion d’un classique De l’obésité en littérature (appendice)
Celle-ci et celle-là ou La Jeune-France passionnée  

Il a été republié en 1851 par Victor Lecou sous le titre d’Oeuvres humoristiques : les Jeunes-France, une Larme du diable (édition dans laquelle préface et textes étaient très amputés)Charpentier a publié le recueil en 1873, fidèle à la première édition, qui constitue le texte définitif. En 1866, une édition clandestine avait été publiée à Amsterdam, avec un frontispice de Félicien Rops.

Lire le recueil sur Gallica

Lire le recueil sur wikisource

Lire la préface du recueil sur wkikisource

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Contes humoristiques

Ce recueil a paru en 1872. Il comprend les six nouvelles et deux articles :

La Cafetière, conte fantastique Deux Acteurs pour un rôle
Laquelle des deux, histoire perplexe Une Visite nocturne
L’Âme de la maison, ou La Vie et la Mort ?d’un grillon saut Feuillets de l’album d’un jeune rapin (article)
Le Garde national réfractaire De l’obésité en littérature (article)

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Nouvelles

 

Ce recueil de nouvelles a été publié par Charpentier en 1845. Il reprend plusieurs textes publiés auparavant :

La Morte amoureuse saut Une Nuit de Cléopâtre
La Chaîne d’or La Toison d’or
Fortunio Le Roi Candaule

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Romans et contes

Ce recueil paraît chez Charpentier en 1863. Il reprend des textes parus plus tôt :

Avatar L’Enfant aux souliers de pain
Jettatura Le Pied de momie
Arria Marcella La Pipe d’opium
La Mille et Deuxième nuit saut Le Club des hachischins
Le Pavillon sur l’eau  

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Le Fruit défendu

Ce recueil en quatre volumes parus en 1840 chez Desessart regroupait des oeuvres de plusieurs auteurs : Mme la comtesse Dash, E. Ourliac, J. Janin, A. Esquiros, Th. Gautier, A. Houssaye, H. de Balzac, Roger de Beauvoir. Plusieurs oeuvres de Gautier y figurent : L’Âme de la maison (tome 1), La Toison d’or (tome 2) et La Cafetière (tome 3).

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Partie Carrée

Il s’agit du nom d’un recueil en trois volumes paru en 1851, mais aussi du roman Partie Carrée qui occupe presque toutes ses pages. En fin de troisième volume ont été insérés Le Club des hachischins et Le Chevalier double.

Le recueil a été réédité chez Charpentier en novembre 1889.

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Oeuvres humoristiques

Ce recueil paru en 1851 chez Lecou (Paris) reprend deux recueils : Les Jeunes-France (voir ci-dessus) et Une larme du diable (le recueil ; voir ci-dessus).

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Poésies

Seuls certains des poèmes de Gautier sont présentés ici – par exemple, parce qu’ils ont fait l’objet d’un traitement particulier, comme une mise en musique. La liste des poèmes apparaît en détail dans le classement par recueils.

saut

Albertus, ou l’Âme et le péché

Voir ici pour plus d’informations.

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Sur les lagunes

Ce poème a été mis en musique par Hector Berlioz (Les nuits d’été, six mélodies opus 7 pour mezzo-soprano et orchestre) : voir sur le site de la bibliothèque de Lisieux.

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Au cimetière

Ce poème a été mis en musique par Berlioz (Les nuits d’été, six mélodies opus 7 pour mezzo-soprano et orchestre) : voir sur le site de la bibliothèque de Lisieux.

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L’île inconnue

Ce poème a été mis en musique par Berlioz (Les nuits d’été, six mélodies opus 7 pour mezzo-soprano et orchestre) : voir sur le site de la bibliothèque de Lisieux.

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Où voulez-vous aller ?

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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Le fil d’or

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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Chanson bachique

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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Primavera

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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Les matelots

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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Seule !

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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L’Esclave

Ce poème date de 1841. Il a paru dans les Poésies diverses 1838-1845.

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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Les Papillons

Ce poème appartient à La Comédie de la Mort (1838).

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University

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Le Spectre de la rose

Ce poème a paru dans les Poésies diverses 1833-1838 : il appartient à La Comédie de la Mort.

Ce poème a été mis en musique par Hector Berlioz (voir le site de la bibliothèque de Lisieux)

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Lamento

Ce poème a paru dans les Poésies diverses 1833-1838 : il appartient à La Comédie de la Mort.

Ce poème a été mis en musique par Berlioz dans Les nuits d’été, six mélodies opus 7 pour mezzo-soprano et orchestre (voir le site de la bibliothèque de Lisieux). Voir aussi l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University.

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Tristesse

Ce poème a paru dans les Poésies diverses 1833-1838 : il appartient à La Comédie de la Mort.

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University.

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La caravane

Ce poème a paru dans les Poésies diverses 1833-1838 : il appartient à La Comédie de la Mort.

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University.

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La dernière feuille

Ce poème a paru dans les Poésies diverses 1833-1838 : il appartient à La Comédie de la Mort.

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University.

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Absence

Ce poème a paru dans les Poésies diverses 1833-1838.

Ce poème a été mis en musique par Berlioz dans Les nuits d’été, six mélodies opus 7 pour mezzo-soprano et orchestre(voir le site de la bibliothèque de Lisieux).

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Villanelle rythmique

Ce poème a paru dans les Poésies diverses 1833-1838 : il appartient à La Comédie de la Mort.

Ce poème a été mis en musique par Berlioz dans Les nuits d’été, six mélodies opus 7 pour mezzo-soprano et orchestre (voir le site de la bibliothèque de Lisieux). Voir aussi l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University.

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Infidélité

Ce poème a paru dans les Poésies de 1830-1832.

Sur la mise en musique de ce poème, voir le site de la Mount Allison University.

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Sérénade

Il s’agit de l’un des poèmes d’España (1840).

Voir l’article sur la mise en musique de ce poème sur le site de la Mount Allison University.

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Poésies : dossiers

Dossier : les poèmes de Gautier mis en musique

Voir l’article consacré à Gautier mis en musique sur le site de la Mount Allison University


Théâtre

La Juive de Constantine

Drame coécrit avec Noël Parfait en 1836.

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Pierrot posthume

Cette arlequinade en un acte et en vers a été écrite avec Paul Siraudin, et créée le 4 octobre 1847 au théâtre du Vaudeville. Le 30 août 1864, ce théâtre a repris la pièce, après que Gautier en ait modifié le texte pour le raccourcir.

Le texte de la pièce a été publié dans le Théâtre de poche en 1855, puis a été repris en 1863 et 1866 dans les Poésies nouvelles ; enfin, il a paru en 1872 et 1877 dans l’édition definitive du Théâtre (c’est dans cette dernière édition, en 1877, qu’ont été imprimés pour la première fois certains des changements apportés au texte par Gautier pour la reprise de 1864 ; d’autres changements sont restés inédits).

Lovenjoul (Histoire des oeuvres de Théophile Gautier, 1887, t1, p.380) relate la polémique autour de l’absence du nom de Siraudin sur l’affiche. Ce dernier, face au peu de succès de la pièce, a alors décidé de partager avec Gautier la responsabilité de cet échec.

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Une larme du Diable

Cette pièce a parue en 1839 chez Desessart (Paris), dans le recueil Une larme du diable auquel elle a donné son nom, recueil regroupant cette pièce, et six nouvelles. Ce texte a ensuite été repris dans le recueil Théâtre de poche en 1855.

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Le Tricorne enchanté

Cette comédie en un acte et en vers mêle d’un couplet a été coécrite avec Paul Siraudin en 1845. Elle a été donnée pour la première fois le 7 avril 1845 au Théâtre des Variétés (compte-rendu par Méry le 14 avril), et son texte a paru dans La Presse des 12 et 13 avril de la même année (signé de Gautier seul, alors que le nom de Siraudin lui est accolé partout ailleurs). Quelques jours plus tard, le texte a paru dans une brochure in-8° chez Marchand, puis il a été repris dans le Théâtre de poche en 1855. Il figure ensuite dans toutes les éditions des Poésies nouvelles, et dans toutes les éditions du Théâtre dès la première (1872).

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Un Voyage en Espagne

Sous-titre : Vaudeville en trois actes

Gautier a coécrit ce vaudeville avec Paul Siraudin. La pièce a été représentée pour la première fois au Théâtre des Variétés, le 2& septembre 1843. Lovenjoul regrette qu’en dehors de quelques tirages sous la forme de brochures, le texte de la pièce n’ait jamais été imprimé en volume, aux côtés des autres textes de Gautier.

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Regardez mais ne touchez pas

Sous-titre : Comédie de cape et d’épée en trois journées

Cette comédie a été coécrite avec Bernard Lopez et créée le 20 octobre 1847 au second Théâtre-Français (Odéon). Le texte de la pièce a été imprimé seul dans deux tirages successifs, mais n’a jamais été repris en volume avec les autres pièces de Gautier. Lovenjoul reprend les explications qu’a données Lopez au sujet de la genèse de la pièce : Lopez avait proposé seul le projet de cette pièce au directeur du théâtre, Buloz. Ce dernier accepta la pièce, à condition que Gautier intervienne dans son texte, ce que Lopez accepta. Il fallut plus d’un an avant que la pièce ne soit jouée, en raison de divers problèmes et désaccords avec le directeur du théâtre notamment. Le titre initial était Ne touchez pas à la Reine ! mais durant l’écriture de la pièce, un spectacle de ce nom fut joué, qui obligea les auteurs à renommer leur oeuvre.

Lovenjoul indique encore qu’en 1845, Gautier avait reçu une forte somme d’argent pour une traduction fantastique de L’Orestie, ce qu’il n’a jamais fait : il a donné à la place Regardez mais ne touchez pas ! Ces tensions avec M. Buloz ont ensuite posé des problèmes à Gautier, quand il a retrouvé l’ancien directeur de l’Odéon à la Revue des Deux-Mondes.

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Le Portrait de Madame Jabulot, scène comique

Le texte de cette courte pièce a paru dans La Caricature du 25 août 1839. Il a ensuite été repris en 1852 puis en 1866 dans les deux éditions successives du recueil La Peau de tigre.

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Le Sélam

Sous-titre : Symphonie orientale en quatre parties

Dans son Histoire des oeuvres de Théophile Gautier (1887, t.1)), Lovenjoul note pour titre Le Sélam, scènes d’orient, et indique qu’il s’agit d’une « symphonie descriptive en cinq tableaux ». L’argument de la pièce est de Gautier, et Ernest Reyer en a écrit la musique. Le livret a été inscrit à la Bibliographie de France le 23 mars 1850, et indique que la pièce a été chantée pour la première fois au Théâtre-Italien le 17 mars 1850, par Elina Froger, Alexis Dupont et Barroilhet. Mais ce livret avait été imprimé à l’avance, et la pièce n’a en réalité été donnée pour la première fois que le 5 avril 1850, et chantée par Mlle Douvry, M. Barbot et B. Bussine. Méry en a rendu compte dans La Presse du 8 avril 1850. Des fragments du texte ont été repris dans le journal de Dumas, Le Mousquetaire, du 12 mai 1854, et ce sont ces mêmes fragments qui ont été réimprimés en 1872 dans le Théâtre. Mystères, comédies et ballets de Gautier. Ce n’est que dans l’édition de 1877 de ce même recueil qu’a paru le texte entier de la pièce.

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La Fausse Conversion ou Bon sang ne saurait mentir

Le texte de cette pièce a paru dans la Revue des Deux-Mondes du 1er mars 1846. Il a été repris en volume dans le Théâtre de poche en 1855, puis dans la deuxième édition du recueil La Peau de tigre en 1866. A partir de 1872, le texte a été repris dans toutes les éditions de Théâtre. Mystères, comédies et ballets.

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La Femme de Diomède

Ce prologue a été écrit en 1860 par Gautier, et a été récité par Mademoiselle Favart pour l’inauguration de la Maison pompéienne du Prince Napoléon, le 15 janvier 1860. Imprimé sous forme de brochure, ce prologue ne se vendait pas, et il a finalement été offert aux invités de la représentation. Le 1er janvier 1863, L’Artiste a publié ce texte, qui a pris place la même année dans les Poésies nouvelles de Gautier. Il n’a ensuite plus quitté Théâtre. Mystères, comédies et ballets, où il est entré en 1872.

Lovenjoul indique dans son Histoire des oeuvres de Théophile Gautier (t.1, p.206) des variantes, ainsi que quelques vers inédits.

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L’Amour souffle où il veut

Cette comédie en trois actes et en vers a paru seulement quelques jours avant la mort de Gautier, dans Théâtre. Mystères, comédies et ballets, en 1872. ce texte a occupé Gautier pendant plus de vingt ans : Lovenjoul fixe le début de l’écriture un peu après 1848 : Arsène Houssaye, directeur alors du Théâtre-Français, l’aurait commandée à Gautier. cette pièce n’a jamais été terminée. Toutefois, dans la réédition du Théâtre de 1877, 72 vers retrouvés par Lovenjoul ont été ajoutés à l’acte et demi publié en 1872.

Le titre initialement donné à cette pièce par Gautier était La Perle du Rialto : le premier acte de cette version a paru en 1876 dans le tome deux des Poésies complètes. D’autres titres avaient été envisagés : Le nouvel Arnolphe, Le Tuteur, l’Amour est comme la grâceLovenjoul donne des variantes (t.2, p.434).

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La Négresse et le Pacha

Cette « Parade en un acte » a été écrite par Théophile Gautier et Charles de la Rounat, qui se sont amusés à signer d’un pseudonyme commun : Ali-Biblot-Ben-Salmigondis. Lovenjoul retrace l’histoire de cette pièce : elle a été représentée pour la première fois au Théâtre des Variétés le 27 décembre 1851, et jouée 15 ou 16 fois, mais le théâtre n’en a pas conservé d’archives. Gautier en a lui-même donné le compte-rendu dans la presse. La pièce n’a jamais été imprimée, et son manuscrit fait partie de la collection Lovenjoul : le bibliophile en a publié le texte dans son Histoire des oeuvres de Théophile Gautier, à la toute fin du premier tome.

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Prologue pour le Falstaff de MM. Paul Meurice et Vacquerie

Paru dans le recueil Théâtre de poche en 1855.

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Prologue de Struensée

Paru dans le recueil Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

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Prologue de Henriette Maréchal, drame des frères Goncourt

Paru dans le recueil Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

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Théâtre : recueils

Théâtre de poche

Ce recueil paru en 1855 à La Librairie Nouvelle.

Une Larme du diable

 

Une Fausse Conversion saut saut

Pierrot posthume

Le Tricorne enchanté

Prologue de Falstaff

 

Prologue de réouverture de l’Odéon

Pierre Corneille

 

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Théâtre. Mystères, comédies et ballets

Ce recueil a paru en 1872 chez Charpentier. Il reprend 18 textes (pièces de théâtre, ballets, prologues de pièces et autres textes liés au théâtre) :

Une Larme du diable Prologue de Falstaff Giselle ou Les Willis
La Fausse Conversion ou Bon sang ne saurait mentir Prologue d’ouverture de l’Odéon La Péri
L’amour souffle où il veut Pierre Corneille, pour l’anniversaire de sa naissance Pâquerette
Pierrot posthume La Femme de Diomède Gemma
Le Tricorne enchanté Prologue de Henriette Maréchal Yanko le Bandit
Prologue de Struensée Le Selam Sacountala

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Une Larme du diable

Ce recueil a paru en janvier 1839 chez Desessart (Paris). Il regroupe une pièce de théâtre, et six nouvelles :

Une Larme du diable (pièce de théâtre) saut Le Nid de rossignols
La Chaîne d’or La Morte Amoureuse
Omphale, histoire rococo Une Nuit de Cléopâtre
Le Petit Chien de la marquise  

En 1851, ce recueil a été repris sous le titre d’Oeuvres humoristiques (Lecou), puis en 1855 il a reparu dans le Théâtre de poche (voir notice ci-dessus), et a figuré dans toutes les éditions du Théâtre (voir notice ci-dessus) dès 1872.

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Théâtre : dossiers


Ballets

Giselle ou Les Willis

Sous-titre : ballet fantastique en deux actes

Ce ballet a été coécrit avec Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Jean Coralli ; la musique est d’Adolphe Adam. Il a été représenté pour la première fois au Théâtre de l’Académie royale de musique le lundi 28 juin 1841, avec une chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot. Le texte de ce ballet a été publié dans Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

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La Péri

Sous-titre : ballet fantastique en deux actes

Théophile Gautier a écrit ce ballet avec Jean Coralli, début 1842 ; la musique est de Friedrich Burgmüller. Il a été représenté pour la première fois au à Paris Théâtre de l’Académie royale de musique le 17 juillet 1843 (chorégraphie de Jean Coralli). Le livret a paru chez Vve Jonas en 1843, puis dans Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

Le personnage de la péri est issu d’un conte des Mille et une nuits, « Histoire du prince Ahmed et de la fée Pari-Banou » : les péri sont des génies femelles de la mythologie arabo-persane, que Thomas Moore avait mis en scène dans « Paradise and Peri » (Lalla Rook, 1817), que Gautier avait lu (tout comme Victor Hugo, qui avait utilisé cette figure mythologique dans « La Fée et la Péri »). Gautier avait déjà utilisé la figure de la péri, dans son poème « La jeune fille » (Poèmes, 1830).

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Pâquerette

Sous-titre : ballet pantomime en 3 actes et 5 tableaux

Ce ballet a été écrit par Gautier, et est accompagné d’une musique de François Benoist. Il a été représenté pour la première fois à Paris au Théâtre de l’Opéra le 15 janvier 1851 (chorégraphie d’Arthur Saint-Léon). Le texte a paru chez Vve Jonas en 8151, puis dans Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

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Gemma

Sous-titre : ballet en deux actes et cinq tableaux

Musique de Nicolò Gabrielli. Ce ballet a été représenté pour la première fois à Paris à l’Académie impériale de musique le 31 mai 1954 (chorégraphie Fanny Cerrito). Le livret de ce ballet a paru dans Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

Le magnétisme est au cœur du ballet, dans lequel un homme emploie cette science pour tenter d’obtenir d’une jeune fille qu’elle l’épouse ; cette thématique est présente dans d’autres œuvres de Gautier, comme Avatar (1856) et Spirite. Pour Gemma, Gautier indique s’être inspiré des Mémoires d’un médecin : Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas, et des mélodrames de Pixérécourt.

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Yanko le Bandit

 

Sous-titre : ballet-pantomime en deux actes

Musique d’Edouard Delvedez. Ce ballet a été représenté pour la première fois au Théâtre de la Porte Saint-Martin le 22 avril 1858 (chorégraphie Charles Honoré). Son livret a été publié dans Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

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Sacountala

 

Sous-titre : ballet-pantomime en deux actes

Ce ballet a été représenté pour la première fois à Paris au Théâtre impérial de l’Opéra, le 14 juillet 1858 (chorégraphie Lucien Petipa). Gautier en a écrit l’argument, et Ernest Reyer la musique. Il est tiré du drame indien La Reconnaissance de Sacountala par Calidasa, poème publié en sanscrit et en traduction française par A. L. Chézy en 1830). Gautier est très attiré par l’Inde, autant que par l’Egypte, et se documente beaucoup à se sujet, à travers des œuvres indiennes, mais aussi en lisant des textes contemporains dans lesquelles l’Inde joue un rôle majeur. Et Gautier a accordé une place particulière à l’Inde dans son Avatar (1856).

Le livret de Sacounatala a été publié chez Vve Jonas (Paris) en 1858, puis dans Théâtre : mystères, comédies et ballets en 1872.

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Ballets : recueils

Théâtre. Mystères, comédies et ballets

Ce recueil a paru en 1872 chez Charpentier. Il reprend 18 textes (pièces de théâtre, ballets, prologues de pièces et autres textes liés au théâtre) :

Une Larme du diable Prologue de Falstaff Giselle ou Les Willis
La Fausse Conversion ou Bon sang ne saurait mentir Prologue d’ouverture de l’Odéon La Péri
L’amour souffle où il veut Pierre Corneille, pour l’anniversaire de sa naissance Pâquerette
Pierrot posthume La Femme de Diomède Gemma
Le Tricorne enchanté Prologue de Henriette Maréchal Yanko le Bandit
Prologue de Struensée Le Selam Sacountala
 

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Récits de voyages : articles

Voyage hors barrières

Cette série de trois d’articles, intitulée à posteriori Voyage hors barrières, a paru dans La Presse en 1838, puis a été reprise dans Zigzags en 1845 (chez Magen), et dans Caprices et Zigzags en 1852 (chez Lecou). Gautier y entraîne son lecteur dans une « excursion ultra-pittoresque et romantique » sans concessions, fixant son regard sur ce dont des yeux moins avertis se détourneraient.

« Montfaucon » (lire ce texte en ligne) Cet article a paru dans La Presse du 9 juin 1838, accompagné d’un post-scriptum que les éditions suivantes n’ont pas reproduit. celui-ci figure dans le premier tome de l’Histoire des oeuvres de Théophile Gautier par Lovenjoul.
« La Barrière du Combat » (Lire le texte sur Gallica) Cet article a paru dans La Presse du 25 juin 1838.

 

 

« La Ville des Rats » (lire ce texte en ligne) Cet article a paru dans La Presse du 20 juillet 1838. Si le texte se dote d’un accent prophétique — « La Babylone moderne […] sera tout simplement dépeuplée et détruite […] » –, et fait entendre une fascination pour le détail extrême, il n’a cependant de cesse de laisser deviner un ton amusé. Marquant la distanciation et l’objectivité de Gautier, il consacre une fois encore son esthétique. (Marie Fournou)

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Tour en Belgique

Du voyage effectué en Belgique avec Nerval entre juillet et août 1836, Gautier tire six articles publiés dans La Chronique de Paris du 25 septembre au 25 décembre 1836. Dans ces articles, Gautier nomme Nerval par la seule initiale de son prénom : G. Mais plus tard, dans les réimpressions de librairie de ces articles, il le nomme Fritz.

Ce Tour en Belgique a été repris dans Zigzags en 1845, puis dans Caprices et zigzags en 1852. Dans cette dernière édition, il est alors présenté sous la forme de huit chapitres : les six chapitres parus en 1836, auxquels s’ajoutent deux chapitres repris d’articles parus dans La Presse les 28 et 29 juillet 1846, sous le titre « Esquisses de voyage » (I et II ; les articles numéro III et IV de cette série ont été laissés de côté).

Lire le texte sur Gallica (in Zigzags, 1845)

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Lettre à la Présidente : voyage en Italie

1850

Lire le texte sur Gallica

Récits de voyages : recueils

Voyage en Espagne

1843

Cet ouvrage est divisé en 15 chapitres :

I. De Paris à Bordeaux
II. Bayonne
III. Le zagal et les escopeteros
IV. Vergara
V. Le cloître, peintures et sculptures
VI. El correo real ; les galères
VII. Courses de taureaux
VIII. Le Prado
IX. L’Escurial
X. Tolède
XI. Procession de la Fête-Dieu à Madrid
XII. Les voleurs et les corsarios de l’Andalousie
XIII. Ecija
XIV. Séville
XV. Cadix

Lire le texte de l’édition de 1845 sur Gallica

Lire le texte de l’édition de 1859 sur Gallica

Télécharger le texte gratuitement sur archives.org (édition de 1873)

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Pochades, zigzag et paradoxes

Cet ensemble de textes a paru en 1845 dans Zigzags puis a été repris en 1852 dans Caprices et zigzags.

I. Idées rétrogrades
II. Paysage et Sentiment
III. Nègres, White-Horses et Moutons
IV. Yeux verts et Talons roses
V. Puchero
VI. Têtes d’anges
VII. Parenthèse
VIII. Orthopédie
IX. Concession aux Béotiens
X. Spleen, Enterrement, Tunnel
XI. Réflexions profondes
XII. Venise à Londres

Lire les textes sur Gallica

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Zigzags

Paru en 1845, ce recueil contient les textes suivants :

Un Tour en Belgique
Une Journée à Londres
Pochades, zigzag et paradoxes (série de textes)
Venise (sur Venise, voir également le texte publié dans le recueil Quand on voyage – notice ci-dessous)
Voyage hors barrières (série d’articles)

Lire le recueil sur Gallica

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Caprices et Zigzags

Ce recueil est paru en 1852 ; il s’agit d’une version augmentée de Zigzags paru en 1845. Il se compose des textes suivants :

Un Tour en Belgique L’Inde
Une Journée à Londres Voyage hors barrières (série d’articles)
Pochades, zigzags et paradoxes (série de textes) saut Chiens et rats
Gastronomie britannique Paris futur
Les races d’Ascot Une visite chez Merodach-Baladan
En Chine Les Bayadères

Lire le recueil sur Gallica

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Voyage pittoresque en Algérie : Alger, Oran, Constantine, la Kabylie

1845 (inachevé)

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Italia

1852

Cet ouvrage se divise en 27 chapitres :

I. Genève, Plein-Palais, l’Hercule acrobate Lire (Gallica) XV. Les Vénitiennes, Guillaume Tell, Girolamo Lire (Gallica)
II. Le Léman – Brigg, les montagnes Lire (Gallica) XVI. L’arsenal, Fusine Lire (Gallica)
III. Le Simplon, Domo d’Ossola, Luciano Zane Lire (Gallica) XVII. Les Beaux-Arts Lire (Gallica)
IV. Le Lac Majeur – Sesto-Calende, Milan Lire (Gallica) XVIII. Les Beaux-Arts Lire (Gallica)
V. Milan, le Dôme, le théâtre diurne Lire (Gallica) XIX. Les Beaux-Arts Lire (Gallica)
VI. La Cène, Brescia, Vérone Lire (Gallica) XX. Les rues – La fête de l’empereur Lire (Gallica)
VII. Venise Lire (Gallica) XXI. L’hôpital des fous Lire (Gallica)
VIII. Saint-Marc Lire (Gallica) XXII. Saint-Blaise, les Capucins Lire (Gallica)
IX. Saint-Marc Lire (Gallica) XXIII. Les Églises Lire (Gallica)
X. Le palais ducal Lire (Gallica) XIV. Églises, scuole et palais Lire (Gallica)
XI. Le grand canal Lire (Gallica) XV. Le Ghetto, Murano, Vicenza Lire (Gallica)
XII. La vie à Venise Lire (Gallica) XVI. Détails de mœurs Lire (Gallica)
XIII. Détails familiers Lire (Gallica) XVII. Padoue Lire (Gallica)
XIV. Le début du Vicaire, gondoles, cou-

 

cher du soleil

Lire (Gallica) XVIII. Ferrare Lire (Gallica)

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Voyage en Italie

Télécharger le texte gratuitement sur achives.org

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Constantinople

1852, paraît en 1853

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Voyage en Russie

Publié de 1858 à 1866.

Nestor Roqueplan, auteur d’un feuilleton théâtral pour Le Constitutionnel, a cité un passage du Voyage en Russie dans l’édition du 12 novembre 1866. Il y parle du Voyage en Russie comme d’

(…) un chef-d’oeuvre de plastique, de peinture et de style, s’il est permis d’intervertir ainsi des qualités qui appartiennent à des arts si différents. Théophile Gautier a des imitateurs, mais pas un même parmi les plus habiles n’atteint à cette richesse, à cette propriété, à cette netteté d’expression qui fait de sa parole un miroir d’or. Voici un merveilleux fragment sur l’église de Saint-Isaac, vue à différentes heures en hiver. Nous doutons que la peinture même puisse aller aussi loin dans la reproduction du détail et de l’ensemble, de la forme et de l’effet :

[il cite un long passage de l'ouvrage : "L'hiver en Russie a une poésie particulière... lampe d'or du sanctuaire que rien n'éclipse."]

Nous n’avons pu résister au plaisir de citer tout entier ce prestigieux morceau, véritable tour de force, de style et de couleur. Et ce qui le met au-dessus de toutes les descriptions du même genre, c’est que l’on y sent battre un coeur et rayonner une âme.

 

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Les Vosges

1860

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Quand on voyage

Recueil d’articles parus en 1865 chez Michel Lévy frères (Paris). Il comprend les articles suivants :

Cherbourg – Inauguration du bassin Napoléonsaut Baden
Le Mont Saint-Michel Venise (sur Venise, voir aussi le texte dans Zigzags – notice ci-dessus)
Course de taureaux à Saint-Esprit Florence
Wiesbaden El Ferro Carril – Inauguration du chemin de fer du nord de l’Espagne
Stuttgart Une promenade au hasard

Lire le recueil sur Gallica

Télécharger gratuitement le recueil sur archives.org

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Loin de Paris

Ce recueil a paru en 1865 chez Lévy frères ;  il se divise en quatre sections :

- En Afrique (lire ce chapitre sur Gallica)

- En Espagne (lire ce chapitre sur Gallica)

- En Grèce (lire ce chapitre sur Gallica)

- Ce qu’on peut voir en six jours (lire ce chapitre sur Gallica)

Lire le recueil sur Gallica

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L’Orient

Lire le tome 1 sur Gallica

Lire le tome 2 sur Gallica

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Voyage en Egypte

1869

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Tableaux de siège

29 articles

Lire le recueil sur Gallica

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Les vacances du lundi

Recueil d’articles, paru en 1884 (posthume).


 

 

Théophile Gautier


Jean Auguste Dominique Ingres

Né à Montauban le 29 août 1780 et décédé à Paris le 14 janvier 1867, Ingres fait l’admiration constante de Gautier. Il le mentionne très régulièrement dans sa critique d’art, et lui consacre notamment une étude dans L’Artiste du 5 avril 1857. Pour Gautier, Ingres est l’un des plus grands artistes de son temps, tout dévoué à la quête du beau et qui ne se laisse pas emprisonner dans une école. De manière désormais classique, Gautier met Ingres en face de Delacroix, chacun représentant une tendance forte de la peinture de son temps.

Une lettre d’Ingres à Gautier, reprise dans la Correspondance générale éditée par C. Lacoste (t.1, 1985, p.277), indique la réciprocité de l’amitié de Gautier pour le peintre :

Monsieur,

Permettez-moi de vous offrir ce livre comme un témoignage de ma haute estime.

J’ose espérer qu’il trouvera près de vous l’accueil bienveillant dont vous avez toujours honoré mes oeuvres.

Agréez l’assurance de ma considération la plus distinguée.

J. Ingres

saut

Textes de Gautier

 

Textes collectés et transcrits par Carine Dreuilhe dans le cadre d’un mémoire de D.E.A (septembre 2000).

Principes d’édition : l’orthographe d’époque a été respectée (notamment les finales en –ans et –ens là où nous écrivons aujourd’hui –ants et –ents), les graphies : poëme, poëte, entr’ouvert etc.

Ont été rectifiées d’office les coquilles évidentes. L’emploi de l’italique pour les titres a été systématisé.

La France littéraire,  » Salon de 1833 « , mars 1833

 

À M. Ingres les honneurs du pas. – M. Ingres en est digne sous tous les rapports ; il a une fermeté de conviction malheureusement trop rare aujourd’hui. Ayant vu, dès son début, que le dessin était bon, il s’y est attaché par-dessus toute chose, et il a marché droitement et sincèrement dans sa voie, sans s’inquiéter du succès, et cherchant à se contenter lui-même plutôt que les autres. Il a fait l’Odalisque, il a fait Roger et Angélique, et le Vœu de Louis XIII, et l’Œdipe devinant le Sphinx, et cela a dû paraître singulièrement mauvais à des gens qui admiraient du fond de leur cœur MM. Abel de Pujol, Couder, Blondel, Meynier et compagnie. En effet, ce fut un feu roulant de plaisanteries très ingénieuses ; on cria à la barbarie ; on dit que c’était vouloir retourner à l’enfance de l’art, et mille autres belles choses de ce genre. – Les bonnes perruques ne se doutaient guère que bafouer M. Ingres, c’était bafouer Albert Dürer, Raphaël, Holbein, et autres barbares de cette force. M. Ingres persista. La foule voyant qu’il n’allait pas à elle, vint à lui : la foule est comme les femmes. Aujourd’hui, M. Ingres est sur le piédestal qu’il s’est si laborieusement construit. – Il est devenu un mythe ; c’est la personnification du dessin, comme Decamps est celle de la couleur.

M. Ingres n’a au salon que deux portraits, celui de Bertin de Vaux et celui d’une dame romaine peinte en 1807 ( au commencement de la galerie, à droite ) : c’est peu ; mais, n’eût-il jamais fait que cela dans sa vie, ce serait assez, à mes yeux, pour le proclamer grand-maître. – Parlons d’abord de la dame romaine ; c’est, selon moi, la plus belle chose du Musée, et je la met beaucoup au dessus du portrait d’homme. Elle a une robe de velours noir, à taille courte, d’après la mode de l’Empire, très décolletée ; un schall de couleur claire est drapé sur son épaule gauche avec un style et une élégance inimitables ; ses deux mains, posées l’une sur l’autre, sont rendues de la manière la plus candide. La charmante créature regarde devant elle avec cette bonhomie et cette sérénité particulière aux Italiennes. La bouche fine et mince, comme une bouche d’Holbein, rit de ce sourire doux et sérieux inconnu en France ; les yeux, admirablement enchâssés, sont d’une transparence et d’une limpidité sans exemple ; toute la tête vit et remue, et cela sans le prestige de la couleur, avec un simple ton local, habilement gradué selon les formes et le mouvement, que nous préférons beaucoup, pour notre part, au tricot prismatique dont l’école de Gros revêt ses personnages, et qui nous semble incontestablement plus vrai et plus agréable à l’œil. Il y a dans ce portrait une telle sainteté de lignes, une telle religion de la forme dans les moindres détails, le faire en est si primitif, que l’on a toutes les peines du monde à croire que cela ait été peint en plein règne de David, il y a quelques vingt ans. N’était la coupe des vêtemens, on pourrait croire ce tableau de la même main que la Marguerite d’Alençon. Le portrait de Bertin, malgré ses incontestables qualités, n’est pas aussi magistral ; le parti pris n’est pas, à beaucoup près, si franc : le peintre a plus visé au relief, et par cette raison même n’a pas produit quelque chose d’aussi complet. Au reste, le linéament des mains est d’une pureté rare, la pose vraie et vivante ; les vêtemens sont sévères, sans lazzis, comme tout ce que fait M. Ingres ; seulement, on regrette en voyant ce dessin si irréprochable, qu’il ne soit pas appliqué à un tout autre sujet. Tant de pureté et d’exactitude dans un pli de gilet et de redingote, qui pouvait être autrement sans cesser d’être vrai, nous paraissent dépensés en pure perte. M. Ingres ne devrait faire que des sujets nus, ou, tout au moins, antiques. — Les madones et les tableaux de sainteté lui iraient encore admirablement bien, à cause de leur gravité symétrique ; mais, en vérité, nos pauvres physionomies et nos misérables haillons sont indignes qu’un aussi grand peintre les immortalise. Ce que je dis là paraîtra clair à ceux qui, au risque d’un torticolis, auront vu et admiré l’Apothéose d’Homère dans le Musée Charles X.

La France Industrielle,  » Salon de 1834 « , avril 1834

 

Pour le Saint-Symphorien de M. Ingres, c’est la plus belle fresque, le plus magnifique carton qu’il soit possible de voir. Quelques journaux ont dit que c’était un pas rétrograde, n’écoutez pas les journaux ; c’est un pas en avant. C’est la logique de la manière de M. Ingres, poussée jusqu’à la dernière conséquence. On a dit que M. Ingres imitait servilement Raphaël, et se traînait comme un écolier dans l’ornière ouverte par le divin jeune homme. Nous ne sommes pas de cet avis ; le sentiment de M. Ingres est bien plus allemand qu’italien. Albert Dürer est plutôt son patron que Raphaël. Les têtes de M. Ingres sont bien moins idéales que celle du Sanzio ; c’est une traduction de la nature beaucoup plus mot à mot : son dessin serre la forme de plus près ; et le caractère de son style est l’exagération dans un principe vrai des détails extérieurs, car M. Ingres soigne principalement le silhouette linéaire de ses personnages, et dessine plus sur le bord que dans le milieu : procédé qui, ôtant beaucoup de relief, a pour résultat un aspect large et simple tout à fait magistral, et qui ferait distinguer au premier coup d’œil le tableau entre mille. Un peintre de l’école angélique eût seul pu dessiner la tête du saint Symphorien. Le sentiment catholique qu’elle respire est admirable. On prétend que le tableau est d’une vilaine couleur. Nous ne nous sommes pas aperçu qu’il fût d’une couleur plutôt que d’une autre.

Le portrait de femme ne vaut pas à beaucoup près le portrait de la Romaine, la couleur est lumineuse, les mains parfaitement belles, l’ajustement du plus grand goût, les vêtemens exécutés d’une manière supérieure, — le modèle fin et savant, mais le modèle est moins heureusement choisi.

saut

Figaro,  » Des beaux-arts et autres « , 16 octobre 1836

 

 

Nous n’avons pas encore dit notre mot sur l’art. Parlerons-nous de l’art ? Qui n’en parle pas ? Quel journal n’a pas son feuilleton d’art, spécialité régulière, qui devient deux mois de l’année, les deux mois du salon, un compte rendu fidèle, une analyse pareille à celles qu’on fait des ouvrages dramatiques, un feuilleton redoutable, entouré des sollicitations, des inimitiés, des terreurs et des dangers qui s’attaquent habituellement à la critique théâtrale ; les autres dix mois de l’année, le rédacteur d’art remplit ses colonnes à sa fantaisie ; il se lance dans de hautes considérations d’esthétique et de plastique qui impriment à l’abonné un grand respect pour l’auteur, et un plus grand pour ses articles, dans lesquels il ne se permet pas de pénétrer.

À vrai dire, l’art n’existe plus que dans ces feuilletons qui ont à remplir un nombre déterminé de colonnes par mois, et dans le cerveau de quelques grands génies isolés de la foule. L’état et le public s’en inquiètent médiocrement, et trouvent toujours qu’il s’en fait assez pour leur consommation. Pour l’état, la protection accordée aux beaux-arts est une vieille idée, une tradition morale qui se perd tous les jours avec tant d’autres. On voudrait bien être le grand siècle ; on ne demanderait pas mieux que d’être Louis XIV, si cela ne coûtait pas trop cher ; l’art est un luxe tout royal, il faut de cela avec un peu de gloire militaire, et de la poule au pot, pour composer les élémens d’un règne convenable ; mais on marchande tant qu’on peut, c’est tout naturel, et une nation de marchands et d’industriels comprend cela le mieux du monde. Du côté du public, l’art trouve encore moins d’aide et de protection, la société bourgeoise d’aujourd’hui lui est hostile quoi qu’il fasse ; il ne peut ni s’y introduire, ni s’y emboîter ; sans cesse elle le rejette à sa surface où il adhère ensuite plus ou moins. L’art ancien dit le public hostile à l’art nouveau ; l’art nouveau à l’ancien : le public est neutre, c’est-à-dire indifférent. Il considère peu les sculptures du moyen-âge, mais il n’a guère de sympathie pour les nudités classiques, et comme père de famille, il les blâme. Il ne tient guère à la peinture que par le portrait, mais il laisse à droite M. Gros, et M. Ingres à gauche ; il va droit à M. Dubufe, parce qu’il a remarqué que c’est l’artiste qui emploie la couleur la plus fine.

Contemplez l’illustre abaissement de l’art académique autrefois si fier, aujourd’hui misérable et menacé ; voyez comme il se traîne aux pieds du public, comme il se rapetisse, s’ébarbe, s’unit et s’utilise pour son usage. Il lui offre ses urnes, ses statues et ses bas-reliefs au prix du moulage, ses tableaux au prix des devans de cheminée ; il lui peindrait ses plafonds au rabais du badigeonneur. Il lui présente ses colonnes, les blanches filles de Grèce, coiffées de palmes et d’acantes ! Le bourgeois honore la colonne, mais il ne s’en sert pas ; des colonnes à sa maison lui semblent aussi inutiles que des béquilles à un ingambe. Du reste, son to kalon architectural se définit ainsi : tout ce qui est symétrique, blanc et nu ; et son grandiose, tout ce qui est très grand. Partez de ces deux points. La sculpture se trouve, il est vrai, représentée chez lui par la pendule à sujet, les ornemens estampés et les moulures en mastic : mais la peinture tient moins de place encore. La peinture est morte aujourd’hui ; elle est tombée de fresque en trumeau ; de tableau en gouache ; elle s’est faite si petite, qu’on l’a enterrée dans un album. Et l’album, c’est l’aumône que fait au riche l’artiste mourant de faim ; l’album se paie avec une lettre de bal, une poignée de main et un sourire. On dit que l’imprimerie a tué pour jamais l’architecture.

Hé bien ! c’est la même histoire : la glace a tué le tableau ; la glace, inconnue autrefois, a pris au tableau sa place au mur et son cadre doré ; le bourgeois aisé s’achète une glace tout d’abord ; qu’il s’arrondisse, et il en aura deux ; qu’il s’enrichisse, et la peinture n’y gagnera rien ; il achètera des glaces ; il mettra des glaces partout ; parce que c’est utile et beau, parce qu’il y voit tout ce qu’il a multiplié.

Pour qui donc se fait-il encore de la peinture ? est-ce pour MM. Demidoff, Seymour et Schikler seulement, qu’on produit au Musée trois mille tableaux par année ? Je demande où passent tous ces milliards d’aunes de toile qui servent tous les ans à nous fatiguer l’odorat, les yeux et les oreilles, et qu’on ne revoit plus jamais, ni dans les galeries, ni dans les salons, ni sur les enseignes ; que veut tout ce peuple barbu, qui se fait bâtir sans cesse d’innombrables ateliers dans la nouvelle Athènes et derrière le Luxembourg ? Comment se nourrit-il ? Mange-t-il ses productions en nature ? s’habille-t-il avec la toile ? C’est une grave question.

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La Presse, « De la composition en peinture », 22 novembre 1836

 

L’on a dans le monde les plus étranges idées sur la peinture.

Nous ne parlons pas ici des honnêtes bourgeois qui veulent des tableaux sans ombre et sans perspective, à la manière chinoise ;

Ni des amateurs délicats qui s’étonnent que l’on ne traite pas les cheveux un à un ;

Ni des femmes charmantes qui demandent que l’on épuise sur leur teint les roses et les lis ;

Ni des cuisinières abominables et des sapeurs-pompiers assortis, qui réclament pour leur argent de la couleur de chair plus fine ;

Mais bien des connaisseurs, d’un goût en apparence plus irréprochable et plus attique ; des critiques experts et assermentés près les journaux ; des littérateurs à dissertations, des nébuleux professeurs d’esthétique transcendantale, des femmes sensibles et impressionnables parvenues à un grand âge, de certains artistes plus ou moins rasés, et de tous ceux qui ont copié en pension des têtes de Lemirre, et qui se sont distingués en reproduisant, d’après la bosse, le nez majestueux de Jupiter-Olympien.

Tous ces braves gens déraisonnent à l’endroit de la peinture de la manière la plus impertinente du monde ; on croirait vraiment, à les entendre, qu’ils parlent musique.

La peinture a ce malheur, que quiconque jouit d’une paire d’yeux ou d’un binocle en place d’yeux, se croit en droit de la juger, et se regarde comme très compétent.

Rien n’est plus faux.

Il ne suffit pas plus de voir, pour se connaître en peinture, qu’il ne suffit d’entendre pour se connaître en musique.

— Certainement, des aveugles et des sourds ne peuvent parler ni de peinture ni de musique ; mais beaucoup ont des yeux plus grands que ceux de Junon Boopis, et des oreilles plus longues que celles de Midas, qui n’en voyent pas plus et n’entendent pas mieux pour cela : Oculos habent et non vident, aures habent et non audirent. — L’Évangile faisait sans doute allusion aux feuilletonistes de peinture et de musique.

Ceci a presque l’air d’un paradoxe ; mais il est très sûr que sur vingt personnes qui passent devant un tableau, il y en a dix-neuf qui ne le voient point. Il faut une longue étude pour apprendre à voir. Voir, c’est la moitié du génie : les grands peintres et les grands poètes sont tout bonnement des gens qui ont le coup-d’œil juste, et qui discernent instinctivement la forme de la nature dans les proportions les plus exquises. — Des gens de beaucoup d’esprit, du reste, forgent des descriptions ou des dessins absurdes, en présence des objets même qu’ils ont à rendre ; ils ne les ont pas vus. La routine ou l’éducation étendent sur leurs prunelles une taie épaisse ; ils se sont donnés un mal infini, et deux ou trois linéaments, quelques phrases fort simples qu’il semble impossible de ne pas rencontrer, eussent produit le plus excellent effet.

C’est ainsi que de vieilles réputations académiques trouvent moyen, avec un modèle nègre sur la table, de faire une Flore lutinée par Zéphire, et dessinent très bien un casque d’après un bonnet de coton.

Le spectacle de la nature est perdu pour ces hommes-là ; l’aspect des choses leur échappe, ils n’ont pas d’œil.

Il faut une longue et patiente étude pour apprendre à y voir, il faut une attention continuelle, un grand travail de comparaison, une persévérance d’observation qu’il n’est pas donné à tout le monde d’atteindre ; là où l’homme inexercé, le bourgeois ( qu’on me permette d’employer ce terme de l’argot d’atelier ) n’aperçoit qu’une seule teinte, l’artiste en découvre cinquante ; il suit jusqu’au bout des gammes de tons variés qui ne paraissent aux bourgeois qu’un tapage assourdissant de couleur ; certaines inflexions de lignes inappréciables pour tout autre, lui causent d’inexprimables ravissements ; il a toutes sortes de bonnes fortunes de détails, il pénètre dans mille petites beautés intérieures dont il a la possession exclusive ; il jouit de la beauté intime du tableau, le bourgeois n’apprécie que le cadre et le vernis.

La beauté a plus de voiles qu’Isis ; elle ne se présente pas tout d’abord et dans tout son éclat ; elle a ses heures d’éclipse et de défaillance ; son rayonnement n’est pas toujours aussi intense. Un amant discret et persévérant ne se rebute pas pour cela ; il sait attendre, il est là patiemment assis, le crayon à la main : le nuage se déchire, le rayon tombe, le profil se découpe, le front s’illumine, la beauté se révèle, mais aux initiés et aux adeptes seulement, l’homme vulgaire qui était peut-être présent ne s’est douté de rien.

Cette grossièreté générale du sens de la vue, et ce manque de finesse dans l’appréciation de la beauté de la forme, est cause d’une singulière aberration dans le jugement des œuvres d’art.

Les tableaux sont analysés, jugés et critiqués comme des livres ou des drames : on y veut un sujet, une anecdote, un espèce de mélodrame peint, qui est bien la plus insupportable chose du monde après le mélodrame écrit. Faute de pouvoir juger de la composition des formes et des lignes, on y demande une composition littéraire, et Dieu le sait, il n’y a rien de plus opposé sur la terre et au ciel que les vrais principes de la composition pittoresque et ceux de la composition poétique. Les littérateurs, en dépit du demi-vers d’Horace, sont de fort mauvais peintres, et les peintres seraient, je l’espère, de non moins exécrables littérateurs.

Ceci explique pourquoi M. Paul Delaroche, qui représente assez bien M. Casimir Delavigne comme valeur actuelle, a été généralement pris pour un peintre, ce qu’il n’a jamais été et ne sera jamais.

M. Paul Delaroche aurait fait les Messéniennes, si elles n’avaient pas été faites depuis longtemps ; M. Casimir Delavigne eût sans doute peint la Jane Grey : cette fraternité est si bien comprise de tous deux, que, dès que l’un a versifié un tableau, l’autre peint une tragédie sur le sujet de ce tableau, et réciproquement, ce qui est assez vous dire que ce n’est ni de la peinture ni de la poésie.

Tous les deux auraient peut-être été des vaudevillistes supportables.

Certainement l’éducation pittoresque d’un peuple capable de regarder M. Delaroche comme une gloire dont les rayons se confondaient avec l’auréole des plus divins maîtres, est entièrement à refaire.

Qu’on oublie pas que M. Ingres, qui avait fait l’Odalisque, l’Œdipe, le Vœu de Louis XIIIAngélique et Roger, M. Ingres, ce grand maître du seizième siècle, sur l’épaule de qui le doux Raphaël eût posé amicalement sa blanche main ; M. Ingres qui, dans son portrait de la Jeune Romaine, a créé le plus beau visage de femme que l’art ait réalisé depuis la Monna Lisa et la Jeanne d’Aragon, est demeuré inconnu et méprisé jusqu’à l’âge de cinquante ans précisément à l’époque où l’astre de M. Paul Delaroche se levait glorieusement à l’horizon.

 

La Presse,  » Beaux-arts — ouverture du Salon « , 1er mars 1837

 

Voici que les portes du Salon vont s’ouvrir encore une fois. — L’inquiétude est grande au camp des artistes qui n’ont, dans l’année, que cette seule entrevue avec le public ; la curiosité est vivement allumée chez les bourgeois et les amateurs. Va-t-il s’élever de nouveaux astres sur ce ciel de toile verte, qui dérobe pendant trois mois la vue des tableaux des anciennes écoles ; les glorieux soleils reconnus du feuilleton auront-ils quelque éclipse à souffrir ? qui obtiendra la vogue ? Quelle toile est destinée à faire fureur ; car, nous autres Français, nous avons une si faible dose d’enthousiasme qu’un seul objet suffit pour l’épuiser, et que nous ne pouvons admirer plus d’un poète ou d’un peintre à la fois. Sera-ce, comme à l’ordinaire, M. Paul Delaroche, dont le talent sobre et prudent va si bien à la foule ennemie de toute témérité, qui se prélassera encore dans ce bienheureux coin destiné aux hommes en réputation et aux enfants gâtés de l’administration du Musée. — Nous verrons cela dans quelques heures aujourd’hui.

Sans doute les critiques, selon leur louable habitude, ne manqueront pas de dire que le salon de l’année précédente valait mieux que celui-ci ; c’est une chose convenue, et dont on nous permettra de douter comme de toute chose convenue. Il y a longtemps que les hommes et les salons dégénèrent, et que tout va de mal en pis, comme on peut le voir dans Homère et dans Horace. Heureusement que quelques exclamations imprudentes nous ont mis en état de juger la valeur de toutes ces gloires acceptées il y a dix ans ; et quoique nous ne soyons pas partisans du progrès indéfini, nous croyons qu’il y a eu amélioration dans toutes les parties de l’art.

Le coloris a été l’objet d’études sérieuses ; Paul Véronèse, Titien, le Tintoret, Giorgione, tous les grands Vénitiens ont été copiés, consultés, analysés, soulevés couche par couche ; des tons chauds et dorés, des teintes d’une solidité inconnue dans l’école française, ont enrichi la palette de nos jeunes peintres, et malgré la lourde atmosphère de notre climat sans azur et sans soleil, quelques-uns sont arrivés à l’ardeur éblouissante des maîtres italiens. Les Flamands n’ont pas été négligés non plus ; les furieuses peintures de Pierre-Paul Rubens et de Jordaens ont poudré de leur robuste vermillon la blancheur un peu grise, naturelle à nos plus fins coloristes ; — la gamme des tons s’est augmentée du carmin néerlandais, de l’ambre italien et de la verte pâleur des Espagnols. Nous savons bien que l’on a crié au pastiche ; mais l’imitation du procédé des maîtres a été de tous temps la base de l’art, et c’est un maigre orgueil de ne pas se servir des moyens que vous ont laissé vos devanciers. MM. Delacroix, Champmartin, Eug. Devéria, Louis Boulanger, Decamps, et quelques autres gens de cœur et de talent, ont été les plus ardents apôtres de cette révolution, et ont éloquemment prêché d’exemple.

Un mouvement semblable s’accomplit presque simultanément dans le dessin pur ; — M. Ingres tout seul, avec sa volonté de fer, en revendique l’honneur. Après la pauvre école de l’empire, dont les tableaux sont comparables aux poèmes et aux tragédies du même temps, après ce dessin si misérablement maniéré et poncif, après toute cette couleur blafarde et violâtre, il n’y avait d’autre ressource que de remonter violemment à la source éternelle de tout art et de toute poésie, au seizième siècle, époque climatérique du genre humain ; Delacroix sauta brusquement par-dessus David, Guérin, Meynier, Girodet, Fragonard, et tutti quanti, jusqu’au Titien ; Ingres ne se crût en sûreté que dans l’école de Raphaël, et il fit même de fréquentes visites au vieux Pierre de Perouge, tant il avait peur du dessin flasque et mou de ces Messieurs de l’Académie.

Ici, de crainte que l’on ne se méprenne au sens de nos paroles, nous nous hâterons d’ajouter que nous n’entendons pas dire que M. Delacroix ne dessine pas, et que M. Ingres ait seul le monopole de la correction. M. Delacroix dessine le mouvement et M. Ingres le repos ; l’un attaque les figures par le milieu, et l’autre par le bord ; celui-ci avec un pinceau, celui-là avec un crayon : voilà tout.

M. Ingres a fait beaucoup de bien. Par sa peinture calme, sérieuse et forte il a montré la puissance du style et de la simplicité ; l’aspect magistral de ses tableaux fait voir combien la disposition tranquille et symétrique, l’unité du ton local, la netteté de la silhouette l’emportent sur toutes les ruses mesquines et le papillotage misérable qui font l’admiration du vulgaire ; c’était une salutaire leçon pour tous ces jeunes artistes français qui cherchent avant tout, dans la peinture, l’esprit, le drame, l’intérêt, et qui traitent un tableau comme un vaudeville. M. Ingres ( et on le lui a souvent reproché ) a fait école, il a eu et il a des disciples enthousiastes et fervents ; c’est à nos yeux un de ses grands mérites, car, sans école, nous le répétons, c’est-à-dire sans une réunion d’hommes ayant les mêmes vues sur l’art et adorant le même maître, il n’y aura jamais que quelques talents exceptionnels, et l’on ne pourra rien exécuter de grand et de durable : Raphaël et Rubens n’ont pas fait le quart de leurs tableaux, ils se contentaient de les dessiner et d’y jeter quelques retouches.

De ces deux influences si contraires, M. Ingres et M. Delacroix, il est résulté une jeune génération de peintres vraiment remarquable, un ensemble de talents avec qui, si nous ne vivions pas dans une époque d’égoïsme mal entendu et d’originalité prétentieusement hâtive, il serait facile de mener à bout les plus grands travaux pittoresques si seulement ces jeunes peintres, au lieu de faire atelier à part daignaient être encore élèves de M. Ingres ou de M. Delacroix, et travailler de près les cartons du maître, dans les tableaux commandés à ceux-ci. De cette manière, M. Ingres ou M. Delacroix eussent pu exécuter les peintures de Notre-Dame-de-Lorette en quinze mois, et en place d’une ignoble cacophonie de couleurs, nous aurions un hymne plein d’unité et d’harmonie ; on a mieux aimé éparpiller quatre ou cinq mille francs sur une vingtaine de peintres médiocres, que de donner deux cent mille francs à un seul maître qui se serait chargé de tout à ses risques et périls.

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La Presse, « Salon de 1837 — École d’Ingres. — Leehmann, Amaury-Duval, Flandrin », 15 mars 1837

 

Ingres n’a rien exposé cette année ; c’est une vrai calamité dont on doit se consoler difficilement. La vue d’un tableau de ce grand peintre, au milieu de tout cet abominable fatras où l’art n’est pour rien, vous cause le même plaisir que l’entretien d’un homme qui n’a jamais transigé avec sa conscience. On peut se fier entièrement à M. Ingres, il n’emploiera jamais de petits moyens pour vous attirer et vous séduire ; il ne fera pas le moindre sacrifice à la vogue du moment, et quel que soit le sujet qu’il traite, il y mettra toujours la même volonté, le même soin rigoureux, et ne quittera l’œuvre que lorsqu’il la jugera digne de son austère réputation.

M. Ingres fait une très médiocre dépense de lis et de roses, et s’inquiète assez peu de l’avis des belles dames ; il ne sait pas ouvrir à propos un corsage, pour faire voir un sein veiné de bleu, comme Dubufe, l’Albane bourgeois ; il ne cherche pas dans les chroniques des anecdotes piquantes ; il ne fait pas des mélodrames peints, et n’a recours qu’aux seules ressources de son art pour fixer l’attention publique ; encore est-il d’une excessive réserve et d’un puritanisme singulier sur les moyens qu’il emploie.

C’est là un peintre consciencieux, sévère, plein de foi et d’enthousiasme, que les plus grandes nécessités n’ont pu faire descendre jusqu’à la peinture de commerce, et qui est resté depuis le commencement de sa vie dans les plus hautes sphères idéales, fidèle à Raphaël son dieu, comme Pétrarque à Laure, et Dante à Béatrice. Qu’un pareil dévouement est rare et louable dans un temps comme celui-ci, où l’on n’estime que Plutus, dieu de l’or ! — Combien de jeunes gens sont partis avec l’intention sincère de ne jamais trahir l’Art leur divin maître, et qui l’ont renié trois fois, comme Saint-Pierre Jésus-Christ, avant que le coq ait chanté.

L’on ne dit pas tout ce qu’il faut de courage pour persister en dépit de tous dans une œuvre incomprise et raillée. L’homme est en général plus humble qu’on ne le croit ; il n’y a que des natures bien énergiquement trempées qui puissent se donner toujours raison contre tout le monde, et poursuivre le sillon commencé dans un sol unanimement déclaré stérile. — M. Ingres a eu ce courage, et quand on songe que le portrait de la dame romaine que nous avons vu à l’une des dernières expositions, avait été fait en 1802, on est tout effrayé de l’audace d’une pareille peinture dans une époque semblable ; — cela devrait faire un effet aussi étrange qu’une orientale de M. Hugo intercalée dans les poésies de M. Palmezeaux de Cubières. — En effet, figurez-vous une pâleur d’ambre jaune, deux soleils noirs nageant sur un ciel de nacre, la bouche la mieux coupée, la plus amoureusement antique, une poitrine sans ombre, sans demi-teinte, d’un seul ton, et modelée cependant d’une manière admirable, des bras d’un tour divin, et des mains aux longs doigts effilés, comme Ingres seul peut en dessiner. Puis, pour l’exécution, toute la finesse gothique d’un portrait d’Holbein ou de Raphaël encore à l’école de Pierre Vannucci ; quelque chose comme la tête d’Anne de Boleyn ou de Jane d’Aragon. — Que cela devait paraître affreux aux braves gens de ce temps-là, et comme ils devaient plaindre M. Ingres du fond du cœur !

Quelle charmante peinture que l’Angélique et Roger ; le Roger couvert de pied en cap d’une armure d’or, sa lance appuyée au crampon de sa cuirasse, la jambe tendue, le coude faisant un triangle en arrière du corps, tout à fait dans la position des chevaliers de tournois, fond du haut des airs sur l’Orque terrible qui doit dévorer Angélique. La belle fille se détourne avec un mouvement plein de pudeur ; rien n’est plus gracieux que ce corps frêle et blanc qui se détache sur le fond noirâtre du rocher. L’hippogriffe a des ailes d’épervier, d’une exactitude d’imitation et d’une beauté de couleur que Veeninx envierait.

Vous souvenez-vous du sphinx, ce monstre au visage et aux mamelles de femme, qui lève en l’air sa patte aux griffes d’airain, et regarde, d’un air si sournoisement attentif, le jeune Œdipe debout devant lui, qui, le pied sur une pierre et le coude sur le genou, réfléchit à l’énigme proposée, et y cherche une solution. — Quelle invention poétique pleine d’une saisissante terreur, que cette paire de pieds bleuâtres, récente proie du monstre sortant toutes raides de la gueule d’une noire caverne, et ces ossements blanchis par le soleil, lavés par la pluie, semés aux alentours de l’antre, pour faire comprendre combien de temps déjà avait duré ce brigandage.

Quant à l’Odalisque, une belle lithographie l’a rendue populaire. — Remarquez, à propos de cette figure, combien l’art véritable sait imprimer de chasteté aux choses les plus nues. Une femme colletée jusqu’au menton, de M. Dubufe, est plus indécente mille fois que l’Odalisque de M. Ingres. L’Odalisque ne choquerait personne, même dans une église. Quel air de confiance et de calme ! et comme son visage respire bien cette heureuse sérénité d’un femme sûre d’être parfaitement belle et de l’être toujours ; ce n’est pas une femme qui vient de se déshabiller et qui s’est couchée sur des carreaux pour vous montrer ses épaules, son dos et ses reins ; c’est une femme qui a toujours été nue et que l’on ne peut concevoir autrement que nue. Ces pieds de marbre ignorent la chaussure, cette taille divine n’a jamais senti la pression d’une robe ou d’un corset ; rien ne réveille les sens dans cette beauté toute idéale ; l’esprit seul jouit de cette harmonieuse perfection ; — En peinture il n’y a d’indécent que ce qui est mal fait.

Dans le Vœu de Louis XIII, tableau qui vient d’être magnifiquement gravé, rayonne au milieu d’une gloire la seule Madone que l’on ait faite depuis Raphaël. Cette figure est de la plus angélique beauté ; le Sanzio lui-même serait fier de l’avoir dessinée et peinte. Une pareille tête n’est possible qu’à M. Ingres et n’eut-il fait que cette seule tête ou celle du Saint-Symphorien, il n’en serait pas moins le plus grand peintre moderne.

Pendant que M. Ingres enfantait ces belles choses, ces messieurs faisaient la peinture que vous savez.

Mais hélas ! M. Ingres est parti pour Rome, sa patrie naturelle, et ne veut plus rien exposer, à ce qu’on dit, blessé qu’il a été de quelques observations critiques. Noue espérons que ce grand homme cessera bientôt de bouder contre sa gloire, et qu’il nous sera donné de voir de lui de nouveaux chefs-d’œuvre.

En attendant que le peintre du plafond d’Homère se décide à rentrer dans l’arène du Musée, il y est représenté assez convenablement par trois de ces élèves, MM. Flandrin, Leehmann et Amaury-Duval.

GAUTIER critique d’INGRES

Charte de 1830, « Vente de la galerie de l’Élysée-Bourbon », 8 mai 1837

 

Si j’étais M. Hope, M. le duc de Sunderland, M. Demidoff, ou tout autre millionnaire, trillionnaire ou billionnaire, au lieu d’acheter à des prix insensés des tableaux usés repeints et vernis à outrance de maîtres, dont plusieurs n’ont pas grand mérite même quand ils sont purs et certains, j’aimerais beaucoup mieux me faire peindre de grandes galeries par Delacroix, Ingres, Decamps, Louis Boulanger, Camille Roqueplan, Cabat, et tous ces jeunes gens d’un talent si remarquable dont on tire si peu parti. — avec la même somme l’on aurait quatre fois autant de tableaux, incontestables, frais, jeunes et vifs, d’une valeur pour le moins égale, et l’on aurait encouragé et développé beaucoup de génies timides qu’un rayon favorable de la fortune ferait rapidement mûrir ; mais c’est plus au nom du peintre qu’à la valeur même du tableau que tiennent les amateurs, pour qui en général l’art n’est guère qu’un luxe comme les chevaux de race et l’argenterie anglaise.

Revue de Paris, 25 avril 1841

 

Assurément nous n’avons pas tout dit : nous avons été forcé de passer sous silence beaucoup de productions estimables et qui auraient droit aux honneurs de la mention ; car il y a dans l’école un progrès réel, incontestable. Si le génie est rare, le talent est commun. Tous font bien ; celui qui ferait mieux serait vraiment un homme prodigieux ; il est plus difficile que jamais d’être un maître, car à aucune époque les élèves n’en ont tant su. Examinez l’ensemble du salon, et vous serez surpris de voir qu’il y manque Ingres, Ziegler, Delaroche, Horace Vernet, Aug. Scheffer, Roqueplan, Decamps, presque tous les maîtres d’aujourd’hui, presque toutes les vogues consacrées, et que cependant c’est, après tout, un salon intéressant, digne de l’attention du public et de la critique, et qui témoigne favorablement de la situation actuelle de l’art.

La Presse,  » Salon de 1844 « , 26 mars 1844

 

L’exposition vient de s’ouvrir. Elle est plus nombreuse que jamais. Une haute influence a, dit-on, engagé le jury à être indulgent ; ce qui ne veut pas dire que le dernier ouvrage accepté soit meilleur que le premier refusé, comme l’exigerait la stricte justice. Mais l’appréciation impartiale, en matière d’art, est une chose tellement difficile, que tout autre mode d’examen présenterait peut-être autant d’inconvéniens.

Nous avons, à une époque où deux écoles se trouvaient en présence, réclamé de toute notre force contre des juges exclusivement choisis dans l’un des deux camps. — De grandes injustices ont été commises ; il ne pouvait en être autrement ; bien des existences et des vocations d’artistes ont été détournées ou dérangées par des ostracismes systématiques, et, il faut le dire à la honte du jury, dans les noms des bannis ont figuré tour à tour les noms les plus illustres et les plus vivaces de notre temps, — en sorte qu’il était pour ainsi dire honorable d’être refusé, et qu’un tableau rejeté avait beaucoup de chances d’être excellent : la galerie d’un prince à jamais regrettable n’était guère formée que des rebuts du jury.

Cette fois, l’on n’a pas, que nous sachions, à déplorer autant de ces exclusions brutales et stupides ; cependant l’on n’a pas admis un médaillon envoyé par M.A. Préault, contre qui se continue cette lâche guerre, ce lent assassinat qui dure depuis dix ans.

Nous ne tomberons pas dans ce lieu commun de prétendre que le salon de cette année est inférieur aux salons des années précédentes ; à ce compte, il y a longtemps que la peinture en serait revenue aux essais de la fille de Dibutade, qui dessinait sur le mur l’ombre de son amant ; nous ne croyons pas à la dégénérescence de l’espèce humaine, ni du côté moral ni du côté physique. Il faut se défier de ces récriminations chagrines, qui ne sont qu’un moyen de ne pas admirer une chose actuelle et vivante. Le salon montre, dans la masse des artistes, une somme de talens considérable. Sans doute, les deux ou trois mille tableaux qui tapissent les murs du Louvre ne sont pas tous des chefs-d’œuvre ; mais quel pays et quelle époque a jamais pu produire, tous les ans, un lieu de chefs-d’œuvre ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans aucune autre contrée de l’Europe moderne, il ne serait possible de réunir, à des dates si rapprochées, un pareil nombre de toiles satisfaisantes. — Il ne faut pas oublier qu’une exposition n’est pas un musée, et que les tableaux inscrits au livret ne sont pas proposés comme des modèles à étudier. C’est seulement un moyen de faire communiquer l’artiste avec le public et de faire naître entre lui et la foule des relations sympathiques ; l’art étant presque exilé de la vie moderne, ces occasions ne sauraient être trop fréquentes, le goût général s’éclaire par l’habitude de voir des tableaux. Les conversations et les journaux font du bruit et du mouvement autour de ces nobles arts silencieux, la peinture et la sculpture : la mode s’en mêle, et tel homme du monde qui n’aurait jamais regardé un tableau se trouve un samedi obligé d’admirer une belle peinture tout en lorgnant une jolie femme. — Grâce aux expositions, à l’ardeur qu’excite dans la jeunesse l’idée de se trouver en présence du public, dans la galerie même occupée par les grands maîtres, à l’espoir d’un renom promptement acquis, l’école française est aujourd’hui la première école du monde après avoir été longtemps la dernière. L’Italie n’est plus que l’ombre d’elle-même, l’Espagne n’existe plus, la Hollande et la Flandre vivent sur leur passé. — Düsseldorf et Munich composent, dessinent, et font plutôt de l’érudition que de la peinture. Overbeck, Cornelius, Schnorr, Bendemann, Lessing, Kaulbach sont assurément des artistes d’un grand talent ; mais ils ne sauraient lutter contre l’école française si brillante et si nombreuse. L’Angleterre possède d’excellens aquarellistes, mais elle n’a rien à nous opposer comme peinture sérieuse. Tel jeune homme qui se serait laissé aller aux facilités que les illustrations de livres, les ressemblances de bourgeois offrent pour gagner de l’argent sans talent ni efforts, fait un retour à l’art pur, aux sévères études, dans l’idée de produire de l’effet au salon, et se trouve ainsi sauvé de la vulgarité. — Seulement, depuis quelques années, nous avons remarqué chez les peintres en renom une tendance à se retirer des expositions, soit par dédain ou bouderie, soit par nonchalance ou crainte de compromettre une réputation déjà faite. Cette manie a fait de rapides progrès, et le livret cette fois est veuf de presque tous les noms célèbres.

C’est M. Ingres qui le premier s’est retiré sous sa tente comme un Achille grognon ; il n’avait pas été content de la manière dont avait été accueilli son Martyre de saint Symphorien. Pourtant, jamais œuvre n’avait été l’objet d’un examen plus attentif, d’une discussion plus respectueuse. Les beautés avaient été exaltées, les défauts indiqués avec tous les restrictifs et les linitifs désirables. On l’avait mis entre Albert Dürer et Raphaël. — Une belle place à contenter les plus difficiles ! surtout quand on pense que précédemment l’Odalisque, le Vœu de Louis XIII, l’Œdipe, avaient passé presque incognito, le goût de l’époque étant aux mythologies enluminées et aux troubadours en redingote beurre frais.

À dater de ce jour, M. Ingres n’a plus voulu se risquer au Louvre ; il expose chez lui. C’est ainsi qu’il a laissé entrevoir la Vierge à l’hostie, le Portrait du duc d’Orléans, celui de Cherubini couronné par la muse de la musique, etc.

Cet illustre exemple n’a été que trop suivi.

Les célébrités n’ont plus envoyé de tableaux que tous les deux ans, et maintenant elles semblent décidées à n’en plus envoyer du tout. Ingres, Delaroche, Delacroix, Scheffer, Decamps, Roqueplan, Meissonnier, Jules Dupré, Cabat et bien d’autres brillent au salon par leur absence.

La Presse, 30 mars 1844

 

M. Ingres, bien qu’il n’ait jamais fait, que nous sachions, un arbre de sa vie, a cependant eu une grande influence parmi les paysagistes. — Imbus de ses principes, de jeunes peintres ont cherché à donner du style à une branche, à un tronc ; ils ont élagué les détails, simplifié les localités de tons, traité les feuilles par masses, renoncé à tout artifice de touche, choisi pour le ciel une nuance variant du cobalt clair à l’indigo intense ; pour les terrains, une teinte saumon pâle, et pour les arbres, un vert-de-gris plus ou moins foncé. — Du premier coup d’œil, rien ne semble plus défavorable au paysage, qui vit d’ombre, de fraîcheur et de transparence, que ce régime d’anachorète en Thébaïde.

Eh bien, telle est la force du style, telle est la puissance des lignes que, suivant cette route âpre et pierreuse, plusieurs artistes ont produit des tableaux remarquables et d’une grande nouveauté.

La Presse, 11 mars 1845

 

Les noms de la plupart des membres du jury sont tout à fait inconnus. Qu’est-ce que MM. Lebas, Vaudoyer, Huvée, Debret, Achille Leclerc, architectes ? MM. Petitot, Ramey, Nanteuil, Dumont, sculpteurs ?

M. Lebas est l’auteur de Notre-Dame-de-Lorette ;

M. Huvée, de la Madeleine ;

M. Debret, des restaurations de Saint-Denis.

Ces ouvrages classent suffisamment leurs auteurs.

Pourquoi MM. Vernet, Delaroche, Ingres, David, laissent-ils le soin de juger de la peinture à ces inconnus ? à qui persuaderont-ils qu’ils sont indignés de ces exécutions à mort, quand ils se retirent philosophiquement du jury, sous prétexte qu’ils ne peuvent supporter de pareilles abominations ? Certes, cela est beaucoup plus commode.

 

La Presse, « La Croix de Berny », 31 janvier 1847

Une des plus charmantes galanteries que la France ait pu faire à la jeune duchesse de Montpensier, c’est le magnifique Album qui lui a été offert à son arrivée à Paris. — De l’or, des diamants ; rien n’est plus commun, cela se trouve partout, mais un Album pareil, Paris seul peut le composer !

Parmi les richesses qu’il renferme, nous avons remarqué un dessin de M. Ingres représentant Jésus-Christ enfant au milieu des docteurs, superbe composition renfermant un grand nombre de figures du plus grand style quoique hautes à peine de quelques pouces, et rappelant pour la beauté de l’ordonnance les plus nobles fresques des maîtres.

L’enfant Dieu est assis sur un banc de grande personne, et ses beaux petits pieds ne peuvent atteindre l’escabeau placé devant lui. Ce détail d’une naïveté charmante ne dérange en rien la gravité de la scène.

La Sainte-Vierge, vêtue d’un manteau bleu, avance, entre les physionomies barbues et revêches des docteurs, sa tête inquiète et pâle d’émotion maternelle : rassurée sur l’absence de son enfant, elle se laisse aller à la joie de le voir triompher par sa science précoce des questions insidieuses des Pharisiens.

Ce dessin extrêmement fait et coloré çà et là de faibles teintes d’aquarelles, a quelques rapports d’aspect et de manière avec les compositions d’Overbeck et de Cornelius. Buriné par quelqu’un de ces merveilleux graveurs allemands qui font des chefs-d’œuvre des médiocres croquis des artistes de Düsseldorf et de Munich, il acquerrait bien vite une immense popularité.

C’est le plus riche joyau de cet écrin splendide. — Un album royal peut seul posséder un dessin de M. Ingres de cette importance.

La Presse, « La Croix de Berny – Une visite à M. Ingres », 27 juin 1847

 

À côté de ce dôme des Quatre-Nations, devant lequel des lions d’un aspect bénin vomissant de l’eau claire, innocente et muette épigramme, au fond de la cour de l’Institut, se trouve un atelier étroit surmonté d’un logement incommode, qui renferme des richesses vraiment royales, un sanctuaire, une chapelle de l’art où les adorateurs se rendent en pèlerinage, lorsque le grand-prêtre veut bien en entrouvrir les portes.

C’est là que demeure M. Ingres, le peintre de notre temps qui a le plus d’influence sur la jeunesse, et dont la sévérité a créé de si vifs enthousiasmes, le maître qui, avec un regard irrité, faisait fondre les élèves en larmes, et dont un sourire approbateur leur causait des extases de joie.

M. Ingres, qui semble avoir pris pour devise le vers d’Horace :  » Odi profanum vulgus et arceo » n’expose plus ; à moins que ce ne soit pour quelque exhibition particulière, comme celle de la galerie Bonne-Nouvelle, où l’immense succès obtenu lui prouve que le public n’est pas si indigne de l’admirer qu’il semble le croire : les occasions de voir de ses tableaux sont donc excessivement rares, et c’est une bonne fortune que d’être admis à en contempler quelques uns.

Cette bonne fortune, nous l’avons eue l’autre semaine, et nous en avons été heureux plusieurs jours. Quelle noble sensation de contempler une belle chose et de la comprendre ; il semble qu’on l’ait faite ! Après l’amour, la plus vive jouissance de l’âme est l’admiration ; les envieux sont fort à plaindre !

Par un hasard étrange et que nous raconterons tout à l’heure, un portrait de femme, peint par M. Ingres dans sa jeunesse, était revenu momentanément entre ses mains.

Ce portrait fut fait à Rome en 1807. L’artiste, qui n’avait guère plus de vingt ans, était loin d’être opulent : absorbé par l’étude de la nature et des maîtres, par la recherche du beau idéal, par ce rêve de perfection impossible qui tourmente le génie, il négligeait les soins matériels de la vie et s’était trouvé, dit-on, réduit souvent au point de faire lui-même ses pinceaux faute de pouvoir en acheter. Il se rencontra une femme alors belle, élégante et riche, qui ne craignit pas de confier sa tête charmante à ce jeune pauvre peintre inconnu, au lieu d’aller solliciter la brosse banale d’un artiste à la mode.

Il fallait sans doute un grand courage à cette belle dame, pour poser devant ce gaillard à mine farouche, aux yeux étincelans sous leurs épais sourcils noirs, à la chevelure inculte et touffue, au teint fauve comme un revers de botte ; car tel était l’aspect de M. Ingres en ce temps-là, s’il faut en croire un magnifique portrait où il s’est représenté lui-même, avec la férocité et l’ardeur d’un Giorgione, et qu’on voit suspendu dans son cabinet.

Quelle dut être la stupéfaction des gens à l’aspect de cette peinture, si différente de celle qui florissait à cette époque ? Les complaisans de la maison ne manquèrent assurément pas de déplorer qu’un aussi joli visage  » pétri de lys et de roses eût été livré aux pinceaux gothiques de ce jeune barbare. «

Le portrait fut payé à M. Ingres, ravi d’une si bonne aubaine, quelque chose comme quatre ou cinq cent francs, une fortune…Cette toile, dont l’artiste avait perdu la trace, comme de vingt autres chefs-d’œuvre de sa jeunesse, nous l’avons vue l’autre jour chez lui.

Elle représente une jeune femme à mi-corps, assise sur un fauteuil, vêtue d’une robe de velours noir, à taille courte, les mains croisées et tenant un éventail, le coude pris dans les plis d’un cachemire admirablement drapé.

Ce qui étonne d’abord dans ce tableau, c’est la couleur ; si la forme du vêtement ne désignait pas la date, on croirait voir un Titien ; les tons ont cette chaleur d’ambre, cet éclat blond, cette force intense qui caractérise l’école vénitienne ; les nuances les plus vives sont abordées franchement ; le fauteuil est rouge, le châle jaune sans aucune de ces atténuations employées par les harmonistes en coloris. Est-ce le temps, ce grand maître, qui a doré cette peinture de ces glacis intelligens, rompu les teintes, adouci les crudités, réchauffé les tons grisâtres, ou M. Ingres serait-il, ce dont nous nous sommes toujours douté, un grand coloriste méconnu ? Dans tous les cas, cette figure est une merveille d’éclat et de réalité.

La tête est presque de face. Des cheveux fins, soyeux, à nuance d’écaille, sur lesquels glisse un reflet bleuâtre, se séparent simplement de chaque côté d’un front uni, dont la blancheur blonde rappelle l’ivoire, et vont se ranger derrière une oreille aux cartilages ourlés comme une coquille de la mer du Sud, et dont le bout, rendu transparent, est frisé par une touche de lumière.

Les sourcils minces, amenuisés comme des pointes d’arc, étendent leurs lignes pures au- dessus des deux yeux, les plus beaux que l’art ait fait ouvrir au fond d’une toile ; la vie, la lumière en débordent ; la prunelle noire y nage dans un cristallin si clair, si limpide, si mouillé de luisans onctueux, si diamanté d’étincelles, qu’au bout de quelques minutes on baisse les yeux comme devant un regard réel qui s’attacherait fixement sur vous.

L’enchâssement de ces yeux, ou plutôt de ces étoiles, les passages du front au nez, la manière dont les coins externes des sourcils et des paupières vont mourir vers les tempes ont de quoi vous retenir des heures entières : le nez, élégant et droit, aux narines finement coupées et d’une obliquité un peu moqueuse ; la bouche aux lèvres délicates teintées de cette nuance idéale, innommées, qu’on trouve au cœur des roses blanches et qui est comme la rougeur pudique de la fleur honteuse de s’ouvrir ; l’ovale qui enferme toutes ces beautés, et dont chaque inflexion sont un poëme, ont à la fois la puissance de la réalité et le charme de l’idéal. Cette femme est Mme ***, ou c’est une Vénus grecque qui a eu la fantaisie de revêtir une robe.

Le col et la poitrine ne sont pas moins surprenans ; de même que dans la figure toute trace d’art et de travail a disparu, nulle apparence de touche, point d’empâtement, point de martelage, aucun artifice, aucun moyen même. Ces chairs en pleine lumière où l’on ne saisit ni ombre, ni demi-teinte, et qui pourtant se modèlent avec tant de force et de finesse, semblent s’être épanouies d’elles-mêmes sans ébauche, sans tâtonnement ; on ne dirait pas que la brosse les ait transportées de la palette sur la toile ; on croirait qu’elles sont sorties du champ du tableau à l’évocation de l’artiste.

De cette forme de robe qui passe à bon droit pour ridicule, M. Ingres a fait un chef-d’œuvre de grâce ; il a su donner à l’échancrure du corsage des ondulations si harmonieuses que le costume antique ne serait pas plus agréable à l’œil.

Dites, la draperie de la Mnémosyne a-t-elle jamais fait sur son corps de marbre des plis plus purs que ceux de ce châle jaune à la mode de 1807 ? Et les mains, comme elles sont dessinées et peintes ! Holbein n’a rien fait de plus fin ; Raphaël, de plus noble ; Titien, de mieux coloré. L’éventail d’écaille, découpé à jour, est d’une beauté de ton et d’une puissance de trompe-l’œil incroyables ; ses feuilles déployées viennent de s’abattre en sifflant, et frémissent encore du vent agité.

La femme qui a le bonheur d’être éternellement belle dans ce cadre, et qui, comme la Monna Lisa, au mur du musée royal, fera rêver pendant les siècles à venir, les artistes, les poètes, les songeurs, les amoureux et toute la race choisie émue d’un beau contour, quoique le peintre fût inconnu de presque tous, éraillé de quelques uns, aimait ce portrait bizarre et merveilleux si en dehors des habitudes pittoresques du temps. Peut-être avait-elle été peinte aussi par Robert-Lefèvre, par Girodet ou Gérard ; mais elle ne garda que la toile d’Ingres, d’abord comme un miroir, ensuite comme un souvenir.

En ses fortunes, qui furent diverses et orageuses, le portrait l’accompagna toujours. C’était sa beauté, sa jeunesse, son temps de splendeur. Un regard jeté sur ce cadre la transportait aux jours regrettés. Elle se consolait de la glace en regardant la toile jadis aussi fidèle. Bientôt, elle ne se mira plus que dans le portrait, et, aux rares visiteurs, elle le montrait avec fierté, en disant :  » C’était moi.  » La beauté, c’est le génie de la femme ; une belle femme a le droit d’orgueil comme un grand poète.

Dans l’appartement appauvri, le portrait splendide étincelait et rayonnait, joyau digne d’un Louvre et qu’une reine eût envié. Les années qui détruisaient le modèle embellissaient la peinture, et moins elle lui ressemblait, plus la pauvre femme y tenait. Ce n’était que par ce tableau qu’elle ressaisissait la tradition d’elle-même.

Bien des fois on lui avait dit que cet Ingres avait acquis quelque réputation, et que peut-être un brocanteur se pourrait accommoder de la chose ; que cet argent viendrait fort à point, et qu’elle n’avait que faire maintenant d’un portrait décolleté en robe de velours noir et en cachemire jaune. Cela ne persuadait pas Mme ***. Il lui semblait qu’une fois cette image enlevée elle se sentirait laide et vieille, qu’on emportait avec lui sa grâce, sa jeunesse, tout le côté heureux et charmant de sa vie, qu’on la priverait d’un ami contemporain de ses beaux jours. L’idée de le vendre la faisait pleurer comme une ingratitude et une trahison, elle aurait cru livrer la meilleure partie d’elle-même, et se séparer d’une jeune sœur, parée de sa beauté d’autrefois.

Enfin, quelque parent, neveu ou autre, prit le portrait et le vendit à un marchand. On vint dire à M. Ingres qu’un tableau de lui, éblouissant de jeunesse et de couleur, figurait dans une boutique. Le tableau fut retiré, et M. Ingres reconnut la femme qu’il avait peinte à Rome.

M. R…, amateur distingué, possède maintenant ce chef-d’œuvre. On fait au modèle une rente viagère qui suffit à ses besoins. — Ainsi, pour avoir été belle en 1807 et avoir eu l’idée de se faire peindre par un grand artiste inconnu, une femme, dont l’opulence a disparu, trouve quelques adoucissemens dans les jours de sa vieillesse. Ces cinq cents francs donnés au jeune peintre, capitalisés par la gloire, ont produit mille francs de rente. Ce contour, fixé par la main du génie, fait la richesse du modèle, effacé par la main du temps. On dit que M. Ingres, ayant su les détails de cette histoire et cette touchante obstination à garder son œuvre a compris, avec cette matérielle intelligence du génie, les douleurs de cette pauvre femme qui n’est plus belle que par sa peinture, et lui a fait exécuter, par un de ses meilleurs élèves, une copie parfaitement exacte du portrait. Ainsi, dans sa chambre, égayée maintenant d’un peu d’aisance, Mme *** pourra se voir encore telle qu’elle était jadis, et grâce à ses yeux un peu affaiblis croire qu’elle possède toujours l’original de M. Ingres.

Nous avons aussi admiré deux portraits, l’un de femme, l’autre d’homme, peints à Florence il y a plusieurs années, et d’un aspect tout différent. Ils appartiennent à la seconde manière du maître ; les teintes argentées et grises commencent à s’y glisser ; l’aspect est doux, harmonieux, mais peut-être avec trop de sacrifices.

Un magnifique portrait de Mme de Rothschild, presque terminé, montre chez M. Ingres un de ces rares retours à la couleur, qui ne sont pas si rares chez lui qu’on voudrait bien le croire. Tout, dans ce tableau, respire l’opulence et le faste : une robe rose puissamment étoffée, des brocards à ramages touffus, une pose pleine de sécurité, des bras puissans et superbes, des mains renversées dans une de ces attitudes d’un galbe grandiose dont les maîtres seuls ont le secret, donnent à ce portrait un aspect somptueux bien en harmonie avec le sujet. Tous les accessoires sentent le luxe de la haute banque ; mais l’œil, qui est l’âme, a un regard charmant et une douceur intelligente. C’est peindre à la fois la position et le caractère de la personne ; ce regard suave éclaire le tableau.

Bien que le peintre n’y ait encore consacré que trois séances, et qu’on nous l’ait montré presque confidentiellement, nous ne pouvons nous empêcher de dire quelques mots d’un portrait de femme assise sur un canapé, et dont la main joue avec une tête d’enfant penché à ses genoux : jamais beauté plus royale, plus splendide, plus superbe et d’un type plus junonien n’a livré ses fières lignes aux crayons tremblans d’un artiste. Déjà la tête vit. Une main d’une beauté surhumaine s’appuie à la tempe et baigne dans les ondes de la chevelure un doigt violemment retroussé avec cette audace effrayante et simple du génie que rien n’alarme dans la nature.

Nous avons revu là, en train d’exécution, le Jésus parmi les docteurs, dont le dessin à l’aquarelle est la perle de l’album de Mme la duchesse de Montpensier : quelle charmante idée que celle des petits pieds de l’Enfant-Jésus qui ne peuvent atteindre l’escabeau. Comme tous ces vieux docteurs ont des poses à la fois familières et nobles, comme leurs gestes sont vrais et d’une force intime, comme on y lit l’étonnement à toutes les phases ! Et ces mains tendues de la mère à la recherche de son enfant, ne sont-elles pas d’un sentiment exquis, dignes du maître allemand le plus naïf et le plus plein de foi ?

Cette toile remarquable, une des plus importantes compositions de M. Ingres, n’est encore qu’à l’état d’ébauche ; mais viennent quinze jours d’enthousiasme et tout sera fini.

L’Événement, « Ateliers de peintres et de sculpteurs – I. M. Ingres », 2 août 1848

 

M. Ingres occupe à l’Institut un logement au-dessous duquel se trouve au rez-de-chaussée un atelier composé de plusieurs pièces, et qui n’a rien de caractéristique. Là, nul luxe, nulle coquetterie d’arrangement, aucune de ces curiosités pittoresques qui encombrent les ateliers des artistes à la mode et les font ressembler à des magasins de bric à brac, la pensée seule illumine ces chambres vulgaires ornées de quelques fragments de plâtres antiques et de toiles la plupart sans bordure accrochées çà et là aux murailles. Dans un coin, un élève muet et studieux copie religieusement quelque œuvre du maître : le jour amorti par des toiles tendues à mi-hauteur des croisées, tombe d’une arrière cour déserte où l’herbe encadre les pavés.

Et cependant, ce réduit froid, pauvre, silencieux et morne, est un des plus riches sanctuaires de l’art moderne. Raphaël, s’il revenait au monde, s’arrêterait là plus volontiers qu’ailleurs, et s’y trouverait comme chez lui.

Quoiqu’il ait eu son génie tout jeune, M. Ingres n’a eu sa réputation que fort tard : sa gloire s’est épanouie à son automne comme une fleur tardive. Mais cette renommée qui s’est fait si longtemps attendre, en venant, a donné à l’artiste une nouvelle jeunesse. À l’âge où l’esprit devient paresseux et la main pesante, M. Ingres a tout l’enthousiasme d’un néophyte, et jamais son pinceau ne fut plus ferme.

La vie de M. Ingres n’a été occupée que d’une seule passion, celle de l’art. Ce chaste amour sans déception l’a conservé jeune. Son œil brille de tout le feu d’un œil de vingt-cinq ans, et les années n’ont pas glissé un fil d’argent dans ces boucles noires que sépare sur le front une petite raie, hommage mystérieux et symbolique à la mémoire du maître adoré, du bel Ange d’Urbin. Sa main secoue la vôtre avec une vigueur qui ne sent en rien son sexagénaire : M. Ingres fournira une carrière aussi longue que celle du Titien, et ses tableaux centenaires seront les meilleurs, car, chose étrange, il fait chaque jour des progrès, et ce maître souverain, arrivé au bout de l’art, apprend encore.

Le tableau qui nous attirait dans son atelier, outre son mérite intrinsèque, offre un curieux sujet d’étude. Quoiqu’il ne porte qu’une signature, il a été peint par deux artistes, par l’Ingres d’autrefois et par l’Ingres d’aujourd’hui. Un intervalle de quarante ans a séparé l’ébauche de l’achèvement. Cette Vénus, qui a commencé à sortir de l’onde à Rome en 1808, n’a totalement émergé de l’azur qu’à Paris en 1848. La jeune fille de treize ans qui avait prêté sa tête enfantine à la naissante Aphrodite, a eu le temps de devenir une auguste matrone, entourée d’un cercle de petits-fils, à moins que la terre jalouse n’ait recouvert prématurément sa beauté printanière. Un des amours, celui qui tient le miroir et que le peintre a féminisé par une idée ingénieuse et délicate, a grandi et posé depuis pour la fameuse Odalisque, sans que le tableau se finît. Ô divin pouvoir du génie ! éternelle jeunesse de l’art ! toutes ces formes pures et charmantes que le peintre ravi contemplait dans leur chaste nudité, se sont effacées comme des ombres, et l’ombre fixée sur la toile a survécu. Tes blonds cheveux ont blanchi, ô Vénus ! et l’artiste, pour terminer ton image, est forcé de demander aux belles d’une autre génération de laisser tomber leurs voiles devant lui. C’est peut-être ta fille, à toi qui posais pour l’amour-enfant, qui sert aujourd’hui pour la mère des amours, — si elle n’est pas trop vieille.

Ces réflexions mélancoliques, qui nous venaient en foule en regardant le tableau, ont sans doute longtemps troublé le peintre. Plus de cent fois il a retourné la toile posée contre le mur, et l’a placée sur son chevalet, puis, après une contemplation muette, il l’a remise au même endroit sans y toucher.

Nous concevons ces hésitations et ces lenteurs. En face de ce rêve de ses premières années, gardé pieusement par la toile, de ces légères teintes de l’ébauche à travers lesquelles la pensée transparaît toute nue, autre Vénus sortant de la mer, il n’osait pas saisir la palette, craignant de recouvrir sous le travail même le plus savant, ces incorrections de l’esquisse que nulle perfection ne peut quelquefois égaler ; ne sachant pas s’il retrouverait cette inspiration perdue, ou tout au moins oubliée. Il est si difficile de reprendre, lorsque le temps a coulé, la ligne au point interrompu, le chant commencé, le tableau figé sur le chevalet !

Et puis, s’il faut le dire, et tout artiste nous comprendra, M. Ingres avait peur de lui-même : il redoutait, sans peut-être s’en rendre compte, ce combat de l’homme d’aujourd’hui contre le jeune homme d’autrefois. Dans cette lutte dont il était le champ de bataille, il redoutait la victoire et la défaite. Sa profonde et souveraine expérience vaudrait-elle le frais enchantement du début, et cette charmante surprise de l’artiste, disciple encore hier, en face de la nature découverte par lui comme un nouveau monde. S’il restait inférieur au travail commencé, toute une vie d’études, de méditations et de labeurs, aurait donc été inutile ! Triste leçon pour l’artiste glorieux et plein de jours ! S’il lui était supérieur, n’y avait-il pas comme une espèce de barbarie à mesurer de ses forces de vieil athlète contre ce chef-d’œuvre juvénile. Dans l’ordre intellectuel, n’était-ce pas une impiété que de galvaniser cette pensée à demi morte, et de lui faire dire autre chose que ce qu’elle aurait voulu.

Elle était si belle d’ailleurs, cette pauvre Vénus Anadyomène, dans la douce pâleur de sa grisaille réchauffée légèrement de tons roses, au milieu de l’azur éteint de sa mer et de son ciel embrumé par la poussière de quarante années, dans ce charmant coloris neutre qui laisse toute sa valeur à la forme ! les amours jouaient si bien parmi cette écume indiquée à peine par des caprices de brosse, que chacun disait au peintre :  » N’y touchait pas ! «

Eh bien ! un jour de printemps, malgré les émeutes et les révolutions, M. Ingres s’est senti si jeune qu’il a repris le rêve de ses vingt ans et l’a audacieusement mené à bout : la Vénus Anadyomène est finie, et c’est la même ! Rien n’eût été plus facile au grand maître que de peindre sur cette toile une autre figure supérieure à la première peut-être, mais que fut devenu le prodige ?

Fraîcheur, naïveté, timidité adolescente, tout s’y retrouve ; c’est la candeur adorable du génie, mais sans l’inexpérience et les erreurs. C’est l’étude d’un élève peinte par son maître : le don y brille, joyau inestimable serti dans la science ; tout ce qui vient de Dieu y est avec tout ce qui vient de l’homme.

L’heureux possesseur de ce diamant l’a fait enchâsser dans une riche monture d’or où se jouent des dauphins sculptés, et qui peut se dresser au milieu d’un appartement comme le David de Daniel de Volterre. Si M. Ingres vit cent ans, peut-être peindra-t-il l’autre face.

Il ne nous est rien resté des merveilleux peintres grecs ; mais, à coup sûr, si quelque chose peut donner une idée de la peinture antique telle qu’on la conçoit d’après les statues de Phidias et les poëmes d’Homère, c’est ce tableau de M. Ingres : la Vénus Anadyomène d’Apelle est retrouvée. Que les arts ne pleurent plus sa perte.

Aphrodite est presque enfant. Le flot d’écume qui l’enfermait vient de crever et bouillonne encore. La déesse a l’apparence d’une jeune fille de treize à quatorze ans. Son visage où s’ouvrent des yeux bleus doucement étonnés, et où s’épanouit un sourire plus frais qu’un cœur de rose, a toute la candeur et l’ingénuité du premier âge ; mais, dans son corps frêle et virginal, la puberté éclôt comme une fleur hâtive. Vénus est précoce : la gorge se gonfle soulevée par un premier soupir ; la hanche se dessine, et les contours s’enrichissent des rondeurs de la femme. Rien n’est plus fin, plus pur, plus divin, que ce corps de Vénus vierge. Grande déesse des amours, c’est là le seul charme qui te manquait ! En te faisant ce don plus précieux que celui du ceste, M. Ingres, t’a mise en état de lutter avec Marie, la Vénus chrétienne !

Ses bras levés au-dessus de sa tête avec un mouvement d’une grâce indicible, tordent ses cheveux blonds d’où ruissellent des perles, larmes de regret de la mer désolée de porter ce beau corps au rivage.

Ses pieds blancs comme le marbre et d’où la froideur de l’eau a chassé le sang, sont caressés par les lèvres argentées de l’écume et les lèvres roses de petits amours, chérubins païens, en adoration devant leur reine.

L’un d’eux, se haussant sur la pointe d’une vague, tend à Vénus un miroir, c’est-à-dire la conscience de sa beauté. La main potelée de l’enfant se réfléchit avec un art admirable dans le métal bruni.

Au fond, les Tritons s’agitent ; les dauphins sautent ; tous les habitans du moite empire célèbrent l’heureuse naissance.

Il n’est personne qui n’admire le dessin pur, le modelé fin, le noble style de M. Ingres. Toutes ces qualités se retrouvent ici avec celle d’un coloris charmant. Rien n’est plus doux à l’œil que cette figure d’une blancheur dorée entre le double azur du ciel et de la mer. M. Ingres, depuis quelques années, a gagné énormément comme palette. L’âge le réchauffe ; heureux homme, qui a commencé à dessiner comme Holbein, et finira par peindre comme Titien !

Dans une pièce voisine rayonnait sur un chevalet une peinture toute moderne et d’un sentiment tout opposé. — C’était un portrait, celui de madame de R.

Il est difficile de rendre plus compréhensible par le choix de la pose et l’arrangement du costume un caractère et une position sociale.

L’artiste avait à peindre une femme du monde, et de ce monde qui nage dans une atmosphère d’or ; il a su être opulent sans être fastueux, et a corrigé par l’étincelle de l’esprit des bluettes des diamants.

Madame de R., vêtue d’une robe de satin rose d’un ton vif et brillant, vient de s’asseoir dans les plis splendides de la riche étoffe qui bouffe encore ; un des ses coudes s’appuie sur son genou ; sa main droite joue négligemment avec un éventail fermé ; la gauche, demi repliée, effleure presque son menton. L’œil brille éclairé par une répartie prête à jaillir de ses lèvres. C’est une conversation spirituelle, commencée dans la salle de bal ou au souper, qui se continue ; on entendrait presque ce que dit l’interlocuteur hors du cadre.

La coiffure se compose d’un béret de velours noir qu’accompagne gracieusement une plume blanche. — Cet Athénien de la rue Mazarine a eu la coquetterie de mettre son grand goût au service du journal des modes, et ce béret, que signerait Mme Baudrand, est, malgré son exactitude, du plus beau style grec.

Lorsque le temps aura passé sa patine sur cet admirable portrait, il sera aussi beau de couleur qu’un Titien. Dès à présent, il a une vigueur et un éclat de ton que n’atteindraient que difficilement les coloristes les plus vivaces de notre école.

Jamais M. Ingres n’a fait rien de plus simplement hardi, de plus vivant, de plus moderne ; dégager le beau au milieu où l’on plonge est un des plus grands efforts de l’art.

Un autre portrait, encore à l’état d’ébauche, surprend par la fierté de l’ébauche et la suprême majesté de l’attitude. Cette femme impériale et junonienne a été sculptée en quelques coups de pinceau dans cette toile blanche qui ressemble à du marbre de Carrare.

Mais quand M. Ingres le terminera-t-il, lui qui attend, hôte respectueux, que l’inspiration vienne le visiter sans l’aller chercher si elle tarde à venir, de peur de la contraindre, cette belle vierge hautaine à qui les artistes convulsifs de notre époque précipitée ont si souvent fait violence ?

Non loin de ce portrait, une répétition de la Stratonice sur des dimensions plus grandes et avec quelques variantes attend la suprême touche. Rien n’est fini, et le tout le serait dans un jour. Il n’y a plus que l’épiderme et la fleur à poser.

La Presse, « Galerie du Luxembourg », 2 septembre 1850

 

Un homme, dont la volonté, l’ardent amour du beau, le goût pur, équivalent au génie, s’ils ne sont pas le génie lui-même, est l’auteur du Saint Symphorien et du Plafond d’Homère. Tout le monde a nommé M. Ingres. Disciple fervent, fanatique exclusif de Raphaël et de l’antiquité, Ingres a conquis dans l’art contemporain une importance que nul ne saurait lui contester. Son Saint Pierre, que nous retrouvons au Luxembourg, a longtemps figuré dans l’église de Saint-Louis-des-Français, à Rome. C’est un tableau de goût sévère, d’un grand style et d’une rare noblesse. Les figures des apôtres sont exécutées avec beaucoup de fermeté. Les fonds sont d’une grande beauté et d’une couleur admirable, qualité un peu trop rare chez ce maître. La critique ne saurait guère s’attaquer qu’au type un peu lourd de la tête du Christ, à un peu trop de complication dans les plis de son manteau bleu, dont le jet d’une si belle tournure ne saurait que gagner à être plus simple. Il y a bien encore un lambeau de personnage, un profil coupé par le cadre, à droite, d’une façon puérile. Mais ces légers défauts ne nuisent que bien peu à l’effet produit par cette belle composition.

L’Angélique délivrée par Roger est une délicieuse étude de femme comme le maître seul pouvait la faire. Le chevalier revêtu de son armure d’or est copié de l’Arioste trait pour trait : les monstres seuls, l’Hippogriffe et surtout l’Orque, nous paraissent admirablement rendus, d’une composition un peu grotesque.

Dans le portrait de Cherubini, la tête du vieux compositeur florentin, morose, concentrée et savante, est un admirable chef-d’œuvre, et la muse qui l’inspire a tout le charme étrange d’un portrait fait textuellement d’après une belle personne dont les traits s’écartent parfois des types préconçus et des poncifs académiques.

La Presse, « Salon de 1850-51 – Réflexions préliminaires », 5 février 1851

 

Arrivant d’Italie, où nous avons passé trois mois dans la familiarité des chefs-d’œuvre, ivre encore de beauté et sous le vertige de l’admiration, au sortir de la tribune de Florence et de la chapelle Sixtine, ce n’était pas sans quelque appréhension que nous avons mis le pied dans ces salles peuplées des œuvres de nos peintres vivans.

Certes, nous ne sommes pas de ceux qui chantent le perpétuel hosannah des morts et qui n’admettent pas le génie qu’à trois cents ans en arrière. Personne cependant n’admire plus que nous les gloires du passé ; mais, tout en mettant des couronnes sur les tombeaux, nous en réservons pour les fronts qu’illuminent encore les rayons de la vie. Néanmoins, nous redoutions d’éprouver un effet défavorable en comparant l’Italie de la Renaissance à la France moderne, et de tirer de ce parallèle une conclusion désespérante, celle de la décadence des arts.

Rien ne nous aurait attristé davantage, car nous sommes fier du siècle auquel nous appartenons. Parvenu d’hier à sa moitié, il offre, dans la guerre, la politique, l’industrie, la science, la poésie, la littérature, des noms que ne peut éclipser aucun éclat et qui seront l’honneur éternel du genre humain. Il a fait des découvertes merveilleuses qui rendent mesquins les prodiges de la féerie : la lumière, l’électricité, la vapeur, servent l’homme comme d’humble esclaves ; le temps et l’espace sont supprimés. À toutes ces supériorités, il eût été désastreux que l’art eût tant de défauts. Nous avons été bien vite rassuré par une promenade rapide dans ces nombreuses salles trop étroites encore pour la foule des talens. L’art du dix-neuvième siècle est digne de lui.

Nous ne voulons pas dire par là que ce tumulte de tableaux admis presque sans choix soit égal à ce lent amoncellement de chefs-d’œuvre de peintres d’écoles et d’époques différentes dont sont formées les grandes galeries italiennes, — assurément non ; mais si le génie éteint de la peinture revit quelque part sans aucune contestation, c’est en France.

La physionomie générale de l’exposition est très intéressante ; les diverses tendances de l’art s’y lisent visiblement, et ces tendances sont bonnes. Il y a quelque vingt ans, la nécessité d’en finir avec les traditions académiques et pseudo-grecques qui ont produit les belles choses que vous savez, et dont on peut voir les échantillons à la galerie du Luxembourg, amena un 93 pittoresque ; une révolution éclata : la Barque du Dante, le Massacre de Scio, d’Eugène Delacroix, le Mazeppa, de Boulanger, la Naissance d’Henri IV, d’Eugène Devéria, les Femmes Souliotes, d’Ary Scheffer firent entrer la peinture dans une voie nouvelle.

Bientôt à côté de cette Montagne se forma une Gironde.

Ingres, peu connu jusqu’à alors, quoiqu’il eut atteint depuis longtemps la maturité de son génie, devint le chef d’un école nombreuse, qui prit pour mot d’ordre l’Œdipe ; l’Odalisque, le Portrait de M. Bertin de Vaux, le Martyre de saint Symphorien, œuvres toutes différentes en apparence de celles de l’école rivale, mais qui cependant s’y rattachaient par un lien secret, le retour au grand art du seizième siècle et à l’étude plus exacte de la nature. Il y eu donc deux camps parfaitement distincts : le camp des coloristes et celui des dessinateurs ; mais la critique ne s’y méprit pas, et, à l’étonnement de la foule déroutée par des sujets grecs et une grande sévérité de lignes, ce furent les romantiques qui exaltèrent principalement M. Ingres, trop étrusque, trop austère et trop primitif pour les classiques d’alors.

La division se maintint très sensible encore jusqu’à la révolution de Février. Autour de Delacroix, sans compromettre pour cela leur originalité propre, se groupaient Decamps, L. Boulanger, E. Devéria, disparu trop tôt de la lutte, les Leleux et leur bande, Isabey, et d’autres, dont ceux-ci suffisent pour indiquer la nuance. Quant à Scheffer, à son grand détriment, depuis Eberhard le larmoyeur, il avait passé à l’ennemi. Autour d’Ingres s’étageaient Amaury Duval, Ziegler, Flandrin, Chassériau, Lehmann, Papety, Mottez ; chaque école avait ses paysagistes : Flers, Cabat, Jules Dupré, Rousseau, d’une part ; de l’autre, Aligny, Édouard Bertin, Corot ; ses sculpteurs : David (d’Angers), Antonin Moine, Auguste Préault, Barye et plus tard Clésinger pour les coloristes ; pour les dessinateurs, Pradier, Simart, Duret et beaucoup d’autres, la statuaire étant un art plus volontiers immobile.

Paul Delaroche n’exposait plus ; son talent éclectique ne convenait pas aux violens enthousiasmes de cette époque. Casimir Delavigne de la peinture, il avait le défaut d’être trop classique pour les romantiques et trop romantique pour les classiques. Il a eu peu d’influence sur la période qui vient de se fermer. Ingres et Delacroix, si absolus, si tranchés chacun dans sa manière, caractérisaient nettement une doctrine exclusive. Dans l’art agité et passionné de ce temps-là, ils ont eu tous deux leurs fanatiques qui conservent encore leur religion. Après l’apaisement des anciennes fureurs, l’école de Delaroche commença à se faire jour. La foi diminuait, l’art modéré devenait à la mode et les jeunes gens hésitaient à se déclarer flamboyans ou grisâtres, admettaient de moyens termes ; quelques œuvres sages assez dessinées, assez colorées parurent. Un tiers parti se formait peu nombreux encore, lorsque Février arriva avec son exposition effrénée et grotesque, une vraie saturnale de formes et de couleurs où le public, au moyen de dérisoires couronnes de paille, fit admirablement l’office du jury renvoyé.

L’exposition de 1849, faite dans les conditions les plus désastreuses, fut un noble et touchant effort de l’art qui voulut prouver que les agitations n’altéraient en rien sa sérénité.

Celle de 1850-51 est une des plus considérables que l’on ait jamais vues et dément cette vieille idée :  » L’art ne peut fleurir que sous les monarchies « , maxime déjà démontrée fausse par les Républiques de Grèce et d’Italie, qui toutes ont enfanté des myriades de chefs-d’œuvre.

Les divisions que nous avons indiquées tout à l’heure n’existent plus. Ingres et Delacroix ont licencié leurs troupes ; dessinateurs et coloristes se sont réconciliés, ou plutôt chacun cherche fortune sans ce soucier de ce que fait l’autre. L’individualisme domine ; il devient extrêmement difficile de classer les talens par écoles ou par genre ; les gloires anciennes ne se sont pas éteintes, mais elles brillent d’un éclat moins distinct, car le fond général est plus lumineux ; le talent se démocratise en ce sens qu’il est le partage d’un grand nombre, au lieu de se limiter comme autrefois dans une dizaine de noms. Jadis trois ou quatre tableaux, souvent moins, avaient les honneurs du Salon et se détachaient avec une incontestable supériorité. Aujourd’hui, il serait difficile de dire quelle est la perle de L’Exposition. Vingt toiles pourraient être citées à titres différens avec des mérites égaux.

La peinture historique proprement dite a disparu presque complètement, et de ce côté la tradition est rompue : à peine cinq ou six tableaux représentent-ils ce qu’on entendait par ce mot il y a quelques années. Les sujets de religion sont peu nombreux, médiocrement traités pour la plupart, et représentent sans doute des commandes. Un vague sentiment panthéiste semble inspirer ces œuvres si diverses et si contraires ; tout est traité avec la même importance, l’homme, l’animal, le paysage, les fleurs, la nature morte. Le sujet dont on s’inquiétait beaucoup a perdu de sa valeur ; la représentation pure et simple de la nature paraît un thème suffisant. En même temps que panthéiste, l’art s’est fait vagabond : l’Orient, l’Inde, l’Amérique sont parcourus dans tous les sens ; l’Afrique est devenue le Fontainebleau des paysagistes ; le peau-rouge coudoie le Bédouin, l’éléphant balance sa tour à côté du dromadaire ; le palmier mêle ses feuilles en éventail aux feuilles dentelées des chênes du Bas-Bréau ; le marabout arrondit son dôme blanc à deux pas d’une chaumière au toit moussu : c’est la diversité la plus imprévue et la plus charmante.

Pour les personnages, il y en a de tous les temps et de toutes les classes ; rien n’est exclu : pas même les dieux et les déesses mythologiques qui s’étaient réfugiés dans leurs nuages, effrayés par les souliers à la poulaine, les surcots blasonnés et les dagues de Tolède, et il est impossible de constater une préférence pour une époque, pour un pays ou pour un ordre de sujets. Histoire, roman, poème, légende, on a puisé partout, selon le goût ou la fantaisie. Le Salon de 1850-51 n’est ni historique, ni religieux, ni mythologique, ni révolutionnaire, ni classique, ni romantique, il est individuel et panthéiste. Chaque artiste croit à la nature et à son talent. Les maîtres sont étudiés, non dans leur esprit, mais dans leurs procédés. L’on cherche chez eux les moyens d’écrire sa propre pensée et on les consulte comme des dictionnaires et des manuels de recettes pittoresques. On leur emprunte une manière de glacer ou d’empâter, sans les imiter pour cela. Aussi, jamais l’habileté d’exécution n’a-t-elle été poussée plus lion. On peint aussi bien à Paris qu’à Venise, dans le siècle d’or, en bornant ce mot à son sens rigoureux. Pour la pratique, l’art n’a plus rien à apprendre.

À travers cette diffusion générale, on voit poindre une école réaliste démocratique, pour qui les Paysans, de Leleux, sont des aristocrates ; cette école, ou plutôt ce système, prêche la représentation exacte de la nature dans toute sa trivialité, sans choix ni arrangement, avec la fidélité difforme du daguerréotype. Nous discuterons plus loin ce programme, qui a des chances de rallier bien des fantaisies errantes et des vocations incertaines, par cela même qu’il est absolu. C’est quelque chose dans une époque troublée et qui ne cherche qu’une théorie nette et carrée.

En face de ces talens si divers, si nombreux, de cette habilité prodigieuse, on s’étonne du peu de parti que l’on tire de tant de merveilleux artistes ; il semble que nos églises, nos palais, nos monumens, devraient être couverts de peintures de haut en bas. Il n’en est rien. Qu’il serait facile pourtant avec ces mains si alertes et si savantes, qui peignent tous les cinq ou six mille tableaux sans destination, de faire de Paris une Venise, une Florence et une Rome ! Il ne devrait pas y avoir, dans un édifice public ou dans une maison riche, un pouce de muraille qui ne fût peint ou sculpté ; le malheur de l’art en France, c’est qu’il n’est pas admis dans la vie universelle, et reste une superfluité au lieu d’être une nécessité. Il faudrait cependant arriver à le mêler à toute chose, et ce serait facile si les artistes étaient un peu moins dédaigneux. Giorgione et Titien ont décoré de fresques des façades de maisons sur le grand canal, et si un bourgeois de Paris allait proposer à un de nos artistes en renom de lui peindre les murs extérieurs de son hôtel, celui-ci trouverait peut-être la proposition incongrue.

N’est-il pas singulier qu’il n’existe pas à Paris, cette ville si riche et si splendide, une seule façade sculptée par Pradier, Simart, Clésinger, Lechesne ou Préault ; pas une chambre peinte par Ingres, Delacroix, Gérôme, Decamps ou Diaz, lorsque les possesseurs d’hôtels dépensent en tentures, dorures, tarabiscotages, chinoiseries et autres luxes bêtes des sommes ridiculement énormes ?

Sous une République, il faut que les particuliers s’inquiètent de l’art et le fassent vivre. Dans ces dernières années, on se reposait un peu de ce soin sur la liste civile et le ministère de l’Intérieur. Les artistes, eux-mêmes, y comptant trop, et sûrs de quelques commandes, ne cherchaient point d’autres applications de leur talent : les mœurs nouvelles et les développements des inventions modernes nécessiteront des travaux imprévus. — Il serait bon aussi que les gens riches, qui font des collections de vieux tableaux, se convainquissent de cette vérité, qu’il n’existe plus, hors des galeries royales ou princières, un seul tableau de maître authentique. Chaque original a trois ou quatre doubles nécessairement faux ; ce qu’ils achètent si cher, ce sont des copies anciennes ou des copies modernes, habilement enfumées. Avec la moitié de l’argent qu’ils dépensent ainsi, ils auraient un nombre de tableaux charmans, d’un authenticité incontestable, d’un mérite au moins égal, et feraient vivre une foule de jeunes artistes qui ne demandent qu’un peu d’aide pour devenir de grands maîtres, s’ils ne le sont déjà. — Ces réflexions faites et ces conseils donnés, entrons dans la salle qui représente ici le salon carré du Louvre, et commençons notre appréciation.

Le Moniteur Universel, « L’Apothéose de Napoléon – Plafond de M. Ingres », 4 février 1854

 

Le plafond d’Homère a son pendant, et l’Hôtel de ville ne pourra désormais rien envier au Louvre. Homère, Napoléon, le plus grand poète antique, le plus illustre guerrier moderne, transfigurés, divinisés, élevés au milieu des auréoles de l’apothéose, dans le ciel des immortalités ! M. Ingres seul, peut-être, aux deux bouts de sa carrière, était capable d’accomplir ce prodige de génie, d’art et de science. Toute l’inspiration de la jeunesse bouillonne encore sous les cheveux noirs du peintre que l’âge n’a pas osé blanchir et qui promet la séculaire et féconde vieillesse du Titien. Jamais sa composition n’a été plus hardie, son style plus grand, son pinceau plus ferme. L’Apothéose de Napoléon est le chef-d’œuvre de l’artiste et fera dans la postérité honneur à notre siècle.

Nul, à notre époque si troublée de systèmes divers, n’a conservé au même degré la religion du beau que M. Ingres ; sa foi est restée inaltérable ; le flambeau que la Grèce avait passé à l’Italie et Phidias à Raphaël a toujours brillé entre ses mains d’un éclat égal sans vaciller à aucun souffle : il le transmettra aux générations de l’avenir aussi lumineux qu’il l’a reçu. Le pur et noble idéal de l’antiquité nous est parvenu tout entier par ce glorieux intermédiaire.

M. Ingres a conçu et exécuté comme l’aurait fait un artiste du temps de Périclès ou d’Auguste ce radieux et difficile sujet. — Le plafond destiné à l’Hôtel de ville semble détaché de la pinacothèque des Propylées, où il eût pu figurer parmi les tableaux d’Apelle, de Polygnote, de Parrhasius et d’Euphranor.

Aussi est-ce un pèlerinage continuel à l’atelier du peintre, transformé en sanctuaire de l’art ; l’Empereur et l’Impératrice sont allés visiter cette Apothéose de Napoléon, et tout ce que Paris compte de grand, d’illustre, d’intelligent, s’est honoré comme d’une faveur d’être admis à contempler l’œuvre nouvelle.

Nous allons essayer, en regrettant l’impuissance de la parole, de donner à ceux qui ne l’ont pas vue, une idée de cette composition magnifique.

La toile est de forme ronde, comme pour enfermer dans un cercle d’éternité l’apothéose qu’elle représente. Au sommet du tableau, au-dessus d’un segment de Zodiaque où s’ébauchent vaporeusement les signes du Lion, du Taureau et des Gémeaux, scintille cette étoile qui est devenue un des soleils du ciel de la gloire. Dans le bleu vierge de l’éther roule un char triomphal traîné par un quadrige de chevaux dignes d’être attelés au char d’Apollon, aussi purs de forme, aussi ardents d’allure qu’Aéthon, Eoüs, Phlégon et Pyroïs, et qui semblent, tant ils ont l’air fier et intelligent, doués de la parole humaine comme les coursiers d’Achille. Si leur noble robe n’était dorée de cette historique teinte isabelle des chevaux du sacre, on croirait qu’ils se sont élancés des métopes du Parthénon, au milieu de l’azur tout frémissant encore du ciseau de Phidias ; leurs crinières, droites et comme taillées dans le marbre pentélique, leurs narines roses et fumantes, leurs yeux couleur de violette qu’illumine une lumière d’argent, leurs cols de cygne fins et nerveux où se tord un réseau de veines, leurs poitrails beaux comme des torses de jeunes dieux, leurs pieds aux sabots d’ivoire qui ne se sont jamais usés aux cailloux des sentiers terrestres et qui battent comme des ailes la fluide plaine de l’air, en font une race à part, destinée à transporter du tombeau à l’Olympe les héros divinisés. Le cheval que Neptune fit jaillir du sommet de l’Acropole avec un coup de trident, ne pouvait, assurément, offrir un type d’une beauté plus accomplie : des têtières, des chanfreins et des jugulaires constellés de saphirs, d’émeraudes et de rubis qui ne le cèdent pas en élégance aux plus riches bijoux de femme, composent leur harnais ou plutôt leur ornement, car aucun lien ne les rattache au char entraîné par sa propre impulsion dans leur lumineux sillage. Dédaignant les artifices connus, M. Ingres n’a pas pavé la route de son quadrige aérien de ces lourds nuages blanchâtres, grand chemin des apothéoses vulgaires ; il l’a hardiment lancé en plein éther, où le char étincelant et les blonds coursiers, soutenus par leur propre légèreté, planent aussi aisément que l’aigle qui précède leur vol l’envergure éployée, la foudre entre les serres.

L’Empereur, debout sur le char triomphal, comme un dieu sur un autel d’or, a, dans sa physionomie et dans sa pose, la majesté sereine et la joie tranquille du héros qui prend possession de son immortalité. Son torse nu semble fait de marbre et de lumière, et jamais le ciseau grec n’a sculpté de formes plus pures, plus nobles, plus éternellement jeunes, plus divinement belles. Les misères et les fatigues terrestres ont disparu dans cette radieuse transfiguration. Cette chair, pétrie de pensées et de rayons, ne porte plus aucun stigmate humain, pas même la trace des clous de diamant qui fixaient le Titan au rocher de Saint-Hélène ; quant à la tête, nous ne croyons pas que le pinceau en ait jamais tracé une semblable. C’est la beauté des médailles et des camées, jointes à une expression de génie suprême et de souveraineté irrésistible que l’antiquité ne connut pas. La ressemblance s’allie si intimement à l’idéal, dans cet incomparable morceau, que cette tête, ceinte d’un laurier d’or, qui pourrait être celle de Mars, d’Alexandre ou de César, est le plus frappant et le plus réel portrait de Napoléon.

Le héros tient d’une main le sceptre surmonté d’un aigle, et de l’autre le globe du monde représenté par un saphir transparent comme la boule de la Fortune. Un mouvement aussi hardi que naturel fait chercher à ce bras un point d’appui sur la hanche, et presse contre le flanc la garde d’une épée à poignée romaine qui semble prête à défendre le globe. Ce geste, que M. Ingres seul pouvait risquer avec sa naïve sublimité de style, produit les plus heureuses inflexions de lignes. Le manteau impérial se développe amplement et splendidement derrière le César, et l’un de ses plis voltigeant lui entoure la tête comme d’une auréole de pourpre, nimbe du souverain et du guerrier.

Debout près de lui, sur le char, une Renommée le couronne d’un cercle d’immortelles d’or, et tient abaissé un clairon dont la fanfare est inutile, car tous les échos de la terre renvoient, sans qu’on le leur jette, le nom qu’elle proclamerait. Cette Renommée n’a pas l’attitude protectrice et victorieuse que les peintres donnent ordinairement à ces sortes d’êtres allégoriques ; sa physionomie, sa pose expriment comme un respect filial ; à son air de joie douce et de soumission attendrie, on dirait que le héros est son père, et que c’est avec une certaine crainte pieuse, comme Thétis touchant la barbe de Jupiter, qu’elle place sur ce front majestueux qui d’un froncement de sourcil ébranlait l’univers, le signe et la consécration de l’immortalité. Une tunique d’un vert glauque comme les yeux de Minerve où les ondes de l’Océan caresse les formes virginales de son corps charmant, et laisse nus des bras aussi beaux que ceux de Galatée dans la fresque de la Farnésine ; un caprice délicieux a présidé à l’arrangement de sa coiffure : la rapidité de sa course en fait onduler quelques mèches comme des flammes sur le front d’un génie.

Devant le quadrige, dont les guides se réunissent entre ses mains à la palme et à la couronne, attributs du triomphe, vole une Victoire aux ailes d’azur, d’un jet superbe et d’une incomparable grandeur de style. À la plus pure beauté féminine se mélange l’héroïsme le plus mâle et le plus élevé sur ce visage éclatant comme la gloire, tranquille comme l’éternité. Un peplum d’un jaune pâle voile sa poitrine d’un ton lumineux. Une tunique aux mille petits plis fripée comme la draperie de la Victoire Aptère, flotte jusqu’à ses pieds blancs, où elle bouillonne en écume rose. Cette figure, d’une grâce si fière, d’une élégance si hardie, que ses bras, levés en l’air, feraient nager dans le vide comme deux ailes blanches, à défaut des ailes bleues qui palpitent à ses épaules, égale en beauté, si elle ne les surpasse, l’Iliade et l’Odyssée du plafond d’Homère ; c’est le même style, la même perfection, plus l’élan et la hardiesse aérienne.

Cette belle courrière conduit le char au temple de la Gloire, dont la rotonde à colonnes corinthiennes dessine son architecture splendide dans la vapeur d’or des apothéoses. À travers les entrecolonnements, apparaissent, sur les murs de la cella, des fresques représentant des combats homériques ; ce temple, qui occupe le segment droit du plafond, semble avoir été tracé par Ictinus ou Mnésiclès sur un marbre de l’Acropole.

Nous n’avons encore décrit que la zone supérieure de la composition ; les pages sont composées de phrases successives, tandis que la toile se lit instantanément et d’un seul coup d’œil, et nous ne pouvons présenter les objets qu’un à un.

Au-dessous du groupe triomphal se découpent des crêtes de montagnes bleuâtres ; et plus loin, dans le recul de la perspective, émerge du sein de l’Océan l’écueil volcanique de Sainte-Hélène. C’est de là que s’est élancé le cortège radieux qui aboutit au temple de l’Immortalité, comme s’il fallait partir du malheur pour arriver à la gloire.

Dans la portion inférieure s’élève sur des degrés un trône vide et voilé où s’adosse un aigle fidèle farouche et sévère, descendu là sans doute de la hampe d’un des drapeaux de la vieille garde ; devant le trône, un escabeau d’ivoire et d’or semble attendre le pied impérial. À gauche, la France, soulevant son manteau de deuil semé d’abeilles violettes, lève sa tête éplorée et ravie vers la vision étincelante à qui elle tend les bras. Une courte inscription, tracée sur le velours du tapis : — In nepote redivivus, — explique et complète la pensée de l’artiste. De derrière ce trône jaillit, avec un mouvement d’une violence fulgurante, une figure robuste et terrible, au masque tragiquement crispé, qui n’aurait pas besoin d’avoir écrit en caractères grecs le nom de Némésis sur la bordure rouge de sa tunique blanche pour être reconnue à l’instant par tout le monde. Le bras en raccourci est superbe et digne de Michel-Ange pour la science du dessin et la force de la musculature. Cette apparition subite foudroie du geste un groupe de figures révoltées et furieuses qui rentrent comme de hideuses larves dans un brouillard noir où siffle le serpent de l’anarchie.

La critique ne peut ici que décrire et tâcher de trouver des formules d’admiration dignes de l’œuvre. L’ordonnance merveilleuse de la composition, la sublimité du style, la sérénité éclatante du coloris, l’aspect monumental, enfin les plus hautes qualités de l’art se trouvent réunies dans le plafond de M. Ingres. Tout est choisi, rare, exquis : ornements, bijoux, accessoires. La perfection des détails ne nuit en rien à la grandeur de l’ensemble. Terminons par un vœu timide : pour lui assurer l’éternité relative dont l’homme dispose, nous voudrions voir cette magnifique composition gravée sur une grande agate comme l’apothéose d’Auguste du trésor de la Sainte-Chapelle. Le camée moderne ne craindrait pas la comparaison avec le camée antique.

Le Moniteur Universel, « Peintures murales de Saint-Roch », 4 mars 1854

 

La plupart de nos vieilles églises, soit que les décorations dont elles étaient ornées au moyen âge eussent disparu sous l’action du temps, soit qu’elles eussent été dévastées par les iconoclastes révolutionnaires, offraient aux yeux le spectacle d’une misère affligeante ; leurs voûtes avaient perdu leurs ciels d’azur étoilés d’or ; le badigeon recouvrait dans les chapelles les ombres à demi effacées des fresques anciennes ; partout la muraille apparaissait froide et pâle ; les temples modernes et les édifices neufs, avec leur blanche crudité, attendaient également un vêtement de peinture. Les artistes sont à l’œuvre, c’est la cause pour laquelle le salon n’est plus tapissé que de tableaux de genre, de paysages et de portraits, sauf quelques rares exceptions. Loin que la grande peinture soit abandonnée, elle est, au contraire, plus cultivée que jamais et dans les meilleures conditions de l’art. Les tableaux d’histoire et de sainteté ne se font plus sur toile, mais sur les murs des monuments et des églises. Si Delacroix n’envoie au salon que de petites toiles, que de rapides ébauches, rayées pourtant de sa griffe léonine, c’est que la chambre des députés, la chambre des pairs, la galerie d’Apollon, le salon de la Paix s’enrichissent de splendides peintures. Flandrin n’a pas exposé, il est vrai, mais allez voir à Saint Vincent-de-Paul l’immense panathénée de saintes et de saints qui se déroule sur une double frise depuis le portail jusqu’à l’hémicycle peint par Picot, sans parler des chapelles de Saint-Severin, du chœur de Saint-Germain-des-Prés et de la basilique néo-byzantine de Nîmes. Si Couture n’a pas fini son tableau des enrôlements volontaires, demandez-en la raison à Saint-Eustache ; vous vous êtes plaint sans doute de ne plus voir de ces fins portraits si ressemblants et si précieux d’Amaury-Duval, il revêt d’une tunique de fresques la nudité de l’église de Saint-Germain-en-Laye ; Lehmann a été absorbé par les peintures de la salle de bal à l’Hotêl-de-Ville, où Riesener, Muller, Landelle, Benouville, Cabanel ont déployé sur une plus grande échelle leurs aptitudes diverses. — Perrin finit à Notre-Dame-de-Lorette une admirable chapelle du plus haut style religieux. — M. Ingres, s’il ne fait plus l’Œdipe, ni l’Odalisque, ni le portrait de M. Bertin de Vaux, peint l’apothéose de Napoléon.

Le Moniteur Universel, « Exposition universelle de 1855″, 12 & 14 juillet 1855

 

Le premier nom qui se présente à la pensée lorsqu’on aborde l’école française est celui de M. Ingres. Toutes les revues du Salon, quelle que soit l’opinion du critique, commencent invariablement par lui : en effet, il est impossible de ne pas l’asseoir au sommet de l’art, sur ce trône d’or à marchepied d’ivoire où siègent couronnées de lauriers les gloires accomplies et mûres pour l’immortalité. L’épithète de souverain, que Dante donne à Homère, sied également à M. Ingres, et les jeunes générations que traverse sa vieillesse radieuse la lui ont décernée. D’abord nié, longtemps obscur, mais persistant dans sa voie avec une constance admirable, M. Ingres est aujourd’hui arrivé à la place où la postérité le mettra, à côté des grands maîtres du seizième siècle, dont il semble, après trois cents ans, avoir recueilli l’âme : noble vie à prendre pour exemple, et que l’art remplit tout entière, sans une distraction, sans une défaillance, sans un doute ! Enfermé volontairement au fond du sanctuaire dont il avait muré sur lui la porte, l’auteur de l’Apothéose d’Homère, du Saint Symphorien, du Vœu de Louis XIII, a vécu dans l’extatique contemplation du beau, à genoux devant Phidias et Raphaël, ses dieux ; pur, austère, fervent, méditant, et produisant à loisir les œuvres témoignages de sa foi. Seul, il représente maintenant les hautes traditions de l’histoire, de l’idéal et du style ; à cause de cela, on lui a reproché de ne pas s’inspirer de l’esprit moderne, de ne pas voir ce qui se passait autour de lui, de n’être pas de son temps, enfin. Jamais accusation ne fut plus juste. Non, il n’est pas de son temps, mais il est éternel. — Sa sphère est celle où se meuvent les personnifications de la beauté suprême, l’éther transparent et bleu que respirent les sibylles de la Sixtine, les muses du Vatican et les Victoires du Parthénon.

Loin de nous l’intention de blâmer les artistes qui se pénètrent des passions contemporaines et s’enfièvrent des idées qu’agite leur époque. Il y a, dans la vie générale où chacun trempe plus ou moins, un côté ému et palpitant que l’art a le droit de formuler et dont il peut tirer des œuvres magnifiques ; mais nous préférons la beauté absolue et pure, qui est de tous les temps, de tous les pays, de tous les cultes, et réunit dans une communion admirative le passé, le présent et l’avenir.

Cet art, qui n’emprunte rien à l’accident, insoucieux des modes du jour et des préoccupations passagères, paraît froid, nous le savons, aux esprits inquiets, et n’intéresse pas la foule, incapable de comprendre les synthèses et les généralisations. C’est cependant le grand art, l’art immortel et le plus noble effort de l’âme humaine : ainsi l’entendirent les Grecs, ces maîtres divins dont il faut adorer la trace à genoux. — L’honneur de M. Ingres sera d’avoir repris ce flambeau que l’antiquité tendit à la Renaissance, et de ne pas l’avoir laissé éteindre lorsque tant de bouches soufflaient dessus, dans les meilleures intentions du monde, il faut le dire.

Notre admiration pour M. Ingres date de loin ; nous avons déjà loué comme ils méritent la plupart des tableaux de cette exposition, où, abjurant toute bouderie d’amour-propre, l’illustre peintre a répondu généreusement à l’appel de la France, et laissé voir à tous les chefs-d’œuvre qu’il ne montrait qu’à un petit nombre d’amis ; nous sommes heureux de les trouver réunis, et d’exprimer encore une fois l’impression qu’ils nous ont produite, et que le temps n’a fait que confirmer.

Commençons par l’Apothéose d’Homère, — ab Jove principium. — L’apothéose d’Homère, comme chacun le sait, servait de plafond à une des salles du musée Charles X, et dieu sait combien de torticolis nous avons gagnés en la contemplant : nous pouvons l’admirer maintenant à notre aise redressée contre un mur, ce qui est sa vraie position, car la composition entendue avec la placidité sereine d’un bas-relief antique ne plafonne pas du tout.

Nous ne croyons pas, après avoir visité toutes les galeries du monde, que l’Apothéose d’Homère redoute la comparaison avec un tableau quel qu’il soit. Si quelque chose peut donner l’idée de la peinture des Appelle, des Euphranor, des Zeuxis, des Parrhasius, telle que les témoignages des anciens nous la retracent, c’est assurément l’Apothéose d’Homère. En retranchant les personnages modernes qui garnissent le bas du tableau, elle eût pu, ce nous semble, figurer dans la pinacothèque des Propylées, parmi les chefs-d’œuvre antiques.

Devant le péristyle d’un temple dont l’ordre ionique rappelle symboliquement la patrie du Mélésigène, Homère déifié est assis avec le calme et la majesté d’un Jupiter aveugle ; sa pose immobile indique la cécité, quand même ses yeux blancs comme ceux d’une statue ne diraient pas que le divin poëte ne voit plus qu’avec le regard de l’âme les merveilles de la création qu’il a retracées si splendidement. Un cercle d’or ceint ses larges tempes, pleines de pensées ; son corps, modelé par robustes méplats, n’a rien des misères de la caducité ; il est antique et non vieux : l’âge n’a plus de prise sur lui, et sa chair s’est durcie pour l’éternité dans le marbre éthéré de l’apothéose. D’un ciel d’azur que découpe le fronton du temple, et que dorent comme des rayons de gloire quelques zones de lumière orangée, descend dans le nuage d’une draperie rose une belle vierge tenant la palme et la couronne. Aux pieds d’Homère, sur les marches du temple, sont campées dans des attitudes héroïques et superbes ses deux immortelles filles, l’Iliade et l’Odyssée : l’Iliade, altière, regardant de face, vêtue de rouge et tenant l’épée de bronze d’Achille ; l’Odyssée, rêveuse, drapée d’un manteau vert de mer, ne se montrant que de profil, sondant de son regard l’infini des horizons et s’appuyant sur la rame d’Ulysse : — l’action et le voyage !

Ces deux figures, d’une incomparable beauté, sont dignes des poëmes qu’elles symbolisent; quel éloge en faire après celui-là !

Autour du poëte suprême se presse respectueusement une foule illustre : Hérodote, le père de l’histoire, jette l’encens sur les charbons du trépied, rendant hommage au chantre des temps héroïques ; Eschyle montre la liste de ses tragédies ; Apelles conduit Raphaël par la main ; Virgile amène Dante, puis viennent Tasse, Corneille, Poussin, coupés à mi-corps par la toile ; de l’autre côté, Pindare s’avance, touchant sa grande lyre d’ivoire ; Platon cause avec Socrate ; Phidias offre le maillet et le ciseau qui ont tant de fois taillé les dieux d’Homère ; Alexandre présente la cassette d’or où il renfermait les œuvres du poëte. Plus bas s’étagent, en descendant vers l’âge moderne, Camoëns, Racine, Molière, Fénelon, rattaché au chantre de l’Odyssée par son Télémaque.

Il règne dans la portion supérieure du tableau une sérénité lumineuse, une atmosphère élyséenne argentée et bleue, d’un douceur infinie ; les tons réels s’y éteignent comme trop grossiers, et s’y fondent en nuances tendres, idéales. Ce n’est pas le soleil des vivants qui éclaire les objets dans cette régions sublime, mais l’aurore de l’immortalité ; les premiers plans, plus rapprochés de notre époque, sont d’une couleur plus robuste et plus chaude. Si Alexandre, avec son casque, sa cuirasse et ses cnémides d’or, semble l’ombre d’une statue de Lysippe, Molière est vrai comme un portrait d’Hyacinthe Rigaud.

Quel style noble et pur ! quelle ordonnance majestueuse ! quel goût véritablement antique ! Dans ce tableau sans rival, l’art de Phidias et d’Apelles est retrouvé.

Si l’Apothéose d’Homère est exclusivement grecque, le Martyre de saint Symphorien, comme l’Incendie du bourg de Raphaël, semble indiquer une certaine préoccupation de Michel-Ange. M. Ingres s’est dit sans doute : Ce n’est pas assez d’avoir la composition simple, la forme correcte, le contour précis ; il faut montrer que l’on est capable de ces outrances anatomiques tant admirées, qui amènent les muscles à la peau et font de l’homme vivant un écorché d’amphithéâtre ; et il a rassemblé dans son tableau tous les tours de force de dessin imaginables ; depuis le Jugement dernier de la Sixtine, on n’a rien vu de si vivant, de si fort, de si robuste : — C’est le nec plus ultra du style et de l’art. Pour le vulgaire, il trouvera sans doute ces musculatures exagérées, et comparant son bras chétif aux bras de ces licteurs athlétiques, il s’étonnera de la différence, ne sachant pas que l’art n’a pas pour but de rendre la nature, et s’en sert seulement comme moyen d’expression d’un idéal intime. Si forts que soient les géants de Michel-Ange, ils ne traduisent pas encore toute l’énergie secrète de sa pensée.

Mais il n’y a pas dans le Saint Symphorien que des contractions de muscles et des difficultés de dessin vaincues ; la figure du martyr est une des plus sublimes que la peinture ait fixées sur la toile, et au milieu de ce déploiement de force physique, parmi ces torses montueux, ces membres pleins de nodosités, la force morale resplendit svelte et pure en son éclat immatériel ; le jeune saint aux bras de femme, à la figure imberbe et pâle, l’emporte de tout l’ascendant de l’âme sur ce préteur, sur ces licteurs, sur ces victimaires, sur ces bourreaux à physionomies bestiales, à tournures d’Hercule, basanés par le grand air et l’action. — Voilà pourquoi ils tendent leurs nerfs, crispent leur grand trocanter et font renfler leurs biceps ; ils se sentent vaincus, et aussi le préteur risque un effroyable raccourci, impossible à tout autre qu’à M. Ingres, pour ordonner du doigt qu’on emmène ce faible adolescent qui les écrase tous.

Quel admirable geste dans sa sainte violence, que celui de la mère se penchant hors des créneaux et, du haut des remparts, poussant au martyre le fils de ses entrailles ! La chrétienne, chez elle, a tué la mère ; on voit qu’elle a hâte de jeter son fils au Christ, qui est mort pour nous, et qu’elle trouve les bourreaux trop lents ; chaque minute de retard est une éternité de bonheur en moins.

La couleur de ce tableau a été critiquée à sa première apparition, bien à tort selon nous ; elle est mate, sobre, magistrale, avec ces tons neutres de la fresque laissant prévaloir la pensée et le style : et même dans l’acception vulgaire qu’on donne au mot couleur, connaissez-vous quelque chose de plus fin, de plus suave, de plus tendre que les pieds, les mains, les bras et la tête du saint Symphorien, et que cette draperie d’un jet si noble, d’une blancheur si pure, qu’il pourra la garder au ciel, devant le trône de Dieu, parmi les élus ? — Et le jeune garçon qui se penche pour ramasser une pierre, et la femme qui presse son enfant contre son cœur et l’enveloppe de ses bras, comme si on voulait le lui arracher, ne sont-ils pas merveilleusement modelés et peints ?

Le Vœu de Louis XIII a été popularisé par la belle gravure de Calamatta ; il est donc inutile de le décrire ici en détail. — Avec quelle céleste smorfia et quelle dignité protectrice la sainte Vierge accueille l’offre que le roi de France lui fait de son royaume, comme s’il n’était pas déjà à elle ! — Depuis Raphaël aucun peintre n’avait peint une madone si belle, si fière, si chaste et pourtant si douce. La Madone de Saint-Sixte, la Vierge à la Chaise, la Vierge au Poisson, l’admettraient pour leur sœur, et leurs enfants Jésus joueraient avec celui qu’elle tient debout sur ses genoux divins.

Le Louis XIII vu de dos, inondant du velours fleurdelisé de son manteau royal le premier plan du tableau et ne montrant qu’en profil perdu cette tête pâle et caractéristique, à la moustache et à la mouche noires ; les grands anges relevant les courtines pour mieux laisser voir l’apparition céleste ; les petits séraphins supportant le cartouche où est inscrit le vœu, sont dessinées et peints de main de maître. — Si le style se perdait, c’est là qu’il faudrait l’aller chercher.

L’Œdipe devinant l’énigme du sphinx semble avoir été peint par un artiste grec de l’école de Sicyone, tellement un pur sentiment d’antiquité y respire ; ce n’est pas de l’archaïsme, c’est de la résurrection. Certes, c’est bien ainsi qu’il s’est posé, le beau et fier jeune homme, ses deux lances de cuivre à la main et son chapeau de voyage rejeté sur les épaules, devant le monstre sournois à tête et à gorge de vierge, à ailes d’épervier et à croupe de lionne, qui le regarde d’un œil oblique et, l’énigme proposée, lève déjà sa patte griffue ! Il a trouvé le mot ; il va répondre ; ses lèvres s’ouvrent, et le sphinx, vaincu, n’a plus qu’à se précipiter de son rocher ; des pieds pâles, des ossements et des crânes apparaissent vaguement dans la gueule noire de la caverne et montrent le danger couru par les voyageurs à qui leur mauvaise fortune faisait prendre ce chemin funeste. L’Œdipe est devenu avec le temps d’une couleur superbe ; on dirait un Giorgione à voir ses chairs blondes se détacher d’un fond d’outremer sous cette chaude patine que les années donnent souvent aux œuvres des dessinateurs, tandis qu’elles carbonisent celles des coloristes.

Nous ne connaissions pas le portrait en pied de Napoléon premier consul, qui appartient à la ville de Liège ; c’est une œuvre d’un singulier intérêt historique. Le premier consul est en costume officiel : habit à collet carré, culotte courte en velours nacarat, bas de soie blancs, souliers à boucles ; la tête fine, maigre, jaune, consumée de génie, presque maladive, diffère beaucoup du masque impérial, tel qu’il est moulé dans toutes les mémoires, et se rapproche de ce portrait célèbre du premier consul se promenant dans les jardins de la Malmaison, par Isabey, dont on rencontrait encore quelquefois, il y a dix ans, la gravure, devenue rare. Ce costume de velours cerise, brodé d’or, rendu avec l’exactitude austère que M. Ingres met à tout ce qu’il fait, est d’une audace de ton à effrayer les plus hardis, et, par son intensité, fait ressortir les tons d’ivoire de la tête et des mains, admirablement belles.

Nous avons ici même rendu compte de l’Apothéose de Napoléon. Ce serait de l’amour-propre de croire que les lecteurs du Moniteur universel s’en souviennent, et cependant nous éprouvons quelque embarras à répéter ce que nous avons dit. — Nous nous bornerons à faire une rapide esquisse du tableau détaché du plafond de l’Hôtel de ville, dont il orne une des salles.

M. Ingres a conçu son sujet avec une simplicité antique, comme si à Rome un artiste grec eût été chargé de faire en camée l’apothéose d’un César ; il a mis Napoléon déifié sur un quadrige, qu’une Victoire ailée conduit au temple de la Gloire ; près de lui une jeune Renommée le couronne ; au-dessus de sa tête plane l’aigle sacrée ; au fond, sur un horizon de mer bleue, se dessine la sombre silhouette d’une île ; à l’autre bout de la carrière rayonne le temple étincelant d’or et de lumière ; au bas de la composition figure un trône vide, et la France éplorée tend les mains vers l’apparition radieuse ; Némésis s’élance et terrasse l’Anarchie.

Cet Empereur nu dans sa pourpre comme un Olympien, ce char d’or aux roues tourbillonnantes, ces quatre chevaux divins habitués à fouler le bleu pavé du ciel, et fiers comme s’ils étaient détachés des frises du Parthénon, cette Victoire aussi noble que celle qui délie sa sandale sur le bas-relief du temple de la Victoire Aptère, quel maître de Grèce, de Rome ou de Florence n’eût été orgueilleux de les avoir conçus et réalisés avec ce style si pur et cette beauté suprême ?

La Vénus Anadyomène est peut-être la figure que le peintre a caressée le plus amoureusement ; commencé dans sa jeunesse, il l’a quittée, reprise, comme on fait d’une maîtresse adorée, et voilà quelques années à peine qu’il s’en est séparé en faveur de M. Reiset. Jamais, ni dans l’ivoire de l’Inde, ni dans le marbre de Paros, ni sur le bois, ni sur la toile, l’art n’a représenté un corps plus virginalement nu, plus idéalement jeune, plus divinement beau ; des blonds cheveux tordus roulent quelques perles amères sur le sein déjà rosé par l’émotion de la vie, tandis que les pieds blancs comme l’écume argentée de la vague gardent encore la pâleur froide de la chair humide ; de petits Amours, dansant sur le bout des flots, présentent à la déesse nouvelle un miroir de métal poli ; après s’y être regardée, elle sera femme tout à fait ; elle aura conscience de sa beauté.

Quelle charmante fantaisie que le Roger délivrant Angélique ! Nous doutons que l’Arioste ait jamais été mieux traduit : est-il beau et chevaleresque le Roger dans son armure d’or, ajustant sa lance, le coude en saillie, comme un saint Michel gothique terrassant le dragon sous un porche de cathédrale ! Rarement le sens intime du moyen âge a été mieux compris ; l’Hippogriffe au bec de griffon, aux ailes d’aigle, à la croupe de cheval, ouvre ses serres comme un chimérique animal du blason grimpant après un écu, avec une impossibilité vraisemblable, une bizarrerie romantique qu’on n’attendrait pas d’un talent aussi sérieux que celui de M. Ingres ; quant à l’Angélique, c’est la figure la plus suave, la plus délicieuse dans sa chaste pâleur nacrée, que puisse rêver une imagination amoureuse du beau. Le caractère est tout différent de celui de la Vénus Anadyomène, quoique toutes deux soient des femmes nues baignant leurs pieds d’argent dans la mousse du flot ; Angélique n’est pas une statue qui vit, c’est une femme, et une femme moderne ; on le sent à nous ne savons quoi de plus fin, de plus élancé, et pourquoi ne pas le dire, quoique le mot arrive singulièrement ici, de plus chrétien. Comme elle renverse son cou de cygne, un peu trop long peut-être, comme elle répand la cascade blonde de ses cheveux, comme elle lève au ciel ses yeux d’un azur tendre !

Nous pouvons compter au nombre des tableaux d’histoire un petit tableau traité en esquisse et représentant Jupiter et Antiope, chaud et coloré comme un Titien, dont il a tout l’aspect. — Le corps de l’Antiope est charmant ; — on y devine la tiédeur et le souffle de la vie. M. Ingres possède presque seul, parmi les peintres modernes, le don de peindre les femmes et de les faire belles, en évitant le joli, écueil des artistes qui cherchent la grâce.

Notre-Seigneur remettant à saint Pierre les clefs du paradis en présence des apôtres ornait autrefois l’église de la Trinité-du-Mont, à Rome, où une copie le remplace. C’est un tableau d’un style sévère, qui rappelle les cartons d’Hampton-Court ; les draperies sont largement agencées, les têtes ont un caractère énergique et robuste, comme il convient à des pêcheurs d’hommes qui vont jeter le filet sur l’univers pour ramener des âmes. Le saint Pierre est superbe, et le Christ ne pouvait mieux choisir la pierre sur laquelle devait s’élever un jour l’édifice immense du catholicisme ; les clefs qui plus tard se croiseront sur l’écusson papal sont bien à leur place, dans ces mains musculeuses et basanées. La tête du Christ mêle au type traditionnel le sentiment particulier de l’artiste ; c’est ainsi que les maîtres savent être neufs en traitant des sujets en apparence usés. — Cinq ou six thèmes de ce genre ont suffi pendant des siècles aux grandes écoles d’Italie. La couleur de ce tableau, que chaque jour améliore, prend une intensité toute vénitienne et nous remet en mémoire une toile analogue de Marco Roccone qu’on voit à la galerie des beaux-arts, sur le Grand-Canal. Les gris, tant reprochés à M. Ingres il y a quelques années, ont disparu sous une belle teinte chaude et dorée. Les draperies, d’abord un peu entières de ton, se sont harmonieusement rompues. Nous insistons là-dessus parce que les peintres actuels devancent sur leurs tableaux l’action du temps, et simulent la fumée des ans par des vernis jaunes et des glacis de bitume qui en compromettent l’avenir. L’éclat neuf d’une peinture fraîche est sans doute moins agréable, mais ces sacrifices à une harmonie temporaire peuvent devenir funestes.

L’original de la Vierge à l’hostie est en Russie maintenant ; — celle qui figure à l’Exposition universelle n’est cependant pas une copie, mais la répétition, avec changement, d’un sujet favori, telle que se la permettaient souvent les grands maîtres anciens. Le saint Nicolas et le saint Georges ont disparu pour faire place à deux anges thuriféraires : la sainte Vierge, joignant par les pointes les longs doigts de ses belles mains, adore, les yeux baissés — avec une expression de modestie tempérée d’orgueil, car elle est la mère de ce Dieu qu’elle prie, — l’hostie, blanc soleil rayonnant au-dessus du calice où, mystère insondable, s’est incarné le fils qu’elle tenait tout à l’heure dans ses bras : la tête de la Madone est d’une suavité divine. Ses traits purs, d’un type grec christianisé, ont cette incomparable noblesse qui est le secret bien gardé de M. Ingres ; jamais chaste ovale ne circonscrivit yeux plus pudiques, nez plus fin, bouche mieux arquée par un charmant demi-sourire. Nous ne reprocherons à ce visage vraiment céleste que quelques teintes d’un rose trop humain sur le haut des joues. — Le sang n’a plus sa pourpre violente dans les veines des êtres immatériels ou spiritualisés par l’assomption, et ne colore que faiblement ces corps aromaux, pour emprunter une expression au vocabulaire phalanstérien de Fourier. Peut-être l’artiste a-t-il voulu exprimer par cette rougeur la Rose mystique des Litanies. Une véritable difficulté pour la peinture, c’est de faire sentir la souplesse et le mouvement du corps humain sous une armure de fer. — Ce problème, M. Ingres l’a complètement résolu dans sa Jeanne d’Arc. Sous la cuirasse bombée s’arrondit et palpite le sein de la jeune vierge ; ses hanches féminines se devinent à travers le tonnelet de mailles, et quand même elle aurait sur la tête son casque, la visière fermée, son sexe ne serait un mystère pour personne ; la luisante carapace d’acier qui la recouvre ne lui ôte rien de sa sveltesse vigoureuse : sa tête, aux traits purs et réguliers, qu’accompagnent des cheveux partagés sur le front et coupés à la hauteur des oreilles, respire le calme contentement du rêve réalisé, le tranquille enthousiasme de la mission accomplie. Son épée et sa masse d’armes pendent encore à son côté, mais son heaume, désormais inutile, repose, avec ses gantelets, sur un coussin placé à ses pieds ; sa main étendue sur l’autel semble prendre Dieu à témoin qu’elle a tenu la promesse faite à son roi. Elle porte haut l’oriflamme victorieuse sous les voûtes de la cathédrale de Reims, où Charles VII reçoit l’huile de la sainte ampoule ; mais cette grande scène, qui aurait ôté à Jeanne d’Arc de son importance, se passe hors de la vue du spectateur. — Autour de l’héroïne de Vaucouleurs se pressent, dans un espace peut-être trop étroit, Doloy, son écuyer ; Jean Paquerel, religieux augustin, son confesseur, deux ou trois pages qu’on croirait découpés dans quelque miniature de manuscrit gothique, tant ils ont le caractère de l’époque, et s’arrangent avec un sentiment moyen âge dans les coins irréguliers que leur laisse la composition pivotant sur un seule figure. Ceux qui refusent la couleur à M. Ingres n’ont qu’à regarder attentivement les ornements de l’autel, tabernacle, ciboire, flambeaux, et ils changeront à coup sûr d’idée : il y a là des ors du ton le plus riche et d’une vérité à faire illusion. Le trompe-l’œil ne signifie pas grand’chose en art, et M. Ingres le méprise plus que personne ; mais, poussé à ce point, il prouve une véritable puissance de coloriste. — Grâce à M. Ingres, Jeanne d’Arc possède enfin une image digne d’elle.

L’Odalisque couchée, peinte à Rome en 1814 et exposée quelques années plus tard au Salon, fit pousser les hauts cris aux prétendus connaisseurs du temps. — Chose singulière ! M. Ingres fut poursuivi des mêmes injures qu’on prodigua ensuite aux chefs de l’école romantique : — on l’accusa de vouloir faire rétrograder l’art jusqu’à la barbarie du seizième et du quinzième siècle, — la barbarie de Léonard de Vinci, de Raphaël, d’André del Sarto, de Corrége et d’André Mantegna, apparemment ! — À peine lui accordait-on quelques qualités de dessin ; — c’était, disaient les critiques, froid, sec, plat, dur, gothique enfin ! pour lâcher le grand mot.

Et pourtant, si jamais créature divinement belle s’étala dans sa chaste nudité aux regards des hommes indignes de la contempler, c’est à coup sûr l’Odalisque couchée ; rien de plus parfait n’est sorti du pinceau.

Soulevée à demi sur son coude noyé dans les coussins, l’odalisque, tournant la tête vers le spectateur par une flexion pleine de grâce, montre des épaules d’une blancheur dorée, un dos où court dans la chair souple une délicieuse ligne serpentine, des reins et des jambes d’une suavité de forme idéale, des pieds dont la plante n’a jamais foulé que les tapis de Smyrne et les marches d’albâtre oriental des piscines du harem ; des pieds dont les doigts, vus, par-dessous, se recourbent mollement, frais et blancs comme des boutons de camellia, et semblent modelés sur quelque ivoire de Phidias retrouvé par miracle ; l’autre bras languissamment abandonné, flotte le long du contour des hanches, retenant de la main un éventail de plumes qui s’échappe, en s’écartant assez du corps pour laisser voir un sein vierge d’une coupe exquise, sein de Vénus grecque, sculptée par Cléomène pour le temple de Chypre et transportée dans le sérail du padischa.

Une espèce de turban de cachemire, arrangé avec un goût extrême, et dont les franges retombent derrière la nuque, enveloppe le sommet de la tête, découvrant des cheveux en bandeaux sur lesquels s’enroule une natte de cheveux en forme de couronne ; des fils et des grappes de perles complètent cette coiffure orientale. Les yeux, dont la prunelle glauque regarde de côté ; le nez, aux narines roses comme l’intérieur d’un coquillage ; la bouche, épanouie par un sourire nonchalant ; les joues pleines, un peu larges ; le menton, d’une courbe ronde et voluptueuse, forment un type où l’individualité de l’Orient se mêle à l’idéal de la Grèce. — C’est bien là, et telle a dû être l’intention du peintre, la beauté esclave dans sa sérénité morne, étalent avec indifférence des trésors qui ne lui appartiennent plus, et se reposant nue au sortir de son bain, dont les dernières perles sont à peine séchées, à côté de la cassolette qui fume, entre le chibouck et la collation de fruits et de conserves, ne prenant pas même la peine de renouer sa ceinture à la massive agrafe de diamants. Quelle élégance abandonnée dans ses longs membres qui filent comme des tiges de fleurs au courant de l’eau ! quelle souplesse dans ces reins moelleux, dont la chair semble avoir des micas de marbre de Paros sous la vapeur rose de la vie qui les colore légèrement ! et quel soin précieux dans tous les accessoires, les bracelets, le chasse-mouches en plumes de paon, les bijoux, la pipe, les draperies, les coussins, les linges fripés et jetés çà et là ! — La tribune de Florence, le salon carré de Paris, la galerie de Madrid, le musée de Dresde admettraient ce chef-d’œuvre parmi les plus belles toiles.

M. Ingres aime ce sujet si favorable à la peinture, ce prétexte si commode de nu dans notre époque habillée des pieds à la tête. — Il a fait plusieurs odalisques ou baigneuses.

La seconde odalisque est une jeune femme blonde, accablée des langueurs énervantes de sérail et penchant sa tête sur ses bras entre-croisés parmi les flots de sa chevelure ruisselante ; son corps demi-nu se tord dans une pose contractée par un spasme d’ennui. — Peut-être quelque secret désir inassouvi, quelque folle aspiration vers la liberté agite cette belle créature enfermée vivante dans le tombeau du harem, et la fait se rouler sur les nattes et les mosaïques. Une jeune esclave abyssinienne, dont la veste entr’ouverte laisse voir la gorge fauve comme du bronze, est agenouillée près de la favorite blanche et lui joue sur le tchéhégour quelques-unes de ces mélodies sauvages et bizarres qui endorment la douleur comme un chant de nourrice, à moins toutefois qu’elles n’inspirent d’étranges nostalgies de patries inconnues. — Au fond se promène d’un air maussade et soupçonneux un eunuque noir, attendant la fin de la crise ou la redoutant. — Tous les détails de costume et d’ameublement ont cette scrupuleuse fidélité locale qui est un des mérites de M. Ingres. Il est impossible de mieux peindre le mystère, le silence et l’étouffement du sérail : pas un rayon de soleil, pas un coin de ciel bleu, pas un souffle d’air dans cette chambre ouatée, capitonnée, imprégnée des parfums vertigineux du tomback, de l’ambre et du benjoin, où s’étiole, loin de tous les regards, la plus belle fleur humaine.

La Baigneuse, assise et vue de dos, se modèle dans un clair-obscur argenté, réchauffé de reflets blonds ; un gazillon blanc et rouge se tortille avec coquetterie autour de sa tête, et son beau corps, peint grassement, développe ses riches formes féminines revêtues d’une couleur qui semble prise sur la palette de Titien. Des linges d’un blanc chaud et doré, à franges effilées et pendantes, comparables aux draps sur lesquels s’allongent les Vénus et les maîtresses de prince du grand peintre de Venise, font valoir par leurs beaux tons mats les chairs fermes et superbes de la baigneuse ; un bout de rideau tombant sur le coin du tableau est le seul repoussoir que ce soit permis l’artiste ; tout le reste se maintient dans une gamme claire, puissante et tranquille, sur un jour qui tombe de haut, probablement par une de ces verrues de cristal qui bossuent les coupoles des bains turcs à Constantinople. — Ici, tout est réuni, beauté et vérité, dessin et couleur.

Quel regard inquiet d’oiseau surpris jette par-dessus son épaule cette petite Baigneuse farouche, à la prunelle de charbon dans un teint de citron vert ! Qu’elle est furtive, effarée et charmante ! on dirait un fragment de statue grecque bruni avec les tons fauves du Giorgione.

Nous allons aborder maintenant la série des tableaux de genre exposés par M. Ingres, si une telle dénomination, comprise comme on l’entend aujourd’hui, peut s’accorder avec des œuvres toujours sérieuses quelles que soient leurs dimensions : — la grandeur du cadre ne fait rien à l’affaire. — N’est-ce pas en effet un tableau d’histoire du plus haut style, que le Pape Pie VII tenant chapelle ? Bien que les figures n’aient que quelques pouces de hauteur, quelle grandeur historique, quel calme auguste, quelle sérénité sacerdotale ! Le pape, les pieds perdus dans ses longs vêtements blancs, comme un Hermès dans sa gaine, trône sous le dais rouge écussonné des armes du saint-siège, appliqué à la muraille que décorent les fresques de Ghirlandajo et de Luca Signorelli. À côté de lui, un cameriere vêtu de noir, lit un livre — un bréviaire sans doute ; — les cardinaux étalent leurs camails d’hermine sur la pourpre romaine, rangés en files symétriques, ayant au-dessous d’eux les prélats violets. Sur le devant, en dehors de la balustrade, se groupent quelques personnages : hallebardiers, prêtres, curieux ; au fond, dans la demi-teinte la plus savante, montent et descendent les formidables figures du Jugement dernier. Ce fond est, à notre avis, la seule copie vraie qu’on ait jamais faite de l’œuvre colossale de Michel-Ange ; l’impression est la même que si l’on était réellement dans la chapelle Sixtine.

M. Ingres est revenu deux fois à ce sujet, en le modifiant. Dans le second tableau, le pape, les prélats occupent à peu près la même place ; seulement un religieux de Saint-François, en sandales et en froc, vient se prosterner aux pieds de Sa Sainteté avant de prêcher et lui demander sa bénédiction.

On ne saurait imaginer à quelle puissance d’illusion l’illustre artiste est arrivé dans ces deux toiles ; — c’est la nature même, forme et couleur, plus le style et ce je ne sais quoi qu’un grand maître ajoute comme signature indélébile aux choses qu’il copie.

Le succès de la Ristori dans la tragédie de Silvio Pellico donne un intérêt d’actualité au délicieux petit tableau de Paolo et Francesca, qu’une lithographie fort bien faite a d’ailleurs déjà popularisé. Le volume de Dante, qui portait en marge les dessins à la plume de Michel-Ange, a été perdu malheureusement ; on aurait pu y inscrire au trait la composition de M. Ingres : Paolo allonge son cou avec un mouvement d’oiseau amoureux pour atteindre la bouche de Francesca, qui laisse tomber le livre  » où l’on ne lut pas davantage.  » Au fond apparaît le Malatesta difforme et boiteux, Sganarelle féroce, tirant du fourreau sa grande épée, pour trancher sur leur tige ces deux beaux lis du jardin d’amour. — Jamais le gracieux épisode du cinquième cercle de l’Enfer d’Alighieri n’a été traduit plus intelligemment.

M. Ingres, qui était si grec dans l’Apothéose d’Homère, si romain dans le Martyre de saint Symphorien, si oriental dans ses diverses Odalisques, est ici un vrai imagier du moyen âge, plus la science du dessin et le style, qu’il n’oublie jamais. Cette facilité à s’empreindre de la couleur locale d’un sujet est une des nombreuses qualités du grand artiste qu’on a le moins remarquées, et sur laquelle nous insistons, car nul n’a poussé plus loin cette puissance de transformation. — Jean Pastorel présentant à Charles V le prévôt et les échevins de Paris semble copié d’après une tapisserie du temps. — Don Pèdre de Tolède rendant hommage à l’épée d’Henri IV, — Henri IV jouant avec ses enfants devant l’ambassadeur d’Espagne, ont l’exactitude historique et la couleur locale des portraits de l’époque, faits par Porbus ou par Clouet ; — il y a même un certain air de Lebrun dans le Philippe V décorant du cordon de la Toison d’or le maréchal de Berwick après la bataille d’Almanza ; on croirait le Tintoret et l’Arétin, l’Arétin dédaignant (comme trop légère) la chaîne d’or que lui envoie l’empereur Charles-Quint, peints à Venise par un contemporain.

Le portrait élevé jusqu’à l’art est une des tâches les plus difficiles qu’un peintre puisse se proposer ; — les grands maîtres seuls, Léonard de Vinci, Titien, Raphaël, Velasquez, Holbein, Van Dyck, y ont réussi. — M. Ingres a le droit de se mêler à cette illustre phalange ; personne n’a fait le portrait mieux que lui. À la ressemblance extérieure du modèle il joint la ressemblance interne ; il fait sous le portrait physique le portrait moral. — N’est-ce pas la révélation de toute une époque que cette magnifique pose de M. Bertin de Vaux appuyant, comme un César bourgeois, ses belles et fortes mains sur ses genoux puissants, avec l’autorité de l’intelligence, de la richesse et de la juste confiance en soi ? Quelle tête bien organisée ! quel regard lucide et mâle ! quelle aménité sereine autour de cette bouche fine sans astuce ! — Remplacez la redingote par un pli de pourpre, ce sera un empereur romain ou un cardinal. — Tel qu’il est, c’est l’honnête homme sous Louis-Philippe, et les six tomes du docteur Véron n’en racontent pas davantage sur cette époque disparue.

Mêler l’allégorie à la reproduction minutieusement réelle d’un personnage de nos jours est une tentative hardie, on pourrait même dire téméraire, que M. Ingres seul était en état de risquer avec des chances de succès : nous voulons parler du portrait de Chérubini couronné par la Muse de la musique. Pour rendre le contraste moins brusque entre un vieillard vêtu d’une sorte de manteau à collet ressemblant fort à un carrick et une figure allégorique couronnée de lauriers, drapée d’une tunique et tenant une lyre d’ivoire, l’artiste a déplacé Chérubini et l’a transporté dans un milieu idéal, un intérieur de style pompeïen ; il l’a fait s’appuyer contre une colonne cannelée, peinte en rouge jusqu’à la moitié du fût, et se détacher d’un fond antique où des arabesques courent sur le stuc des murailles. L’illustre compositeur, sorti de la vie ordinaire, s’est rendu au sanctuaire de la muse ; il rêve, il médite ; les mélodies bourdonnent autour de ses tempes comme des abeilles d’or, et la jeune immortelle aux cheveux noirs, aux sourcils d’ébène, à la bouche de pourpre, étend sa belle main sur la tête de chauve du vieillard, qu’elle sacre pour la postérité. — Ce bras, en plein raccourci, est une merveille de l’art.

Nous n’avons jamais pu regarder sans être troublé profondément le portrait de Mme D., peint à Rome en 1807 : là, M. Ingres est arrivé à une intensité de vie effrayante : ces yeux noirs et tranquilles sous l’arc mince de leurs sourcils vous entrent dans l’âme comme deux jets de feu. Ils vous suivent, ils vous obsèdent, ils vous charment, en prenant le mot au sens magique. L’imperceptible sourire qui voltige sur les lèvres fines semble vous railler de votre amour impossible, tandis que les mains affectent de jouer distraitement avec les feuilles d’écaille d’un petit éventail, en signe de parfaite insouciance. — Ce n’est pas une femme qu’a peinte M. Ingres, mais le portrait ressemblant de la Chimère antique, en costume de l’Empire. — Une seule tête nous a produit un effet semblable, celle de la fille du Greco peinte par son père, qui en était amoureux, et devint fou, son œuvre terminée.

Citons sans les détailler, car cela nous mènerait trop loin, et tout le monde les connaît, les portraits de madame d’H., de madame L.-B., celui de madame la princesse de B., si fin, si aristocratique, et reproduisant avec tant de charme la grande dame moderne ; quelle harmonie délicieuse que ces bras et ces mains d’une pâleur nacrée, se détachant du satin bleu de la robe. Arrêtons-nous au portrait si fier, si hardi, si coloré, que M. Ingres fit de lui-même dans sa première jeunesse ; celui de son père est aussi une bien belle chose. Les portraits de M. Molé et de M. de Pastoret sont gravés, et nous n’avons pas besoin d’en parler ici.

Après ces éloges que nous aurions voulu rendre dignes de l’illustre maître, et que la rapidité du journal nous force à improviser au courant de la plume, terminons par un regret ; la Stratonice, le joyau, la perle de l’écrin, manque à cette Exposition. La gloire du grand artiste n’en sera pas diminuée : un chef-d’œuvre de plus ou de moins, que lui importe ! Mais nous aurions été fier de voir les étrangers s’arrêter, rêveurs, devant cette merveille sans pareille au monde.

L’Artiste, « La Source – Nouveau tableau de M. Ingres.« , 1er février 1857

 

En écrivant ces lignes, nous abusons peut-être de la faveur qui nous a été accordée de contempler dans son sanctuaire un des chefs-d’œuvre de la peinture moderne ; c’était à l’ami et non au critique que l’illustre maître montrait sa toile ; il nous a exprimé le désir qu’il n’en fût point parlé et nous lui désobéissons, au risque de lui déplaire. Nous concevons chez l’auteur de l’Odalisque, du Vœu de Louis XIII, de l’Apothéose d’Homère, de la Vénus Anadyomène, cet ennui de la gloire, cette satiété de l’éloge, ce dédain de la publicité. Lorsque tant d’autres poursuivent la lumière qui les fuit, lui cherche l’ombre qui ne peut couvrir son rayonnement. Il ne veut plus peindre que pour lui et quelques intimes, de loin en loin, à ses heures. L’atelier, dont il entrebâille la porte aux privilégiés, est son salon d’exposition.

M. Ingres aura beau faire, il ne trouvera jamais l’ombre ni le silence. Toutes les fois que sa main touchera le pinceau, ce sera un événement ; on usera de ruses pour se glisser dans la chapelle mystérieuse et l’on en divulguera les secrets. Quoiqu’il semble d’abord que chacun soit libre de faire voir ou de cacher ce qu’il fait, en y réfléchissant l’on comprend que les natures touchées par le génie ne s’appartiennent pas. Non, ils n’ont pas le droit de la couvrir du boisseau, ceux qui ont reçu la flamme céleste ; il est de leur devoir de la faire briller aux yeux de tous, sur un socle de marbre blanc, dans un trépied d’or ! Ce n’est pas pour eux seuls que Dieu leur a fait ce présent si rare, et quand il met à la main d’un homme le flambeau du génie, c’est pour le tenir élevé et visible au-dessus de l’humanité.

Le sacrilège même est pieux en de telles occasions, et César a bien mérité du monde en déchirant le testament de Virgile qui condamnait l’Énéïde au feu comme imparfaite. Supposons un instant que Michel-Ange, comparant son œuvre à son idéal, eût ordonné d’effacer les peintures de la chapelle Sixtine et de briser les figures du tombeau des Médicis, qui ne couvrirait de malédictions éternelles l’exécuteur trop fidèle d’un pareil ordre ?

Le grand jour de la rue pénétrant dans le foyer, la curiosité toujours en éveil, regardant aux fentes de la porte, la pensée publique épiant l’inspiration solitaire, le commentaire incessant du rêve caressé par l’âme, l’œuvre secrète livrée aux disputes, la critique avec ses restrictions, l’éloge avec ses hyperboles, ce sont là les croix du génie, et il faut qu’il les porte, quelque amour qu’il ait du repos, de la solitude et du silence. La lumière ne quitte jamais plus les fronts qu’elle a dorés : on ne met pas son chapeau sur son auréole.

Ainsi, nous voilà nous-même violentant la modestie du grand maître qui nous honore de son amitié ; mais, en vérité, l’Artiste manquerait à sa mission s’il ne rendait pas compte du chef-d’œuvre dont on a soulevé le voile pour nous ; M. Ingres nous pardonnera, nous l’espérons du moins, de n’avoir pas respecté ses intentions.

La Source, tel est le titre du nouveau tableau de M. Ingres, ou du moins celui qui se présente le plus naturellement à l’esprit en face de cette charmante composition, où l’idéal et la nature se fondent en des proportions parfaites.

La toile a cette dimension étroite et haute qui est déjà une élégance lorsque le peintre sait la remplir sans gêne.

Sur un fond de roche grise, rayé de quelques stries, égayé de quelques filaments de plantes pariétaires d’un vert discret, se dessine, dans la chaste nudité de ses quinze ans, une figure à la fois mythologique et réelle, une nymphe ou une jeune fille, si vous l’aimez mieux. Un païen y verrait la naïade du lieu ; un chrétien du moyen âge, l’ondine des légendes ; un sceptique de nos jours, une belle enfant qui s’est baignée dans la source, et, avant de reprendre ses habits, confie quelques instants sa beauté à la solitude :

Lorsque la jeune fille à la source voisine

A sous les nénuphars lavé ses bras poudreux,

Elle reste au soleil, les mains sur sa poitrine,

A regarder longtemps pleurer ses longs cheveux.

Elle sort, mais pareille aux rochers de Borghèse,

Couverte de rubis comme un poignard persan,

Et sur son front luisant sa mère qui la baise

Sent du fond de son cœur la fraîcheur de son sang.

Ces vers d’Alfred de Musset voltigeaient sur nos lèvres tandis que nous regardions, immobile et ravi, cette admirable peinture. Ce n’est pas une ressemblance que nous voulons signaler, mais une impression analogue. Dans la poésie et dans le tableau, il y a quelque chose de frais comme l’eau de source, et l’on sent le froid baiser du bain sur ce charmant corps de vierge.

Elle est là, debout, pure et blanche comme un marbre grec rosé par la vie ; ses prunelles couleur de myosotis nagent sur le fluide bleu de la jeunesse ; ses joues ressemblent à des pétales d’églantine effeuillées sur du lait ; un éclair de nacre brille dans son vague sourire entr’ouvert comme une fleur ; son nez délicat laisse la lumière pénétrer ses fines arêtes et ses narines transparentes ; tous ces traits charmants sont enveloppés par le contour le plus suave, le plus virginal dans sa rondeur enfantine, qu’ait jamais tracé la main d’un peintre. L’enfant est blonde comme Vénus, comme les Grâces, comme Ève ; un or soyeux et frissonnant couronne son petit front antique.

Son bras droit, arrondi au-dessus de sa tête avec un mouvement d’une grâce athénienne, soulève une urne d’argile appuyée sur son épaule et dont le goulot pose sur sa main gauche ; du vase à demi renversé tombe l’eau en fusées brillantes, dont la rencontre du rocher fait des perles.

Le bras relevé entraîne la ligne extérieure du corps et lui donne une ondulation serpentine d’une suavité extrême ; on suit amoureusement ce contour modulé comme une belle phrase musicale, qui chante et se rythme à l’œil avec une harmonie enchanteresse.

M. Ingres connaît aussi bien que les Grecs les mélodies de la forme, l’eurythmie des poses et la métrique de cet admirable poëme du corps humain, — le plus beau vêtement que puisse emprunter l’idéal. — Une jeune fille nue qui a les bras levés, qui hanche, et dont une des jambes fait un peu retraite, tandis que l’autre porte en plein, cela ne semble pas bien difficile à trouver ; eh bien ! le génie de tous les statuaires et de tous les peintres cherchant le beau depuis des siècles n’a rien pu inventer qui dépassât cette conception si simple en apparence.

La nymphe de M. Ingres a quinze ans tout au plus ; hier c’était un enfant, aujourd’hui c’est une jeune fille, mais rien de la femme n’apparaît encore dans ces formes pures, virginales, insexuelles même, — si l’on peut risquer un tel mot ; — le sein petit, à peine éclos, teinté à sa pointe d’une faible lueur rose, n’éveille pas plus de désir qu’un bouton de fleur ; le reste du torse, chastement nu, est vêtu de sa blancheur marmoréenne comme d’une tunique de pudeur ; on sent qu’on n’a pas devant les yeux des organes, mais des expressions d’idéal ! innocence, jeunesse, fraîcheur, beauté ! la vie vierge, la perfection immaculée ! une palpitation et une rougeur dans un marbre de Paros !

Des pieds divins qui n’ont jamais marché que sur les tapis de fleurs de l’idylle Syracusaine servent de socle à cette charmante figure ; l’eau qui sourd de la roche en bouillons argentés et qui les a pâlis en les refroidissant, et leurs doigts nobles, comme si Phidias les avait modelés, se sculptent dans des tons d’ivoire.

À peine sortie du rocher, la source s’endort en un petit bassin sur des cressons et des plantes d’eau, et sa surface brunie comme le métal d’un miroir antique répète, en les renversant et en les azurant un peu, les belles jambes blanches de l’enfant. On dirait que le peintre ne se séparait qu’avec chagrin de sa figure, et qu’il la prolonge sous l’eau avant de la quitter à tout jamais.

Louer chez M. Ingres la pureté de son dessin, la finesse de son modelé, l’élévation de son style, c’est un lieu commun qu’il n’est plus guère permis de répéter ; aussi n’en dirons-nous rien. Ce qui nous a surtout frappé dans cette nouvelle toile, c’est la beauté suprême de la couleur. On exposerait la Source au milieu d’une galerie de chefs-d’œuvre flamands et vénitiens, elle supporterait sans désavantage la lutte avec les plus fiers coloristes. Jamais chairs plus souples, plus fraîches, plus pénétrées de vie, plus imprégnées de lumière ne s’offrirent aux regards dans leur pudique nudité. L’idéal, cette fois, s’est fait trompe-l’œil ; —c’est à croire que la figure va sortir du cadre et reprendre ses vêtements suspendus à un arbre.

Quelque admiration que nous professions pour les autres tableaux de M. Ingres, la Source nous paraît être la perle de son œuvre. — Au delà, l’art se perd dans l’impossible ou retourne à Dieu.

Les siècles jaloux ont fait disparaître les peintures d’Apelles, — le Raphaël athénien ; — mais nous croyons volontiers que sa Campaspe nue devait être dessinée et peinte comme la Source de M. Ingres.

Puisque nous sommes en veine d’indiscrétion, parlons aussi d’un magnifique portrait de femme qui joint au mérite de la beauté la plus ressemblante une fierté de style tout antique. Nous ne connaissons rien de plus noble que ce bras qui s’accoude avec une majestueuse nonchalance, que cette main appuyée à la joue, et surtout que ce doigt rebroussé sur la tempe, avec un maniérisme grandiose et junonien, — justifié d’ailleurs par une fresque de Pompéï. La robe de satin blanc broché de fleurs, ou plutôt de bouquets multicolores, présentait une de ces difficultés que M. Ingres seul sait vaincre.

Le Jésus parmi les Docteurs, composition d’une grâce et d’une science à faire croire que Raphaël est revenu au monde, s’avance et marche vers cette perfection absolue que cherche et trouve le maître ; pour tout autre, le tableau serait fini depuis longtemps ; M. Ingres n’en parle que comme d’une ébauche : nous devons donc ne pas juger ce que l’artiste ne regarde pas comme achevé.

Et la Naissance des Muses ? cette peinture si grecque, si antique qu’on prendrait pour la réduction miraculeusement conservée d’un tableau perdu d’Euphranor, de Xeuxis ou de Timanthe, n’en dirons-nous rien ? Contentons-nous de l’indiquer ; nous savons où la retrouver plus tard, et nous la décrirons sans craindre alors de commettre un abus de confiance.

C’est à M. Duchâtel qu’appartient la Source. — Nous n’avons jamais désiré la richesse qu’en de pareilles occasions. Avec quelques poignées d’or, quelques liasses de billets, on achète un chef-d’œuvre, comme si de telles merveilles pouvaient se payer ! Il faudrait du moins qu’une loi forçât l’heureux possesseur à exposer son trésor une fois ou deux par semaine !

L’Artiste, « Ingres », 5 avril 1857

 

La vie d’un artiste est dans son œuvre, aujourd’hui surtout que la civilisation par son développement a diminué les hasards des existences et réduit presque à rien l’aventure personnelle. La biographie de la plupart des grands maîtres des siècles passés contient une légende, un roman, ou tout au moins une histoire ; celle des peintres et des sculpteurs célèbres de notre temps peut se résumer en quelques lignes : luttes obscures, travaux dans l’ombre, souffrances courageusement dévorées, renommée discutée d’abord, reconnue enfin, plus ou moins récompensée, de grandes commandes, la croix, l’Institut ; à part quelques victimes tombées avant l’heure du triomphe, et à jamais regrettables, tel est, sauf un petit nombre de détails particuliers, le fond obligé de ces notices. Mais si les faits y tiennent peu de place, les idées et les caractères en occupent une grande : les œuvres suppléent les incidents qui manquent.

Ingres ( Jean-Auguste-Dominique ) est né à Montauban, en 1781. Il a donc, à l’heure qu’il est, soixante-seize ans. Jamais vieillesse plus verte ne fut plus robustement portée, et l’on peut hardiment promettre à l’illustre maître d’atteindre et de dépasser la vie séculaire du Titien. Quoique l’excellent portrait, si consciencieusement étudié et rendu par M. Masson, que l’Artiste publie avec ce numéro nous dispense en quelque sorte de toute description physique, nous essayerons cependant d’esquisser à la plume cette physionomie remarquable, et de compléter l’œuvre du burin.

Il existe d’Ingres un portrait peint par lui-même en 1804. L’artiste s’est représenté debout devant son chevalet un coin de manteau jeté sur l’épaule : la main droite tient un crayon blanc, la gauche se replie contre la poitrine ; la tête, de trois quarts, regarde le spectateur. On dirait que le peintre se recueille dans sa foi et sa volonté avant d’attaquer la toile.

Les traits, malgré leur jeunesse, — l’auteur avait alors vingt-quatre ans, — sont très fermement accentués ; les cheveux, d’un noir énergique, se séparent sur le front en boucles mouvementées et rebelles. Les yeux bruns ont un éclat presque sauvage ; un sang riche colore les lèvres, et le teint, comme hâlé par un feu intérieur, rappelle cette nuance ambrée et fauve qu’affectionnait Giorgione : un col de chemise rabattu fait valoir par une large touche blanche la chaude localité des chairs. La teinte neutre dont on peint les murs des ateliers remplit le fond.

Il y a dans ce portrait une force de vie singulière : la sève puissante de la jeunesse y déborde, quoique déjà contenue par la volonté. Le maître apparaît derrière l’élève. Ceux qui accusent Ingres de froideur n’ont certes pas vu cette figure si vivace, si âpre, si robuste, qui semble vous suivre de son regard noir, obstiné et profond. C’est un de ces portraits inquiétants avec lesquels on n’est pas seul dans une chambre ; car une âme vous épie par le trou de leurs prunelles sombres.

Nous aimons beaucoup les images des artistes illustres tracées au début de leur vie, quand la gloire n’avait pas encore couronné leur front plein de rêves ; elles sont rares d’ailleurs : on ne s’occupe guère de fixer et de multiplier leur ressemblance que lorsque les années sont venues, apportant la célébrité avec elles.

Ce portrait promet tout ce que l’artiste a tenu. Foi ardente, courage inébranlable, persistance que rien ne rebute. On découvre dans ces lignes nettes, dans ces méplats accusés, dans cette forte charpente, un génie opiniâtre, têtu même, — n’a-t-on pas dit que le génie est fait de patience ? — dont la devise semble être : etiamsi omnes, ego non. En effet, rien n’a pu détourner du culte de la beauté pure cet enthousiaste, solitaire si longtemps, ni le pédantisme classique, ni l’émeute romantique : il a mieux aimé attendre la réputation que de l’acquérir hâtivement, en se conformant aux doctrines à la mode. À une époque de doute, de mollesse, d’incertitude, il a cru, sans un moment de défaillance : la Nature, Phidias, Raphaël, ont été pour lui une sorte de trinité de l’art, d’où résultait pour unité l’idéal.

Mettez un froc à la place du manteau, et vous aurez un jeune moine italien du moyen âge, un de ces moines qui deviennent cardinaux ou papes ; car ils ont la puissance de suivre toute leur vie une idée unique.

Maintenant regardons le portrait du maître souverain, comblé d’ans et d’honneurs, qui a régné despotiquement sur une école fanatisée, adoré et craint comme un dieu. Les cheveux, qui ne comptent encore qu’un petit nombre de fils blancs, gardent toujours la raie au milieu de la tête, en l’honneur du divin Sanzio, comme une espèce de marque mystérieuse par laquelle le dévot se consacre à son idole. Quelques plis transversaux ont rayé le front, légèrement ; quelques veines dessinent leurs rameaux sur les tempes moins couvertes ; une chair compacte et solide élargit les plans primitifs et modèle puissamment les formes indiquées par le premier portrait : la bouche s’est attristée à ses angles de deux ou trois rides moroses, mais l’œil conserve une immortelle jeunesse ; il regarde toujours le même but : — le beau !

Remplacez par un camail d’hermine le paletot moderne, et cette tête aux lignes sévères, à la coloration énergique, sculptée, mais non détruite par l’âge, pourra figurer parmi les prélats romains à un conclave, à une cérémonie de la chapelle Sixtine. Si nous insistons sur cette idée, c’est que la religion de l’art, dont il fut le prêtre le plus fervent, a donné à Ingres un aspect vraiment pontifical : il a toute sa vie gardé l’arche sainte, et porté les tables de la loi.

Ordinairement les biographies d’artistes commencent par le récit des obstacles qu’élève la famille contre la vocation. Le père qui désire un notaire, un médecin, ou un avocat, brûle les vers, déchire les dessins et cache les pinceaux. Ici, point d’empêchements de ce genre : chose rare ! le projet du fils se trouva d’accord avec le vœu paternel. L’enfant eut du papier, des crayons rouges et un portefeuille d’estampes à copier ; il apprit aussi la musique et à jouer du violon. Peintre ou musicien ! cet avenir n’effrayait nullement ce brave M. Ingres père. Il faut dire, pour expliquer ce phénomène, qu’il était lui-même musicien et peintre. Le jeune Ingres fut mis à l’atelier chez un M. Roques, de Toulouse, élève de Vien ; mais ce fut, plutôt encore que l’enseignement de ce maître, la vue d’une copie de la Vierge à la chaise, rapportée d’Italie, qui décida de son avenir. L’impression reçue fut ineffaçable, et l’enfant devenu homme ne l’oublia jamais : elle domine encore sa vie après plus de soixante ans écoulés.

Quelques années plus tard, il vint à Paris, entra chez David, obtint au concours un second prix qui l’exempta de la conscription : puis, en 1801, un premier prix :  » Achille recevant dans sa tente les députés d’Agamemnon  » qu’on peut voir à l’Académie des beaux arts, et qui le contient déjà tout entier. Bien que lauréat, il ne partit pas tout de suite pour cette ville éternelle, qui devait lui être comme une seconde patrie : les finances de l’État étaient épuisées, et les fonds manquaient pour la pension des élèves. Il attendit donc l’instant propice, travaillant, dessinant d’après l’antique et le modèle, au musée et chez Susse, copiant les estampes des maîtres, se préparant à la gloire lointaine par de fortes et sérieuses études.

Enfin, le voilà dans cette Rome où, avant lui, un autre maître austère, Poussin, s’était si bien acclimaté, oubliant presque la France au milieu des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Cette atmosphère imprégnée d’art, si favorable au travail recueilli et solitaire, lui convenait admirablement. Il s’y fortifia dans le silence, loin des coteries et des systèmes, et se fit de son atelier une sorte de cloître où n’arrivaient pas les bruits du monde. — Il vivait seul, fier et triste ; mais chaque jour il pouvait admirer les loges et les stances de Raphaël, et cela le consolait de beaucoup de choses. Bientôt après il épousa la femme qu’on lui avait envoyée de France, et qui, par un hasard providentiel, se trouve être précisément la femme qu’il eût choisie. On sait avec quel infatigable dévouement madame Ingres écarta de son mari toutes ces petites misères qui taquinent le génie et le distrayent ; elle lui cacha le côté douloureux de la vie, et lui créa un milieu de calme et de sérénité, même dans les situations les plus difficiles. Sûr d’atteindre son but tôt ou tard, Ingres, quoiqu’il vît sa peinture peu goûtée ou méconnue tout à fait, s’obstinait à suivre la voie où il était entré, et souvent la gêne rôda autour du ménage et s’assit sur le seuil ; — une telle misère est glorieuse, et l’on peut en parler. À Florence, le peintre dont maintenant les toiles se couvrent d’or fut obligé pour vivre de faire des portraits à des prix dérisoires, et il n’en trouvait pas toujours.

Jamais artiste ne poussa plus loin le dédain de l’argent et de la gloire facile ; il élaborait longuement ses tableaux, et savait attendre l’heure de l’inspiration pour des œuvres qui devaient durer toujours. Dans le public l’on est porté à croire que le peintre du Vœu de Louis XIII, du Plafond d’Homère, de la Stratonice, n’a pas le travail rapide ; c’est une erreur. Ce pinceau, si savant et si sûr de lui-même, ne donne pas un coup qui ne porte, et souvent en une journée Ingres peint de la tête aux pieds une grande figure, où nul autre que lui ne saurait reprendre un défaut. Mais un artiste de cette conscience et de cette force ne se contente pas de peu. Le bien ne lui suffit pas ; il cherche le mieux, et ne s’arrête qu’à cette limite où l’imperfection des moyens humains arrête les génies les plus absolus dans la poursuite de l’idéal. Ainsi, des tableaux commencés au début de sa carrière, n’ont reçu que tout récemment la dernière main ; mais ceux qui ont eu le bonheur de les voir, ne trouvent pas que l’artiste ait mis trop de temps à les faire, quoiqu’ils soient restés quarante ans peut-être sur le chevalet.

L’Odalisque, commandée en 1813 par la reine Caroline de Naples, acquise en 1816 par M. Pourtalès, dont elle a longtemps illustré la galerie, et appartenant aujourd’hui à M. Goupil, qui n’a pas voulu que ce chef-d’œuvre sortît de France, fut la première toile qui attira l’attention sur le maître ignoré dans sa patrie. L’effet produit aurait pu décourager une conviction moins robuste : on n’appréciera pas cette exquise perfection de dessin, ce modelé si vivant et si fin, ce grand goût qui mariait la nature choisie aux plus pures traditions de l’antiquité. — L’Odalisque fut trouvée gothique, et l’on accusa le peintre de vouloir remonter à l’enfance de l’art. Nous n’inventons pas, croyez-le bien, ce jugement étrange. — Les barbares qu’imitait Ingres, au dire des critiques de 1817, c’étaient tout bonnement André Mantegna, Léonard de Vinci, Pérugin et Raphaël, gens, comme on sait, laissés intimement en arrière par le progrès. — Plus tard, on reprochera aussi aux romantiques de faire rebrousser la langue jusqu’à Ronsard.

Le Vœu de Louis XIII, auquel Ingres travailla trois ans, força enfin l’admiration rebelle. En effet, depuis le peintre d’Urbin, jamais plus noble et plus fière madone n’avait présenté enfant Jésus plus divin à l’adoration des anges et des hommes. L’artiste français avait pris place, par ce chef-d’œuvre, parmi les grands Italiens du XVIe siècle. Les anges soulevant les rideaux, les enfants portant les tablettes, la figure du roi, vu de dos et ne montrant qu’un profil perdu au-dessus d’un grand manteau fleurdelysé, dont les plis traînaient sur les dalles, étaient exécutés avec un style et une maëstria dont la tradition s’était perdue pendant plus de deux siècles.

En 1824, Ingres fut décoré de la légion d’Honneur, et en 1825, admis à L’Institut. L’Apothéose d’Homère, au salon de 1827, où figuraient la Naissance de Henri IV d’Eugène Devéria, et le Sardanapale d’E. Delacroix, consacra la gloire de l’artiste si longtemps méconnu. Il conquit dès lors dans une région sereine, au-dessus des disputes d’école, une place à part qu’il a gardée depuis et que personne n’est tenté de lui disputer. Il s’y maintient avec une tranquillité majestueuse — pacem summa tenent — n’entendant du monde lointain qu’un vague murmure, cultivant le beau sans distraction ; étranger à son temps et vivant avec Phidias et Raphaël cette vie éternelle de l’art, qui est la vraie, puisque de toute civilisation disparue il ne reste souvent, qu’un poëme, une statue ou un tableau.

Chose qui paraîtra singulière d’abord, mais que nous allons expliquer tout de suite. Le maître sévère fut ardemment soutenu par les romantiques, et il compta plus de partisans enthousiastes parmi la nouvelle école que dans l’Académie. Ingres, quoiqu’il puisse sembler classique à l’observateur superficiel, ne l’est nullement ; il remonte directement aux sources primitives, à la nature, à l’antiquité grecque, à l’art du seizième siècle ; nul n’est plus fidèle que lui à la couleur locale. Son Entrée de Charles V à Paris ressemble à une tapisserie gothique, sa Francesca da Rimini a l’air d’être détachée d’un de ces précieux manuscrits à miniature où s’épuisait la patience des imagiers, son Roger et Angélique a la grâce chevaleresque du poëme de l’Arioste, sa Chapelle Sixtine pourrait être signée Titien ; quant aux sujets antiques, tels que l’Œdipe, l’Apothéose d’Homère, la Stratonice, la Vénus Anadyomène, on ne les concevrait pas peints d’une autre manière par Apelle, Euphranor ou Xeuxis. Ses Odaliques rendraient jaloux le sultan des Turcs, tant les secrets du harem semblent familiers à l’artiste. Nul non plus n’a mieux exprimé la vie moderne, témoin cet immortel portrait de M. Bertin de Vaux qui est la physiologie d’un caractère et l’histoire d’un règne. S’il sait plisser admirablement une draperie grecque, Ingres n’arrange pas moins heureusement un cachemire et il tire un merveilleux parti de la toilette actuelle : ses portraits de femme l’attestent.

Ainsi, quel que soit le sujet qu’il traite, Ingres y apporte une exactitude rigoureuse ; une fidélité extrême de couleur et de forme, et n’accorde rien au poncif académique ; et si, dans le portrait histoire de Chérubini, il introduit Polymnie étendant la main sur un front inspiré, il laisse néanmoins sa perruque et son garrick au vieux maëstro.

Ingres, lorsqu’il peint un sujet antique, fait comme un poëte qui, voulant faire une tragédie grecque, remonterait à Eschyle, à Euripide, à Sophocle, au lieu d’imiter Racine et ses copistes.

En ce sens il est romantique — bien que pour la foule tout homme qui représente des scènes de l’histoire ancienne ou de la mythologie soit classique — et il ne faut pas s’étonner qu’il ait compté de nombreux adeptes parmi la nouvelle école.

Le Martyre de saint Symphorien que Michel-Ange et Jules Romain eussent admiré, n’eut pas le bonheur de plaire au public français à l’Exposition de 1834. La tête sublime du saint, le geste magnifique de la mère, les tournures superbes des licteurs n’obtinrent pas grâce pour le coloris qui avait la teinte mate, sobre et forte des fresques des grands maîtres. — L’artiste, justement irrité, se retira dans la direction de l’École française à Rome comme sous une tente d’Achille, et il se livra à l’enseignement de son art avec cette autorité que nul professeur ne posséda comme lui. Ses élèves l’adoraient et le craignaient, et tous les jours il y avait dans l’école des scènes passionnées et pathétiques, des brouilles et des raccommodements. Ingres parle de son art avec une singulière éloquence ; il a, devant Phidias et devant Raphaël, des effusions, des élans lyriques qu’on aurait dû sténographier ; d’autres fois, plus calme, il émet des maximes et des conseils qu’il est toujours bon de suivre, et qui, sous une forme abrupte, concise et bizarre, contiennent toute l’esthétique de la peinture.

Son influence a été profonde et se continue. Hippolyte Flandrin, Amaury-Duval, Lehmann, Ziegler, Chassériau, furent ses élèves les plus remarquables ; et, on peut dire, que chacun, dans la sphère de son talent, a fait honneur au maître.

À l’Exposition universelle de 1855, les tableaux d’Ingres furent exposés dans une salle à part, chapelle privilégiée de ce grand Jubilé de la peinture, et les adorateurs du beau y vinrent de tous pays.

Les bornes de cet article ne nous permettent pas de passer en revue tout l’œuvre du maître, dont nous donnons plus loin un catalogue sommaire ; nous avons voulu plutôt considérer l’artiste en général. Malgré quelques bizarreries de détail, nous aimons cette personnalité entière, cette vie une et consacrée sans réserve à l’art, cette recherche du beau que rien ne peut troubler. — Les esprits à systèmes religieux, politiques ou philosophiques diront sans doute qu’Ingres ne sert aucune idée ; c’est en quoi sa supériorité éclate : l’art est le but et non le moyen, et jamais il n’en exista de plus élevé. Tout poëte, statuaire ou peintre qui met sa plume, son ciseau ou sa brosse au service d’un système quelconque, peut être un homme d’État, un moraliste, un philosophe, mais nous nous défierons beaucoup de ses vers, de ses statues et de ses tableaux ; il n’a pas compris que le beau est supérieur à tout autre concept. Platon n’a-t-il pas dit : le beau est la splendeur du vrai ?

À toutes les qualités d’Ingres, on pourrait en joindre encore une. Il a conservé le secret, perdu aujourd’hui, de rendre, dans toute sa pureté, la beauté féminine. — Voyez l’Iliade et l’Odyssée, l’Angélique, l’Odalisque, le portrait de madame de Vauçay que le grand Léonard eût signé, la Muse de Chérubini, la Vénus Anadyomène, la Stratonice, les Victoires de l’apothéose de Napoléon, et enfin la Source, pur marbre de Paros rosé de vie, chef-d’œuvre inimitable, merveille de grâce et de fraîcheur, fleur d’un printemps de Grèce éclose sous le pinceau de l’artiste à un âge où la palette tombe des mains les plus vaillantes.

L’Artiste, « La rue Laffitte » 3 janvier 1858

En tournant le coin du boulevard et en remontant vers Notre-Dame-de-Lorette, dont le campanile se détache sur l’escarpement de Montmartre, à la première montre qui se rencontrera vous pourrez admirer, soit la Femme couchée, de M. Ingres, endormie sous ses courtines rouges, soit l’Orphée, de M. Delacroix, au milieu d’une ménagerie dentue et griffue qu’apprivoisent ses accords — Doctus tenire tigres  deux rares morceaux de ces grands maîtres […]

L’Artiste, « Louis XIV et Molière – tableau de M. Ingres » , 10 janvier 1858

 

Les artistes sont généreux comme des rois asiatiques — au temps où les satrapes, les califes et les sultans payaient le moindre service d’une poignée de perles, de cent chameaux blancs et de mille bourses remplies de dinars. Ils montrent aux grands seigneurs, qui l’ont trop oubliée, la vraie magnificence.

M. Ingres, qui depuis longtemps a ses entrées à la Comédie-Française, a voulu reconnaître cette faveur toute naturelle et bien due à son nom illustre, à sa haute position dans l’art. MM. les sociétaires, qui sont gens du monde autant que comédiens, font, avec une grâce parfaite, les honneurs de leur théâtre et de leur foyer aux esprits d’élite qui peuvent prendre plaisir à fréquenter familièrement Corneille, Racine et Molière, et à causer d’eux avec leurs interprètes. — La présentation faite, le contrôle vous salue, les habitués vous sourient, et les portes s’ouvrent devant vous de la salle à la scène ; vous pouvez, l’hiver, vous chauffer à la vaste cheminée où les comédiennes viennent présenter, en attendant qu’on les avertisse que c’est leur tour, l’étroite semelle de leurs petits souliers de satin ; l’été, vous accouder au balcon pour aspirer la fraîcheur ; en tout temps, vous mêler aux fines discussions littéraires, — un madrigal bien tourné aux jeunes femmes ne vous est même pas défendu ; vous êtes chez vous, c’est-à-dire dans un salon de bonne compagnie, dont les maîtres quittent par intervalle la conversation pour aller lancer au public quelque tirade majestueuse, quelque répartie étincelante, et reviennent, chargés d’applaudissements, reprendre l’entretien interrompu. — C’est une douce habitude qu’on quitte difficilement quand on l’a prise, un vif souvenir si l’on est forcé de s’éloigner ; mais enfin, chacun y met du sien : l’amitié paye l’amitié, et l’on peut se croire quitte. M. Ingres ne l’a pas pensé ainsi ; — pour le jour de l’an, il a envoyé à la Comédie-Française un tableau de lui, non pas ( ce qui serait déjà splendide ) un tableau gardé longtemps dans son atelier par amour et par caprice, — mais un tableau fait tout exprès et dont la dernière touche est à peine séchée.

On sait que M.Ingres n’a fait que huit ou dix tableaux de chevalet tout au plus : les deux Chapelles Sixtines, l’Arétin, l’Entrée de Charles V à Paris, le Philippe V, Francesca et PaoloHenri IV jouant avec ses enfantsRaphaël et la Fornarina, l’Antiope, et qu’au mérite de la perfection il joint celui de la rareté. — Une toile de sa main est donc un présent plus que royal, car on la couvre d’or et à plusieurs couches quand elle petite.

Le sujet choisi par l’illustre maître montre autant d’esprit que de convenance. Il était difficile, avec la voix muette de la peinture, d’adresser une flatterie plus délicate dans sa vérité historique.

Travaillant pour la maison de Molière, comme on dit, il a pris un trait de la vie de Molière et il a fait voir Louis XIV servant une aile de poulet à l’homme de génie que les valets de la chambre ne trouvaient pas d’assez bonne compagnie pour manger avec eux. Le grand roi partageant son encas de nuit avec le grand poëte ou plutôt le comédien honnête homme, car c’était la qualité d’acteur qui, chez Molière, révoltait principalement ces messieurs, est une belle leçon donnée au préjugé vulgaire ; elle a sans doute porté son fruit, mais il n’est pas mauvais de la remettre sous les yeux. M. Ingres a donné la conséquence de son talent à l’anecdote racontée dans les Mémoires de madame Campan, qui a d’ailleurs tous les caractères de l’authenticité. Louis XIV et Molière, sans avoir eu peut-être de conversation précise à ce sujet, s’entendaient politiquement tous deux ; ils poursuivaient une idée que le 17ème siècle ne comprit pas. Le roi soutint le poëte dont il était le collaborateur secret ; il lui demandait les marquis et il lui accorda Tartuffe.

Nul tableau ne devait donc être plus à sa place que celui-là au foyer de la Comédie-Française, ce salon d’honnêtes acteurs ainsi honorés dans la personne de leur aïeul et de leur maître à tous. Pour cette occasion, rencontrer ce sujet est un de ces bonheurs qui n’arrivent qu’aux grands artistes.

Le tableau offert par M. Ingres est sur papier soutenu de toile. Cette manière de peindre a beaucoup de solidité ; la couleur pénètre les pores du papier et fait pour ainsi dire corps avec lui, de même qu’elle pénètre l’enduit encore humide de la fresque. Ce souci de l’avenir sied bien à ceux dont le nom sera immortel et qui comptent sur la postérité. Le temps d’ailleurs achève admirablement ce qu’il ne détruit pas, et il fait bon lui confier des peintures ; il est de moitié dans la couleur du Titien.

La composition disposée avec cet ordre, ce rythme et cette clarté qui sont le cachet des maîtres, est compréhensible au premier coup d’œil, même pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas l’anecdote.

C’est dans la chambre à coucher du roi que la scène a lieu. Une tenture de damas rouge d’un ton amorti, merveilleusement propre à faire ressortir les figures, tapisse la muraille du fond. Au milieu s’élève une cheminée monumentale à pilastres, portant les armes de France dans son couronnement. Un lit à courtines bleues, à lambrequins ornés de galons et de glands d’or dans le plus pur style de l’époque, occupe l’angle du tableau à la droite du spectateur ; l’espace réservé que ne peuvent franchir les courtisans est circonscrit par une sorte de galerie basse à balustres ventrus semblable à celle qui, dans les églises, sépare le chœur de la nef et les officiants des fidèles. En effet, la chambre du roi n’était-elle pas alors une sorte de sanctuaire où les grands venaient adorer leur idole, qui, du reste, plus difficile que le vrai Dieu, n’ouvrait la porte de son temple qu’aux gens les plus titrés ou par faveur sollicitée longtemps ?

Cette action si simple aujourd’hui de découper une volaille et d’en servir une aile au poëte, plus grand pour nous que Louis XIV, évanoui déjà dans l’ombre du passé, était alors quelque chose d’énorme, d’inouï, de stupéfiant, que ne réussiraient pas à peindre tous les adjectifs et tous les superlatifs de madame de Sévigné.

Le roi, coiffé de son chapeau à plumes, en justaucorps et en chausses du matin, est assis en face de son convive, près du guéridon sur lequel messieurs de la bouche ont placé l’encas de nuit, car l’appétit du roi ne doit pas pouvoir dire, plus que sa personne :  » J’ai failli attendre. » Peut-être, cette fois, Louis XIV n’avait-il pas faim ; mais il voulait marquer son estime pour Molière tout en faisant sentir à ses courtisans, si polis cependant, leur manque d’intelligence et de savoir-vivre.

On lit sur la figure du roi, vue de pleine face, la bienveillance pour le poëte en même temps qu’une nuance de sévérité hautaine à l’endroit des courtisans. Cette double expression, très difficile à peindre, est parfaitement rendue ; le geste cordial et franc par lequel le monarque montre son convive a une légère affectation de familiarité. On voit que la leçon a besoin d’être soulignée pour être comprise. Le grand roi se fait le compagnon du grand poëte quelques instants, afin de le poser nettement l’égal des plus nés et des plus fiers. Qui a mangé à la table du roi peut manger à la table de tout le monde. L’honneur ne sera plus désormais au convive, mais à l’hôte. Tout cela est indiqué avec une grande finesse par l’artiste suprême que son commerce habituel avec les dieux et les déesses, types abstraits du beau, n’a pas empêché, comme on voit, d’étudier profondément le cœur humain et de s’approprier toutes les ressources de la mimique.

Molière se présente de profil ; l’abondante perruque du temps descend en boucles nombreuses le long de la joue brune du poëte, que les portraits et les mémoires de l’époque peignent comme très basané ; on reconnaît ce nez fort, cette lèvre large et rouge, ce sourcil noir et fourni, cette moustache en virgule, traits caractéristiques de la physionomie traditionnellement connue de Poquelin. C’était là une difficulté assez grande, car il n’existe pas, que nous sachions du moins, un portrait de Molière en profil, et il faut une rare certitude de dessin et une profonde intuition pour reconstituer, de façon à le faire reconnaître, cet aspect si différent de la face. Molière est assis timidement sur le bord de son siège, les jambes rapprochées, tandis que le roi s’étale largement dans son fauteuil ; il sent sa valeur personnelle, sans doute, et en lui-même il se trouve digne de l’honneur que lui fait le monarque ; mais si le philosophe, élève de Gassendi, sait que tous les mortels sont égaux, l’homme pratique, l’observateur des travers sociaux, n’ignore pas non plus ce que c’est qu’un comédien, eût-il tout le génie d’Aristophane, de Plaute et de Térence, vis-à-vis du plus grand roi du monde, comme on disait alors. Son âme est pénétrée de la haute faveur qu’il reçoit ; toutes les humiliations subies, toutes les hontes bues, tous les affronts essuyés sont effacés dans cette minute glorieuse, qui dut être le point radieux de son existence, le clou d’or scintillant sur la paroi sombre.

Sans croire que Molière eût tous les instincts modernes que l’ingéniosité de la critique lui prête généreusement après coup, comme s’il eût connu par anticipation le décalogue révolutionnaire des droits de l’homme, il possédait à un plus haut degré que les gens de sa sorte le sentiment de sa dignité. Il était si fier, disent ses contemporains, non sans quelques surprise et avec une nuance de blâme, il était si fier qu’il n’acceptait de dîners et de présents qu’à la condition de les rendre, ce qui semblait de sa part une prétention excessive, et encore Molière était-il valet de chambre du roi, ce qui le relevait et le justifiait un peu.

Il fallait toute la hardiesse et toute la sécurité de talent de M. Ingres pour risquer cette pose, qui suit exactement le dessin de la chaise, et se brise aux mêmes angles, comme celle d’un dieu égyptien ; mais le génie sait retrouver les mouvements primitifs, si modifiés par la civilisation. Molière, ici, ne compose pas son attitude ; il est trop surpris, trop troublé, trop ému, trop ravi ; son corps, que ne régit plus la volonté, se place tout seul et s’arrange d’après l’impulsion de la nature. À peine s’il touche aux mets placés devant lui, et la main que n’occupe pas la fourchette semble chercher son cœur. Son vêtement de couleur sombre laisse toute la valeur à sa physionomie, où l’expression de la reconnaissance domine l’orgueil bien légitime du triomphe.

M. Ingres a compris que pour cette scène eût toute sa portée, il lui fallait beaucoup de spectateurs, et quoique son cadre fût petit, il a trouvé moyen d’y mettre de la foule. L’huissier vient d’ouvrir la porte de la balustrade, près de laquelle il se tient appuyé sur sa hallebarde.

Les ducs et pairs, les ducs à brevet, les favorisés du justaucorps bleu, les comtes, les marquis et tous les habitués de l’Œil-de-Bœuf, qui grattaient du peigne la porte trop lente à s’ouvrir, devant laquelle ils faisaient souvent pied de grue, s’amoncellent autour de la balustrade en groupes pressés.

Ils arrivent faisant la révérence, la jambe tendue comme pour un départ de menuet, avec cette allure de pigeon pattu que donnait aux courtisans le soulier à talon rouge et à rosette formant cravate, dans toute la gloire de leurs rhingraves, de leurs canons et de leurs perruques in-folio poudrées de poudre blonde. M. Ingres, malgré la gravité ordinaire de son style, ne s’est pas refusé une légère pointe de caricature, tout en restant dans les conditions les plus rigoureuses de l’histoire ; en dépit de son respect pour ce grand siècle, il a immolé quelques marquis ridicules à Molière. Le jeune blondin effaré de voir un histrion à la table du roi serait bien capable de faire des ronds dans le puits, comme le marquis raillé par Célimène, et le vieux seigneur qui s’assure, en enfourchant des besicles sur son nez, de ce phénomène incroyable à l’œil nu, déploie une sottise sérieuse et solennelle des plus risibles ; en revanche, l’homme de qualité campé dans le coin de la toile, son manteau de commandeur sur l’épaule, a la tournure la plus fière et la plus magistrale ; peut-être qu’au fond il n’a pas grande estime pour ce bouffon à qui Despréaux lui-même disait :

Dans le sac ridicule où Scapin l’enveloppe,

Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

Mais le roi a parlé ; le roi ne peut faillir, et l’on respectera désormais le sieur J.-B. Poquelin, dit Molière. Un peu en arrière, un prélat semble mécontent de la protection accordée par le monarque à ce faiseur de comédies, à ce farceur qui, selon l’opinion de Chapelain, commune d’ailleurs à beaucoup d’esprits élégants de l’époque,  » ne se gardait pas assez de la scurrilité. «

Si nous rapportons cette phrase assez irrévérencieuse, ce n’est certes pas pour rabaisser Molière, mais bien pour rehausser Louis XIV, dont l’action était en réalité plus noble, plus audacieuse et plus choquante pour les préjugés du temps qu’on ne saurait se l’imaginer aujourd’hui. Molière n’avait pas alors l’auréole qui depuis a rayonné autour de sa tête, et l’on en faisait un cas fort médiocre.

Des officiers de bouche portant des flacons sur un plateau meublent le coin opposé de la composition, pleine d’équilibre et balancée avec cette science profonde des groupes qui disparaît de jour en jour ; car maintenant on ne sait plus faire un tableau.

Cette scène anecdotique, traitée en esquisse terminée, a une vivacité et une finesse de touche qui pourraient surprendre, lorsqu’on songe que M. Ingres atteint, s’il ne dépasse soixante-dix-huit ans ; mais ce qui est immortel n’a pas d’âge. La couleur est franche, brillante, abordant sans crainte les tons vierges, le bleu, le rouge, le jaune, le vert, tels qu’ils sont dans la nature. M. Ingres, que l’on accuse d’avoir une palette monochrome, parce qu’il n’enfume pas ses toiles de glacis et de sauces, survivra à tous les prétendus coloristes de ce temps. Voyez son Œdipe devant le Sphinx, son Portrait de Bartolini, sa Chapelle Sixtine : le travail du temps en a fait des Giorgione et des Titien. M. Ingres peint des tableaux neufs, voilà tout, lorsque tant d’autres ne peignent que de vieux tableaux qui, dans moins d’un siècle, seront invisibles.

L’Artiste, « La néo-critique. À propos de M. Ingres », 14 février 1858

 

Jusqu’à présent, de naïfs écrivains, mettant en relief les beautés, excusant les fautes inhérentes à la pauvre nature humaine, s’étaient imaginé rendre compte des livres, des pièces de théâtre et des tableaux. Ils se trompaient : tout homme convaincu d’avoir produit quelque chose doit être poursuivi comme un chien enragé, et des injures contre lesquelles un galérien serait en droit de réclamer sont encore trop douces pour lui. La critique n’est pas, ainsi qu’on l’avait cru, une dixième Muse donnant son avis sur les œuvres de ses neufs sœurs, et soulignant, après éloge, l’endroit faible d’un léger coup d’ongle ; la vraie critique est née d’hier, à ce qu’elle prétend du moins, et s’est conféré à elle-même le sacerdoce de l’engueulement, l’apostolat de l’invective ; — le carnaval est bien choisi pour cette apparition. Quelques curieux se sont ameutés autour du tombereau du haut duquel, la joue enflammée, l’œil furibond, elle débite les litanies de son catéchisme d’une voix rauque et ramant des bras dans l’air. Elle sait bien que si elle parlait on ne l’écouterait pas ; elle crie.

Qu’elle s’amuse à insulter aux renommées les plus pures, c’est un moyen d’attirer sur soi l’attention qu’on peut employer quand on n’en a pas d’autre à son service, mais elle ne tolère l’admiration chez personne : ceci nous paraît abusif. Ereintez si vous voulez, mais laissez admirer.

Certes, s’il y a dans l’art contemporain une figure haute, sévère et digne, c’est celle de M. Ingres. Cette longue vie a été consacrée, dès l’âge le plus tendre, au culte du beau, à la recherche du style, à l’adoration des maîtres, à l’étude de la nature vue par son grand côté. Ni l’obscurité, ni la misère, ni les dégoûts de toute sorte n’ont fait vaciller un instant cette conviction inébranlable, cette flamme toujours allumée, ce génie opiniâtre et sans défaillances. Les années mêmes ne semblent pas avoir de prise sur ce grand artiste ; presque octogénaire, il vient de faire la Source, une merveille de jeunesse, de grâce et de fraîcheur ; à l’Exposition universelle, qui a été pour lui une sorte d’apothéose anticipée, il a fait gagner à la France la suprême couronne du grand concours de l’art. Seul, peut-être, entre les maîtres modernes il pourrait s’asseoir à côté des demi-dieux de l’antiquité et de la renaissance ; malheureusement, la nouvelle critique ne compte pour rien le plafond d’Homère, le Vœu de Louis XIII, Virgile lisant son Énéide, la Chapelle Sixtine, le Martyre de saint Symphorien, Stratonice, le portrait de madame de Vauçay, l’Odalisque, le portrait de Bertin de Vaux, le Vénus Anadyomène et tant d’autres œuvres magnifiques ; elle traite comme un rapin, comme un peintre d’enseignes à bière, elle appelle Chinois cet illustre vieillard honoré de tout le monde, même de ceux qui professent une doctrine opposée à la sienne ; elle lui reproche de tourner des magots à la façon d’un ivoirier. Selon elle, il ne fait que des saints de brique, des odalisques de savon, des apôtres de fer blanc, des dieux de pain d’épice. À son gré, l’Œdipe interrogeant le Sphinx n’est qu’un bonhomme colorié en suc de nicotine ; le divin torse d’Homère ne lui semble qu’un bloc de plâtre saupoudré de cendre ; la Victoire qui couronne le poëte, une figure qu’avouerait l’art grec du plus beau temps, n’est qu’un lourd modèle orné d’ailes de pigeon pattu ; ceux qui vantent M. Ingres sont des niais risibles, des adorateurs crétins d’un fétiche imbécile.

Toujours selon cette critique d’invention récente, le peintre de notre époque qui a le plus approché du beau idéal, dans son œuvre morne et glacé, n’a pas exprimé un sentiment, une croyance, un souffle de vie. Elle ne lui accorde rien ; son trône est de carton, son auréole de plomb doré ; il n’existe pas.

Tel est l’avis de la critique sérieuse, de celle qui ne se balance pas, comme Sarah la baigneuse, aux colonnes des journaux, dans le hamac de ses phrases entrelacées, mais qui, en revanche, écrit mal, et tâche de déguiser son absence d’idées sous la brutalité du langage.

Pour parler avec cette outrecuidance, sans doute cette critique, qui proclame toute critique antérieure non avenue, a longtemps étudié l’art, exploré la Grèce, l’Italie, l’Espagne et les Flandres, visité les musées et les cabinets, comparé les écoles de tous les temps et de tous les pays, appris l’histoire de chaque maître en ses diverses manières, observé ou pratiqué, pour s’en rendre compte, les procédés matériels ; elle apporte une doctrine inédite, un idéal supérieur : elle a en réserve, pour mettre sur le socle des idoles qu’elle a la prétention de renverser, un dieu nouveau en vrai marbre et non en carton-pâte, avec une auréole faite de rayons contrôlés. La critique frivole, qui ne trouve pas que les Vénus, les madones, les Renommées, les anges de M. Ingres ressemblent à des fagots de coton noyés dans la cuve du teinturier, ne demande pas mieux que de sacrifier au dieu inconnu, des ignolo, car toute admiration est un honneur de plus ; mais elle voudrait seulement qu’on le lui montrât. En attendant, elle célèbre Phidias, Raphaël, M. Ingres et même M. Delacroix dans les meilleurs termes qu’elle peut. Tâchant de garder les formes de l’art en parlant de l’art, elle serait heureuse si ses phrases n’étaient pas trop indignes des marbres du Parthénon, des fresques du Vatican, des tableaux remarquables de nos expositions ; n’ayant pas l’amour-propre d’être crue sur affirmation ou négation, elle prend la peine de reproduire, en la transposant d’un art à l’autre, l’œuvre dont elle s’occupe, avec sa composition, son dessin, son style, sa couleur, ce qui n’est pas si aisé que la néo-critique s’imagine. Ne danse pas qui veut sans balancier sur le fil tendu de la phrase. Beaucoup qui l’on essayé sont tombés lourdement et se sont cassé le nez au milieu des rires de la foule, et il vaut encore mieux se bercer dans un filet de périodes que d’être étendu à terre tout à plat ; Rabelais dirait plat comme pore ; mais la critique ancienne est trop polie pour se servir d’une locution si gauloise.

Un peu de dilettantisme ne messied pas non plus en pareille matière. Pour écrire sur l’art, il faut le comprendre, c’est-à-dire l’aimer, en faire son travail et sa joie, en pénétrer toutes les délicatesses, en sentir tous les raffinements, ce qui exige une nature fine, cultivée et choisie. Le dilettante s’inquiète de l’idée de l’artiste, de ses principes, de la portée de son œuvre, mais il cherche d’abord la beauté, le style, le caractère, moyens de traduction sans lesquels les pensées les plus hautes restent à l’état abstrait ; il préfère, par exemple, le torse de Niobide qu’on voit dans la glyptothèque de Munich à un carton mal dessiné, contînt-il toute l’histoire de l’avenir, et aux séries d’Hogarth démontrant les inconvénients de l’ivrognerie ou du jeu, un Zebec de Decamps appuyé contre un mur blanchi à la chaux ; il croit à l’autonomie de l’art ; que l’art s’exprime lui-même, c’est assez. Quiconque pense autrement peut être un philosophe, un moraliste, un homme d’état, un mathématicien, mais à coup sûr il ne sera ni poëte, ni musicien, ni statuaire, ni peintre. L’art n’est fait ni pour dogmatiser, ni pour enseigner, ni pour prouver ; son but est de faire naître l’idée du beau ; il élève la nature humaine par son essence même : lire des vers, écouter une mélodie, regarder un tableau ou une statue est un plaisir intellectuel déjà supérieur, et qui détache de la grossière réalité des choses. Il n’est pas besoin, d’ailleurs, que l’œuvre contienne précisément un système, une règle, une maxime, sans cela les images d’Hogarth, que nous citions tout à l’heure, et les quatrains de Pibrac seraient le nec plus ultra de la peinture et de la poésie.

Quant à la morale absolue, ce n’est ni au musée, ni à la bibliothèque, ni au théâtre qu’on l’apprendra, mais bien à l’église, où les prêtres l’expliquent à qui veut l’entendre d’après l’Évangile de la révélation.

La critique nouvellement éclose prétend que nos artistes d’aujourd’hui manquent de foi et de moralité. Ils en ont bien autant que Pérugin, que Léonard de Vinci, qui passèrent tous deux pour athées, et que les autres grands maîtres de la Renaissance, libres penseurs, néo-païens pour la plupart, et dont la vie ne saurait être citée comme fort exemplaire. Ils dessinent plus mal et peignent moins bien, voilà tout. Les forces vives du siècle parvenu déjà à sa maturité se portent ailleurs ; le travail le plus urgent est à cette heure d’aménager la planète où nous vivons d’après les nouvelles découvertes de la science, découvertes qui changent les rapports des existences modernes ; des esprits enfiévrés pressent cette installation de tous leurs vœux, de tous leurs efforts, de tous leurs capitaux. La littérature et les arts, quoi qu’on die, ne font pas grand bruit maintenant dans leur petit coin. Le sifflet des locomotives passant à toute vapeur avec un grondement de tonnerre.

Pourtant, nos peintres tels qu’ils sont, ont fait de l’école française moderne la première école du monde ; elle sera comptée par la postérité avec les grandes écoles d’Italie, d’Espagne et de Flandre, auxquelles nul n’eût songé à les comparer au commencement de ce siècle. La métropole de l’art n’est plus maintenant Rome, c’est Paris. Il fallait toute la perspicacité de la critique actuelle pour voir dans cette floraison touffue et magnifique des symptômes d’énervement et de décadence ; jamais tant d’individualités remarquables ne se sont produites, et la liste serait longue des peintres dont les tableaux figureront aux galeries de l’avenir. En littérature, la pléiade ne compte pas moins d’étoiles. Toutes les formes ont été essayées, toutes les routes tentées, car notre temps a pour caractère d’être cosmopolite et synchronique ; il loge sa fantaisie dans tous les pays et tous les temps, mais sous ces travestissements divers, son originalité ne ressort que mieux. Que ce Panthéon de gloires semble une étable à quelques esprits mal faits, cela ne nous étonne guère ; toutefois, si nous admettons pour une minute ce point de vue, la critique qui se propose de nettoyer ces étables d’Augias nous paraît manquer de modestie. Hercule était un demi-dieu, et pour cette besogne il détourna un fleuve : elle pourrait tout au plus dire comme Odry dans la Canaille :  » Je balaye ma patrie, il n’y a pas d’affront,  » seulement la patrie n’est pas si crottée qu’on veut bien le dire, et la Muse laisse traîner sa tunique étoilée d’or sur une splendide mosaïque que rayent seuls les souliers à gros clous du balayeur.

La Gazette des Beaux-Arts, 1er mars 1860

 

Quoique les coloristes prédominent à cette exposition, il ne faudrait pas croire que les dessinateurs n’y fussent pas représentés. La variante de Paolo et Francesca, par Ingres, est une délicieuse et délicate peinture qu’on dirait arrachée à un manuscrit du moyen âge. Jamais la petite moue charmante du baiser ne fut plus gracieusement plissée contre une joue pudiquement rose. Le cou de Paolo s’enfle de désir, comme une gorge de pigeon, et le roman de Lancelot du Lac s’échappe de la main distraite de la jeune femme. Ce couple amoureux, si durement puni de sa faute dans ce monde et dans l’autre, nu lut pas davantage ce jour-là. — Outre ce tableau, Ingres a quatre dessins merveilleux sur lesquels nous écrirons un article explicite, le Martyre de saint Symphorien, l’Apothéose d’Homère, l’Apothéose de Napoléon 1er,et l’Odalisque et son esclave, où brille la pensée pure du grand maître par un crayon aussi noble et aussi ferme que le ciseau de Phidias.

La Gazette des Beaux-Arts, 15 mars 1860

 

L’exposition du boulevard italien est riche en dessins de M. Ingres ; elle en possède quatre, et des plus importants. Nous ne sommes pas de ceux qui restreignent l’illustre maître du dessin en lui déniant la couleur ; au contraire, nous lui trouvons, et, croyez-le, ce n’est nullement un paradoxe de notre part, une couleur superbe ; il ne faut, pour s’en convaincre, que regarder avec des yeux non prévenus la Chapelle Sixtine, le Portrait de Bartolini, l’Œdipe devinant l’énigme du Sphinx, le Jésus remettant les clefs à saint Pierre, le Portrait de madame de Vauçay, l’Odalisque couchée, la Baigneuse assise, la Vénus Anadyomène et la Source, son dernier ouvrage, dont les gris tant blâmés ont pris des tons d’ambre et cette harmonie intense qui charme dans les tableaux des vieux maîtres.

Le Martyre de saint Symphorien excita, lors de son apparition, les polémiques les plus acharnées, et, chose bizarre, ce fut parmi les adeptes de l’école romantique que M. Ingres trouva les plus chaud défenseurs — les purs classiques, — les académiciens ne l’aimaient pas. Il leur semblait un peu barbare ! Cela paraît singulier aujourd’hui, tant il est difficile de recomposer l’atmosphère d’une époque et de replacer les œuvres dans le milieu où elles ont été faites ; mais cette opinion étrange avait ses motifs. M. Ingres, comme les romantiques, remontait franchement aux vraies sources de l’art, c’est-à-dire aux maîtres du 15ème et du 16ème siècle, passant par-dessus toutes les décadences intermédiaires, maniéristes ou pseudoclassiques. — Et il choquait l’Institut presque autant que l’eût pu faire Delacroix. Tout ce bruit s’est apaisé, et maintenant il est banal de louer le Saint Symphorien, le plus beau tableau que l’école française puisse opposer aux écoles d’Italie. La tête du saint rayonne de sublimité, et ses bras ouverts semblent, dans l’avidité des supplices, vouloir présenter une poitrine plus large aux instruments de torture des bourreaux. Les musculatures athlétiques des licteurs ont la violence superbe des anatomies de Michel-Ange, et le proconsul à cheval dans son masque sévère, résume tout la caractère romain. Que dire de la femme qui se penche hors du rempart avec un mouvement si vif qu’il supprime l’espace ?

Dans le dessin quadrillé des lignes de la mise au carreau, l’on voit nettement écrites, de ce crayon si ferme, toutes les intentions et toutes les beautés de la composition peinte. C’est une curieuse étude que de saisir la pensée du maître dans sa forme la plus pure, la plus nécessaire, la plus directe.

Nous admirons beaucoup l’Apothéose de Napoléon 1er, dessin figurant un camée, et l’idée première du plafond exécuté à l’Hôtel de Ville. Cette composition, si antique d’idée, d’arrangement et de style, semble en effet, quelque mérite qu’ait la peinture, appeler l’agate ou la sardoine aux couches blondes et bleuâtres : on la dirait copiée d’un camée inconnu, pendant de l’Apothéose d’Auguste, le chef-d’œuvre de la gravure en pierre fine.

L’Apothéose d’Homère, composition réduite du plafond du Louvre, résume dans un espace étroit la glorieuse théorie de poëtes, d’artistes et de grands hommes qui se groupent au-dessous de l’Iliade et de l’Odyssée, aux pieds du Divin aveugle couronné par la Muse. Le dessin a toute la grandeur du plafond, et l’on peut l’admirer sans se tordre le cou.

L’Odalisque et son esclave rappelle, avec quelques variantes, le tableau qui porte ce nom ; c’est la même grâce nonchalante et voluptueuse, la même beauté antique amollie par les langueurs du sérail ; des rehauts de blanc ajoutent à l’effet de ce dessin très arrêté et très fini.

Le Moniteur universel, « Exposition – Au profit de la caisse de secours des artistes peintres, sculpteurs, architectes et dessinateurs », 21 mars 1860

 

Nous avons parlé bien longuement de cette exposition, mais le moyen d’être court lorsque chaque œuvre a son mérite, son histoire et sa signification ! Dans ces deux ou trois salles, aucune toile médiocre qu’on puisse passer sous silence ou désigner d’un mot dédaigneusement bref. Parfois un Salon tout entier ne contient pas le même nombre de morceaux remarquables. Outre les tableaux, il y a les dessins qui, certes, valent aussi qu’on les regarde et qu’on s’y arrête avec détail.

M. Ingres a là quatre compositions importantes, burinées de ce crayon si pur et si magistral qu’il vaut le pinceau le plus fier : l’Apothéose d’Homère, l’Apothéose de Napoléon 1er, le Martyre de saint Symphorien, l’Odalisque et son esclave. Quelle science consommée ! quelle grandeur ! quelle beauté ! quel style ! Pour qui sait voir avec l’œil de l’idée, la peinture n’ajoute rien à ce simple trait soutenu de quelques ombres. Tout y est : l’intention y éclate dans toute sa force, les formes s’y modèlent, les lignes s’y accusent avec une incomparable noblesse. L’antiquité a-t-elle rien produit de plus pur, de plus héroïque et de plus idéal que cette Apothéose de Napoléon qui semble cherchée dans les veines de la sardoine ou de l’agathe par un des merveilleux graveurs en pierre fine de la Grèce ou de la Rome des Césars ? Ce dessin-camée, qui, réduit, pourrait retenir à l’épaule d’un empereur son manteau de pourpre, s’est dilaté en vaste plafond à l’Hôtel de Ville. Le fond roux doré sur lequel se détachaient ses figures laiteuses s’est changé en ciel d’azur, et le quadrige aérien, monté par le triomphateur, roule majestueusement dans le vide, précédé des Victoires ailées. Étrange puissance de l’art : le dessin est aussi grand quel le plafond !

Voilà l’Apothéose d’Homère, assis au seuil du temple de Mémoire, ayant à ses pieds ses deux mortelles filles, l’Odyssée et l’Iliade, couronné par la Muse et entouré du cortège d’esprits souverains qui, dans tous les siècles, ont reconnu sa puissance. Jamais roi eut-il une cour plus radieuse que cette élite sacrée entourant le divin aveugle ? — Le croquis d’un bas-relief de Phidias, tracé à la pointe du ciseau sur un bloc de pentélique, serait-il plus beau, plus noble et plus élevé que ce dessin ?

Puisque le Martyre de saint Symphorien orne la cathédrale d’Autun, n’est-ce pas une vive jouissance que de revoir la composition du maître, où l’on retrouve cet agencement serré de groupes, cette puissance de musculature, cette énergie superbe de style, cette fierté de types et cette violence calme qui font du tableau une des toiles modernes les plus étonnantes ? La tête du saint est d’une beauté sublime, et on la devine dans le simple trait qui l’indique. M. Ingres abandonne ici Raphaël pour Michel-Ange, tout en conservant son individualité propre.

Une qualité qu’on n’a pas assez remarquée chez l’auteur du Vœu de Louis XIII, de la Chapelle Sixtine, de l’Œdipe devinant l’énigme du Sphinx, de la Stratonice, de l’Odalisque, c’est la fidélité de couleur locale qu’il impose suivant les sujets. Il est grec, il est romain, il est moyen âge, il est asiatique avec un sentiment exquis des types et des détails caractéristiques. Il prend le style du siècle et du pays à s’y tromper. Ainsi dans l’Odalisque et son esclave, dessin rehaussé de blanc, il rend l’intérieur d’un harem avec une exactitude à laquelle on ne saurait rien reprendre. Les tapis, les tabourets incrustés de nacre, les narghiléhs, tous les accessoires sont d’une réalité irrécusable, et ce corps souple qui s’allonge sous les énervements de l’ennui, faisant ressortir une hanche opulente, pendant que l’esclave agace les nerfs de la guzla, c’est bien celui d’une Géorgienne ou d’une Circassienne, et non pas d’une nymphe antique. De même, Paolo donnant à Francesca ce baiser qui les perdit, semble être une miniature arrachée au roman de Lancelot du Lac.

 

 

Le Moniteur universel, « Exposition du boulevard italien – La Source, tableau de M. Ingres », 18 février 1861

Ce chef-d’œuvre livré maintenant à l’admiration publique, nous avions été admis, il y a déjà trois ou quatre ans, à le contempler dans le sanctuaire même dont le grand maître avait bien voulu nous entr’ouvrir la porte, comptant sur notre discrétion. Mais le critique est comme Candaule, le roi de Lydie ; il ne sait pas garder un secret de beauté, et à défaut de Gygès, il prend tout le monde pour confident ; aussi, malgré la défense de M. Ingres, dans la ferveur de notre émerveillement, nous étions-nous hâté d’écrire ces quelques lignes qu’on nous permettra de reproduire, car elles contiennent notre impression tout émue et toute fraîche, et après avoir revu le tableau nous ne trouvons rien à y changer.

» La Source ! tel est le titre de la nouvelle œuvre de M. Ingres, ou du moins celui qui se présente le premier à l’esprit en face de cette charmante composition où l’idéal et la nature se fondent en proportions parfaites. La toile a cette dimension étroite et haute qui est déjà une élégance lorsque le peintre sait la remplir sans gêne.

Sur un fond de roche grise rayé de quelques stries, égayé de quelques filaments de plantes, pariétaires d’un vert discret, se dessine, dans la chaste nudité de ses quinze ans, une figure à la fois mythologique et réelle, une nymphe ou une jeune fille, si vous l’aimez mieux. Un païen y verrait la naïade du lieu ; un chrétien du moyen âge, l’ondine des légendes ; un sceptique de nos jours, une belle enfant qui s’est baignée dans la source, et avant de reprendre ses habits confie quelques instants sa beauté à la solitude …

Elle est là debout, pure et blanche comme un marbre grec rosé par la vie ; ses prunelles couleur de myosotis nagent sur le fluide bleu de la jeunesse ; ses joues ressemblent à des pétales d’églantine effeuillées sur du lait. Un éclair de nacre brille dans son vague sourire entr’ouvert comme une fleur. Son nez délicat laisse la lumière pénétrer ses fines arêtes et ses narines transparentes. Tous ses traits charmants sont enveloppés par le contour le plus suave, le plus virginal dans sa rondeur enfantine, qu’ait jamais tracé la main du peintre. L’enfant est blonde comme Vénus, comme les Grâces, comme Ève ; un or soyeux et frissonnant couronne son petit front antique.

Son bras droit, arrondi au-dessus de sa tête avec un mouvement d’une grâce athénienne, soulève une urne d’argile appuyée à son épaule et dont le goulot pose sur sa main gauche. Du vase à demi renversé tombe l’eau en fusées brillantes, dont la rencontre du rocher fait des perles.

Le bras relevé entraîne la ligne extérieure du corps et lui donne une ondulation serpentine d’une suavité extrême. On suit amoureusement ce contour modulé comme une belle phrase musicale. Il chante et se rythme à l’œil avec une harmonie admirable.

M. Ingres connaît aussi bien que les Grecs les mélodies de la forme, l’eurythmie des poses et la métrique de ce merveilleux poëme du corps humain, — le plus beau vêtement que puisse emprunter l’idéal. — Une jeune fille nue qui a les bras levés, qui hanche, et dont une des jambes fait un peu retraite, tandis que l’autre porte en plein, cela ne semble pas bien difficile à trouver ; eh bien ! le génie de tous les statuaires et de tous les peintres cherchant le beau depuis des siècles n’a rien pu inventer qui dépassât cette conception si simple en apparence.

La nymphe de M. Ingres a quinze ans tout au plus ; hier, c’était un enfant ; aujourd’hui, c’est une jeune fille, et rien de la femme n’apparaît encore dans ses formes pures, virginales, insexuelles même, — si l’on peut risquer un tel mot ; — le sein petit, à peine éclos, teinté à sa pointe d’une faible lueur rose, n’éveille pas plus de désir qu’un bouton de fleur. Le reste du torse, chastement nu, est vêtu de sa blancheur marmoréenne comme d’une tunique de pudeur. On sent qu’on n’a pas devant les yeux des organes, mais des expressions d’idéal : innocence, jeunesse, fraîcheur, beauté ! la vie vierge, la perfection immaculée, une palpitation et une rougeur dans un marbre de Paros !

Des pieds divins, qui n’ont jamais marché que sur les tapis de fleurs de l’idylle syracusaine, servent de socle à cette charmante figure. L’eau qui sourd de la roche en bouillons argentés et qui les baigne de ses caresses transparentes les a pâlis en les refroidissant. Leurs doigts, nobles comme si Phidias les avait modelés, se sculptent dans des tons d’ivoire.

À peine sortie du rocher, la source s’endort en un petit bassin sur des cressons et des plantes d’eau, et sa surface, brunie comme le métal d’un miroir antique, répète, en les renversant et en les azurant un peu, les belles jambes blanches de l’enfant. On dirait que le peintre ne se séparait qu’avec chagrin de sa figure, et qu’il l’a prolongé sous l’eau avant de la quitter à tout jamais.

Louer chez M. Ingres la pureté de son dessin, la finesse de son modelé, l’élévation de son style, c’est un lieu commun qu’il n’est plus guère permis de répéter. Aussi n’en dirons-nous rien. Ce qui nous a surtout frappé dans cette nouvelle toile, c’est la beauté suprême de la couleur. On exposerait la Source au milieu d’une galerie de chefs-d’œuvre flamands et vénitiens, elle supporterait sans désavantage la lutte avec les plus fins coloristes. Jamais chairs plus souples, plus fraîches, plus pénétrées de vie, plus imprégnées de lumière ne s’offrirent au regard dans leur pudique nudité. L’idéal, cette fois, s’est fait trompe-l’œil. C’est à croire que la figure va sortir du cadre et reprendre ses vêtements suspendus à un arbre.

Quelque admiration que nous professions pour les autres tableaux de M. Ingres, la Source nous paraît être la perfection de son œuvre. Au-delà, l’art se perd dans l’impossible ou retourne à Dieu.

Les siècles jaloux ont fait disparaître les peintures d’Apelles, le Raphaël athénien mais nous croyons volontiers que sa Campaspe nue devait être dessinée et peinte comme la Source de M. Ingres. «

La Source appartient à M. Duchatel, et il faut lui savoir gré d’avoir bien voulu se dessaisir pour quelques jours de son trésor, dans un but charitable. — Après tout, a-t-on le droit de posséder tout seul un chef-d’œuvre, concentration lumineuse, quintessence idéalisée du génie humain, et n’en doit-on pas quelquefois la vue au monde ? Pourrait-on, sans crime de lèse-humanité, tenir secret un poëme retrouvé d’Homère, un drame inédit de Shakespeare, l’eût-on payé de tonnes d’or et de liasses de billets de banque ? Une loi d’expropriation pour cause de beauté suprême ne nous paraîtrait pas injuste, en faisant, bien entendu, l’indemnité aussi large, aussi généreuse que possible.

Arrivons maintenant aux autres tableaux de l’exposition, dont le choix intelligent offre beaucoup d’intérêt. Aucun artiste, nous en sommes sûr, ne nous en voudra pas d’avoir commencé par la Source de M. Ingres. À cette hauteur le talent n’a plus de rivaux.

Le Moniteur universel, « Jésus enfant parmi les docteurs, tableau de M. Ingres », 10 avril 1862

 

Nous venons d’éprouver une de ces vives émotions qui font époque dans la vie d’un critique. Il nous a été donné de voir à l’atelier de M. Ingres la nouvelle toile récemment terminée par l’illustre maître. C’est une chose touchante et sublime que ce persévérant amour de l’art, que cette infatigable recherche du beau à un âge où la main la plus laborieuse a depuis longtemps quitté brosses et palette. En face de cette verte, robuste et féconde vieillesse, si un tel mot peut s’appliquer à la plénitude et à la maturité de la perfection, la honte vous prend d’être si fatigué, si débile, si éteint, sous prétexte de quelques milliers de lignes frivoles jetées aux quatre vents de la publicité ; on rougit de ses lâches aspirations au repos, à la somnolence indifférente, au bien-être abrutissant. On se dit que peut-être il n’est pas trop tard encore pour faire un chef-d’œuvre. La vie est longue à qui la sait bien employer et ne renonce pas à soi-même. Il ne s’aperçoit pas de la fuite des années, celui dont les yeux sont incessamment levés vers l’idéal, et qui chaque jour s’en approche davantage : il est toujours jeune comme l’immortalité. La neige ne s’amasse pas sur le front où brûle le feu sacré du génie !

Ce n’est qu’avec un profond sentiment de respect que nous pénétrons dans ce sanctuaire dont la porte s’entr’ouvre, lorsque sur le chevalet — nous dirions volontiers l’autel — quelque œuvre longtemps caressée attend les regards de l’admiration. Là nous avons vu la Vénus Anadyomènela Source, ces merveilleuses peintures qui donnent l’idée de ce que pouvait être un tableau d’Apelles, et nous venons de contempler de Jésus enfant parmi les docteurs, une toile à faire croire que Raphaël vit toujours. Là, travaille, solitaire et recueilli, le maître souverain qui n’eut jamais d’autre pensée que l’art et à qui le ciel généreux accorde trois ou quatre jeunesses pour qu’il puisse complètement exprimer l’idée du beau.

Le Jésus parmi les docteurs est un morceau capital dans l’œuvre de M. Ingres. Bien que les dimensions du cadre ne soient pas très-vastes, il ne contient pas moins de trente ou quarante figures de grandeur naturelle, arrangées, contrastées et rythmées avec cette profonde science de composition qui caractérise l’artiste. Aucun vide, aucun trou, comme on dit vulgairement, dans cette ordonnance si sage, si claire, si magistrale, qui rappelle sans y ressembler celle de l’École d’Athènes.

En songeant aux quatre-vingt-deux ans du maître, on pourrait imaginer une de ces œuvres d’une sévérité un peu farouche et morose où la volonté se roidit pour suppléer l’inspiration, où la suprême expérience s’efforce d’écrire âprement son dernier mot à travers les décolorations et les obscurcissements de l’âge. Il n’en est rien. L’aspect du tableau est frais, tendre, lumineux ; une fleur de jeunesse le veloute ; nulle aridité, nulle pesanteur ; il y a même des naïvetés charmantes, d’adorables puérilités, comme si le génie du peintre avait ce don d’enfance, signe et récompense des âmes prédestinées.

On sait avec quel soin M. Ingres traite l’architecture. L’appartement où se passe la scène si dramatiquement pittoresque de la Stratonice reconstruit l’intérieur antique dans ses moindres détails. Il a restitué de la façon la plus probable le style judaïque, en disposant la salle du temple qui sert de fond à son Jésus parmi les docteurs. Un hémicycle avec voûte en cul-de-four, éclairé par cinq lampes suspendues, forme un saint des saints où sont exposées les tables de la loi. D’autres hémicycles, de dimension moindre, se font symétrie de chaque côté du grand. Ils sont percés de portes communiquant avec l’extérieur et à demi voilés de rideaux. Deux colonnes d’ordre salomonique, cannelées de stries en spirale et festonnées de ces ceps de vigne où des enfants jouent parmi les pampres et les grappes, si fréquemment employés par l’ornementation juive, appuient leurs bases sur un stylobate servant d’estrade ou de chaire. Une double marche y accède. À droite et à gauche règne un large banc de pierre, siège des docteurs ; cette disposition laisse libre le milieu du tableau et laisse voir un pavement alterné de losanges et de disques en marbre rouge et vert. Toute cette architecture est d’un ton neuf, lumineux et tranquille, d’une fermeté et d’une assiette de lignes admirables, d’une perspective si parfaite qu’il semble qu’on pourrait enjamber le cadre et entrer dans la toile comme dans un milieu réel.

L’enfant Jésus est assis sur l’estrade, vêtu d’une robe rose et d’un manteau bleu de ciel d’une exquise douceur de ton ; il ne discute plus. Quelques mots lui ont suffi pour faire taire les sophismes et les arguties de la scolastique pharisienne. Il prêche, il enseigne, il proclame l’idée nouvelle. Ses yeux regardent le ciel d’où lui vient sa science et d’où descend le Dieu qui, chez lui, se mêle à l’enfant. La sublimité n’efface pas sur sa figure rayonnante les grâces de son âge. C’est bien le fils de Dieu, mais c’est aussi le fils de l’homme ou plutôt de la femme. Ce grand orateur qui confond le savoir des prêtres aurait besoin d’une chaise d’enfant. Ses jambes trop petites n’atteignent pas le sol, et ses beaux pieds sans appui flottent dans le vide, recourbant, avec une adorable naïveté puérile, leurs doigts frais, délicats et tendres comme des boutons de fleur.

Près de lui sur l’estrade, un vieillard décrépit à longe barbe blanche, affaissé sous sa draperie, s’appuie contre la colonne dans un accablement de surprise, dans une prostration d’épouvante. Il vient de se faire une grande ruine en lui. Sa doctrine s’est écroulée. Sa sagesse, si péniblement acquise par l’étude, la méditation et le commentaire des textes, lui paraît vaine à côté de la sagesse de cet enfant. Le docteur imberbe a vaincu le docteur barbu. La lumière vient d’autre part. Elle ne luit plus derrière le voile du sanctuaire, dans la pénombre des arcanes et des symbolismes, gardée par les prêtres, les lévites et les savants.

Un autre docteur moins âgé, placé également près de Jésus, n’a pas l’air d’accepter encore sa défaite ; il relève la tête et se tourne à demi vers un interlocuteur debout derrière lui, comme pour lui communiquer un argument spécieux, une difficulté impossible à résoudre, qu’il vient de trouver dans un vieil arsenal de sophiste ; mais l’autre, tout à la divine parole, ne paraît pas disposé à écouter l’objection.

Sur les deux bancs sont assis en file les docteurs, divers d’âge, de physionomie, de caractère et d’attitude, qui semblent, si l’on peut risquer cette expression, faire la haie au regard pour le conduire au centre du tableau où l’enfant divin rayonne comme une étoile.

Quel art profond et quelle hardiesse savante dans cet arrangement en apparence si simple ! M. Ingres seul pouvait trouver cet ingénieux moyen de faire prédominer une figure enfantine, — le Jésus a douze ans à peine, — sur tout un sanhédrin de personnages vénérables étoffés de manteaux et d’amples vêtements.

Le premier, assis sur le banc de gauche, est un type maigre, ardent, plutôt vieilli que vieux, à profil caractéristiquement juif, un mystique à coup sûr, qui porte sur sa peau bronzée les hâles du désert où plus d’une fois il a dû s’enfoncer, vivant de sauterelles, pour deviner les grands problèmes obscurs que l’enfant de Marie vient d’éclairer d’une lueur si vive ; drapé dans son grand manteau bleu d’un jet superbe, il a cette fixité de pose que donne l’absorption de l’esprit cherchant des fins de non-recevoir et n’en trouvant pas.

Les autres docteurs de la file, esséniens, pharisiens, kabbalistes, sont agités diversement. Ceux-ci sont convaincus, ceux-là doutent, d’autres nient encore ; mais tous sont étonnés et subissent, selon leur nature, l’ascendant irrésistible. Malgré eux, malgré les révoltes de l’amour-propre, leur sagesse s’humilie et reconnaît son néant. Elle vient de la terre, et l’autre arrive du ciel.

Sur le banc de droite on voit d’abord un personnage d’une tournure si noble et si majestueuse qu’on le prendrait volontiers pour un mage ou un roi d’Orient. Ses cheveux sont attachés sur sa nuque ; un manteau rouge à plis fins et larges recouvre sa robe comme une pourpre, et, la tête demi-tournée, il parle à son voisin avec un calme aristocratique. Ce docteur-là doit descendre de quelque roi de Juda. Le voisin, homme à figure énergique et colorée, à forte barbe noire, asiatiquement coiffé d’une sorte de turban, semble discuter vivement la phrase que l’autre approuve. Plus loin des docteurs ont consulté les textes ; des rouleaux de parchemin et des livres gisent à leurs pieds. La vieille science écrite n’a pas trouvé de réponse à la science improvisée de l’enfant.

Pendant cette séance, inquiète de la disparition de Jésus, la sainte Vierge est entrée dans le temple. On l’aperçoit debout parmi quelques gens du peuple à droite, derrière le banc des docteurs, de profil et chastement drapée d’un vêtement bleu-céleste. Sur son visage, à l’anxiété calmée de la mère, se mêle un effarement respectueux. Eh quoi ! son fils, un enfant qui tout à l’heure jouait avec les rubans de copeaux sur l’établi de saint Joseph, haranguant les docteurs de la loi ; ce petit, connaissant à peine ses lettres, parmi ces vieux si savants, blanchis dans l’étude et s’en faisant écouter ! C’est donc vrai qu’il est un Dieu, ce doux Jésus, si tendre et si docile !

Tous ces sentiments sont rendus avec une simplicité croyante, une foi naïvement familière disparue de l’art depuis les peintures du moyen âge. M. Ingres a trouvé là ce que cherche si laborieusement Overbeck. Cette figure de vierge au manteau d’azur semble détachée d’un panneau peint par l’Ange de Fiesole. C’est la même fleur de pureté et de grâce séraphique.

Nous ne pouvons décrire un à un les personnages qui remplissent la toile au-delà des bancs où siègent les docteurs, ne montrant parfois qu’une tête, moins que cela, un trois quart ou un profil perdu. M. Ingres excelle à nouer des groupes, à les rattacher les uns aux autres, à peupler un coin vide, à former avec quelques figures une foule touffue où tout s’entrelace sans confusion, à faire sortie la richesse de la sobriété par le jet savant des draperies, la diversité des attitudes, l’enchevêtrement des corps, la hardiesse des raccourcis, le jeu libre et certain des musculatures. Notons, cependant, un pauvre presque difforme entré à la suite de la Vierge et dont la main retournée s’appuie en se rebroussant à la balustrade du banc. L’idéal, comme on voit, n’empêche pas le réalisme et Raphaël lui-même a introduit un mendiant hideux entre les colonnes torses d’une de ses grandes compositions.

La beauté des têtes, la perfection des extrémités, l’originalité des poses, la grandeur du style méritent des éloges sans restriction. Le Jésus parmi les docteurs n’a d’égal dans l’œuvre de M. Ingres que le plafond d’Homère ; mais nous insisterons sur les draperies. Jamais artiste, statuaire ou peintre, nous n’en exceptons ni Phidias, ni Raphaël, ni Léonard de Vinci, n’a creusé le pli d’un œil d’un ciseau ou d’un pinceau plus sûr, ne l’a fait filer d’un jet si noble, l’élargissant, le rétrécissant, le suspendant autour des formes, comme une caresse ou une glose du contour. Quelques-unes de ces draperies causent cette sorte d’enchantement qu’apporte l’absolu. Il est impossible qu’elles soient plus parfaites. À aucune époque de l’art la mélodie du corps humain n’eut un plus harmonieux accompagnement. On ne saurait trop admirer ici l’art profond de M. Ingres, qui, ayant des vieillards pour personnages et ne pouvant leur donner que du caractère, a mis la beauté dans les draperies. Les tons dont elles se colorent ont une franchise qu’éludent trop souvent nos peintres modernes par des grisailles frottées de glacis. Les rouges, les bleus, les verts, les jaunes, s’accusent en pleine lumière et ne s’évanouissent pas dans l’ombre, où ils gardent leurs valeurs. Quand le temps aura mis sa blonde patine sur ces tons vifs, le tableau aura l’éclat intense d’un Giorgione, et les années, qui éteignent les autres toiles, feront resplendir le Jésus parmi les docteurs.

Le Moniteur universel, « Tableaux et dessins offerts par divers artistes à un confrère paralysé », 14 décembre 1864

 

Parmi les maladies, fléaux de la pauvre humanité, il en est de malicieusement cruelles et qui semblent chercher avec une animosité intelligente le point vulnérable du patient. Ainsi la surdité interpose son mur entre le monde des sons et Beethoven ; la cécité clôt les yeux d’Homère, de Milton, d’Augustin Thierry, ces grands voyants, et ne leur laisse plus que la vision intérieure ; la claudication prend par le pied Walter Scott et lord Byron, ces esprits remuants et voyageurs. En train de peindre Jouvenet sent la paralysie s’abattre sur son poignet et lui faire lâcher ses pinceaux, qu’il ramasse de la main gauche en vaillant artiste, trouvant encore le moyen de faire des chefs-d’œuvre. Pourquoi n’est-ce pas le musicien qui est aveugle, le peintre sourd et le piéton manchot, se demande-t-on en présence d’une de ces infirmités qui font leur choix et s’attaquent à la faculté dominante en neutralisant son moyen de perception et d’expression ?

Une de ces fatalités est tombée sur un artiste plein de talent et de courage. La paralysie lui a rendu le travail impossible, et les artistes ses confrères sont accourus à son aide avec un cordial empressement. Tous ont contribué par un tableau, par une esquisse, par une étude, par une aquarelle, par un morceau marqué à la vraie griffe du génie, à former une riche et intéressante galerie qui sera exposée le mercredi 14 décembre, et vendue le jeudi 15, à l’hôtel Drouot.

On sait combien sont rares dans les ventes les peintures de M. Ingres. L’illustre auteur du plafond d’Homère, de la Source, de Jésus parmi les docteurs, a envoyé pour cette bonne œuvre une tête magnifique, un homme de profil, à barbe noire, le col nu, un bout de draperie sur l’épaule, dessinée avec une telle maestria et colorée d’un si beau ton qu’on la prendrait pour un morceau coupé dans une toile de Raphaël. C’est sans doute une étude pour un des docteurs qui écoutent l’Enfant divin en méditant quelque captieuse objection.

Le Moniteur universel, « Galerie Pourtalès – Peintures », 28 janvier 1865

 

[…] La France a un Claude Lorrain baigné dans les ors fluides du couchant et dont la composition se trouve sur le Livre de vérité où le grand paysagiste consignait ses croquis ; des Mignard, des Greuze, un Boucher représentant l’atelier d’un peintre, une merveille d’esprit, de couleur et de touche ; l’Amour et Psyché, de David, bonne et savante peinture mythologique ; une étude du pape VII et du cardinal Caprara peinte pour le tableau du Sacre, du même, morceau admirable ; Raphaël et la Fornarina, de M. Ingres, toile exquise, qui semble avoir été peinte par l’ange d’Urbin d’après son modèle favori.

Le Moniteur universel, « Ingres », 23 janvier 1867

 

L’art vient de se faire une perte irréparable. Ingres n’est plus, et quoique sa vie ait été prolongée au-delà des bornes ordinaires, il semble qu’il soit mort jeune. En effet, sa robuste vieillesse, qui paraissait devoir égaler et même dépasser celle du Titien, n’a connu ni la langueur morale ni l’affaiblissement physique. Le jour où il a subi la première atteinte du mal auquel il a succombé, il avait travaillé jusqu’à la tombée de la nuit, mettant encore en pratique le précepte d’Apelles, Nulla dies sine linea. Et quand on lui demandait pourquoi lui, le maître souverain, il étudiait à son âge comme un écolier, il répondait fièrement :  » Pour apprendre.  » Le soir même, il recevait des amis, on faisait de la musique dans son salon, et jamais il ne fut plus animé, plus brillant, plus enthousiaste, plus plein de verve et de lyrisme. Avant de s’éteindre, la lampe jetait un suprême éclat. Ménandre disait que les dieux aiment ceux qui meurent jeunes, mais ils aiment aussi ceux qui meurent vieux dans leur gloire, leur force et leur génie.

Avec Ingres, on peut le dire, disparaît le dernier maître, selon le sens élevé qu’on attachait jadis à ce mot. Le grand art a fermé son cycle, et la place que l’illustre vieillard laisse vide, personne, même dans les complaisances secrètes de son orgueil, n’ose se flatter de la remplir. En mourant, il a posé sur l’autel ce flambeau de l’idéal que Phidias, à travers les âges, avait passé à Raphaël, et que lui, leur adorateur fervent, tint élevé pendant plus de deux tiers de siècle. Qui désormais le reprendra pour en secouer la flamme et en faire jaillir ces étincelles semblables à des étoiles ?

Quel pur et noble exemple que cette longue existence consacrée au culte du beau sans une minute de découragement, de fatigue ou de doute ! En vain les écoles se dispersaient, les systèmes et les goûts changeaient, Ingres restait immuable, opiniâtre dans son effort, fidèle à ses dieux, insensible au dédain, à la raillerie, à la misère, toujours plus enivré de son rêve qui lui masquait la réalité, car cette vie terminée presque en apothéose, comblée de tous les honneurs qu’on puisse accumuler sur le génie, a eu les commencements les plus âpres, les plus durs, les plus laborieux. Que d’années de luttes obscures, de travaux ignorés, d’études persévérantes, de stoïques sacrifices avant qu’un rayon vînt chercher dans l’ombre cette tête qui plus tard devait être si lumineuse ! Combien même parmi les plus fermes se seraient rebutés et, voyant le succès tarder si longtemps, auraient fait des concessions aux goûts et aux modes éphémères de l’art ! Mais Ingres était incapable d’une telle faiblesse : la volonté chez lui égalait le talent ; il avait le génie et le caractère ; rien au monde n’eût pu le faire dévier de la route où il marchait solitaire, mais convaincu qu’il ne s’égarait pas et les yeux fixés sur un but invisible pour tous. Aucune brume ne pouvait lui voiler l’astre du beau.

L’art prit Ingres tout enfant. Son père, qui était à la fois sculpteur et peintre, lui fit d’abord apprendre la musique et le violon ; mais la vue d’une copie de Raphaël, au musée de Montauban, ravit pour l’ange d’Urbin sa jeune âme d’un amour et d’une admiration qu’une vie presque séculaire n’a fait qu’augmenter. Sa vocation était dès lors fixée ; il avait rencontré son idéal, et ne devait pas en chercher d’autre. Atteindre les pieds de Raphaël et les baiser, comme il le disait lui-même avec une respectueuse ferveur, il ne pouvait pas concevoir une ambition plus haute. Cette ambition, on peut dire qu’il l’a réalisée. Raphaël relèverait pour le faire asseoir près de lui ce disciple pieux. L’enfant de la Madone de Saint-Sixte pourrait embrasser le Jésus que tient sur ses genoux la Vierge du Vœu de Louis XIII, pendant que leurs mères échangeraient un sourire amical comme deux sœurs également belles.

On ne se rend pas bien compte aujourd’hui de la puissance d’abstraction qu’il fallut à Ingres pour s’isoler du milieu indifférent et même hostile où il vivait et remonter contre le courant aux véritables sources du beau. L’art grec était presque inconnu, la statuaire romaine de la décadence représentait l’antique, et le grand art du 16ème siècle, tombé dans l’oubli, n’exerçait plus d’influence. Quoiqu’il fût élève de David et qu’il eût un profond respect pour les sérieuses qualités de ce maître, Ingres avait son autel secret, son Dieu particulier pour lequel il réservait l’encens. Comme ces fakirs de l’Inde qui se dévouent par un tatouage sacré au culte d’une idole, il portait en l’honneur de Raphaël les cheveux séparés sur le milieu de la tête, et jusqu’au dernier jour, superstition fidèle et touchante, on a pu voir cette raie au front du vieillard. Si nous racontons ce détail en apparence puéril, c’est qu’il peint l’homme tout entier. Jamais existence ne fut plus une, plus constante à soi-même d’un bout à l’autre, dans la lutte comme dans le triomphe.

Après quatre ans d’études acharnées, Ingres, en 1800, — il y a soixante-sept ans de cela, — obtient un second prix, et l’année suivante le premier. Le sujet du concours était  » l’arrivée dans la tente d’Achille des ambassadeurs envoyés par Agamemnon pour fléchir la colère du fils de Pélée.  » Dans ce tableau, qui n’est déjà plus celui d’un écolier, on peut pressentir l’originalité du maître. Une élégance grecque, une pureté antique de lignes, un style sobre et ferme, une volonté absolue dans l’exécution du moindre détail, distinguent cette toile des prix de Rome ordinaires. À partir de cette composition, toutes les œuvres de l’artiste se tiennent comme les anneaux d’une chaîne à or toujours du même titre et travaillés avec un soin exquis, un amour fervent et une conscience irréprochable. La vieillesse du grand maître n’a rien à répudier de sa jeunesse.

Cependant ce ne fut qu’en 1806 qu’Ingres put se rendre à Rome. Alors les événements faisaient quelquefois attendre les lauréats. La ville éternelle lui apparut comme une seconde patrie ; il en aima la grave tristesse, la solitude à peine troublée par le passage des étrangers, les ruines austères, les galeries silencieuses, les ruelles désertes laissant voir à leur extrémité quelque noble horizon digne du Poussin, et surtout cette absence d’agitation moderne, ce repos de ville morte où l’âme sans distraction peut suivre son rêve, où le travail que rien n’interrompt reprend chaque matin sa lutte contre l’idéal.

Que d’heures il passa dans les stanze et les chambres du Vatican en tête-à-tête avec son cher Raphaël, heureux comme un dévot qui verrait tous les jours son Dieu, étudiant, copiant, admirant, restant en extase pendant de longues journées bien courtes pour lui devant ces fresques divines, qui semblent en pâlissant remonter au ciel d’où elles sont venues, s’enivrant de leur beauté comme d’une coupe d’or pleine de nectar, et ne quittant le sanctuaire que lorsque les indécisions du crépuscule faisaient flotter sur les murailles comme des fantômes les figures sublimes de l’Urbinate !

C’est une rare faculté que celle d’admirer, elle élève l’âme presque jusqu’à la hauteur du génie adoré. Admirer, c’est aimer, c’est comprendre, et celui qui dès sa jeunesse ne s’est pas donné  » un maître et un auteur « , comme dit Dante de Virgile, il est à craindre que la postérité ne l’admire pas à son tour. En suivant Raphaël, Ingres est devenu un maître illustre.

Il ne faudrait pas cependant croire qu’Ingres n’a fait que décalquer Raphaël ; on se tromperait étrangement. Raphaël, pour lui, représentait l’antique et la nature fondus dans la plus pure harmonie, le type de la beauté suprême, l’idéal réalisé, l’art grec baptisé par l’art italien, l’âme la plus céleste animant le corps le plus parfait. Il s’en est inspiré. Il en est l’adorateur, le prêtre, le disciple, mais non le copiste.

Le jeune pensionnaire de la Villa-Medici envoya de Rome une OdalisqueŒdipe et le SphinxThétis suppliant Jupiter, et ces chefs-d’œuvre, nous le disons avec une sorte de honte pour notre pays, furent accueillis très froidement. On resta insensible à cette perfection de forme, à cette hauteur de style et à cette profonde originalité cachée sous la correction la plus sévère. On railla Œdipe et le Sphinx, ce pur bas-relief grec ; l’Odalisque, si belle pourtant, ne séduisit personne ; le Jupiter, non moins majestueux que le Jupiter d’Olympie de Phidias, la Thétis lui touchant la barbe avec un geste aussi noblement antique qu’un vers d’Homère, ne trouvèrent pas grâce devant les critiques de l’époque. Ingres, qu’on regarde aujourd’hui comme la norme et l’archétype du goût, fut traité de  » gothique « , une grosse injure alors, et accusé de vouloir ramener l’art à la barbarie du seizième siècle ; nous citons textuellement. Ce seizième siècle si barbare est le siècle de Léon X, de Raphaël, de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Titien. Les classiques ne montrèrent aucune sympathie pour Ingres, et ce n’est que bien plus tard et comme à regret qu’ils reconnurent son talent. Blessé dans sa susceptibilité d’artiste qu’il avait très vive, Ingres prolongea son séjour à Rome, où il se maria, en 1813. Comme Poussin, dégoûté de sa patrie, il semble vouloir devenir tout à fait Italien. Dans cette ville remplie de tableaux et de fresques, le goût, corrigé sans cesse par l’éternel enseignement des maîtres, restait encore capable, sinon de pratiquer, du moins de comprendre la grande peinture, et les toiles du jeune maître français ne semblaient ni ridicules ni barbares à des yeux qui avaient l’habitude des fresques du Vatican et des marbres antiques.

Cette époque fut la plus féconde de sa vie ; il ne faisait d’autre sacrifice aux nécessités de l’existence matérielle que de tracer à la mine de plomb, pour des prix que n’accepterait pas de nos jours l’artiste le plus obscur, des portraits qui sont de purs chefs-d’œuvre à mettre à côté des plus beaux dessins des grands maîtres. Divine candeur du génie, il appelait cela  » faire du commerce « . Son crayon créait des loisirs à son pinceau, et, dans une retraite simple, modeste et digne, d’où l’ordre extrême chassait la pauvreté, mauvaise conseillère qui pousse aux concessions et aux œuvres hâtives, il poursuivait la perfection avec une ardeur infatigable, un enthousiasme toujours renaissant et une patience que rien ne rebutait. Au temps qu’il a mis à parfaire quelques-unes de ses œuvres, on a cru parmi le public qu’Ingres avait le travail difficile : c’est là une erreur. Il peignait avec une rapidité et une certitude étonnantes. Une figure de grandeur naturelle ne lui coûtait qu’une journée.  » La facilité, si vous en avez pour cent francs, achetez-en pour mille  » disait, par manière d’aphorisme, ce maître si sévère pour lui-même ; mais c’était à la condition de ne s’en servir que pour améliorer sans cesse l’œuvre et s’approcher de plus en plus du but idéal. Dès qu’il entrevoyait le mieux, le bien ne lui suffisait plus, et il abattait courageusement tout un grand morceau, changeait un groupe de place, ou donnait une inflexion nouvelle à une figure. Que d’admirables choses sacrifiées, à tort peut-être, à cette anhélation du beau, à cet essor toujours tendu vers les hautes régions de l’art !

Il peignit dans cette période, outre les tableaux que nous avons déjà cités : Romulus vainqueur d’Acron, grande fresque exécutée au palais Quirinal, le Tu Marcellus eris, popularisé par la belle gravure de Pradier, Raphaël et la Fornarina, le Pape Pie VII à la chapelle Sixtine, d’une chaude et forte couleur que ne désavouerait pas Titien, Angélique et Roger, délicieuse Andromède de la Renaissance, Paolo et Francesca de Rimini, charmante miniature gothique qu’on croirait arrachée d’un roman de chevalerie, Jésus remettant les clefs à saint Pierre, le plus beau tableau de sainteté des temps modernes. Toutes ces œuvres magistrales si variées et d’une originalité si visible cependant ne tiraient pas ce persévérant artiste de l’ombre où il végétait. Il aurait dû depuis longtemps être célèbre, et il était plus qu’inconnu, méconnu. Ses toiles envoyées au Salon passaient inaperçues ou soulevaient la raillerie. Par l’école académique, Ingres était considéré comme un esprit bizarre, un novateur, un sectaire secrètement entaché d’hérésie. On se défiait de lui et véritablement on n’avait pas tort : Ingres était, sans le savoir peut-être, le romantique de la ligne, comme Delacroix fut le romantique de la couleur. Pour retrouver la ligne perdue, Ingres remonta à Raphaël et aux Grecs, comme Delacroix, voulant renouveler la palette éteinte de l’école française, remonta à Paul Véronèse, à Titien et à Rubens. Le mouvement romantique fut un retour à la Renaissance, et les jeunes poëtes demandaient à Ronsard le secret des rythmes oubliés. De là cette répugnance et cette hostilité. En outre, Ingres se rattachait à l’école nouvelle par sa fidélité à la couleur locale de chaque sujet. Il recherchait le caractère du temps jusque dans le moindre détail ; il prenait le style de l’époque traitée, tour à tour grec, romain, oriental, gothique, et l’archaïsme le plus minutieux n’aurait su où le reprendre. Les classiques n’aiment pas la mise en scène ; ils se contentent, dans la tragédie comme dans la peinture, d’un portique vague et de personnages de convention vêtus de draperies de théâtre. Ils ont aussi un peu horreur de la nature, et Ingres les choquait par son profond sentiment de la réalité. Chose bizarre, mais qui se conçoit, les plus chauds partisans du maître contesté furent d’abord des romantiques.

De Rome, Ingres alla à Florence, où il resta quatre ans ; c’est là que M. Delécluse, son ancien camarade d’atelier chez David, le trouva, non pas abattu, mais triste, et sur le point d’abandonner le Vœu de Louis XIII, dont il avait déjà peint la sublime madone.

Ce tableau, d’une beauté si sérieuse, si noble, si raphaélesque, avec son admirable Vierge, ses grands anges d’un style fier et charmant, son Louis XIII si royalement drapé, sa couleur d’une gravité magistrale, produisit un grand effet. L’artiste, jusque-là dédaigné, reçut la croix d’honneur et fut nommé membre de l’Institut, grâce peut-être un peu à l’épouvante qu’inspirait la jeune école. On sentait le besoin de ne pas laisser hors du camp un pareil athlète.

À partir de ce jour, la lumière se posa sur Ingres et ne le quitta plus. La mort, hélas ! a transformé le rayon en auréole, et l’illustre vieillard peut maintenant, parmi les dieux de la peinture, poser ses pieds sur l’escabeau d’ivoire des apothéoses. C’est ainsi que la gloire récompense ceux qui n’aiment qu’elle et se dévouent à sa poursuite corps et âme. Dans ces jours de fatigue et de mélancolie que connaissent tous les artistes, on trouve parfois que le siècle est injuste, que les épreuves sont longues, qu’on a déjà bien travaillé en vain ; pour se guérir de ces langueurs, il suffit de penser à ces nobles luttes supportées si courageusement par le plus grand maître de notre temps.

L’Apothéose d’Homère date de 1827. Le père de la poésie antique, le sublime aveugle, couronné par la muse, ayant à ses pieds ses filles immortelles, l’Iliade et l’Odyssée, trône, dieu plus durable que les Olympiens, au centre d’une foule illustre, composée de tous ceux qui par la lyre, la plume, le ciseau, le pinceau ont rendu témoignage à l’idéal. Apelles conduit Raphaël par la main et semble le présenter à Homère. De l’autre main il pourrait guider Ingres, car jamais hommage plus splendide ne fut rendu au génie de l’antiquité, jamais plus pur autel ne fut élevé au beau.

Le Martyre de saint Symphorien, un chef-d’œuvre tel que Raphaël eût pu le produire après que son oncle Bramante lui eut ouvert secrètement les portes de la Sixtine, souleva de violents orages. Ces énergiques musculatures à la Michel-Ange étonnaient une époque déshabituée du nu et des sévérités du grand art. Et cependant, quelle ardeur de foi, quel enivrement céleste, quelle volupté du martyre exprime la tête du jeune saint ! quelle puissance de geste, quelle projection de volonté dans la femme qui se penche hors des créneaux pour l’encourager ! Maintenant une admiration unanime s’agenouille devant l’œuvre sublime, et l’on ne comprend pas qu’elle ait pu être contestée.

Ingres dévoué à son idéal, entier dans sa conviction, s’irritait facilement de la critique, et ce tumulte autour de son œuvre, cette poussière soulevée de bataille l’importunaient. Après avoir exposé les portraits du comte Molé et de M. Bertin de Vaux, deux merveilles, il se retira des salons et retourna à Rome, mais cette fois comme directeur de la Villa-Medici. Il exerça une grande influence par son exemple, son autorité, sa parole éloquente, son enthousiasme toujours sur le trépied, sa puissance à réunir les groupes autour de lui, et aussi par sa bonté de cœur, sa cordialité paternelle et sa protection attentive. Ses élèves lui étaient comme une famille ; il s’en faisait adorer et craindre, et il a créé des fanatismes qui durent encore. Tous ne parlent de lui que les larmes aux yeux. L’art avait en lui un prêtre et un apôtre. Il le servait et l’enseignait, et son expérience se résumait en formules brèves, imagées et profondes que nous voudrions voir recueillies avant que la mémoire ne s’en perde. Hippolyte et Paul Flandrin, Amaury-Duval, Ziegler, Chassériau, les frères Balze, ont été ses plus chers disciples. Combien de ceux-là ont devancé leur maître dans la tombe !

Pendant son séjour à Rome, Ingres peignit la Vierge à l’hostiel’Odalisque avec son esclave et cette inoubliable Stratonice, qui s’avance comme un rêve de beauté vers le lit du jeune malade d’amour dans ce merveilleux intérieur antique que sa présence illumine.

Son retour à Paris fut un triomphe auquel, de même qu’aux triomphes romains, ne manquaient même pas quelques voix isolées d’insulteurs, perdues dans l’acclamation générale.

L’exposition universelle de 1855 consacra sa gloire. On vit dans une salle réservée à lui seul, et transformée en sanctuaire du grand art, presque tout son œuvre réuni. Parmi les toiles déjà connues brillait un chef-d’œuvre nouveau, cette Vénus Anadyomène, la tête dans l’azur, les pieds dans l’écume, d’une nudité si chaste et si pure, d’une beauté si parfaite, qu’Apelles l’aurait signée. On y revit aussi ce portrait de Mme de Vauçay qui semblait une Monna Lisa en costume de l’Empire, et ce magnifique Bertin l’aîné, où le plus haut style s’unit à la plus exacte vérité et fait de ce patricien de la bourgeoisie quelque chose d’auguste comme une effigie de César.

Une des grandes médailles fut décernée à l’auteur de tant de chefs-d’œuvre, et de commandeur il devint grand officier de la Légion d’honneur. Pour le récompenser de si lentes années d’épreuves, la vie lui devait une vieillesse saine, robuste et féconde ; il fallait qu’il eût le temps de se reposer dans une sérénité lumineuse et de garder quelque temps au front la couronne d’or que la gloire tardive y plaçait. Ce bonheur lui a été donné. Il a pu faire encore, avec tout le talent de ses plus beaux jours, l’Apothéose de Napoléon à l’Hôtel de Ville, le Jésus enfant parmi les docteurs, et la Source, cette merveille sans rivale, cet incomparable chef-d’œuvre, cette fleur de beauté, d’innocence et de jeunesse, s’entr’ouvrant à la vie et laissant tomber de son urne l’eau transparente où se reflètent ses pieds de marbre. Cette fille de la vieillesse du grand maître est aussi la plus belle.

La France, qui l’avait d’abord méconnu, a fait longtemps attendre Ingres ; mais elle a magnifiquement payé sa dette, et dans son regret il ne se mêle aucun remords. Sur le cercueil que suivait une foule immense, avec les décorations et les couronnes, un habit de sénateur était jeté. Aucun honneur n’avait manqué au vieux maître, qui emporte le grand art avec lui.

Le Moniteur universel,  » Une préface. « , 2 mai 1867

 

C’est une fortune bien rare pour un catalogue que d’être précédé de quelques pages d’introduction arrachées à l’admiration d’un maître. Cette fortune, elle échoit au catalogue de la collection des études et tableaux peints par Ingres et qu’il désigna lui-même pour être mis en vente par M. Haro. Si cette brochure ne se recommandait pas assez à la curiosité des artistes par le choix des tableaux de l’illustre chef d’école, la préface de M. Théophile Gautier la ferait rechercher, et la rendrait précieuse comme un volume rare.

Mais nous ne voulons pas laisser aux seuls collectionneurs de catalogues le privilège de connaître et de savourer un morceau littéraire dû à notre grand critique. Cette œuvre, comme ses autres appréciations artistiques, doit appartenir à tous nos lecteurs.

Quand la mort vient mettre sur un grand maître sa consécration suprême, on se dispute avec une avidité pieuse les moindres ébauches de son pinceau, les traits les plus légers de son crayon, tombés d’une main immobilisée à jamais. L’œuvre est close, la postérité commence. Pour M. Ingres, quoiqu’il ait travaillé jusqu’au dernier jour, il semble entré depuis longtemps dans la sphère sereine et lumineuse où trônent les dieux de l’art. Sa vie prolongée au-delà des bornes ordinaires lui a permis d’assister vivant à sa gloire, on pourrait même dire sans exagération à son apothéose. Mais cette renommée sans rivale ne l’enivrait pas. Dans son ardent amour de la perfection, il ne croyait jamais avoir assez fait, il étudiait sans cesse, était sévère pour lui-même et prenait un soin extrême de ne rien laisser arriver au public qui ne fût digne de lui. Sans que rien l’avertît d’une fin qu’on pouvait croire lointaine encore, tant il portait robustement sa verte vieillesse, il avait classé, daté et signé de son nom tout entier, parmi les études dessinées ou peintes, préparations et tâtonnements souvent sublimes de ses œuvres immortelles, celles qui par leur jet, leur puissance et leur beauté lui paraissaient mériter de suivre. Quatre-vingt-dix morceaux de choix ont été ainsi désignés par lui et comme marqués de son sceau pour une vente qu’il ne croyait pas devoir être posthume. Il lui eût déplu que ces griffonnages vagues ou insignifiants dans lesquels l’artiste cherche à débrouiller sa pensée obscure sortissent de l’ombre de l’atelier où ils doivent rester, car il poussait jusqu’au scrupule le respect de sa gloire ; mais d’un autre côté il désirait faire voir avec quel soin, quelle conscience et quel amour il avait poursuivi le beau et comme chez lui chaque grande œuvre avait été précédée d’une patiente et féconde incubation.

Dans cette vente on peut dire que les œuvres les plus célèbres du maître se trouvent tout entières : le Vœu de louis XIII, l’Apothéose d’Homère, le Saint Symphorien, y figurent par fragments qui, s’ils étaient réunis, formeraient des tableaux non moins admirables que les compositions définitives. En voyant ces têtes, ces bras, ces mains, ces pieds, ces torses, ces bouts de draperies épars sur des toiles, nous ne pouvons nous empêcher de penser à une impression reçue par nous à Athènes, dans cette pinacothèque qui s’élève à la gauche des Propylées et où se conservaient autrefois les chefs-d’œuvre d’Euphranor, d’Apelles, de Parrhasius et de Xeuxis. On y avait réuni les morceaux de statues brisées trouvés dans les fouilles, débris merveilleux de l’art grec, un bras, un pied, une tête sans son corps, un fragment de corps décapité, moins que cela, un sein se dégageant de quelques plis, une hanche, une portion de dos, et, rêveur, nous cherchions à deviner quel dieu ou quelle déesse aurait pu réclamer ces membres dispersés, ces formes superbes séparées de leur ensemble. Mais si la sensation de beauté n’est pas moindre devant les magnifiques morceaux de M. Ingres, elle n’est pas troublée par le regret d’ignorer à quelles divines statues appartiennent ces splendides fragments. Sur le plus léger bout d’étude en restitue aisément le chef-d’œuvre connu et présent à toutes les mémoires. Ces jambes d’ange, quoique dans le tableau elles soient à demi recouvertes par une draperie volante, rappellent tout de suite le Vœu de Louis XIII ; l’on y remplace sans peine ces petits anges d’un dessin si pur, d’une couleur splendide. Ces pieds appuyés sur un escabeau, c’est tout l’Homère de l’Apothéose, et ces deux autres pieds si beaux, si nobles, si héroïques, qui sortent blancs d’un pli de draperie de pourpre, font apparaître complète à la pensée la sublime figure de l’Iliade, cette fille divine de l’illustre aveugle. Ce dos de licteur tout montueux de muscles, cette tête pâle illuminée de foi, ce bras de femme jaillissant hors des créneaux, vous donnent tout l’effet du Saint Symphorien.

On reste stupéfait devant ces études qui sont des chefs-d’œuvre empreints de la perfection suprême. On est étonné de cette netteté, de cette puissance, de cette certitude et de cette aisance souveraines. En face de la nature, le maître n’hésite jamais. Chaque trait marque, tout coup porte, et s’il reprend vingt fois la même figure, dans son incessante aspiration à l’idéal, variant le geste, l’effet, l’attitude, le caractère, chaque étude en soi est parfaite et l’on se demande quel défaut pouvait y trouver le maître pour chercher encore.

Les études dessinées ne sont pas moins admirables que les études peintes. L’artiste armé du crayon écrit sa pensée avec une décision et un style qu’on pourra peut-être atteindre, mais non certes dépasser. On croit voir tantôt des dessins de Michel-Ange, tantôt des dessins de Raphaël, car Ingres avait la force et la grâce. S’il indique avec une rare énergie les muscles de l’homme, nul ne caresse plus chastement les suaves contours de la femme. Il est le dernier moderne qui ait eu le pur sentiment de la beauté ; il sait faire une vierge, une déesse et une grande dame.

Ces morceaux qui se groupent par familles autour d’une page immortelle, le peintre ne s’en est jamais séparé ; ils ont été les compagnons de sa longue vie, ils l’ont suivi à Rome, à Florence, ils ont habité avec lui à Paris. En les regardant, Ingres voyait lui apparaître toute sa noble vie de travail, d’inspiration et de volonté ; il ne se sentait pas abandonné par les figures aimées, réalisation de son idéal. Dans son atelier vivaient toujours la Vierge fière du Vœu de Louis XIII, l’Homère de l’Apothéose ayant à ses pieds l’Iliade et l’Odyssée, sa fille guerrière et sa fille voyageuse, et toute cette noble foule qui lui rend hommage, Eschyle, Sophocle, Euripide, Phidias, Apelles, Alexandre, Pindare, Périclès, Virgile, Dante, Raphaël, Michel-Ange, Racine, Poussin, La Fontaine, les illustres des grands siècles. Il les a gardés avec un soin jaloux jusqu’à sa dernière heure. En les livrant au public il fait en quelque sorte la confession et le testament du génie ; il dévoile sa pensée intime, il montre le secret de son talent, et fait voir par quels degrés il s’est élevé aux sommets de l’art. Le maître qui a formé tant de glorieux élèves et dirigé d’une main si ferme l’École de France à Rome, donne là son plus bel et son plus profitable enseignement.

Parmi ces études on remarque un tableau achevé, une Angélique, première pensée de la célèbre Angélique du Luxembourg, étude peinte d’après nature, d’une beauté merveilleuse ; sa Vénus couchée de la Tribune — Titien copié par Ingres — et un dessin d’après un portrait d’Holbein représentant Marie Tudor. C’est ce dessin qui provoqua chez l’artiste cette humble et fière répartie. On le voyait passer de grand matin, son portefeuille sous le bras, se rendant à l’endroit où se trouvait le tableau, et on lui demanda pourquoi il se donnait cette peine ; il répondit :  » Pour apprendre.  » Il parlait ainsi à quatre-vingt-cinq ans, lui que tous reconnaissent pour maître ; mais, comme dit Joubert,  » adressez-vous aux jeunes gens, ils savent tout.  »

 

 

Le Moniteur universel, « Collection Khalil-Bey », 14 décembre 1867

Cette galerie n’est pas nombreuse — cent tableaux tout au plus ! — mais elle est choisie, et, dans cet écrin de peintures, on ne rencontre, parmi les pierres précieuses, ni strass ni perles fausses. Chaque artiste y est représenté par un de ses plus purs diamants. Un goût sûr, un tact parfait, une passion sincère du beau, ont guidé le possesseur de cette rare collection, la première qu’ait formé un enfant de l’Islam. Le respect des chefs-d’œuvre anciens s’y allie à l’amour des chefs-d’œuvre modernes, et le culte du passé n’y fait aucun tort à l’admiration du présent. Les maîtres du jour y coudoient les maîtres de jadis, et l’on sent que dans l’équitable avenir ils seront égaux à leurs aïeux, de cette égalité diverse du génie qui admet tous les contrastes. À ce cabinet, un musée pourrait emprunter avec certitude des morceaux qui ne craindraient aucune rivalité.

Nous commençons par les modernes. Pas un des noms illustres de notre école ne manque à la liste. Ingres, le peintre des odalisques, celui qui de nos jours possédait le mieux, malgré la sévérité de son talent austère, le sentiment de l’élégance féminine, se présente avec son Bain turc, qui est là bien à sa place, — un merveilleux prétexte à grouper sans voile, dans un cadre circulaire, toutes les variétés de types que le harem envoie à ce rendez-vous de la coquetterie orientale. Le grand artiste a dessiné ces beaux corps dans toutes les attitudes favorables à leurs charmes, de dos, de face, de profil, en raccourci, debout, couchés, hanchant de façon à faire ressortir une ligne opulente, montrant leur nuque où s’enroule un léger turban et leurs épaules moites de la sueur du bain ; mêlant le marbre de la déesse antique à la chair de la sultane, sous une pâleur rosée qu’estompe la vapeur argentée de l’étuve. De quelques-unes de ces figures, détachées du cadre, il a fait des tableaux, et l’on reconnaît l’odalisque vue de dos dans cette femme du premier plan, d’une lumière si pure, d’un modelé si souple et d’une beauté si parfaite. Il semble que ce tableau soit l’album où le peintre ait fixé, à diverses époques, ses rêves de beauté, ses trouvailles de poses, ses prédilections de formes et jusqu’à ses caprices de types. Quelle admirable figure que celle de la femme grecque à cheveux blonds qui, adossée à la muraille, les bras croisés sous le sein, poursuit à travers la langueur d’une demi-somnolence quelque souvenir mélancolique du temps où elle était libre, mettant pour ainsi dire une âme parmi ces beautés purement corporelles ! C’est une page importante et singulière de l’œuvre d’Ingres, une toile amoureusement caressée de son plus suave pinceau, vingt fois quittée et reprise, comme une femme avec laquelle on ne peut se décider à rompre, une sorte de harem qu’il n’a congédié qu’à la fin de sa vie et dans lequel il venait de temps en temps prendre une odalisque ou une nymphe.

Un autre morceau d’un grand intérêt est une copie d’après la Vénus de la tribune de Florence, de la même dimension que l’original : Ingres copiant Titien, ce grand maître de la couleur avec cette révérence et cette piété qu’il a toujours professées à l’endroit des chefs-d’œuvre. Ingres, a-t-on dit, n’aimait pas la couleur ; la couleur de Rubens peut-être, mais celle de Titien superposée à une admirable forme et enveloppant la beauté comme d’une atmosphère d’or, il la goûtait sans doute et il en cherchait le secret à travers la patine du temps. Cette magnifique copie, qui pour nous vaut le modèle, le prouve sans réplique. Quel curieux sujet d’étude et de méditation pour les artistes que cette superbe Vénus, qu’Ingres, malgré la scrupuleuse fidélité d’imitation, n’a pu s’empêcher de faire plus fine de dessin et moins chaude de ton que celle du Titien, faisant prévaloir à son insu la déesse sur la femme et la beauté sur la vie, et restant original, tout en étant copiste !

Gazette de Paris, « Notice sur la collection C*** », 25 avril 1872

Si l’on ne considérait que le nombre des tableaux qui figurent à cette vente, on serait tenté de la regarder comme peu importante, il ne s’élève qu’à trente-trois, une salle en est à peine remplie à moitié, mais jamais exposition publique n’aura plus vivement ému la curiosité. Pour faire cette collection on a écrémé les chefs-d’œuvre des cabinets des plus dédaigneux, trié les perles du plus bel orient, et choisi dans l’écrin même du maître le joyau caractéristique de son génie. Personne ne pourra se vanter d’avoir un Ingres, un Delacroix, un Corot, un Th. Rousseau, un Millet, et même un Courbet supérieur à ceux-là, fût-il prince, fût-il millionnaire, fût-il critique, ami du Titien comme l’Arétin.

La collection C. se distingue de toutes les autres par la perfection absolue des morceaux qu’elle renferme. Beaucoup d’appelés et peu d’élus. On n’a reculé devant aucun sacrifice pour enlever le tableau souhaité, et la vente achevée on sera frappé de l’énorme somme produite : c’est que le caprice, ici, ne guidait pas le choix mais bien l’amour du beau, du rare, de l’exquis.

Ab Jove principium : commençons par Jupiter, c’est-à-dire par Ingres, non qu’il y ait des grades dans l’immortalité et que nous ne puissions commencer aussi bien par Delacroix, mais Ingres sa rattache aux anciens dieux et à l’art antique ; il est une sorte d’hiérophante qui a appris les mystères de Phidias et de Raphaël, et l’admiration qu’il inspire est toujours mélangée d’un peu de crainte. Delacroix, quoiqu’il soit allé à son tour retrouver les grands artistes qui se pressent aux pieds d’Homère, nous semble moins hautain, moins inaccessible, plus pénétrable aux courants de la vie, plus participant encore au drame humain ; nous sommes respectueusement familiers avec lui, et nous lui faisons attendre son tour, sûr qu’il ne se fâchera pas.

Ingres, comme les artistes de la Renaissance, a eu au plus haut degré le sentiment de la beauté féminine à laquelle les peintres modernes, préoccupés du caractère, du drame et de la passion, sont moins accessibles. La plus belle forme de l’idéal a toujours été pour lui la femme, et avec quelle religion amoureuse en a-t-il poli le contour, avec quelle virginale pureté en a-t-il modelé les délicates proportions ! La sculpture grecque dans ses marbres les plus achevés n’a rien fait de supérieur à la grande Odalisque, à la Vénus Anadyomène, à la Source, à l’Angélique, cette même Angélique que le maître souverain a isolée et séparée du Roger à l’armure d’or pour que le regard pût admirer sans distraction cette beauté suprême qui luit comme un ivoire de Phidias sur le bleu sombre de la mer. De cette adorable figure il a fait comme un médaillon pour fermer le bracelet de Vénus. Avoir l’Angélique, c’est posséder tous les charmants types de femme rêvés par Ingres fondus en une seule perle.

Un inestimable trésor, qui est à la fois un chef-d’œuvre que l’antiquité envierait aux temps modernes, et le souvenir d’un chef-d’œuvre à jamais disparu sous les mains sacrilèges des incendiaires de la Commune, c’est l’Apothéose de Napoléon, copié à l’encre de Chine sous cette forme de camée qui semble sa forme naturelle, par Ingres lui-même, avec une fidélité magistrale. On eût dit que l’artiste, si confiant dans l’avenir, en était cette fois inquiet et prenait ses précautions contre lui en multipliant sa composition immortelle.

Ce désastre, un des plus grands qui aient épouvanté l’art, est en partie réparé par ce merveilleux dessin qui a fait un camée du plafond. Sa pensée et sa forme sont restées intactes, la couleur seule s’est évanouie comme une ombre légère.

Lorsque le cercle d’azur, de lumière et d’or qui couronnait la salle de l’Hôtel de ville où planait le char triomphal de l’Empereur s’effondra et croula dans le gouffre de flammes, les barbares secouant leurs torches poussèrent un hurlement sauvage ; ils crurent avoir tué un chef-d’œuvre, éteint une splendeur, supprimé une âme, substitué une laideur à une beauté. Quoi de plus doux pour des natures basses, féroces et stupides, pour des monstrueux calibans qui n’ont plus peur de Prospère ! Mais ils ne voyaient pas, en attisant le feu, les étincelles rejaillir par tourbillons jusqu’au ciel emportant la pensée qu’ils espéraient avoir anéantie.

Quand nous allâmes visiter l’Apothéose de Napoléon pour la première fois, après avoir longuement contemplé l’œuvre admirable, nous terminions notre compte rendu par ce vœu timide :  » Pour lui assurer l’éternité relative dont l’homme dispose, nous voudrions voir cette magnifique composition gravée sur une grande agate comme l’Apothéose d’Auguste du trésor de la Sainte Chapelle. Le camée moderne ne craindrait pas la comparaison avec le camée antique. «

À côté du dessin d’Ingres le camée antique n’aurait qu’à bien se tenir. Il lutterait à grand’peine contre ce style, cette noblesse, cette simplicité et cette perfection. Aucune roue de graveur en pierre fine ne vaut ce crayon ou ce pinceau. Heureuse la collection qui, avec l’Angélique a possédé, fût-ce un moment, ce camée à l’encre de Chine plus précieux mille fois que s’il était taillé dans l’agate, la sardoine ou l’onyx.

Un des plus célèbres, sinon le plus célèbre tableau de chevalet d’Eugène Delacroix : Le Tasse dans la prison des fous, tient avec l’Angélique la tête de cette collection si remarquable. Le Tasse a appartenu à Alexandre Dumas père et fils ; à Khalil-Bey qui, pour un Turc auquel sa religion défendait les objets d’art comme des idoles, s’y connaissait assez bien en tableaux.


Dossier : Delacroix

EUGÈNE DELACROIX VU PAR THÉOPHILE GAUTIER

Delacroix

Ferdinand Victor Eugène Delacroix est né à Charenton le 26 avril 1798 ; il est mort à Paris le 13 août 1863.

Théophile Gautier a pu se montrer critique envers la peinture de Delacroix (certains tableaux envoyés au Salon lui paraissent de pures « cartes de visites » insuffisamment représentatives du génie de l’artiste), mais a toujours soutenu Delacroix : avec Ingres, c’est l’un des peintres les plus fréquemment mentionnés par Gautier dans sa critique d’art. Delacroix était reconnaissant à Gautier de son soutien, et le nom de l’auteur apparaît à plusieurs reprises dans le Journal du peintre. Régulièrement, les deux hommes se rencontraient chez Boissard de Boisdenier, chez le docteur Cabarrus, chez Riesener peut-être. Leurs relations se refroidissent un peu au début des années 1850, mais Gautier reste indéfectiblement admiratif de l’oeuvre de Delacroix.

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Textes de Gautier

Textes critiques des Salons et autres écrits esthétiques de Gautier transcrits par Carine Dreuille, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise préparé à l’Université Paul Valéry de Montpellier en 1999 sous la direction de François Brunet.

Delacroix

 

Nous indiquons d’abord le titre du journal d’où provient le fragment, le titre de l’article, la date.
Textes revus par François Brunet: l’orthographe et la ponctuation d’époque sont conservées, notamment dans les pluriels en -ans et -ens. Les bizarreries sont confirmées par la mention : sic.
Cabinet de lecture, » Le Musée Colbert « 29 mai 1832

Ces trois ouvrages sont là pour représenter l’empire et faire acte de présence ; rien de plus. Passons aux modernes. Eugène Delacroix a exposé quatre petites toiles, deux d’entre elles représentent une femme couchée : le coloris en est admirable, et le ton de la femme dans l’ombre d’une vérité et d’une finesse exquise, transparent sans faire jaspe, solide sans être noir.

 

La France Littéraire, « Salon de 1833″, mars 1833

 

M. Delacroix a exposé quelques portraits que, dans son intérêt, nous voudrions bien qu’il eût gardés chez lui ; nous ne reconnaissons le Delacroix que vous savez que dans le Charles-Quint jouant de l’épinette devant un jeune religieux, quoiqu’il y ait de la mollesse dans l’exécution, et un certain affadissement dans la couleur : il règne dans cette toile une mélancolie admirable. La tête du Charles-Quint est d’une philosophie et d’une satiété étonnamment exprimée et sentie. Le jeune religieux est tout un poème. Nous ne doutons pas un instant de M. Delacroix, en dépit du peu de succès qu’il a eu à ce Salon-ci.

La France Industrielle, « Salon de 1834″, avril 1834

 

Quelle différence entre M. Eugène Delacroix et M. Delaroche ! Le premier est un peintre, un artiste dans la plus grande étendue du mot, l’autre ne sera jamais, quoiqu’on fasse, qu’un ouvrier de talent, qu’un arrangeur assez adroit et rien de plus.

Pourtant l’on voit que personne ne parle de M. Delacroix ! qui est, de tous les peintres, celui dont le talent est le plus riche et le plus varié.

Les femmes d’Alger ne le cèdent, pour la finesse et le clair obscur, à aucune production des maîtres vénitiens. Il y a dans cette toile plus d’air et de profondeur que dans toutes les peintures que nous ayons vues jusqu’ici. L’harmonie du ton est admirable, et cependant rien n’était plus difficile à obtenir avec des murs recouverts de faïences bariolées, de meubles incrustés, d’étoffes et de broderies des couleurs les plus discordantes du monde ; et cependant aucune de ces perles, aucune de ces dorures n’attirent l’œil plus qu’il ne faut, tout extraordinaire que soit leur éclat. Les femmes sont charmantes et d’une beauté tout orientale ; c’est bien là le coloris frais et mat, la chair fine et grasse de femmes qui ne sortent pas de chez elles. Quelques laissez-aller de dessin déparent malheureusement cette production remarquable à tant d’égards, et qu’une retouche de quelques heures pourrait mettre au-dessus de tout reproche. — Tel qu’il est, ce tableau est un tableau de maître ; car on y trouve une des principales qualités de la peinture poussée jusqu’à la dernière conséquence, je veux dire le coloris.

La Bataille de Nancy est un tableau d’un genre tellement différent qu’on pourrait le croire d’un autre peintre. Si grand toutefois que soit son mérite, il n’est pas si totalement arrivé que les femmes d’Alger. Beaucoup de choses sont moins réussies ; mais la figure de Charles-le-Téméraire, sortant du bourbier et se rencontrant avec le chevalier lorrain, qu’il attaque de sa lance absente, n’a pu être conçue et exécutée que par un homme de génie ; et M. Delacroix est un homme de génie parmi tant de peintres qui ne sont que spirituels ; mais l’aspect morne et triste de cette bataille, dans la neige et le brouillard, est admirablement rendu ; mais Géricault seul eût fait des chevaux supérieurs à ceux-là.

Le couvent de Dominicains à Madrid nous introduit dans un intérieur d’une telle beauté, que nous le mettons au-dessus de tout ce qu’a fait M. Granet, pour la gravité et la mélancolie de la couleur ; puis ces figures sont autrement vivantes, autrement animées que les maquettes d’ébène et d’ivoire que M. Granet plante au milieu des murs, couleur d’encre, de ses souterrains et de ses églises.

La rue de Mékinez nous révèle sous leur côté élégant et poétique, ces Orientaux dont Decamps nous a si étonnamment mis en relief le côté excentrique ; le groupe du coin est d’une grâce toute raphaëlesque.

Le portrait de Rabelais est un type retrouvé ; — c’est bien le maître Alcofribas Nasier que nous avions rêvé, — triste sous sa joie comme Molière, comme Cervantes.

Et si l’on songe que c’est le même peintre à qui nous devons déjà la barque du Dante, le Tasse dans la prisons des fous, Sardanapale, le massacre de Scio, la liberté de Juillet, le Rodrigue après la bataille (fresque admirable, exécutée en quelques heures chez M. Alexandre Dumas, pour la décoration de son bal) ; le Christ aux Olives, la mort de l’évêque de Liège, le Charles-Quint touchant de l’épinette à Saint-Just, l’on est en droit de s’étonner que sa réputation ne soit pas plus grande ; mais c’est que le génie est moins facile à comprendre que le talent ; pour comprendre le génie, il faut presque du génie ; pour comprendre le talent, une intelligence même médiocre est suffisante. Voilà pourquoi M. Delaroche a plus d’admirateurs que M. Delacroix, bien qu’à nos yeux il lui soit très inférieur en mérite.

Nous osons à peine dire qu’un tableau a été refusé à M. Delacroix par le jury.

 

Ariel, « Salon de 1836″, mercredi 13 avril 1836

 

Le Saint Sébastien de M. Delacroix est la plus belle page du Salon. C’est de la vraie et grande peinture. — M. Delacroix comprend parfaitement la portée de son art, car c’est un poète en même temps qu’un homme d’exécution. Il ne fait retourner la peinture ni aux puérilités gothiques ni aux radoteries pseudo-grecques. Son style est moderne et répond à celui de Victor Hugo dans les Orientales: c’est la même fougue et le même tempérament. — Le Sardanapale ressemble singulièrement au Feu du ciel, le Massacre de Scio à la Bataille de Navarin ; les deux odes sont peintes comme les deux toiles. Une crudité fauve et splendide fait ressortir tous les tons, la touche a l’ardeur furieuse de la phrase. Il semble voir défiler à travers les strophes, des troupeaux de cavales balayant le sol de leurs crinières rousses ; la peinture m’a fait l’effet de piaffer et de hennir. — M. Delacroix dessine la vie et le mouvement comme personne ne l’a fait avant lui : aussi ses chevaux sont-ils aussi beaux que ceux de Géricault et ses tigres supérieurs à ceux de Barye. — Il n’est pas de genre où M. Delacroix n’ait laissé son empreinte : la facilité et l’universalité banale de M. Horace Vernet, dont on fait tant de bruit, ne sont rien en comparaison. M. Delacroix a fait des batailles, des tableaux de sainteté, des scènes populaires, des sujets orientaux, des costumes, des animaux, des grandes machines, des toiles de chevalet, des illustrations pour des poètes, et il a toujours égalé, sinon dépassé, les plus illustres maîtres dans chaque spécialité.

Le Saint Sébastien est à la hauteur de tout ce que M. Eugène Delacroix a exposé de mieux ; lui seul sait imprimer à un sujet religieux cette austérité et cette mélancolie qui distingue les anciens peintres. — Son Christ au Jardin des Oliviers est peut-être le plus beau tableau de sainteté moderne, et rien n’égale l’ineffable douleur que respire le groupe des anges qui occupent le coin supérieur du tableau.

Le corps du saint où tremblent encore les flèches barbelées des soldats, s’affaisse mollement sur lui-même : la tête penche comme une jeune fleur trop chargée de pluie, et une extase divine rayonne sur les traits inanimés : les bourreaux ont fait leur besogne, et on voit le cortège ramper au fond du tableau le long d’un petit chemin : de saintes femmes viennent d’un autre côté pour honorer les restes du martyr ; l’une d’elles arrache les flèches avec un sentiment de pitié délicate singulièrement bien exprimé. — L’autre tient un vase d’onyx plein de parfum, et regarde derrière elle pour s’assurer si les exécuteurs sont assez éloignés. Cette figure est d’un galbe ravissant, simple et sévère à la fois. — Le ton verdâtre et orangé du ciel donne à tout le tableau un reflet originalement pittoresque. — On prendrait cette toile pour une œuvre d’un maître de la seconde période italienne, — Pietro de Cortone ou Carle Maratte. Ce n’est pas le dessin ronflant et féroce de Michel-Ange, ni la limpidité éthérée de Raphaël ; c’est quelque chose de plus fiévreux et de plus inquiet dans le contour, un effort plus soutenu pour arriver à quelque chose de supérieur comme dans toutes les époques de décadence et de renouvellement, quand l’art ancien n’existe plus, et que la synthèse de l’art nouveau n’est pas encore formulée.

La Presse, « Peintures de la chambre des députés. — Salle du Trône », 26 août 1836

 

La peinture monumentale, c’est-à-dire liée intimement à l’édifice lui-même, et faisant corps avec l’architecture, n’existe pas en France. Nos peintres ne font pas de tableaux et la fresque nous est inconnue. A part la coupole de Mignard, célébrée par Molière, sous le titre de la gloire du Val-de-Grâce, et deux ou trois morceaux de Lemoine, Paris, chose honteuse pour une des premières villes du monde, ne possède rien en ce genre de peinture si cher aux grands maîtres. Cela vient d’abord de ce que la fresque veut être traitée d’une manière décidée et soudaine ; qu’elle ne se laisse ni reprendre ni retoucher, et ne se prête nullement aux hésitations et aux paresses du pinceau, et puis d’un esprit d’indépendance mal entendu des artistes qui ne se soumettent pas volontiers aux exigences de l’architecte. C’est de leur part un mauvais calcul ; une dimension et une forme arrêtées d’avance aident la composition au lieu de lui nuire en empêchant le vagabondage du crayon et de la pensée. Plusieurs attitudes gagnent à être tourmentées et contraintes, et la gêne fait éviter le commun et le banal. Une composition qui a été retournée beaucoup de fois pour entrer dans un caisson d’architecture est ordinairement plus nourrie et moins lâche que si le peintre avait eu à sa disposition un champ de toile illimité. C’est la raison de la supériorité incontestable et permanente de l’école d’Italie sur toutes les autres écoles. Tous les maîtres italiens ont peint à fresque et se sont employés eux et leurs élèves à la décoration des églises et des palais. Le nombre de chapelles, de scuole, de stauze (sic) entièrement couvertes de peintures que l’on voit en Italie est presque incalculable ; Titien, Tintoret, Raphaël, Michel-Ange, Jules Romain doivent en partie leur grande tournure et l’élévation de leur style à la pratique constante de la fresque. Là, point de petits artifices, de mesquines ruses de métier, point de gentillesses bourgeoises, point de clinquant ni de papillotage, mais austérité de dessin, sobriété d’effet, largeur de conception, bel agencement des draperies, franchise et hardiesse de touche, toutes les hautes qualités de l’art, tout ce qui sépare le maître du faiseur et le peintre du teinturier ; pour un homme qui venait d’achever la Sixtine ou une des salles du Vatican, faire un tableau n’était qu’un jeu, une espèce de délassement ; peindre à l’huile, comme le disait Buonarotti, ce robuste pétrisseur de marbre, était un métier bon pour des femmelettes ou des paresseux. Dans la conduite des grandes machines, les artistes d’alors apprenaient mille secrets intimes inconnus des modernes, et la nécessité de lutter avec des masses architecturales leur donnait cette ampleur et cette magnificence qu’on leur voit et qui font encore notre admiration et notre désespoir.

Il serait à désirer que l’usage d’orner les édifices de peintures faites sur place se répandît en France ; les peintures du musée Charles X sont, à proprement parler, des appliques et des tableaux collés au plafond, sans aucun soin de la perspective linéaire et aérienne. On prépare Notre-Dame-de-Lorette et la Madeleine à recevoir d’immenses compositions de nos premiers artistes, mais tout cela est encore dans l’œuf et ne peut être mentionné que pour mémoire. M. Eugène Delacroix, que l’on trouve toujours le premier dans toute voie de progrès, est donc le seul qui ait fait récemment de la vraie peinture de décoration, entendue dans ce sens de l’architecture, et rigoureusement appropriée à la localité qu’elle occupe ; la coupole du baron Gros était plutôt un tableau d’histoire circulaire, avec un plafond par-dessus, que toute autre chose. Cependant, M. Eugène Delacroix, n’osant risquer dans un si grand travail un procédé aussi peu répandu que la fresque, quoique bien préférable d’ailleurs pour la durée et la solidité, s’est résigné à exécuter sa composition à l’huile ; mais en homme de génie et d’esprit, car il est tous les deux, il a donné à sa couleur, si vivace et si chaude, ce ton mat et clair de la fresque qui s’harmonise si bien avec l’opacité de la pierre et la terne blancheur du marbre neuf. Par un embu adroitement ménagé, il a su éviter ces transparences et ces reflets miroitants qui affectent si désagréablement l’œil. Avantage immense, on n’a pas besoin de se mettre au point de vue et de choisir le jour. Louis Boulanger, dans son beau tableau du triomphe de Pétrarque, placé chez M. le marquis de Custine, dans un hémicycle bâti exprès, a compris aussi cette importante vérité, et son coloris est ménagé de telle sorte que sa toile est exempte de luisants. Le luisant est un des plus graves inconvénients de l’huile. Dans un tableau de chevalet, que l’on peut changer de place, le mal n’est pas sans remède ; mais dans une peinture non mobile rien n’est plus insupportable.

La composition de M. Eugène Delacroix est entièrement allégorique ; cela paraît d’abord singulier pour un artiste d’une réputation aussi romantique que celle de M. Eugène Delacroix ; mais M. Delacroix a parfaitement compris que tout autre genre de sujets serait déplacé et ridicule. Je ne partage pas les modernes répugnances à l’endroit de l’allégorie. Rien ne prête davantage à la peinture, et l’on peut voir le magnifique parti que Rubens en a tiré. Une chose fort simple et que l’on semble ne pas vouloir comprendre, c’est qu’il faut avant tout à un peintre des bras, des épaules, des torses d’un beau mouvement, de grands airs de tête, des jets et des vols de draperies, un costume libre et souple qui lui permette de faire voir ce qu’il sait et ce qu’il peut, et l’allégorie répond parfaitement à toutes ces conditions ; elle permet la nudité sans laquelle à vrai dire, les arts du dessin n’existent pas ; elle laisse une grande liberté d’ajustement ; elle offre l’occasion fréquente de réaliser des types et de chercher à loisir la beauté idéale. Rien ne convient mieux à un peintre qui veut se déployer tout entier qu’un sujet allégorique. L’allégorie d’ailleurs est seule possible dans les plafonds et les coupoles, lorsque l’artiste n’a pas à exécuter une assomption, une gloire ou quelque autre scène religieuse qui se passe nécessairement dans le ciel. Je n’aime pas à me sentir sur la tête autre chose que des êtres allégoriques diaphanes et impalpables, accoutumés à marcher sans plancher sous les pieds. J’ai toujours peur, quand je vois des personnages historiques et réels plaqués contre quelque voûte, qu’ils ne finissent par s’ennuyer d’une position aussi gênante, et se laisser choir sur moi de tout leur poids et de toute leur hauteur. Le plaisir que j’éprouve à les regarder est mêlé d’inquiétude et de contrainte ; ils me produisent le même effet que ces figures de Cariatides dont parle Dante, qui paraissent s’efforcer de soutenir un entablement, et dont la fatigue idéale cause une peine réelle.

Le plafond sur lequel a dû travailler M. Eugène Delacroix est on ne peut plus mal disposé à recevoir des peintures. Il est coupé par un très grand nombre de compartiments, d’une forme désagréable et difficile à remplir. M. Delacroix a surmonté très heureusement cet obstacle. Les quatre principaux panneaux offraient une longueur double de leur hauteur, les autres étaient d’une petitesse sans proportion avec les caissons et les pendentifs, et pouvaient à peine admettre une seule figure, même en usant de toutes les ressources du raccourci. Il semblait au premier coup d’œil presque impossible de composer la décoration d’une salle ainsi faite avec la clarté et l’unité nécessaires. L’éparpillement forcé des personnages, dans plusieurs cadres séparés par des membres de maçonnerie, nuisait singulièrement à l’effet général et à l’harmonie du ton. Voici comment M. Eugène Delacroix est parvenu à rallier dans un même faisceau les groupes épars de sa composition.

La Justice, sous l’apparence d’une belle jeune femme à l’air majestueux, étend avec un geste plein de gravité son sceptre d’or sur des personnifications de peuples opprimés. Des vieillards, figurant la Prudence et la Sagesse, se tiennent à côté d’elle. Ce sujet occupe un des grands panneaux oblongs du fond, au-dessus de l’endroit où doit être placé le trône. Immédiatement au-dessous, dans l’espace ménagé entre les arcades, on voit à gauche les nations du monde qui dorment dans le plus charmant abandon et les plus délicieuses poses sous la protection des lois. Des législateurs, des figures emblématiques de la Vérité et de la Lumière, achèvent de remplir ce pendentif. Dans l’autre à droite, et toujours sur le même pan de muraille, on remarque d’abord un lion admirable, un lion monstrueux, plus beau que le lion de Barye, plus beau que tous les lions de l’Atlas, l’idéal du lion : une tête énorme , toute ruisselante de crins fauves, et des yeux d’un jaune clair et métallique, semblables à des soleils, avec un inexprimable caractère de vigueur et de cajolerie soumise et grandiose, comme il convient à l’attribut de la force régulière et constitutionnelle. Il se vautre aux pieds de sa maîtresse debout dans une attitude de confiance et de repos. Plus loin, Némésis, l’épée au poing, et faisant ondoyer sa chevelure vengeresse, poursuit des coupables effarés. Le mouvement de cette figure est superbe ; elle semble s’élancer par dessus l’arcade pour saisir les assassins dans l’angle obscur où ils se sont tapis. Le fond est rempli par un aréopage composé d’hommes à barbe.

Le panneau du plafond, à droite, représente l’Industrie avec Mercure, le caducée et les accessoires de rigueur. Diverses scènes relatives au commerce garnissent les pendentifs. De jeunes filles détachent les cocons des branches du mûrier, des hommes et des enfants les portent dans des corbeilles à trois femmes aussi belles que les Parques de Rubens, qui les mettent en œuvre et les filent entre leurs beaux doigts potelés et roses. L’Afrique et l’Amérique tendent à l’Europe, par l’entremise des divinités marines, des produits exotiques, des oranges et des dattes ; des tritons à croupe bleue et à peau cuivrée sortent du fond de l’océan avec des coraux et des nacres. Le triton du premier plan est un triton de bonne roche avec une légère teinte de prologue d’opéra. Il m’a fait plaisir, et j’ai pensé, en le voyant, à la gravure de Boucher qui au-devant de la tragi-comédie de Psyché, dans l’ancienne édition de Molière. M. Delacroix ne se formalisera pas de ce rapprochement avec un peintre de beaucoup d’esprit et de talent, décrié sans raison par la secte académique. François Boucher est une excellente autorité en matière de tritons, et il s’y entendait aussi bien qu’homme du monde.

La Guerre, sous les traits de Bellone, est peinte dans le troisième caisson. C’est une jeune femme d’une physionomie doucement martiale : une armure coquette toute écaillée et toute ciselée lui couvre seulement un sein ; l’autre reste sans défense dans sa fière nudité ; mais en vérité il est si beau et si étincelant que je ne sais qui aurait le courage de le percer. Cette figure est du plus heureux tour et du plus grand caractère.

Des femmes échevelées tâchant de lever vers le ciel leurs bras blancs et meurtris tout chargés de chaînes, des guerriers emmenant des captives, des mères éplorées, des hommes se préparant à la défense, sont groupés dans le pendentif de gauche. Celui de droite fait voir une officine d’armurier, une sorte d’atelier de Vulcain, où des ouvriers forgent des cuirasses et fourbissent des épées. Le nègre du fond, en chlamyde bleue rayée et qui porte des flèches, est aussi beau que les nègres des festins de Véronèse.

Le quatrième côté est consacré à l’agriculture. Des essaims d’enfants, pareils aux coudées symboliques qui se jouent sur les flancs du Nil antique, s’efforcent de se hausser jusqu’aux puissantes mamelles de la rustique déesse, qui leur sourit d’un air de maternelle indulgence. Des laboureurs vus à mi-corps complètent la composition.

Dans les parties inférieures sont représentées les vendanges et les moissons. Rien n’est plus charmant et d’un effet plus gai et plus heureux. Quoique ce pan de muraille soit dans l’ombre, la peinture est si inondée de soleil et si resplendissante, qu’elle s’éclaire d’elle-même. Un beau jeune homme basané, renversé sur le dos, lutine un bouquetin au front saillant, au nez camard ; on dirait d’un bas-relief grec trouvé d’hier sous les grands lauriers roses dans le lit de l’Eurotas ou de l’Illisus. Des vignerons écrasent les grappes, et des bouffons à demi-ivres sautent en faisant des contorsions. Des moissonneuses endormies laissent couler l’or de leurs cheveux dénoués sur l’or des blés, où flambe la feuille écarlate du coquelicot et où tremble l’étoile de lapis du bleuet ; d’autres lient et entassent ces gerbes. Ce côté est mieux venu encore que les autres, l’exécution en est nette, facile, pleine de franchise et de verve ; c’est une page écrite d’inspiration ; aussi a-t-elle été écrite la dernière, et M. Delacroix y fait voir qu’il a profité de l’expérience acquise dans les trois premières, déjà si remarquables. De petits génies portant des attributs remplissent les caissons carrés du plafond, et aident à comprendre le sens général de la composition. Les fleuves principaux de France serviront à supporter les différents groupes et à ménager la transition de la peinture à l’architecture.

Un morceau aussi capital assurerait à M. Eugène Delacroix la première place parmi les peintres s’il ne la possédait pas depuis longtemps. Le cercle parcouru par ce jeune peintre est immense. Que de belles choses et d’une beauté différente ! Dante et Virgile, le Massacre de Scio, le Tasse dans la prison des fous, Sardanapale, l’Evêque de Liège, Marino Faliero, la Liberté de Juillet, le Christ au jardin des Oliviers, Charles-Quint à Saint-Just, le groupe des Tigres, les Femmes d’Alger, et enfin le Saint-Sébastien, et la salle du Trône ! tous les genres, et toutes les époques, depuis l’Orient fabuleux jusqu’au prosaïque règne de la charte ; depuis le trône de Sardanapale supporté par des éléphants d’or, jusqu’à la Barricade et au pavé de juillet ; depuis le rire effaré de l’idiot et la bacchanale du truand, jusqu’aux pâleurs divines des anges éplorés et à la mélancolie austère du monarque sans couronne ! Sur cette toile, les haillons sordides et raides de sang caillé, les yatagans rompus, les maigres nourrissons buvant un lait pourpre à la mamelle du carnage ; les belles filles au torse d’albâtre suspendues aux crinières des coursiers cabrés, la maladie, la misère, le désespoir, le sol desséché, le ciel enflammé et livide, les vivants plus cadavéreux que les morts, tout ce que la plus sombre imagination peut ajouter de poignant et de terrible à la plus morne réalité.

Dans cet autre tableau, et comme pour nous montrer l’Orient sur ses deux faces, les bizarres élégances de l’Oda, les jeunes femmes mollement accoudées sur des piles de carreaux, les longues paupières teintes de henné, les longueurs voluptueuses du regard, la blancheur reposée et profonde de ces beaux visages que n’a jamais baisés le soleil, la nonchalance du geste, l’abandon oriental de la pose ; tout ce qu’il y a de jeune, de brillant et de fleuri sur la terre : les tulipes dans les grands vases du Japon, les grosses perles à la blonde transparence, le narguilhé aux spirales bleuâtres, les étoffes tramées d’or, les cabinets incrustés, les tapis de Perse et de Turquie ; quelle antithèse parfaite ! l’extrême grâce et l’extrême horreur ; les plaies sont aussi hideuses que les sourires sont charmants, le sang vaut les roses, la souquenille vaut la tunique de gaze d’argent ; Giorgione serait jaloux du moelleux de ce clair obscur, Salvator envierait cette ardeur et cette férocité de pinceau.

M. Delacroix est incontestablement le peintre de l’école française qui réunit le plus de qualités supérieures. Comme coloriste je ne sait trop qui on pourrait lui opposer : il est plus fin et plus éclatant que Gros dans ses plus beaux jours ; il a autant de vigueur que Géricault, sans tomber comme lui dans les tons noirs et bitumineux ; Decamps seul pourrait le balancer. Quant à la composition, il a une abondance, une facilité, une force, une énergie au-dessus de tout éloge ; l’Evêque de Liège est une merveille, et jamais peintre n’a coordonné les masses d’une foule avec un aussi étonnant bonheur. Cela est mêlé, confus, fourmillant, cela blasphème, hurle et siffle, cela se démène et se tord, et cependant tout est parfaitement distinct ; on comprend tout, jusqu’à l’œil dont on ne voit que l’éclair, jusqu’à la main dont on ne voit que l’épée ! Comme arrangement ingénieux, comme symétrie heureuse, les peintures de la salle du Trône sont de vrais chefs-d’œuvre; n’était le maussade goût de l’architecture qui contrarie l’illusion, on pourrait se croire, en voyant ces peintures souriantes et lumineuses, dans une salle de la renaissance décorée par quelque artiste de Florence, le Primatice ou maître Rosso, tant le style est élégant et souple, tant ces belles femmes allégoriques, nues ou caressées par des draperies légères, ont cet air royal et accoutumé aux magnificences qui manque aux figures ébaubies barbouillées par les artistes modernes pour les palais des souverains ou les édifices publics.

Figaro, 4 novembre 1836

 

M. Eugène Delacroix termine les quatre principaux fleuves de France à la grisaille qui servent de support à ses grandes compositions de la salle du Trône, à la chambre des députés, où il rivalise avec les plus harmonieuses et les plus éclatantes fresques du Primatice et du Rosso. Ces grands peintres d’un grand roi, ces beaux artistes de la renaissance demeurés sans ayeux jusqu’ici, comment se fait-il que M. Delacroix n’ait pas eu une seule commande pour Notre-Dame-de-Lorette : — Quand un pays et un siècle comptent parmi leurs illustrations un artiste de la valeur de M. Delacroix, ils ne devraient laisser échapper aucunE occasion de mettre en œuvre et de faire briller le diamant qu’ils possèdent.

Figaro, 18 novembre 1836

 

L’art (qu’on nous pardonne d’employer ce mot dont on a fait un si étrange abus), doit-il être contemporain, c’est-à-dire reproduire de préférence des sujets et des idées modernes ; l’art doit-il être palpitant d’actualité ?

Beaucoup de gens sont de cet avis.

En effet, il semble au premier abord qu’en suivant cette route on court moins risque de s’égarer et l’on a plus de chances d’atteindre à la vérité ; les modèles sont là, il ne s’agit que de copier.

Il est plus facile d’étudier une société dont on a fait partie, et dont on connaît familièrement tous les individus que de reproduire, des mœurs abolies et des usages qui ne sont plus.

Ou bien l’art doit-il de préférence choisir des sujets dans les époques anciennes et dans les sociétés révolues ?

Quelques critiques prospectifs, progressifs et palingénésiques tranchent la difficulté en affirmant que l’art doit être la prophétie de l’avenir et formuler les choses qui ne sont pas encore.

Nous ne perdrons pas notre temps à réfuter sérieusement une pareille doctrine ; mais nous discuterons aussi logiquement que possible nos deux premiers points d’interrogation.

Quoique la chose puisse paraître quelque peu hasardée au premier coup d’œil, nous n’hésiterons pas à dire que l’art doit être rétrospectif et s’occuper le moins possible de ce qui est autour de lui.

L’art se compose de deux choses : l’imitation et la fantaisie. La fantaisie est de tous les temps.

L’imitation ne peut exister que pour des événements accomplis, des faits et des objets dont les formes sont arrêtées ; en outre pour copier une chose il faut être à distance et pouvoir se reculer assez pour se mettre au point de vue. Les lignes de la perspective exigent impérieusement que l’angle visuel soit placé hors du tableau sans quoi tous les contours sont tordus de façon à être méconnaissables, les personnages deviennent strapassés et les fonds ne sont plus qu’un dédale confus de linéamens où l’on ne peut saisir nettement la silhouette d’aucun objet.

Les acteurs ne voient pas les pièces qu’ils jouent et ils peuvent moins que personne parler de l’effet qu’ils produisent.

Il en est de même pour tous les arts ; et vouloir faire de l’art contemporain c’est avoir la prétention d’être en même temps à la galerie et sur le théâtre ; ce qui est assez difficile, à moins d’être doué d’une dualité fort rare.

Tout art fait nécessairement de l’archaïsme ; — l’art n’étant que la cristallisation de la poésie du passé.

Les Allemands qui sont le peuple du monde le plus intelligent en fait d’esthétique ont parfaitement compris cela ; et ils ont franchement abordé la question.

L’école de peinture de Munich, à la tête de laquelle se placent naturellement Cornelius et Overbeck a complètement tourné le dos au siècle ; (sic) dont elle fait partie; elle est remontée d’un saut au quinzième siècle. Overbeck même ne s’est pas arrêté là. Il a été jusqu’au quatorzième et au treizième, il n’a pas trouvé que c’était assez d’être gothique, il s’est fait byzantin ; il regarde Raphaël comme un payen moderne, et le vieux Pierre de Pérouge lui semble quelquefois trop mondain et trop coquet malgré la sainte raideur de ses articulations et la maigreur toute catholique de ses personnages; il n’admet sans restriction que l’ange de Fiesole, Buffalmaco, Orcagna, Giotto et Cimabue, et les autres vieux maîtres Pisans du Campo-Santo. Nous ne poussons pas la rigueur à ce point, mais nous pensons que l’art ne doit pas dépasser la fin du seizième siècle, ou tout au plus du dix-septième siècle ; les deux autres sont trop près de nous pour que nous puissions les voir, et il faut les laisser à nos petits neveux.

Ceci n’est pas un paradoxe, mais une conviction intime et sérieuse.

Les peintres surtout sentiront la vérité de ce que je dis ; car plus on se rapproche des sujets et des costumes modernes, plus la grande peinture devient impraticable, et cela est si vrai, qu’un des hommes les plus heureusement doués de l’école moderne, M. Eugène Delacroix, ayant à décorer une salle au palais Bourbon, s’est hardiment jeté en pleine allégorie, et a bravement fait de la mythologie avec des déesses et des personnifications toutes nues, en quoi il a montré qu’il était non seulement un peintre très habile, mais encore un homme d’infiniment d’esprit.

La Presse, 22 novembre 1836

 

Cette réunion de qualités négatives fait toujours un grand effet sur le public, qui a une sincère horreur de toute chose hardiment faite, et poussée à des conséquences rigoureuses. Ingres et Delacroix, ces deux grands génies si différents, ne seront jamais acceptés par la foule ; ils lui seront imposés par l’admiration des artistes et des connaisseurs ; mais, dans leur intérieur, les gens du monde préférerons toujours M. Franquelin Destouches ou M. Dubufe.

Avant tout il faut à la peinture des bras, des jambes, de grands airs de tête, un beau choix de natures, des torses à étudier, des armes, des étoffes à plis larges et puissants, une architecture de haut style, des fonds de paysages à caractère grandiose ; il faut du nu et des draperies, plus de draperies que de vêtements et d’armures : c’est une vérité qu’on ne saurait trop redire.

Tout sujet où ces choses ne se rencontrent pas, est fort bon à faire une ballade ou un chapitre de roman, mais ne vaut rien pour un tableau.

Les Femmes d’Alger de Delacroix étaient un excellent sujet pour la peinture, quoiqu’il n’y eût aucune espèce d’action ni de composition, dans le sens où l’on entend ordinairement ce mot.

Trois femmes assises, l’une accoudée sur une pile de carreaux et laissant errer nonchalamment devant elle ses beaux yeux teints de henné ; les deux autres, les bras pendants, et fumant leur narguilhé avec toute l’insouciance orientale ; une négresse emportant un plateau de sorbets et relevant d’une main une portière de brocards à ramages : voilà tout.

La foule ne verra là aucune espèce de composition, et jamais cependant tableau ne fut mieux composé. M. Monvoisin a beaucoup plus d’idées selon le vulgaire que M. Delacroix.

On fait une déplorable confusion et transposition de mots. Une idée en peinture n’a pas le moindre rapport avec une idée en littérature. Une main emmanchée d’une certaine façon, les doigts écartés ou rapprochés dans un certain style, un jet de plis, une courbure de tête, un contour atténué ou renflé, un mariage de couleurs, une coiffure d’une bizarrerie élégante, un reflet piquant, une lumière inattendue, un contraste de natures entre différents groupes, forment ce qu’on appelle une idée en peinture. Voilà pourquoi le tableau des Femmes d’Alger est plein d’idées, et pourquoi aussi il n’y en a pas une seule dans la Jane Gray. Le sujet est donc profondément indifférent à tout véritable artiste, et cela est tellement vrai que voici ordinairement la manière dont se compose un tableau quelconque : — Le peintre s’amuse à faire des croquis, des bouts de dessin d’étude ou d’invention, sans penser à autre chose qu’à crayonner et à chercher des tournures. Ce sont des femmes, des vieillards, des enfants, des chiens, des chevaux, des pots de fleurs, des moulins à vent, tout ce que le caprice peut suggérer à la folâtrerie et la débauche de la pierre noire ou de la sépia. — Cela ressemble à ces feuilles de macédoines que l’on vend aujourd’hui chez les marchands de lithographies. — Parmi tous ces gribouillages, le plus souvent informes et qui n’ont de sens que pour les habitués, il y a une petite figure, un petit groupe qui vient mieux que le reste : le peintre prend une autre feuille de papier, et retourne la composition jusqu’à ce qu’elle ait une forme arrêtée ; il en fait une esquisse peinte, et si le motif continue à lui plaire, il va chez le plus lettré de ses amis et lui demande un nom pompeux et sonore qui puisse convenir à son groupe et produire de l’effet à l’exposition prochaine. Ce littérateur fouille dans sa mémoire et trouve enfin une scène historique qui s’adapte passablement à la composition de son ami, qui ajuste alors des accessoires dans le style nécessaire. Car les peintres ne font dans leurs compositions primitives que des figures entièrement nues et qui n’ont d’autre signification que celle de leur attitude ou de leurs formes, ce qui, nous ne saurions assez le dire, est le but principal de la peinture, le sujet n’étant en quelque sorte qu’un accident.

 

La Presse, « Beaux-Arts — Ouverture du Salon »1er mars 1837

Nous savons bien que l’on a crié au pastiche ; mais l’imitation des procédés des maîtres a été de tout temps la base de l’art, et c’est un maigre orgueil de ne pas se servir des moyens que vous on laissés vos devanciers. MM. Delacroix, Champmartin, Eug. Devéria, Louis Boulanger, Decamps, et quelques autres gens de cœur et de talent, ont été les plus ardents apôtres de cette révolution, et ont éloquemment prêché d’exemple.

Un mouvement semblable s’accomplit presque simultanément dans le dessin pur ; — M. Ingres tout seul, avec sa volonté de fer, en revendique l’honneur. Après la pauvre école de l’empire, dont les tableaux sont comparables aux poèmes et aux tragédies du même temps, après ce dessin si misérablement maniéré et poncif, après toute cette couleur blafarde et violâtre, il n’y avait d’autre ressource que de remonter violemment à la source éternelle de tout art et de toute poésie, au seizième siècle, époque climatérique du genre humain ; Delacroix sauta brusquement par-dessus David, Guérin, Meynier, Girodet, Fragonard, et tutti quanti, jusqu’au Titien ; Ingres ne se crut en sûreté que dans l’école de Raphaël, et il fit même de fréquentes visites au vieux Pierre de Pérouge, tant il avait peur du dessin flasque et mou de ces Messieurs de l’Académie.

Ici, de crainte que l’on se méprenne au sens de nos paroles, nous nous hâterons d’ajouter que nous n’entendons pas dire que M. Delacroix ne dessine pas, et que M. Ingres ait seul le monopole de la correction. M. Delacroix dessine le mouvement et M. Ingres le repos ; l’un attaque les figures par le milieu, et l’autre par le bord ; celui-ci avec un pinceau, celui-là avec un crayon : voilà tout.

M. Ingres a fait beaucoup de bien. Par sa peinture calme, sérieuse et forte il a montré la puissance du style et de la simplicité ; l’aspect magistral de ses tableaux fait voir combien la disposition tranquille et symétrique, l’unité du ton local, la netteté de la silhouette l’emportent sur toutes les ruses mesquines et le papillotage misérable qui font l’admiration du vulgaire ; c’était une salutaire leçon pour tous ces jeunes artistes français qui cherchent avant tout, dans la peinture, l’esprit, le drame, l’intérêt, et qui traitent un tableau comme un vaudeville. M. Ingres (et on le lui a souvent reproché) a fait école, il a eu et il a des disciples enthousiastes et fervents ; c’est à nos yeux un de ses grands mérites, car, sans école, nous le répétons, c’est-à-dire sans une réunion d’hommes ayant les mêmes vues sur l’art et adorant le même maître, il n’y aura jamais que quelques talents exceptionnels ; et l’on ne pourra rien exécuter de grand et de durable : Raphaël et Rubens n’ont pas fait le quart de leurs tableaux, ils se contentaient de les dessiner et d’y jeter quelques retouches.

De ces deux influences si contraires, M. Ingres et M. Delacroix, il est résulté une jeune génération de peintres vraiment remarquable, un ensemble de talents avec qui, si nous ne vivions pas dans une époque d’égoïsme mal entendu et d’originalité prétentieusement hâtive, il serait facile de mener à bout les plus grands travaux pittoresques ; seulement ces jeunes peintres, au lieu de faire atelier à part, devraient être encore élèves de M. Ingres ou de M. Delacroix, et travailler de près les cartons du maître, dans les tableaux commandés à ceux-ci. De cette manière, M. Ingres ou M. Delacroix eussent pu exécuter les peintures de Notre-Dame-de-Lorette en quinze mois, et en plus d’une ignoble cacophonie de couleurs, nous aurions un hymne plein d’unité et d’harmonie ; on a mieux aimé éparpiller quatre ou cinq mille francs sur une vingtaine de peintres médiocres, que de donner deux cent mille francs à un seul maître qui se serait chargé de tout à ses risques et périls.

La Presse, « Topographie du Salon », 8 mars 1837

 

Nous voici à l’angle faisant face à la muraille où était suspendu anciennement l’Entrée d’Henri IV à Paris par Gérard. Nous rencontrons d’abord la Procession de la Gargouille, de Clément Boulanger, d’une ordonnance curieuse. La grotte de Viterbe, d’Edouard Bertin, grave et sévère peinture ; le Christ consolateur de Scheffer, tout imprégné d’une mélancolie allemande ; les Conteurs du Décaméron, de Winterhalter, qui s’est révélé l’année dernière par un tableau du farniente, où brillait un vif sentiment de la beauté et de l’élégance ; un Tasse dans la prison, de Gallait, l’auteur du Job entre ses amis, un beau paysage de Giroux, un Eude, comte de Paris, de Schnetz, à qui vous accorderez un coup-d’œil en mémoire de Sixte-Quint, enfant ; et tout à fait dans l’angle, le Pont de Taillebourg, d’Eugène Delacroix, peinture étincelante inquiète et furieuse, et qui, toute remarquable qu’elle soit, fait comprendre que M. Delacroix n’a pas dit encore son dernier mot. Quand vous aurez vu tous les tableaux que nous vous indiquons, vous pourrez passer dans la grande galerie, avec la persuasion que vous ne laissez derrière vous rien de bien regrettable.

La Presse, « Salon de 1837″, 9 mars 1837

 

Le nom de M. Delacroix se présente naturellement le premier ; le mérite du tableau qu’il a exposé, l’influence puissante qu’il n’a cessé d’exercer sur la nouvelle école française, depuis son début dans la carrière, exigent que l’on s’occupe de lui avant tout autre ; M. Ingres absent, Delacroix est sans rival. Ni Scheffer, avec sa grâce mélancolique, ni M. Paul Delaroche, malgré la popularité dont il jouit ; ni Sigalon, toute vigoureuse et toute grandiose que soit sa manière ; ni M. Schnetz, ce bœuf patient et laborieux qui raye d’un perpétuel sillon la terre rouge de la campagne de Rome, ni même Decamps, ce coloriste si fin et si fier, qui semblent avoir volé leur écrin aux Péri (sic) de l’Orient, ne sont de force à lutter contre lui.

M. Eugène Delacroix a subi le sort de tout homme qui apporte une idée nouvelle ; d’abord on ne l’a pas écouté ; ensuite, premier succès, on l’a hué, on s’est moqué de lui, on l’a charitablement averti qu’il était fou ; enfin quelques timides admirateurs on fait cette observation périlleuse qu’il y avait cependant du bon dans ces tableaux singuliers. Cette opinion s’est lentement infiltrée dans la masse du public, et aujourd’hui tous les gens, qui s’occupent d’art pensent à part eux, sauf à le dire tout haut dans cinq ou six ans d’ici, que M. Delacroix est le plus grand peintre que nous possédions ; ce qui ne les empêche pas en attendant de pendre des couronnes aux cadres de M. Delaroche.

Cette histoire est exactement celle de M. Ingres, qui végéta en Italie pendant la moitié de sa vie, pauvre, inconnu ou méconnu, ce qui est pis, préparant ses brosses, broyant ses couleurs lui-même, et faisant d’admirables portraits pour cinquante ou cent francs ; seulement M. Ingres n’est pas parvenu aussitôt à la gloire que M. Delacroix. Son talent sérieux, concentré, peu accessible, et toujours retiré sur les plus hautes cîmes (sic), devant se faire jour bien plus lentement que celui de M. Delacroix, talent vivace, ardent, fiévreux, plein d’audace et de tumulte, éclatant, inégal et soudain, — un vrai talent révolutionnaire. Les hommes de génie ont tous de pareils commencements, il n’y a que les hommes de savoir-faire qui réussissent d’abord ; à ceux-là l’éloge sans restriction, l’encouragement des journaux, les hautes protections, l’admiration des belles dames, les croix, les pensions, les travaux importants, les riches commandes, la vie heureuse, abondante et facile, et aussi il faut le dire, car la justice arrive tôt ou tard, l’oubli profond ou le mépris dès la génération suivante.

Maintenant que le succès par trop évident a fermé les bouches envieuses et criardes

qui jappaient autour de la gloire naissante de M. Ingres et de M. Delacroix, l’on ne saurait s’imaginer quelles grossières injures ont accueilli, le Massacre de Scio et l’Odalisque, cette ravissante réalisation d’un rêve d’Orient ; le Massacre était surtout attaqué comme contraire à la sensibilité et à la morale publiques : on trouvait ces larges mares de sang bien effroyables à côté des jolis petits filaments roses qui ruissellent sur les chairs d’ivoire des blessés classiques ; on n’avait pas assez d’anathèmes contre la maigreur livide, la saleté repoussante de ces misérables, de ces pestiférés indélicats qui n’avaient seulement pas eu l’attention de mettre des chemises de batiste empesée pour se présenter devant les dames ; bref, on reprochait à M. Delacroix d’avoir représenté des morts véritablement morts, des blessés avec des vraies plaies envenimées et saignantes, au lieu de charmants cadavres bien blancs, bien appétissants, bien lavés, et rappelant, autant que possible, l’Endymion de M.Girodet. — On ne comprit pas un seul mot de cet admirable poème de destruction, aussi sombre que la page la plus fauve de lord Byron, aussi triste que la plus désolée lamentation de Jérémie. Quant à l’Odalisque, de M. Ingres, cette œuvre décisive et violente dans son genre, comme le Massacre de Scio, elle n’excitait pas de moindres récriminations ; les conservateurs jurés et assermentés du bon goût se mirent dans des colères écarlates, après ce filleul de Raphaël, M. Ingres ; ils l’accusèrent de ne pas suivre les bonnes traditions, de ne pas imiter Guérin, Girodet, ou Lancrenon, son continuateur ; de vouloir faire rétrograder l’art, de retourner à la barbarie, d’être gothique enfin (la plus injurieuse épithète du monde en ce temps-là) ; et lui conseillèrent, en outre, de ne pas se hasarder à faire de portraits, genre traité aujourd’hui d’une manière si agréable et si séduisante, ceux qu’il avait exposés se rapprochant des informes productions de l’enfance de l’art au quinzième siècle.

On ne se figure pas maintenant à quels Mars et Vénus, à quel Ajax furieux, à quels Hélène et Pâris, à quel Diomède domptant les chevaux d’Hercule, l’on était exposé à cette époque ; les grandes perruques de l’école impériale régnaient encore despotiquement, la rotule et le tendon d’Achille étaient académiquement cultivés et ratissés ; il n’y avait pas la moindre apparence que l’on fît jamais de peinture en France ; et, chose effrayante pour la sagacité de notre public et de notre critique, tout le monde trouvait cela très bien et se contentait parfaitement de cet art ainsi fait ; peut-être même beaucoup de gens regrettent encore aujourd’hui cette période brillante. — Ingres et Delacroix se révélèrent subitement au milieu de tout ce fatras, aussi complets, aussi absolus qu’ils le sont à présent. Ils n’avaient eu aucun antécédent, aucun Saint-Jean précurseur, et ne procédaient que d’eux-mêmes. — M. Delacroix était élève de M. Guérin, l’auteur d’Enée racontant ses aventures à Didon ; vous voyez qu’il ne devait pas grand chose à son maître. M. Ingres n’avait ployé le genou que devant Raphaël son idole, son Dieu ; Raphaël dont la première manière était regardée alors comme légèrement barbare et sentant trop le Pérugin et le Chirlandajo. — Ces deux hommes si bafoués, si raillés, ont complètement changé la face de la peinture en France, et cela en huit ou dix ans. A eux deux tous seuls, ils ont accompli une révolution qui aura peut-être pour résultat de faire de Paris ce qu’était Rome autrefois, la métropole de l’art, comme elle l’est déjà de l’intelligence et de la civilisation.

Le génie de M. Delacroix est essentiellement varié, il jette de vives et rayonnantes lueurs sur toutes les parties de l’art ; il a essayé de tout et il a réussi dans tout ; la gamme qu’il parcourt a plusieurs octaves ; il a fait des batailles, des intérieurs, des scènes fantastiques ; il a peint les preux du moyen-âge et les gamins de Paris, ces deux héroïsmes si divers, le Christ au jardin des Oliviers et le Saint-Sébastien, les deux plus beaux tableaux de sainteté moderne ; les Femmes d’Alger, dont Paul Véronèse jalouserait les étoffes et les brocards ; des tigres et des lions supérieurs peut-être à ceux de Barye, et comme Desportes, le grand animalier, ne sut jamais en faire ; des illustrations pour le Faust de Goëthe, que Goëthe lui-même a déclaré la seule traduction existante de son œuvre immortelle ; et enfin, pour couronner dignement cette œuvre immense, les peintures de la chambre des députés, allégories transparentes et sereines, dont l’éclat mat s’allie si bien avec l’architecture, et qui rappellent si heureusement les plus lumineuses fresques florentines ; et enfin, pour le Musée de Versailles, le Pont de Taillebourg, qui est à la présente exposition.

Une qualité distinctive de M. Delacroix, c’est que sans jamais répéter ses airs de tête et ses attitudes, moyens faciles de se composer une originalité, il est toujours aisément reconnaissable ; quel que soit le maître qu’il ait consulté pour animer et colorer sa fantaisie, il reste toujours lui, qu’il se rapproche de Rubens comme dans le Sardanapale, du Véronèse comme dans les Femmes d’Alger, de Pordenone ou de Carle Maratte comme dans le Saint-Sébastien ; chaque touche qu’il pose est signée de son nom en toutes lettres, et cependant jamais peintre, même Horace Vernet, dont la facilité et l’universalité étaient en quelque sorte devenues proverbiales sous la restauration, n’a atteint à plus de sujets différents.

Parmi tous les peintres actuels, M. Delacroix est celui qui possède le plus le sentiment de la vie et du mouvement ; tout ce qu’il fait respire et remue avec une énergie et une ardeur singulières ; personne ne s’entend comme lui à tordre une mêlée, ou à faire tourbillonner une orgie. Comme peintre de bataille, il n’a pas d’égal, et c’est trop peu de lui avoir commandé un seul tableau pour le Musée de Versailles ; on aurait dû lui confier une galerie tout entière, on eût obtenu ainsi un monument, dont l’importance artistique eût égalé l’importance historique.

Quelle différence de la Bataille de Taillebourg à toutes celles qui sont placées sur la même ligne dans le grand salon. M. Delacroix seul a fait des hommes qui se battent, les autres n’ont fait que des mannequins violemment contorsionnés ; on n’a pas la moindre inquiétude sur la santé et la longévité de tous ces grands gaillards groupés autour de ces gros chevaux de charrette, vulgairement appelés chevaux historiques ; quelle tranquillité et quel calme profond dans tout ce désordre étudié ! comme ces étoffes sortent évidemment de la boutique et conservent leur pli et leur lustré primitif ! Ces tourbillons de fumée complaisante qui servent à boucher les vides de la composition, et à dérober les morceaux embarrassants, ne sont-ils pas une ingénieuse et commode ressource d’un effet bien pittoresque et bien régalant à l’œil ? est-ce qu’on s’est jamais battu comme cela? Ces mauvais drôles, tachés de rouge, étendus par terre comme des bergers antiques à l’ombre d’un hêtre, sont donc des blessés et des morts ! les épées molles et filandreuses que brandissent dans leur poing cotonneux les guerriers vainqueurs, ont-elles jamais pu, je vous le demande, ouvrir une blessure, même dans ces chairs molasses (sic) et sans consistance ? ce n’est pas ainsi que Rubens et Salvator Rosa entendaient la poésie de la bataille. Ce sont d’effroyables tueries que les leurs ; l’on se martelle, l’on s’éventre, l’on se taillade, l’on se déchiquète dans leurs toiles avec une bien autre conscience ; des larmes de sang suintent à travers les jointures des cuirasses, les panaches, honneur du cimier, sont hachés brin à brin, les épées ont l’air de scies, tant elles sont ébréchées, et puis avec quelles armes singulières et féroces ces gens là se fouillent les flancs et se fendent le crâne : marteaux, masse d’arme, fléaux à pointe d’acier, javelots barbelés, lances à croc, poignards ondulés, damas courbes, fer de faux, miséricordes, cimeterres, épées à deux mains ; que cela est sauvagement beau, d’un choix curieux et d’un ragoût exquis ; quelles croupes rousses et satinées, quels jarrets puissants, quelles crinières échevelées, quelles narines rouges et fumantes, quel œil plein de flammes et de sang ont les chevaux que montent ces fiers combattants ! — et sous leurs pieds les blessés qui mordent la terre et crient la soif, les yeux éteints, la bouche bleue, les points crispés, la tête ouverte, les entrailles débordant par les lèvres de la plaie, les mourants qui se tordent dans les dernières convulsions d’agonie, parmi les hauberts faussés, les brassards décloués, les épées rompues, les cottes d’armes en lambeaux, ce formidable détritus de la bataille qui est le lit où le carnage se vautre et prend ses aises ! — C’est ainsi que ces grands maîtres entendent la bataille, et sans aller si haut, car ce serait une exigence impossible que de demander à des artistes, qui n’ont tout au plus que du talent, les qualités de Rubens et de Salvator Rosa, ces deux génies exorbitants, ne sont-ce pas encore de bonnes et chaudes batailles, que celles de Vander-Meulen, du Bourguignon et du Parrocel ? Nos faiseurs sont bien loin de cela et l’on a droit de s’étonner que parmi un si grand nombre de tableaux stratégiques, il y en ait si peu de réussis ; il est vrai que la peinture de bataille exige une foule de connaissances spéciales que nos peintres, habituellement parqués dans un seul recoin de leur art, possèdent très rarement : il faut connaître à fond l’anatomie et les allures du cheval ; il faut savoir comment on se tient en selle et surtout comme on en tombe, et s’être de longue main rendu familiers les costumes et les armes des différents pays. Plusieurs personnes très capables de réussir dans un groupe de deux ou trois figures n’entendent rien à l’art de coordonner des masses et de faire agir et tourbillonner une foule ; c’est ce qui explique pourquoi de forts bons peintres, à les prendre chacun dans leur spécialité, ont fait des tableaux assez médiocres et sont restés, en général, au-dessous de ce qu’on attendait d’eux.

La flexibilité des moyens de M. Eugène Delacroix, la variété et l’étendue de ses études, l’ont préservé d’échouer à cet écueil. Il peint admirablement les chevaux, aussi bien que Géricault, Michalouski, et, assurément, beaucoup mieux que Vernet fils et père; il a l’entente des grandes machines, et sait donner du mouvement et de la vie aux multitudes, comme il l’a fait voir dans le Massacre de l’évêque de Liège. Aussi a-t-il, pour faire des batailles, des facultés que les autres n’ont pas. — Jusqu’à présent, M. Delacroix n’a représenté que des guerriers du moyen-âge ; mais je ne doute pas qu’il ne réussît complètement dans la représentation de nos uniformes modernes : car la principale qualité de son génie est la facilité de comprendre le côté saillant et poétique de toute chose, et de s’identifier parfaitement avec les époques qu’il eut à exprimer.

Le Saint Louis au pont de Taillebourg a quelque rapport avec le Passage du Thermodon de Rubens, cette flamboyante peinture, dont nous avons donné, il y a quelque temps, la description exacte dans un de nos feuilletons. Comme dans le Passage du Thermodon, la scène est échelonnée sur l’arche du pont, mais au lieu d’être vu transversalement, comme le pont du Thermodon, le pont de Taillebourg est vu de trois quarts ; disposition ingénieuse, qui rompt l’uniformité trop symétrique des profils. Le roi, monté sur un cheval blanc, soyeux, satiné, argentin, un vrai cheval de roi, est presque debout sur ses étriers, tient sa masse d’armes toute brandie, et semble prêt à asséner son coup ; il est vêtu d’un surcot de velours bleu semé de France, avec une cotte de maille dorée, et un casque à visière ouverte, entouré d’une couronne ; le roi est le point central du tableau, et c’est à lui que se rattachent toutes les lignes de la composition. Sous les pieds de devant de sa monture, qui piaffe d’impatience et de douleur, on voit un homme renversé, vêtu d’une casaque rouge, qui d’une main s’accroche aux courroies du poitrail, et de l’autre, encore armée d’un tronçon d’épée, tâche d’ouvrir le ventre du cheval dont le sang suinte déjà par deux blessures.— Des soldats de Saint Louis, que le peu de largeur du pont empêche de s’avancer, achèvent l’Anglais avec leurs longues piques, ce qui rattache cet épisode au reste de l’action. En avant du roi, un ennemi à cheval, demi tourné sur sa selle, ramassé sous sa targe, se prépare à lui porter un coup terrible ; mais un baron français pare l’estocade et fait à Saint Louis une muraille d’acier avec sa large épée. La terrible masse d’armes du roi a déjà fait une victime. Un guerrier, presque évanoui et tout saignant sous son casque bossué, se retire du combat soutenu par un valet d’armes ; ce groupe est magnifique, l’attitude chancelante et le maintien affaissé du soldat sont admirablement rendus. Un chevalier, placé du côté de la bordure, met sa lance en arrêt et s’apprête à fondre sur le roi, derrière lequel on voit s’allonger des têtes de chevaux échevelés, le col tendu, les naseaux écumants, qui semblent aspirer puissamment le carnage, des physionomies furieuses et des bras noueux, armés de coutelas et de lances, tout un flot de barons et de bannerets qui se précipitent pour dégager le roi ; étendez là dessus quelques nuages bas, orageux et lourds, et vous aurez une idée complète de la partie supérieure du tableau. La portion inférieure est occupée par les culées de pont, et les troupes qui, n’ayant pu passer dessus à cause de la trop grande foule, essaient de traverser la rivière à la nage ; cette portion du tableau est encore plus ardente, plus énergiquement dessinée et peinte, s’il est possible, que la région supérieure. Un grand cheval fauve traînant après lui son écuyer désarçonné, a déjà gravi le talus humide et glissant ; et un cavalier anglais, qui sans doute voulait s’opposer à son passage, roule avec sa monture sur la terre mouillée ; un petit page, qu’il porte en croupe, essaie en vain de la retenir ; le cheval renversé, avec sa tête embarrassée dans ses jambes, ses courroies rompues et sa crinière éparpillée, est d’une hardiesse surprenante de jet et d’exécution. Quelques soldats, en s’aidant de la pointe de leurs haches, sont parvenus à gravir le rivage ; les autres luttent encore avec les Anglais, qui les reçoivent à grand renfort d’estocades et tâchent de les repousser dans le fleuve ; le coin droit, du côté de la bordure, est rempli par des chevaux à la nage, celui de devant, qui a une longue houppe de crin, qui passe entre les oreilles et retombe sur les yeux, ressemble, tant il est beau et plein de feu, à un des coursiers du char de Neptune ; — Ajoutez à ce maigre linéament toute l’ardeur, toute la finesse de ton, la férocité et la fierté de touche, l’énergie, le mouvement que vous pourrez imaginer, et vous aurez une lointaine idée de la bataille du pont de Taillebourg. Comment donc se fait-il que M. Eugène Delacroix, ce grand poète et ce grand peintre n’ait pas parmi le public la moitié de la réputation de M. Paul Delaroche. — Ce sont là de ces fortunes ordinaires qui me semblent toujours inexplicables.

La Presse, 2 mars 1838

 

L’on a déjà dit que l’exposition de cette année est inférieure à l’exposition de l’année passée ; mais il faut considérer que ni M. Ingres, ni M. Scheffer, ni M. Horace Vernet, ni M. Delaroche, n’ont rien envoyé : somme toute, proportion gardée, au nombre des maîtres exposans, il y a autant de bons tableaux qu’à l’ordinaire. Nous avons déjà distingué le Daniel dans la fosse aux Lions, de M. Ziegler, qui a su dérober, à ses grands travaux de la Madeleine, le temps de faire un tableau de grand style et d’exécution large; une Médée de M. Delacroix qui a toute la fièvre et toute la furie habituelles à ce peintre […].

La Presse, « Exposition du Louvre », 22 mars 1838

 

M. Eugène Delacroix est un des talens les plus aventureux de l’époque : il a une certaine inquiétude, une certaine fièvre de génie, qui le pousse à toutes sortes d’essais et de tentatives ; personne ne s’est plus cherché lui-même, dans ce siècle où les plus piètres écoliers se croient grands-maîtres dès leur premier barbouillage ; au lieu de s’arrêter, comme beaucoup de peintres, estimables d’ailleurs, à une formule convenue d’avance, et de se renfermer dans un style uniforme une fois acquis ; au lieu de se composer une touche aussi facilement reconnaissable qu’un paraphe de maître d’écriture, ou que les fers à gauffrer des anciens enlumineurs byzantins, M. Eugène Delacroix, dans son ardeur de bien faire et d’arriver à la perfection, a tenté toutes les formes, tous les styles et toutes les couleurs : il n’y a point de genre où il n’ait touché et laissé quelque noble et lumineuse trace ; peu de peintres ont parcouru un cercle aussi vaste que M. Delacroix, et son œuvre est déjà presque aussi considérable que celle d’un Vénitien du beau temps ; il a fait des fresques, de grandes machines, des tableaux d’histoire, des tableaux de genre, des batailles, des intérieurs, des chevaux aussi bien que Géricault, des lions et des tigres qui valent ceux de Barye ou de Desportes.

Quelle superbe et byronienne satiété dans la tête du Sardanapale couché sur son lit, supporté par des éléphans d’or, près de sa belle favorite Myrrha, la Grecque de Milet, pêle-mêle avec ses esclaves éthiopiennes, ses cavales échevelées, à la croupe de satin, aux narines roses et fumantes, ses manteaux de pourpre teinte trois fois, ses robes brochées d’or, ses coffres de parfums, ses vases bosselés de ciselures et rugueux de pierreries, tout ce monde étincelant et magnifique, que la flamme saisit déjà entre ses rouges mâchoires, et qui va disparaître avec lui, le sublime efféminé !

Quelle pâleur pestiférée ! quel ciel étrange et malade, vert et jaune comme un cadavre de ciel ! quelle lueur terne et plombée dans cette toile du Massacre de Scio ! Les lèvres violettes de mille blessures ricanent affreusement aux flancs des corps morts; des mares de sang figé et pris en caillots souillent un terrain lépreux, écorché, piétiné, rude à l’œil comme s’il était peint sur des limes ; des fragments d’armes rompues, des haillons hideusement tachés gisent çà et là ; c’est l’affaissement et l’abrutissement du désespoir rendu avec la plus sombre poésie ; personne ne pleure plus ; il y a longtemps que les larmes sont taries. Les nourrissons abandonnés cherchent en rampant la mamelle desséchée de leur mère et tètent du sang à défaut de lait.

Un Turc, seul être vivant dans ce troupeau de fantômes, fait caracoler son cheval et entraîne une jeune vierge, dont le torse d’albâtre amaigri se renverse douloureusement, et qui tend vers le ciel ses beaux bras meurtris, où deux ou trois nœuds de corde se tortillent comme des serpens irrités. Il est difficile de pousser plus loin la beauté de l’horreur, et d’être plus splendidement misérable. Tout cela est d’une couleur et d’un ragoût à faire envie aux plus excellens.

La Mort de l’évêque de Liège, pour le mouvement et la fureur de la composition, est un chef-d’œuvre inimitable, c’est un tourbillon peint, tout remue et tout se démène frénétiquement dans ce petit cadre, d’où il semble entendre sortir des mugissements et des tonnerres ; jamais on n’a jeté sur une toile une foule plus drue, plus fourmillante, plus hurlante et plus enragée ; les flambeaux avinés et les lumières orgiaques qui font trembler à travers cette confusion, leur auréole chevelue et leur pénombre aux rayons éraillés, sont sinistres à voir comme les étoiles et les comètes qui pleuvent du ciel dans les sombres hallucinations de l’Apocalypse ; M. Delacroix excelle dans l’impossible ; il rend particulièrement bien ce qui paraît échapper au pinceau et à la science humaine ; cette peinture est réellement tumultueuse et sonore ; on l’entend aussi bien qu’on la voit.

Les Femmes d’Alger, pour l’ampleur étoffée des brocards, la blonde limpidité des perles, l’éclat argentin et la chaude pâleur des chairs, la grâce et le caprice de l’arrangement ne sont pas inférieures aux plus lumineuses toiles de Paul Véronèse ; c’est l’œuvre la plus tranquille de M. Delacroix, qui sait se plier admirablement à toutes les manières, et qui comprend toujours avec cette flexibilité d’intelligence qui le distingue toutes les ressources du genre qu’il traite.

Quant à la Bataille de Taillebourg, le souvenir en est encore trop présent pour que nous ayons besoin de le raviver ; nous ne connaissons de comparable, à cette furie de composition et à cette férocité de touche, que le Passage du Thermodon de Rubens : voilà une bataille, voilà des gens qui y vont de tout leur cœur, et des pieds et des poings, et du couteau et de la hache, qui se martellent et s’assomment consciencieusement ; ils ne posent pas, ils ne font pas la belle jambe devant les spectateurs ; ils sont à leur affaire, œil pour œil, dent pour dent ; et quels chevaux ! ruisselans de sueur, baignés de l’écume du fleuve, l’œil flamboyant sous les longues mèches trempées de leur crinière, la croupe étalée, le jarret tendu, l’ongle pinçant la terre argileuse de la berge, hennissant aigrement, et furieux de la rage de leurs cavaliers. Quel dommage que M. Delacroix n’ait pas pu se charger à lui seul de toutes les batailles du Musée de Versailles !

Le Saint Sébastien percé de flèches, est, avec le Saint Symphorien de M. Ingres, le plus beau tableau de sainteté des temps modernes ; aucun peintre d’aujourd’hui n’arriverait à la belle tournure magistrale, à l’élégante sévérité d’aspect de cette composition ; la femme qui regarde par-dessus son épaule ferait honneur à quelque maître que ce soit.

La chambre des députés, qui n’est pas encore connue du public, et dont nous avons donné autrefois une description détaillée, vaut les meilleures stanzes de Rome et les scuole les plus vantées de Venise. Ces peintures allégoriques, mythologiques, même tout à fait en dehors des habitudes de M. Delacroix, sont une preuve de plus de la merveilleuse souplesse de son talent ; ces peintures influeront, sans aucun doute, sur l’avenir du peintre pendant le cours de ce grand travail. Il a pris une manière plus large, plus grande ; il a mis de la sobriété dans sa couleur, de la tenue dans son style ; il a soumis sa fougue à toutes les exigences architecturales, et s’est restreint dans des compartimens bizarres et de formes ingrates ; c’est une excellente étude, et dont les tableaux qu’il fera par la suite ne pourront manquer de se ressentir.

Nous n’avons pas la prétention de faire ici une appréciation complète de l’œuvre de M. Delacroix ; nous avons voulu seulement indiquer la marche de son talent. Les tableaux que nous venons de décrire peuvent être considérés comme prototypes d’autant de nuances différentes de la manière du peintre ; dans chacun de ces genres il a produit un grand nombre de morceaux du plus haut mérite et dont il est inutile de donner la description parce qu’ils sont connus de tous ceux qui s’occupent de peinture en France.

La Médée furieuse, se rapporte à l’ordre d’idées qui a produit les fresques de la salle du Trône ; c’est un sujet antique traité avec l’intelligence moderne et sous des formes plus humaines qu’idéales ; ce contraste produit un effet piquant, et les sujets les plus usés du monde reprendraient de la jeunesse et de la nouveauté compris de cette manière; il y a dans cette pensée une révolution complète. Un sujet grec et classique, traité par le roi de l’école romantique (pardon du mot), est une bizarre anomalie, mais qui ne pouvait manquer d’arriver avec un génie aussi éclectique et une fantaisie aussi voyageuse que celle de M. Delacroix.

Médée poursuivie est sur le point d’égorger ses enfans : tel est le motif choisi par M. Delacroix.

Le fond du tableau représente un site sauvage et désolé ; c’est une espèce de gorge pleine d’anfractuosités ; on n’aperçoit qu’un losange de ciel dans un coin de la toile comme par le soupirail d’un caveau ; de grande roches s’élèvent perpendiculairement ; sur le devant se tordent comme des scorpions ou rampent comme des serpens, de longues plantes filandreuses aux feuilles acérées, aux épines menaçantes et d’un aspect féroce et vénéneux ; Médée, haletante, le poignard à la main, les vêtemens en désordre, semble vouloir s’élancer hors du cadre ; deux beaux enfans sont suspendus à ses bras ; rien n’est plus hardi que la pose de ces deux petites figures, dont l’une n’est suspendue que par la tête ; le contraste du vermillon insouciant qui s’épanouit sur les joues rebondies et satinées des pauvres victimes, avec la verdâtre et criminelle pâleur de leur mère forcenée, est de la plus grande poésie ; la tête de la Médée se présente de profil, car elle regarde en arrière pour voir les gens qui la poursuivent ; le caractère n’est pas antique si l’on prétend par ce mot un nez droit perpendiculaire au front, une lèvre courte et serrée, un menton bombé comme celui des médailles, mais elle est fine, irritée et méchante comme une tête de vipère ; la grande ombre qui la coupe en deux, et que l’on a généralement blâmée, ajoute, selon nous, à l’effet tragique, en lui posant sur le front un diadème de ténèbres ; on ne peut rien voir de plus beau que la poitrine, la gorge, les bras et les mains de cette figure ; cela est blond, argentin, chauffé de reflets fauves, rafraîchi de transparences rosées et bleuâtres, si vivant, si palpitant, si flambant de contour, d’une pâte si régalante, si hardiment tripoté et torché, que Rubens et Jordaëns, ces princes de la chair, ne pourraient faire mieux ; les bras semblent remuer et ramasser des monceaux d’enfans, quoiqu’après tout, il n’y en ait que deux, qui sont des merveilles de vie, de santé et de couleur : M. Delacroix a fait souvent aussi bien, mais jamais mieux.

Après la Médée viennent les Convulsionnaires de Tanger ; ce sont des fanatiques de la secte de Ben-Yssa qui courent les rues en se livrant à des contorsions frénétiques et souvent dangereuses.

Cette scène singulière se détache sur un fond d’étincelante blancheur qui distingue les édifices en Afrique ; par-dessus, le ciel sourit placide et bleu ; de belles femmes accoudées sur les terrasses regardent les Issaouïs de ce regard indolent et voilé des Orientaux. Au milieu de la rue s’agite le groupe le plus étrange que l’on puisse rêver dans le cauchemar d’une nuit d’été ; ce sont des figures sauvages, bronzées, noires, couleur de cuivre rouge, avec des barbes violentes, des cheveux exorbitans, des prunelles ardentes comme des charbons, des bouches pleines d’écume et de cris, des corps cambrés en arrière par la tension des muscles, des membres tordus, des ricanements convulsifs, des dents qui s’enfoncent dans les chairs et mâchent les perles sanglantes qu’elles font jaillir, des ongles qui labourent la peau ; la folie et la rage poussées à leurs dernières limites : par derrière, de beaux Turcs, simples et graves, montés sur de superbes chevaux, suivent l’étrange procession ; des femmes enveloppées de leurs bournous, cet élégant linceul des beautés arabes ; des enfans nègres se dispersent et fuient devant les terribles convulsionnaires. Avec l’évêque de Liège, c’est ce que M. Eugène Delacroix a fait de plus remuant ; la couleur est chaude, vive, et d’un éclat tout oriental.

L’intérieur de la cour où des soldats marocains attachent leurs chevaux, sans avoir l’importance de cette composition, est un joli tableau, amusant d’aspect et très bien coloré, comme M. Delacroix en fait en se jouant, dans l’intervalle d’une grande composition à une autre ; c’est un souvenir plein d’intérêt des voyages de l’auteur ; quant au Kaïd marocain nous n’avons pu le découvrir, et le don Juan a échappé à nos recherches les plus opiniâtres ; mais la Médée et les Convulsionnaires suffisent de reste pour faire voir que M. Delacroix se maintient toujours à la haute place qu’il a su conquérir par sa courageuse lutte, et ses travaux opiniâtres. M. Delacroix jusqu’ici a toujours été en progrès ; personne n’a plus promis et plus tenu.

La Presse, « Salon de 1839″, 4 avril 1839

 

Pour certains esprits sages et tranquilles, l’art de peindre consiste dans la reproduction exacte de la nature : quand le modèle choisi ou vulgaire est bien copié, ils sont contens et croient avoir tout fait, — le miroir est pour eux l’idéal du tableau, — et cependant la plus pure glace reflétant la plus belle femme du monde, ne vaut pas une toile de Raphaël ; c’est que la peinture n’est pas de l’histoire naturelle, et que l’artiste doit faire le poème de l’homme et non sa monographie. Nous ne blâmons pas toutefois les naturistes, car l’art est une chose si vaste qu’il y a mille manières d’y être grand ; — mais il est d’autres génies plus inquiets, plus fantasques pour qui la nature est le point de départ et non le but, et dont l’aile ouverte à tous les vents du caprice fouette impétueusement les vitres de l’atelier et les brise ; ils voient autrement et autre chose ; — à leurs yeux les lignes tremblent comme des flammes ou se tordent comme des serpens, les moindres détails prennent des formes singulières ; le rouge s’empourpre, le bleu verdit, le jaune devient fauve, le noir se veloute comme les zébrures d’une peau de tigre ; l’eau jette du fond de l’ombre de mystérieuses étincelles, et le ciel regarde à travers le feuillage avec des prunelles d’un azur étrange. — Le modèle les gêne ; ils aiment mieux avoir leurs coudées franches, et pour faire votre portrait, ils vous prieraient volontiers de vous en aller ; car ils ont la plus grande peine à faire entrer dans leur création une réalité crue et positive ; il faut qu’ils se soient assimilé un objet et qu’ils l’aient contemplé avec leur prisme pour le pouvoir peindre.

Goëthe dit quelque part que tout artiste doit porter en lui le microcosme, c’est-à-dire un petit monde complet d’où il tire la pensée et la forme de ses œuvres ; — c’est dans ce microcosme qu’habitent les blanches héroïnes et les brunes madones, et que vivaient sans doute Marguerite, Mignon, Charlotte et Philine ; c’est aux lueurs de ce soleil que rayonnent les fabuleux paysages de Decamps, et que s’élèvent en rampes infinies les colossales villes de Martinn. — Les artistes qui ont le microcosme, lorsqu’ils veulent produire, regardent en eux-mêmes et non au-dehors ; ils peuvent très bien faire une maison d’après un canard, et un singe d’après un arbre. — Ce sont les vrais poètes, dans le sens grec du mot, ceux qui créent, ceux qui font : les autres ne sont que des imitateurs et des copistes. — Imitatores servum pecus.

M. Eugène Delacroix peut se compter au nombre de ces rares artistes ; — toutes ses œuvres aisément reconnaissables, quoique variées, se rapportent à un type intérieur qu’il voit de l’œil de l’esprit. Les figures de ses tableaux ressemblent aux figures de cette population invisible qui se meut au dedans de lui-même, bien plus qu’aux physionomies de la foule réelle ; — Ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit ni naturel ni vrai, car il faut une grande puissance d’assimilation et d’intuition pour se former ainsi un monde dans le monde, une création dans la création ! — Ces têtes quoique peu étudiées en apparence et faites au bout de la brosse sans que le peintre jette un regard au modèle oublié sur la table ont une force de vie, une puissance d’animation que n’ont pas les œuvres les plus exactes ; c’est qu’il y a tout le rêve d’une existence, vingt ans d’une observation involontaire, le souvenir confus des grands maîtres et des belles natures, et par-dessus tout une volonté et un désir.

Nous savons très bien tout ce que l’on peut dire de lui : — Nous allons, si vous voulez , mesurer les bras trop longs, les jambes trop courtes ; quoique nous ne soyons pas grand dessinateur, nous vous marquerons au crayon blanc les contours trop renflés, les emmanchemens improbables et tout ce que les méticuleux appellent des fautes ; voilà des tons sales et boueux, voilà des tons violens et criards. Nous vous accordons tout cela. — Mais avez-vous jamais pu passer devant la moindre toile de ce peintre sans vous y arrêter et sans vous y arrêter longtemps ? Quel est donc ce signe qui le fait reconnaître contre mille ? pourquoi donc, avec tant de défauts, est-il de l’aveu de tous, l’un des premiers maîtres, sinon le premier de l’école moderne ? — Il a la vie, don rare et précieux !

Comme tous les génies qui ont su se composer un monde intérieur il a l’harmonie et l’unité. — Ses chevaux sont bien les chevaux de ses cavaliers, ses arbres ne pourraient pousser en d’autres terrains, ses étoffes habiller d’autres corps : tout se tient, tout s’enchaîne. — Un seul coup de pinceau donné par lui sur le tableau d’un autre peintre se reconnaîtrait sur-le-champ ; car sa touche est tellement liée avec sa forme qu’elles ne peuvent se séparer.

En parlant de M. Scheffer, nous avons dit que c’était un littérateur pour les peintres et un peintre pour les littérateurs. M. Delacroix qui est lui aussi un artiste poétique, nous servira à mieux faire comprendre notre pensée ; il traite ses sujets par leur côté vraiment pittoresque : il y voit avant tout l’effet, la couleur, le mouvement et ne cherche pas à faire des vignettes enluminées. Il est poète par le choix particulier des lumières et non des couleurs, par la disposition bizarre de la scène, par l’arrangement et le caractère des groupes, et non par l’idée en elle-même, ainsi que doit l’être un peintre qui, après tout, n’a que son crayon et sa palette pour moyen d’expression.

L’Hamlet de M. Delacroix, quoique tiré de Shakespeare, est cependant traité d’une manière qui lui est propre ; il a recomposé l’idéal du poète et l’a scellé du cachet indélébile de son individualité ; c’est bien l’Hamlet de Shakespeare, mais c’est encore bien plus l’Hamlet de M. Delacroix.

Quelques personnes ont paru trouver l’Hamlet inférieur aux autres productions de M. Delacroix ; nous ne sommes pas de cet avis ; l’Hamlet a exactement les mêmes qualités et les mêmes défauts que ses aînés. — A propos de ceci, nous émettons une pensée que nous croyons fort juste, malgré son apparence paradoxale : un homme a du talent ou n’en a pas ; mais lorsqu’il en a, tous les ouvrages qu’il produit ont le même mérite ; toute la différence consiste dans le plus ou moins d’agrément du sujet et dans les sympathies particulières du spectateur. Ainsi, M. Delacroix, quoiqu’il n’ait au Salon que deux toiles de médiocre grandeur, est toujours pour nous le peintre du Sardanapale, du Massacre de Scio, des Femmes d’Alger et du Pont de Taillebourg ; il est contenu dans ces deux petits tableaux ; car le génie est comme Dieu que chaque fragment de l’hostie contient tout entier. Pour nous un peintre se révèle dans un seul trait, un écrivain dans une seule ligne.

Tout le monde connaît la scène d’Hamlet et des fossoyeurs : — le jeune Hamlet, prince de Danemark, accompagné d’Horatio, son jeune ami, trouve dans le cimetière des rustres avinés qui creusent la fosse d’Ophélie et qui lui montrent le bon vieux crâne d’Yorick, l’ancien bouffon de son père. — Alas ! poor Yorick ! dit mélancoliquement le jeune prince, en contemplant ces yeux creux où la vie étincelait jadis, ces gencives décharnées où voltigeait un franc et joyeux sourire.

M. Delacroix a parfaitement rendu cette scène : un ciel livide jauni par des reflets crépusculaires, rayé bizarrement de nuages étroits et se fondant presque avec l’horizon, jette un jour louche et douteux sur des terrains d’ocre et de glaise, vrais terrains de cimetière que la corruption même n’a pu engraisser et sur lesquels il ne vient qu’une stérile mousse vertdegrisée. — Au premier plan, enfoncés jusqu’à mi-corps dans la fosse avec une horrible insouciance, les deux coquins débraillés, la poitrine nue et martelée de plaques vineuses, présentent au prince Hamlet le crâne d’Yorick comme une boule de jeu de quilles. — Horatio se penche vers la tête de mort avec une curiosité mélangée de crainte et de dégoût ; quant au prince, ses yeux nagent dans l’infini, il ne regarde plus, — après l’exclamation alas poor Yorick ! tombée de la bonté de son cœur sur la mémoire du bouffon de son père comme un bouquet de fleurs sur une fosse oubliée, le cerveau reprend le dessus, la rêverie s’élance dans les cieux et s’égare en réflexions inextricables. — Où sont les poussières d’Alexandre, de César ? — Vous voyez qu’Hamlet est déjà bien loin d’Yorick.

L’élégance un peu maladive, le vague sourire, la pâleur fatale du jeune prince destiné à accomplir une vengeance au-dessus de ses forces, sont exprimés très finement et très poétiquement. Son costume arrangé avec une grâce maniérée, qui rappelle les ajustemens romanesques d’Angelica Kauffmann, le caractérise à ne pouvoir s’y tromper; c’est un costume tout noir, une toque à plumes, des crevés, quelque chose qui sent à travers la majesté du prince, l’étudiant d’Allemagne et le docteur Faust en herbe, un vêtement sombre et sévère où rien ne distrait la pensée, et sur lequel se détachent admirablement les blanches et fluettes mains du rêveur.

Quant à la Cléopâtre, c’est une composition de deux figures, un drame réduit à sa plus simple expression.

Un paysan égyptien, à figure de troglodyte ou de satyre, vêtu d’une peau de panthère et le front ceint de bandelettes, apporte à la reine l’historique panier de figues ; sur les feuilles écartées dans l’interstice des fruits, fretille vivacement l’heureux aspic, qui va mordre le plus beau sein du monde : Cléopâtre, pâle, l’œil enflammé, mais résolue et sévère, comme une grande reine qui va mourir, contemple la petite bête aux changeantes couleurs, qui s’agite et se tord ; elle est fermement assise sur un trône incrusté, son menton repose sur sa main, son coude sur son genou, dans une attitude pleine de force et de majesté. Ce tableau, dont les figures sont à mi-corps, rappelle pour la finesse du ton, la Médée et les Femmes d’Alger. Il faut être M. Delacroix pour venir à bout d’organiser tant de couleurs différentes ; les taches de la peau de panthère, les raies diversement coloriées des bandelettes, les incrustations du fauteuil, le manteau safrané, pallium croceum vel luteolum de la reine, offraient d’insurmontables difficultés pour ne pas tomber dans le papillotage et le chipoté, M. Delacroix les a heureusement vaincues. — Malgré cela, beaucoup de gens viendront vous dire que le paysan n’a pas le caractère égyptien, qu’il ressemble à un satyre grec, que la Cléopâtre de l’histoire était petite, maigre et brune — qu’importe !

Ces deux tableaux sont tout ce que ces messieurs du jury ont bien voulu admettre de M. Delacroix. Ces braves gens n’ont pas trouvé les autres assez finis. — Heureusement S. A. R. le duc d’Orléans n’a pas été de cet avis. — Les rebuts du jury lui ont paru fort bons, et il a accroché au mur de sa chambre la pauvre peinture rejetée, hospitalité digne et touchante donnée à l’art chassé du Temple par les Pharisiens de l’Institut.

Nous avons vu ces tableaux refusés, à la grande honte du jury ; l’un d’eux représente le Tasse dans la prison des Fous. — Le pauvre grand poète est assis sur le bord d’un maigre grabat, son teint est lumineusement plombé comme ceux qui ont fait d’énormes excès cérébraux ; on voit que la raison expirante voltige sur ce visage comme une flamme qui palpite avant de s’éteindre sur la mèche de la lampe épuisée. — Les autres fous irrités de la présence de cet hôte inconnu, plongent leurs bras et leurs têtes à travers le grillage de sa chambre qu’ils emplissent de hurlemens, de menaces et de rires forcenés auxquels le Tasse, accoutumé déjà et penché sur l’abîme de sa propre folie paraît ne pas faire la moindre attention.

Les Arabes sous leur tente pendant la pluie nous montrent l’Afrique sous une couleur différente de celle de Decamps mais non moins pittoresque ; le Kaïd marocain et les Convulsionnaires de Tanger ont montré jusqu’à quel point M. Delacroix comprenait et savait rendre la nature orientale. — Les Marocains et les Tunisiens valent les Turcs du supplice des crochets, c’est tout dire.

La Sibylle de Cumes est une fière étude d’une tournure tout à fait magistrale ; une de ses mains est appuyée sur sa hanche, et de l’autre elle montre au-dessus de sa tête le mystérieux rameau d’or qui reluit dans la profondeur de la forêt. Les épaules, les bras sont d’une couleur admirable et toute vénitienne, Georgione et le Tintoret n’ont rien fait de plus palpitant. — Cette figure rappelle pour le style les peintures de la chambre des députés, elle a quelque chose de sculptural et d’altier qui sent la peinture monumentale.

 

La Presse, « Salon de 1840″, 11 mars 1840

 

Presque toutes les réputations faites, presque tous les noms célèbres manquent à cette exposition. Est-ce une coquetterie ? ou les bons ouvrages seraient-ils plus longs à produire que les mauvais ? Nous ne le croyons pas. La fécondité est un des caractères du génie. — Toujours est-il que Ziégler, Horace Vernet, Decamps, Paul Delaroche, Ary Scheffer, se sont abstenus. — L’on nous avait fait espérer la Stratonice de M. Ingres, vain espoir ! — Eh bien, le Salon, privé de ses plus beaux ornemens, n’est cependant pas dénué de mérite ; les élèves remplacent les maîtres, quelquefois avec avantage, sans compter que le jury, par des exclusions inqualifiables, a rendu cette tâche plus difficile encore.

Il est étrange, il est honteux (on ne saurait trop le dire) que quelques vieillards, qui n’eurent pas même de talent autrefois, disposent à leur gré du sort des artistes, refusent, sans avoir de compte à rendre à personne, des œuvres d’une haute valeur, de nobles essais, de hardies tentatives, qu’ils devraient étudier avec respect, ou du moins laisser arriver au public, le seul juge en fait d’art et de poésie. — Quand finira donc ce scandale ? Il est temps qu’une autorité supérieure intervienne.

Cette année, le jury a été encore plus vertigineux que de coutume, quos vult perdere Jupiter dementat. Il s’est livré aux caprices les plus inexplicables : — On a refusé Une vue de Venise à Cabat ! à Cabat le plus grand paysagiste de l’école française ! un talent si pur, si fin, si correct, si élevé, qui n’a qu’un défaut : la perfection ! Il est vrai qu’on a reçu trois paysages de MM. Bidault et Victor Bertin, membres de l’institut, dont on ne voudrait pas pour devant de cheminée dans une auberge de village.— Le Trajan, de M. Delacroix, a été rejeté d’abord, et porté dans la galerie des antiques, espèce de salle funèbre où le jury met ses morts qui n’attendent pas le troisième jour pour ressusciter dans l’opinion publique ; ensuite, il a été admis à une seule voix de majorité ! — Un étranger, à qui l’on dirait cela, si un étranger pouvait ne pas connaître Eugène Delacroix, s’imaginerait qu’il s’agit du début d’un disciple présomptueux trop tôt sorti de l’atelier du maître, et ne pourrait croire que l’on traite ainsi un homme, qui depuis dix ans occupe l’attention générale, qui a fait école, qui a mis son pied dans tous les sentiers de l’art, et que ses ennemis même reconnaissent pour le plus grand coloriste moderne ! M. Eugène Delacroix avait trois autres petits tableaux : Christophe Colomb se reposant dans un monastère, intérieur comme Granet n’en fit jamais dans son meilleur temps ; Christophe Colomb à la cour d’Isabelle, et Une noce juive à Alger, deux vraies perles de couleur : il n’a pas osé les envoyer, de peur qu’on ne les reçût au détriment de la grande page à laquelle il a travaillé deux ans ! — il a mieux aimé jouer le tout pour le tout.

 

 

La Presse, « Salon de 1840″, 13 mars 1840

La Justice de Trajan est assurément le tableau le plus important du Salon ; il commande impérieusement l’attention par l’énergie de la couleur, l’âpreté sauvage de la touche, l’étrangeté de la composition, et par cette turbulence et cette inquiétude fiévreuse qui caractérisent tous les tableaux de M. Eugène Delacroix, où, si réussis qu’ils soient, percent toujours le désir et la volonté d’un plus haut résultat. De telle sorte que le peintre, depuis plus de dix ans qu’il expose, semble ne pas avoir encore dit son dernier mot.— Nous avons dans nos précédens articles sur le Salon, exprimé à plusieurs reprises toute notre sympathie pour cette individualité si vivace et si franche, étant de notre nature plus sensible aux beautés qu’aux défauts. — Les défauts viennent de l’homme, les beautés viennent de Dieu, et tout artiste que le rayon a touché est accepté par nous sans aucune restriction. Nous pourrions très bien relever des négligences, des barbaries de style et de dessin ; et faire une esthétique fort considérable à propos du Trajan. Il est toujours très facile de critiquer un homme en se plaçant au point de vue opposé, et c’est une tactique usée de dire à un coloriste, vous ne dessinez pas, et à un dessinateur vous ne colorez pas. L’on arriverait ainsi à prouver que MM. Ingres et Delacroix, ces deux génies si opposés et si absolus chacun dans leur genre, sont tous les deux des cuistres à mettre au-dessous du plus misérable rapin.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que le Trajan est le premier tableau que l’on voit en entrant au Salon. — Voilà déjà un grand résultat. — Sans doute les toiles voisines sont mieux composées, mieux dessinées, plus achevées, plus correctes ; mais on ne les regarde pas, ou quand on les a vues, il n’en reste nul souvenir. — Il y a beaucoup de talent dans tout cela, mais pas de génie ! L’anatomie est bien observée, les plis des draperies sont étudiés sur le mannequin ; c’est parfaitement beau, mais parfaitement ennuyeux : il y manque l’entrain, le feu, l’audace, le grouillement et le fourmillement de la vie ; les narines et la bouche, ces soupapes du masque humain, ne jouent pas librement, cela ne palpite ni ne respire ; les yeux ne tremblent pas dans la vague lumière ; les mouvemens, au lieu de remuer et d’onduler, semblent fixés et comme pris dans le marbre. — Nous avons dit tout à l’heure que le génie manquait à ces toiles : il y manque aussi des défauts.

M. Eugène Delacroix, qui lit les poètes avec amour et intelligence, a tiré son sujet de la divine Comédie. — C’est la Justice de Trajan. — Comme ce fait est peu connu, nous transcrivons ici les beaux vers d’Antony Deschamps, qui a traduit le Dante avec un sentiment et une fidélité bien rare chez les traducteurs français.

Une veuve était là de douleur insensée,

S’efforçant d’arrêter sa marche commencée :

Autour de l’empereur s’agitaient les drapeaux

Et la terre tremblait sous le pied des chevaux.

Au milieu de ce bruit la veuve semblait dire :

» César, viens au secours de mon cruel martyre,

» Venge, venge mon fils qu’ils ont assassiné. «

Et lui, semblait répondre, et comme importuné :

» Attends que je revienne.  » Et du fond de son âme :

» Si tu ne reviens pas !  » S’écriait cette femme.

Trajan disait alors :  » Celui qui régnera

» Après moi dans l’empire un jour te vengera.

Et la veuve :  » Pourquoi la justice d’un autre

» Maître, lorsqu’à genoux je demande la vôtre….? «

Et l’empereur enfin disait :  » Console-toi,

» Il faut que j’obéisse à cette sainte loi ;

» Je ferait mon devoir avant que je ne sorte,

» La justice le veut et la pitié l’emporte.  »

Le Trajan monté sur un de ces chevaux à formes d’éléphant qu’affectionnent les coloristes, débouche par l’arcade d’une architecture majestueuse et de haut style, qui occupe tout ce coin du tableau et porte suspendues à ces colonnes des grappes de figures de la tournure la plus fière et la plus magistrale. Les étendards flottent en nuages diaprés, les trophées lancent des effluves d’or, les chevaux piaffent et se cabrent. — C’est bien l’entrée tumultueuse et fulgurante d’un dieu de chair, d’un César-Auguste, d’un vrai empereur romain. — Le peuple refoulé dans l’angle du tableau admire avec un effroi respectueux et une curiosité en éveil ce qui va se passer et la scène dont il ne peut deviner le dénouement.

Une femme, les cheveux en pleurs, le geste désespéré, la bouche ouverte comme pour un cri suprême, s’est jetée au-devant de l’empereur dont le cheval, surpris de cette apparition, s’affaisse sur les jarrets et penche sur son poitrail des naseaux roses et fumans agités par un flaire (sic) inquiet ; le Trajan hésite entre le désir de continuer sa marche et le sentiment du devoir à remplir ; cependant l’on voit qu’il va se décider pour la justice de la pitié.

A côté de cette toile qui n’a rien à envier aux plus fiers Vénitiens, tous les autres tableaux paraissent rouges, bleus, jaunes, violets : on ne saurait voir une couleur plus harmonieuse et plus solide, les tons locaux sont d’une grande simplicité et d’une grande finesse : nous ne trouvons à reprendre que quelques reflets trop lumineux, que le peintre devrait éteindre, car ils ôtent de l’épaisseur et de la fermeté aux portions qu’ils illuminent. La jambe et le cothurne du Trajan, entre autres, sont d’un ton si frais, si blond, si vivant, qu’on les contemple avec le même plaisir qu’un bouquet de fleurs épanouies. — Le cheval est très beau, quoiqu’il ait la tête un peu volumineuse et le dessous du ventre fouetté de demi teintes trop roses. — Les chevaux blancs offrent quelquefois cette transparence, mais ici, elle nous semble exagérée ; ce ton bizarre, quoique vrai, préoccupe les yeux plus qu’il ne le faudrait, une nuance plus argentée, plus bleuâtre offrirait un point de repos à l’œil fasciné par l’ardeur du ton général : nous reprocherons aussi à M. Delacroix une figure de paysan cuivré et monstrueux, qui rappelle le paysan à formes de satyre, qui présentait le panier de figues à Cléopâtre dans le tableau exposé l’an dernier au salon. Ce type tourmenté et cette couleur rouge fait trop penser aux tritons et aux faunes des peintures mythologiques de Vanloo ou de Natoire.

La Justice de Trajan, malgré ses imperfections, peut prendre rang à côté des meilleurs ouvrages de la féconde manière de M. Delacroix qui date de ses fresques de la salle du Trône à la chambre des députés. A partir de là, M. Eugène Delacroix, le prince de l’école romantique, a tourné au grec et au romain. A cette ère appartiennent le Justinien, la Médée et la Cléopâtre. — A dire vrai, les Romains et les Grecs ne ressemblent guère à l’idée que nous nous en formons d’après les statues et les bas-reliefs. — L’antiquité pour nous, c’est du bronze et du marbre, de longues cavalcades blanches défilant, sur un ciel bleu, quelque chose de lointain, de solennel, et de calme, avec une lumière dorée et une ombre grise : les frises du Parthénon, les spirales de la colonne Trajane se déroulent malgré nous devant nos yeux ; nous avons peine à croire à la vie réelle de tous ces personnages passés pour nous à l’état de demi dieux. Et pourtant le soleil des vivans faisait étinceler leur cuirasse d’or et traversait de rayons de flamme les inondations de pourpre qui descendaient de leurs épaules en rouges torrens ; leurs chairs fauves étaient rafraîchies par la transparence bleue et rose de la vie et du sang : c’étaient des hommes dont la poitrine respirait, dont les contours s’agitaient et flamboyaient ; ils n’étaient pas encore des statures d’airain de Corinthe ou de marbre de Paros. On peut donc les comprendre autrement qu’en bas-relief et leur donner la vie furieuse que Rubens fait circuler dans ses compositions antiques, où il ne craint pas de saupoudrer de son vermillon néerlandais la face bistrée et sérieuse des empereurs et des dieux.

Ainsi, nous acceptons parfaitement l’antiquité comme nous la donne M. Delacroix. — Nous ne voulons pas dire qu’il soit inexact et fasse des fautes de costume, — au contraire ; mais il imprime à tout ce qu’il peint un cachet si fort, si intime, si personnel que sous son pinceau les aspects les plus familiers deviennent étrangers et presque fantastiques. — Toutefois, nous croyons que le moyen-âge, avec ses formes hardies et turbulentes, ses couleurs diaprées et sa pénombre mystérieuse, convient mieux que l’antiquité avec ses lignes calmes, ses tons simples et sa clarté païenne. L’imagination de M. Eugène Delacroix est essentiellement poétique, et poétique à la manière moderne ; Le Giaour de lord Byron doit lui produire plus d’effet qu’une bucolique de Virgile : il n’est pas assez plastique, assez statuaire pour aborder l’antiquité. Quoique la Médée, la Cléopâtre et le Trajan soient de fort belles choses, nous pensons que ce n’est pas là le véritable milieu du talent de M. Delacroix, talent si souple, d’ailleurs, qu’il peut se plier à toute espèce de sujet.— Nous félicitons sincèrement M. Eugène Delacroix. Comme pâte, comme couleur, comme ragoût de faire et de touche, comme mouvement et silhouette générale, la Justice de Trajan, qui pourra fort bien déplaire aux bourgeois admirateurs de Dubuffe et de Destouches, est un des morceaux les plus remarquables de l’école moderne.

De M. Eugène Delacroix à M. Théodore Chassériau, la transition semble difficile au premier abord. Cependant, ces deux peintres si opposés ont plus de rapport qu’on ne pourrait le croire ; ils sont chacun dans leur genre aussi entiers, aussi absolus l’un que l’autre : les extrêmes se touchent.

Revue de Paris, 18 avril 1841

 

Voici déjà plusieurs salons que nous écrivons, et toujours le nom de M. Eugène Delacroix se trouve le premier au bout de notre plume. C’est qu’en effet M. Eugène Delacroix est le peintre aventureux par excellence, et l’on court tout de suite à lui avant tout autre, car il risque plus souvent que personne de faire des chefs-d’œuvre : il peut déplaire d’abord, mais il faut finir par s’avouer que l’avenir de la peinture se débat dans ses toiles ; il est le véritable enfant de ce siècle, et l’on sent que toutes les poésies contemporaines ont jeté leur teinte sur sa palette. Il y a peut-être au salon des tableaux meilleurs que les siens, mais à coup sûr pas un meilleur peintre. — Comment se fait-il, s’écrient les détracteurs de son talent, que vous proclamiez supérieur un artiste dont le dessin est incorrect, trivial ou nul, qui semble épris du laid, dont l’exécution est tourmentée, incohérente et bizarre ? Une belle couleur suffit-elle pour racheter tant de défauts ? Nous ne savons pas, pour notre compte, si M. Delacroix dessine bien ou mal, si ses figures s’éloignent ou non du type classique, si son exécution est bonne ou mauvaise : il a pour nous une qualité qui les vaut toutes. Il existe, il vit par lui-même en un mot, il porte en lui le microcosme. Pardon de ce thème hétéroclite et cabalistique, mais il rend parfaitement notre pensée, c’est-à-dire un petit monde complet. Cette précieuse faculté d’une création intérieure n’appartient qu’aux organisations d’élite, et c’est le secret de la puissance que possède M. Delacroix, malgré tous ses défauts. Expliquons ce que ceci peut avoir d’obscur : un artiste est impressionné par la nature environnante selon ses facultés ; le ciel laisse dans ses yeux des teintes favorites et particulières. Certaines physionomies le frappent plus vivement ; il saisit des rapports invisibles pour d’autres. Mais tous n’ont pas assez de génie ou de mémoire pour coordonner leurs impressions et pour leur donner de la logique. Ils manquent d’unité, parce qu’ils n’ont pas l’intuition et qu’ils sont égarés par un détail inattendu, par une forme que les académies et les modèles ne donnent pas. M. Delacroix est doué au plus haut degré de ce don de s’assimiler les objets, de les colorer à son prisme, et d’en prendre juste ce qui convient à son idée. S’il fait un terrain, les plantes qu’il y sèmera seront parfaitement dans la nature de la scène qu’il veut peindre, les figures qui porteront dessus seront ajustées dans un style analogue, et elles auront au-dessus de leur tête un ciel fait exprès pour elles. Quand M. Delacroix compose un tableau, il regarde, en lui-même au lieu de mettre le nez à la fenêtre : il a pris de la création ce qu’il lui en fallait pour son art, et c’est ce qui donne cette force d’attraction intime à des tableaux souvent rebutans d’aspect. Sa couleur, avant d’arriver de son œil au bout de son pinceau, a passé par sa cervelle et y a pris des nuances qui peuvent sembler d’abord bizarres, exagérées ou fausses, mais chaque touche concourt à l’harmonie générale et rend sinon un objet dans son côté prosaïque, du moins un sentiment ou une idée du peintre.

M. Eugène Delacroix a cette année trois tableaux, car c’est un homme essentiellement laborieux, et que l’on trouve toujours sur la bêche ; l‘Entrée de Baudouin à Constantinoplela Barque de don Juan et la Noce juive dans le Maroc.

Le Baudouin et celui qui soulève les plus vives critiques et dont le succès est le plus contesté : on lui reproche principalement un certain aspect de tapisserie des Gobelins.

Ce reproche, qui est vrai, n’a rien de bien alarmant ; les tapisseries des Gobelins sont fort belles en elles-mêmes, et cette couleur est une preuve de la finesse de sentiment du peintre, qui, exécutant un morceau d’apparat, lui donne une nuance d’ornement et de tenture tout à fait convenable, puisque après tout le tableau est destiné à décorer une galerie. Ce coloris étouffé et tranquille étonne et déroute au premier coup d’œil ; l’on s’attend, sur l’énoncé du sujet, à une inondation de splendeurs, à des ruissellemens de lumière, à toute la féerie de l’Orient ; car l’on ne se figure Constantinople que comme une blancheur éblouissante entre deux azurs inaltérables. M. Eugène Delacroix, à qui il était si facile de réaliser cet idéal, a choisi un temps couvert et presque septentrional. Un grand nuage livide projette sur la ville, qu’on aperçoit dans le fond, l’ombre de ses longues ailes de vautour, la mer seule a gardé sa teinte de turquoise verdie. Baudouin et les croisés triomphans forment un groupe équestre au milieu du tableau ; des vaincus et des captives, dans des attitudes désolées et suppliantes, occupent les premiers plans. Vers le coin, sous le portique d’un palais, l’on aperçoit des soldats qui entraînent le vieil empereur et le veulent conduire devant Baudouin. La jeune femme agenouillée auprès d’une autre femme est d’une merveilleuse beauté et d’un ton que les plus grands coloristes envieraient. Les chevaux sont peints avec cette habileté qui caractérise M. Delacroix, mais les luisans satinés qui miroitent sur leur robe sont d’un ton bleuâtre et mouillé qui donne aux tons bruns du pelage une nuance de violet désagréable. Les ajustements de Baudouin et de ses compagnons d’armes ont quelque chose de fantasque et de barbare qui rappelle un peu la manière dont les peintres du moyen-âge costumaient les personnages antiques ou orientaux.

Le Baudouin entrant à Constantinople, quoique dans un parti pris d’harmonie plus sourde, a des rapports avec la Clémence de Trajan, exposée l’année dernière. C’est le même système de composition et d’exécution avec la nuance de l’antique au moyen-âge: seulement l’architecture du Trajan était supérieure au palais à colonnes vertes du tableau byzantin.

La Barque, que le livret ne désigne pas plus amplement, a été inspiré par l’admirable récit du naufrage dans le Don Juan de Byron. M. Delacroix a bien fait de supprimer cette circonstance et de laisser à sa composition une généralité plus vaste. C’est tout simplement un naufrage, le naufrage de qui vous voudrez, il n’importe. La mer est courte, opaque et clapoteuse, comme après une longue tempête. Le ciel est couvert de nuages bas, gros de pluie et d’éclairs, qui ne jettent que des reflets plombés sur la triste scène qu’ils recouvrent. Au milieu de cette double immensité flotte à l’aventure une petite barque chargée outre mesure. Dans ce frêle esquif sont entassés une trentaine de misérables hâves, décharnés, livides, qui tirent au sort dans le chapeau de l’un d’eux pour savoir qui sera le premier mangé. Le groupe est formé par les plus forts et les plus vivans de cette bande de spectres ; les autres, renversés au bout de la barque, dans des attitudes de désespoir stupide, n’ont pas même la conscience de ce qui se passe ; la famine fait luire devant leurs yeux ses feux rouges et ses éblouissemens. Plus près du groupe fatal dont il va sortir un arrêt de mort, un marin à demi nu et vu de dos s’amuse, comme un enfant imbécile, à peser sur le plat bord de la barque, au risque de submerger l’embarcation. A la poupe, à côté d’une femme expirante, sont assis, enveloppés dans leurs manteaux, des hommes à chapeaux galonnés, les officiers sans doute, qui protestent par leur silence contre cette loterie abominable. Leur attitude est triste et désespérée, mais non pas abrutie ; la force morale lutte toujours, ils ne sont pas encore tombés dans l’abjection animale ou l’indifférence de brute de leurs grossiers compagnons. Cette opposition est fort belle et parfaitement rendue. — La Barque nous paraît un des meilleurs ouvrages de M. Eugène Delacroix ; il y a toutes ses qualités, et ses défauts sont atténués par le sujet même. Nous désirerions seulement un peu plus de finesse dans les mains et quelques autres détails qu’on a peine à retrouver quand on regarde le tableau de près. C’est à notre sens la meilleure marine que nous ayons jamais vue, et comme drame nous ne connaissons rien de plus saisissant. Dans le Radeau de la Méduse on aperçoit une voile à l’horizon ; on est sûr qu’ils vont être sauvés, et l’on pense déjà aux excellens consommés, aux généreux cordiaux qu’on leur prépare. — Ici rien de tout cela, pas de lueur dans ce désespoir, rien qu’une horreur froide et grise, une douleur irrémédiable et morne.

La Noce Juive est un tableau où respire toute la douleur mystérieuse de l’Orient : l’effet est calme, taciturne, plein de repos souriant et de joie tranquille. Les musiciens et les hommes assis, les jambes croisées, sont d’un naturel et d’un caractère parfaits. Les femmes qui dansent étincellent comme des bouquets de fleurs, et celles qui regardent, baignées d’une ombre fraîche et transparente, sont de vrais chefs-d’œuvre de clair-obscur ; toute la partie de la demi-teinte est merveilleuse, l’art disparaît, c’est la nature même. — Les honneurs du salon reviennent donc encore à M. Eugène Delacroix, car personne n’a fait preuve d’un talent plus souple et plus varié : comme intérieur, l’on ne peut rien opposer à la Noce Juive, comme drame à la Barque, et le Baudouin, quoique plus contestable, tient le premier rang parmi les tableaux de commande d’apparat.

La Presse, « Salon de 1844″, 26 mars 1844

 

L’Exposition vient de s’ouvrir. Elle est plus nombreuse que jamais. Une haute influence a, dit-on, engagé le jury à être indulgent ; ce qui ne veut pas dire que le dernier ouvrage accepté soit meilleur que le premier refusé, comme l’exigerait la stricte justice. Mais l’appréciation impartiale, en matière d’art, est une chose tellement difficile, que tout autre mode d’examen présenterait peut-être autant d’inconvéniens.

Nous avons, à une époque où deux écoles se trouvaient en présence, réclamé de toute notre force contre des juges exclusivement choisis dans l’un des deux camps. — De grandes injustices ont été commises ; il ne pouvait en être autrement ; bien des existences et des vocations d’artistes ont été détournées ou dérangées par des ostrascismes systématiques, et, il faut le dire à la honte du jury, dans les noms des bannis ont figuré tour à tour les noms les plus illustres et les plus vivaces de notre temps, — en sorte qu’il était pour ainsi dire honorable d’être refusé, et qu’un tableau rejeté avait beaucoup de chances d’être excellent : la galerie d’un prince à jamais regrettable n’était guère formée que des rebuts du jury.

Cette fois, l’on n’a pas, que nous sachions, à déplorer autant de ces exclusions brutales et stupides ; cependant l’on n’a pas admis un médaillon envoyé par M. A. Préault, contre qui se continue cette lâche guerre, ce lent assassinat qui dure depuis dix ans.

Nous ne tomberons pas dans ce lieu commun de prétendre que le salon de cette année est inférieur aux salons des années précédentes ; à ce compte, il y a longtemps que la peinture en serait revenue aux essais de la fille de Dibutade, qui dessinait sur le mur l’ombre de son amant ; nous ne croyons pas à la dégénérescence de l’espèce humaine, ni du côté moral ni du côté physique. Il faut se défier de ces récriminations chagrines, qui ne sont qu’un moyen de ne pas admirer une chose actuelle et vivante. Le salon montre, dans la masse des artistes, une somme de talens considérable. Sans doute, les deux ou trois mille tableaux qui tapissent les murs du Louvre ne sont pas tous des chefs-d’œuvre ; mais quel pays et quelle époque a jamais pu produire, tous les ans, une lieue de chefs-d’œuvre ? Ce qu’il a de certain, c’est que, dans aucune autre contrée de l’Europe moderne, il ne serait possible de réunir, à des dates si rapprochées, un pareil nombre de toiles satisfaisantes. — Il ne faut pas oublier qu’une exposition n’est pas un musée, et que les tableaux inscrits au livret ne sont pas proposés comme des modèles à étudier. C’est seulement un moyen de faire communiquer l’artiste avec le public et de faire naître entre lui et la foule des relation sympathiques ; l’art étant presque exilé de la vie moderne, ces occasions ne sauraient être trop fréquentes, le goût général s’éclaire par l’habitude de voir des tableaux. Les conversations et les journaux font du bruit et du mouvement autour de ces nobles arts silencieux, la peinture et la sculpture ; la mode s’en mêle ; et tel homme du monde qui n’aurait jamais regardé un tableau se trouve un samedi obligé d’admirer une belle peinture tout en lorgnant une jolie femme. — Grâce aux expositions, à l’ardeur qu’excite dans la jeunesse l’idée de se trouver en présence du public, dans la galerie même occupée par les grands maîtres, à l’espoir d’un renom promptement acquis, l’école française est aujourd’hui la première école du monde après avoir été longtemps la dernière. L’Italie n’est plus que l’ombre d’elle-même, l’Espagne n’existe plus, la Hollande et la Flandre vivent sur leur passé. — Dusseldorf et Munich composent, dessinent, et font plutôt de l’érudition que de la peinture. Overbeck, Cornelius, Schnorr, Bendemann, Lessin, Kaulback sont assurément des artistes d’un grand talent ; mais ils ne s’auraient lutter contre l’école française si brillante et si nombreuse. L’Angleterre possède d’excellens aquarellistes, mais elle n’a rien à nous opposer comme peinture sérieuse. Tel jeune homme qui se serait laissé aller aux facilités que les illustrations de livres, les ressemblances de bourgeois offrent pour gagner de l’argent sans talent ni efforts, fait un retour à l’art pur, aux sévères études, dans l’idée de produire de l’effet au salon, et se trouver ainsi sauvé de la vulgarité. — Seulement, depuis quelques années, nous avons remarqué chez les peintres en renom une tendance à se retirer des expositions, soit par dédain ou bouderie, soit par nonchalance ou crainte de compromettre une réputation déjà faite. Cette manie a fait de rapides progrès, et le livret cette fois est veuf de presque tous les noms célèbres.

C’est M. Ingres qui le premier s’est retiré sous sa tente comme un Achille grognon ; il n’avait pas été content de la manière dont avait été accueilli son Martyre de saint Symphorien. Pourtant, jamais œuvre n’avait été l’objet d’un examen plus attentif, d’une discussion plus respectueuse. Les beautés avaient été exaltées, les défauts indiqués avec tous les restrictifs et les linitifs désirables. On l’avait mis entre Albert Durer et Raphaël. — Une belle place à contenter les plus difficiles ! surtout quand on pense que précédemment l‘Odalisque, le Vœu de Louis XIII, l’Œdipe, avaient passé presque incognito, le goût de l’époque étant aux mythologies enluminées et aux troubadours en redingote beurre frais.

A dater de ce jour, M. Ingres n’a pas voulu se risquer au Louvre ; il expose chez lui. C’est ainsi qu’il a laissé entrevoir la Vierge à l’hostie, le Portrait du duc d’Orléans, celui de Cherubini couronné par la muse de la musique, etc.

Cet illustre exemple n’a été que trop suivi.

Les célébrités n’ont plus envoyé de tableaux que tous les deux ans, et maintenant elles semblent décidées à n’en plus envoyer du tout. Ingres, Delaroche, Delacroix, Scheffer, Decamps, Roqueplan, Messonnier, Jules Dupré, Cabat brillent au salon par leur absence.

Nous trouvons cette conduite coupable. On n’est pas un grand peintre pour soi ou pour quelques adeptes. Aucune lumière ne doit être mise sous le boisseau. C’est précisément parce que vous êtes des maîtres qu’il faut faire acte de présence à chaque salon. Vous devez à tous, aux artistes et au public, l’enseignement muet de vos œuvres. Vous devez maintenir les traditions du style et du goût ; en l’absence des vrais dieux, le peuple se livre à l’idolâtrie. On disait autrefois : noblesse oblige ; on doit dire aujourd’hui : talent oblige. Tout peintre de génie qui ne montre pas ses tableaux commet un crime.

Nous concevons pourtant les hésitations et les doutes, — l’amour propre le plus robuste peut quelquefois en être atteint ; mais ce n’est pas parce que les peintres en réputation ne trouvent pas leurs tableaux assez bons pour le public qu’ils les gardent chez eux, mais bien parce qu’ils ne trouvent pas le public assez bon pour leurs tableaux ; c’est pourtant un assez mauvais moyen de le former que de l’abandonner.

Quelques-uns de ces glorieux absens, M. Delacroix entre autres pourraient alléguer d’importans travaux exécutés ou en train d’exécution ; mais ils ont certainement dans un coin de leur atelier quelque toile que rien ne les empêchait de faire porter au Louvre. — Nous espérons que l’année prochaine personne ne manquer a à l’appel. — Beaucoup d’artistes, loin d’être célèbres, pour se donner des airs de grands maîtres, affectent déjà de ne pas exposer et s’étonnent que leur absence ne soit pas plus remarquée que leur présence ; quant à ceux-là, nous n’avons rien à leur dire, mais ils pourraient bien s’épargner ce petit ridicule.

Maintenant que nous avons dit leur fait à ces talens que nous aimons, que nous avons soutenus dans leurs luttes, dont nous avons opiniâtrement expliqué les beautés incomprises, qui ont été pour nous l’occasion de tant de disputes et nous délaissent au milieu de la bataille, passons à l’appréciation impartiale et calme de l’œuvre des élèves, puisque les maîtres n’y sont pas. Au reste personne n’est indispensable et tout se remplace, même un grand peintre.

 

La Presse, 2 avril 1844

Tous les esprits en qui palpitent les désirs et les rêves de ce siècle se sont préoccupés vivement de ce monde mystérieux jusqu’à présent fermé pour les arts. M. Eugène Delacroix, cette nature ardente et nerveuse, qui a brûlé et frissonné de toutes les fièvres de son époque, a fait aussi son pèlerinage au berceau de la lumière. Son excursion dans l’Algérie et le Maroc nous a valu les Femmes d’Alger, son plus beau tableau peut-être, le Kaïd Marocain, les Convulsionnistes de Tanger, la Noce Juive, et une foule de chefs-d’œuvre d’une originalité extrême et d’un ragout des plus relevé : génie chercheur, inquiet, errant, M. Delacroix a bientôt quitté l’Orient moderne pour la Grèce antique ; mais il ne l’a pas traversée sans y laisser une trace qui ne s’effacera pas, et il peut s’asseoir, une pipe d’honneur à la bouche, sur le plus moelleux coussin du divan des peintres turcs.

 

La Presse, « Salon de 1845″, 11 mars 1845

Le salon va ouvrir le 15 de ce mois. — Nous ne savons encore de l’exposition que ces vagues rumeurs d’atelier que chacun colporte, et nous ne pouvons dire si dans son ensemble elle est inférieure ou supérieure à l’exposition précédente. — Si nous commençons dès aujourd’hui notre revue, c’est qu’on ne saurait trop se hâter de stigmatiser les actions honteuses et niaises qui déshonorent également ceux qui les commettent et le pays qui les souffre. — Le jury a fait cette année ce qu’il fait tous les ans. — Il est ennuyeux de dire toujours la même chose, mais puisque c’est toujours la même chose, il faut bien dire toujours la même chose. Qu’on nous permette d’emprunter cette phrase amphigouriquement naïve au Don Juan de Molière ; nous demandons pardon au public de cette éternelle rabâcherie : — Qu’il s’en prenne à ces messieurs.

Ils ont refusé à Delacroix l‘Education de la Vierge et une Madeleine ; — une Cléopâtre à M. Théodore Chassériau ; — à Riesener, une Nativité de Marie et des pastels charmans ; à Paul Huet, deux paysages qui peuvent être comptés au nombre de ses meilleurs ; — à M. Lévêque, une statue, etc., etc.

Cela n’est-il pas manquer à la décence publique, insulter au bon sens général, donner un ridicule à la France ? — Comment ! vous refusez d’admettre un tableau de M. Eugène Delacroix ! D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie, pour être si étrangers à tout ce qui s’est fait depuis vingt ans ? — Vous ne respirez donc pas l’air qui remplit nos poumons ? — Quelque sorcier malfaisant vous a donc tenus prisonniers dans une bouteille de verre, au fond de quelque laboratoire poudreux et rempli de toiles d’araignée ? — On ne peut expliquer autrement l’absurdité d’un semblable refus.

Eh bien ! puisque nous ne paraissez pas le savoir, mes chers messieurs, nous vous apprendrons une chose, c’est que M. Eugène Delacroix est un des plus fiers peintres de l’école française, qu’il est l’honneur et la gloire d’un grand pays, qu’il a eu et qu’il a une puissante influence sur l’art de son temps, et qu’il figurera dans ce Louvre d’où vous le repoussez, à côté de Rubens, du Tintoret, de Titien, de Murillo, et soutiendra sans pâlir le voisinage des plus ardentes peintures. — Cette Education de la Vierge, cette Madeleine, honorées de vos boules noires, seront suspendues au plus beau jour, parmi les chefs-d’œuvre, pour servir de modèle aux jeunes peintres de l’avenir. — Si M. Eugène Delacroix daignait vous donner des leçons, vous devriez vous estimer trop heureux de les recevoir, bien loin de vous arroger le droit de porter un jugement sur une de ses toiles. — Qui de vous peut dire à un homme de cette force qu’il s’est trompé ? Ses erreurs même ne valent-elles pas mieux que vos chefs-d’œuvre ? — S’il tombe, c’est de haut, et votre plus long essor n’est jamais arrivé au niveau de ses chutes. — Il lui plairait de prendre un charbon et d’en crayonner un panneau en quatre coups, qu’il faudrait recevoir ce griffonage si son nom était au bas ; — dans ce trait où vous ne voyez rien, l’œil intelligent découvre un poème. — Quand un artiste aussi fin, aussi nerveux, aussi impressionnable que M. Delacroix envoie une peinture au Salon, c’est qu’il y a quelque chose dans cette peinture. — Ce qui le satisfait, lui, peut bien vous satisfaire, vous. — Ne soyez pas plus délicats qu’il l’est sur sa gloire.

Cet homme que vous gourmandez et que vous mettez en pénitence comme un écolier qui n’a pas bien réussi son œil au pointillé, a produit depuis vingt ans une foule de chefs-d’œuvre qui remplissent les palais, les églises, les monuments publics et les musées. — La salle du Trône de la chambre des députés a été couverte par lui de peintures murales qui le disputent aux plus splendides fresques vénitiennes, et que les peintres étrangers viennent étudier avec amour et respect. Il a fait, d’après le Dante, à la Bibliothèque de la chambre des pairs, l‘Elysée des Poètes, que signeraient les maîtres d’Italie et de Flandre. — Le musée du Luxembourg compte entre ses plus fins joyaux quatre toiles de lui ; le Massacre de Scio, la Barque du Dante, la Noce juive et les Femmes d’Alger, qu’on peut égaler aux Paul-Veronèse les plus fins, les plus argentés. — Saint Denis du St-Sacrement possède une Pieta de sa main d’une désolation et d’un désespoir que ne dépasseraient pas les plus sombres Espagnols. — Le Passage du Pont de Taillebourg est sans contredit la plus belle page du musée de Versailles pour l’énergie du dessin, la férocité de la touche et la fureur de l’exécution : la toile hurle et saigne. — M. le duc d’Orléans, ce prince si regrettable, s’était fait une galerie charmante avec les tableaux refusés de M. Delacroix.

Nous ne parlons ici que de ses peintures en quelque sorte officielles. Que serait-ce, si nous rappelions toutes les œuvres diverses et pourtant toujours si reconnaissables de ce grand artiste ! — Le Sardanapale, couché sur son lit supporté par des éléphans, et dont la tête fière quoique efféminée, respire la dédaigneuse mélancolie des poèmes de lord Byron ; la Liberté de Juillet, le Massacre de l’évêque de Liège, cette mêlée étincelante et sombre, merveille de composition et de mouvement ; le Christ au jardin des Oliviers, d’un effet si triste et si douloureux ; le Giaour et le Tasse dans la prison des fous. — Cette terrible Barque de Don Juan, plus effrayante et plus vraie que la Méduse de Géricault ; le Triomphe de Trajan, la Médée et toutes ces peintures où rayonnent l’or et l’azur du ciel d’Afrique ; le Choc de Cavaliers maures, les Convulsionnaires de Tanger, le Kaïd marocain, toute une œuvre immense et variée, profondément humaine, mêlée à tous les événemens, à toutes les fièvres, à toutes les aspirations de ce temps-ci, prenant assez de la circonstance pour exciter l’intérêt du moment, mais toujours fidèle aux lois éternelles de l’art.

Sérieusement, est-ce à un artiste de ce rang, à un artiste d’un talent avéré, prouvé, évident, incontestable, après tant de gages donnés, tant de nobles efforts, tant d’applaudissemens du public d’élite, tant d’éloges de la part de la critique qu’on peut aller refuser deux tableaux sur quatre ? Que signifie cet odieux enfantillage ? pourquoi pas tous les quatre ? M. E. Delacroix s’est donc absenté complètement de ces deux malheureuses toiles ? il n’y a donc rien mis de lui, ni dessin, ni couleur, ni intention ? C’est étrange ! Ayez au moins la logique de l’absurde. — Si M. Delacroix est digne d’être reçu deux fois, il est digne d’être reçu quatre fois. — Il fallait, puisque vous le haïssez de cette haine des hiboux pour la lumière, le mettre franchement et courageusement à la porte.

N’est-il pas scandaleux qu’un peintre, dont les œuvres ont excité depuis vingt ans une si vive attention, qui a reçu des médailles d’or, qui a été décoré de la main du roi, à qui la direction des Beaux-Arts a confié les travaux les plus importans, soit encore soumis à cet examen sans conscience et sans dignité, comme un élève à qui son maître signe une carte pour aller travailler au Musée !

Comment d’ailleurs expliquer les charmans caprices de ces messieurs ? — Vous proscrivez Delacroix ; vous le trouvez romantique, sauvage, exorbitant ; il vit, il remue, il a une fougue inquiétante, une verve vagabonde, une exécution fantasque et désordonnée, qui le rendent, selon vous, dangereux à voir, et ne permettent pas, sans risque pour la tranquillité publique, d’accrocher, avec deux mille autres, ses toiles le long d’un mur tendu de percaline verte ! — C’est très bien ! — Mais alors, sous quel prétexte renvoyez-vous la Cléopâtre de M. Théodore Chassériau, un jeune homme nourri des plus sévères études, chez le maître le plus austère et le plus sobre de ce temps-ci ? — Vous n’acceptez pas plus le dessin que la couleur ; la passion vous choque, le style vous déplaît ; vous n’aimez rien de ce qui est beau dans un sens ou dans l’autre ; vous n’êtes ni classiques, ni romantiques. — Voici un tableau qu’avoueraient les Flamands ; en voilà un autre qui semble dessiné par la main qui a tracé tant de sveltes figures aux flancs des vases étrusques, et vous les rejetez tous deux ! Que faut-il donc pour vous plaire ? — Hélas ! ce qui a tant de succès aujourd’hui partout, la médiocrité.

La Presse, « Salon de 1845″, 18 mars 1845

 

M. Eugène Delacroix a fait, comme chacun sait, en 1832, un voyage dans le Maroc à la suite de l’expédition envoyée par le roi. — Le tableau qu’il expose aujourd’hui est probablement fait d’après quelque dessin ou quelque esquisse peinte sur les lieux et qui a aidé les souvenirs si vifs, quoique déjà lointains, de l’artiste. Il représente Muley-Abd-er-Rahman, sultan de Maroc, sortant de son palais de Méquinez, entouré de sa garde et de ses principaux officiers.

A la droite de d’empereur sont deux de ses ministres, son favori Muchtar et Amyn-Bias, administrateur de la douane. — Le personnage le plus en avant et qui tourne le dos au spectateur est le kaïd Mohammed-Ben-Abou, un chef militaire très considéré et dont le nom a figuré dans la dernière guerre et dans les négociations. — L’empereur remarquablement mulâtré porte roulé autour du bras un chapelet de nacre ou comboloio figurant par ses grains les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah. Il est monté sur un barbe d’une grande taille, comme le sont en général les chevaux de cette race ; à sa gauche se tient un page chargé d’agiter de temps en temps un morceau d’étoffe pour écarter les insectes. Le sultan seul est à cheval, les soldats que l’on voit au loin sous les armes sont des cavaliers de l’escorte de l’empereur qui ont mis pied à terre.

Cette scène d’apparat est traitée par M. Eugène Delacroix avec une sérénité et un calme qui contrastent avec sa turbulence ordinaire.

Le ciel est un des plus beaux qu’on ait jamais peints. Il est si difficile de rendre cet azur du ciel de l’Orient, fabuleux pour nous autres, gens du Nord, habités aux brumes qui viennent du pôle. — C’est une intensité bleue, une transparence de saphir traversé par le soleil, qui diffère complètement de ces couches plates de cobalt, d’outre-mer ou d’indiqo dont on enlumine le haut des toiles qui ont la prétention de représenter la nature du Midi. Cela nous a rappelé le couleur du ciel le jour où nous passâmes devant le cap Spartel, tout près de Tanger.

Une ombre claire et fraîche, projetée par les murailles denticulées du palais, baigne une grande partie du tableau. M. Delacroix a su rendre avec un rare bonheur, malgré l’uniformité de la demi-teinte générale, les valeurs de tons diverses. — L’ombre est si limpide dans les pays chauds que c’est presque du jour encore.

Un autre tableau, d’un genre tout différent, les Dernières paroles de l’empereur Marc-Aurèle, montre combien est souple et varié le talent de ce peintre, que vingt chefs-d’œuvre n’ont pu mettre à l’abri des capricieuses rebuffades du jury. — L’empereur, à son lit de mort, recommande son fils Commode à des sages, à des philosophes stoïciens comme lui. — Ces graves personnages, à chevelures incultes, à mines refrognées, le coude sur le genou, la main noyée dans un flot de barbe blanche ou grise, jettent des regards inquiets et pensifs sur le jeune Commode, qui écoute patiemment les remontrances et les conseils de son père, auxquels il aurait déjà échappé s’il n’était retenu par un bras qu’il tâche vainement de dégager des mains de son père. — La poitrine, la tête et la robe de pourpre du jeune César sont d’une beauté de couleur à faire envie aux Flamands et aux Vénitiens. La figure de Marc-Aurèle, malade il est vrai et presque mourant, nous a paru d’une décomposition trop précoce ; les tons verts et jaunes qui martellent sa face lui donnent une apparence tout à fait cadavérique. — Quelques draperies sont peut-être chiffonnées, surtout pour des draperies antiques ; quelques attitudes manquent de noblesse, mais partout brille une touche ferme et magistrale, une localité solide et puissante qui font du Marc-Aurèle un des bons morceaux de l’exposition, quoique nous préférions voir M. Eugène Delacroix traiter des thèmes du moyen-âge et de l’Orient.

La Madeleine dans le Désert, ce sujet tant de fois traité, fait voir que rien n’est usé pour le talent, et que le vieux est toujours neuf.

La Sibylle, montrant du doigt, dans la forêt ténébreuse, le rameau d’or, conquête des grands cœurs et des favoris des dieux, est une figure de la tournure la plus fière et la plus énergique, du geste le plus noble et le plus puissant.

La Presse, « Salon de 1845″, 15 avril 1845

 

Il est à remarquer que presque tous les tableaux exposés au salon peuvent se diviser en deux classes : les tableaux de sainteté et les tableaux de bataille. Les sujets de mythologie ou purement héroïques sont excessivement rares. Cela vient de ce que la peinture d’histoire n’a plus rien de commun avec les particuliers, et ne vit, à de rares exceptions, que de commandes du gouvernement, qu’elles viennent de la maison du roi ou des différens ministères. Or, le gouvernement a besoin de descentes de croix, de saintes Vierges et autres sujets pieux qu’il distribue aux églises départementales sur les demandes de députés, et de combats de toutes sortes pour couvrir les longues travées du Musée de Versailles. Il faut donc bon gré mal gré que tout peintre d’histoire soit religieux ou guerrier. De là vient une monotonie dans l’aspect général du salon ; gênées par un sujet imposé d’avance et presque toujours le même, les individualités s’effacent ou du moins ne se développent pas si franchement. Les batailles surtout exigent de certaines connaissances spéciales qui peuvent manquer à des artistes même d’un haut mérite. L’on prendrait une idée fausse du talent de plusieurs peintres distingués en voyant les tableaux de batailles qu’ils ont exécutés sur commande, non qu’ils n’y aient mis tout le soin possible, mais nul ne peut bien chanter hors du registre de sa voix. Une scène de carnage peut embarrasser un homme qui traiterait merveilleusement bien un sujet pris de Théocrite ou de Virgile.

M. Eugène Delacroix et M. Horace Vernet, dans un sens bien différent, sont à peu près les seuls jusqu’à présent capables de bien peindre des batailles. L’un rend avec une fougue admirable les mêlées furieuses, les luttes corps à corps ; les heaumes bossués, les épées ébréchées en scie, les chevaux s’écrasant sur leur croupe et se mordant au poitrail dans des flots de sang et d’écume, les armes bizarres et farouches, les haches à deux tranchans, les dagues, les espadons, les miséricordes, les masses hérissées de pointes, les cuirasses imbriquées, les cottes de mailles où fourmillent des paillettes lumineuses comme des écailles au ventre des poissons, les surcots mi-partis historiés de blasons et de monstres héraldiques, tout ce que l’art militaire du moyen-âge avait de particulier et de caractéristique, l’autre tire de l’uniforme moderne tout le parti possible. D’une brosse facile et spirituelle, il peint les fusils, les gibernes, les shakos, les kepis, les pantalons garance et tout l’accoutrement disgracieux et incommode qui n’empêche pas nos soldats d’être des héros ; les chevaux lui sont parfaitement connus comme allure et comme anatomie. Chose rare, il aime ce qu’il représente et s’il n’était peintre il se ferait chasseur d’Afrique. Lui seul sait conserver, sans tomber dans la topographie, l’apparence stratégique indispensable aux batailles de notre époque. — Sans doute nous préférons au point de vue abstrait de l’art, les batailles comme les entendent Rubens, Salvator Rosa, Lebrun, Le Bourguignon, Parrocel et Decamps ; mais il faut savoir gré à un artiste d’avoir mis en œuvre les élémens contemporains, et l’on ne peut nier que la peinture de M. Horace Vernet, bien qu’un peu froide et superficielle, ne rende fidèlement la physionomie militaire actuelle : nul n’a mieux compris le soldat français, excepté toutefois Charlet dont les têtes de grognards sont empreintes d’un cachet de loyauté et de poésie qui rachète et au delà l’insuffisance de l’exécution.

Quant aux tableaux de sainteté, il ne leur manque en général qu’une chose, c’est à dire le sentiment religieux. Nous ne demandons pas ici des fonds d’or, des couleurs à l’eau d’œuf et des gauffrures (sic) faites avec des fers comme dans les enluminures byzantines. Il n’y a rien de religieux à dessiner des figures qui ont neuf ou onze têtes de long. — Nous laissons volontiers les Christs façon gothique aux frontispices de complainte. Mais l’on peut dire que l’école française n’a jamais été pénétrée bien profondément par le souffle catholique. Nous sommes de ce côté bien loin des Italiens et des Espagnols, auxquels nous ne pouvons guère opposer que Lesueur, dont la pâleur élégiaque et maladive a pu faire illusion dans un siècle exclusivement mythologique.

La Presse, « Salon de 1845″,19 avril 1845

 

Terminons en allant rendre visite, dans cette laide et maussade église de Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, à la Pieta d’Eugène Delacroix. C’est une des plus profondes douleurs que la peinture ait rendues ; l’angoisse moderne, le désespoir byronien se mêlent dans cette sombre scène à la douleur antique. Quel jour livide et douteux ! quelle lumière sinistre ! Toutes les mères du monde semblent avoir perdu leur fils et sanglotter (sic) dans la personnification de Marie. Comme on voit bien qu’elle ne croit pas encore que ce pâle cadavre se relèvera Dieu dans trois jours !

La Presse, « Salon de 1846″, 1er avril 1846

 

M. Eugène Delacroix est une de nos célébrités les plus assidues au Salon : jamais il ne fait défaut à l’appel, et si des travaux considérables non terminés, de grandes peintures murales, l’empêchent d’arriver avec quelque œuvre importante, il envoie au moins trois ou quatre esquisses. Cartes de visite qu’il met chez le public et qui rappellent son nom, que du reste personne n’oublierait.

Cette fois, absorbé par d’autres soins, il n’a mis à l’exposition que trois petits cadres, où il est tout entier pour ceux qui l’aiment, mais qui ne peuvent ni augmenter ni diminuer sa réputation. Ce sont : — Roméo et Juliette sur le balcon, Marguerite à l’église et l’Enlèvement de Rebecca. — Comme M. Scheffer, M. Eugène Delacroix lit les poètes, mais dans un tout autre sens, plutôt pour y trouver un prétexte que pour s’en inspirer.

Le Roméo et Juliette sont, avant tout, une jeune fille et un jeune homme ; deux amans qui s’embrassent : — l’un s’appelle Roméo, et l’autre Juliette. Cela est possible, mais cela n’est pas nécessaire ; l’important, c’est que jamais baiser plus amoureux, plus fondu d’âme et de corps ne fut donné… sur une toile ; c’est que, dans cette brume grise et violette, une véritable Aurore frotte, pour s’éveiller, ses paupières de nuages. — D’autres reprocheront à ce petit chef-d’œuvre de sentiment un laisser-aller de touche, une négligence extrême, tout le dévergondage et l’abandon de la plus libre ébauche, de quoi faire horripiler les admirateurs de la Casserole de Droling, mais un éclair de génie brille à travers tout cela ; l’ongle du lion raye ce gâchis et ce lambeau de toile qu’on croirait presque sali au hasard, est un Delacroix pur et franc, tout aussi bien que le tableau le plus fini.

Voici encore une Marguerite d’une toute autre nature, il est vrai, et qui n’a pas le moindre rapport avec celle de M. Ary Scheffer, tant le monde de l’art est infini : toutes deux sont ressemblantes, pourtant, et Volfgang Goëthe, le poète olympien, les reconnaîtrait et les baiserait au front comme ses filles. Marguerite, courbée sur son prie-dieu, dans cette église où elle n’entre plus qu’en rougissant, tâche en vain de murmurer les pieuses formules, le tentateur lui souffle à l’oreille des pensées de révolte et de désespoir. Cette tête monstrueuse qui grince et ricane à côté de ce profil si touchant dans sa pâleur meurtrie, produit un effet de contraste très dramatique. Peut-être serait-on en droit de reprocher à M. Eugène Delacroix d’avoir calomnié le diable à qui il a donné une laideur bestiale. Il ne faut pas oublier que Satan est, après tout, un ange déchu. Cette scène se trouve lithographiée dans les illustrations de Faust, la plus fidèle traduction qu’on ait faite du drame allemand, et la seule où le poète de Weimar ne trouvât pas de contresens.

La Rebecca enlevée par le templier Boisguilbert a plus d’importance quoique traitée encore en esquisse. La composition est pleine d’ardeur, de vie et de mouvement ; il est difficile d’imaginer une manière plus turbulente et plus farouche ; les contours flambent, la touche remue ; la toile semble plutôt avoir été pochée que peinte tant les tons s’y plaquent et s’y heurtent avec violence ; une large croupe de cheval arabe étale sa tigrure bleuâtre sous un esclave maure qui se renverse en arrière dans une pose d’une hardiesse étonnante pour saisir et placer en travers de sa selle la belle juive évanouie que lui tend un autre serviteur. Par dessus ce groupe s’échevèle dans le ciel la crinière désordonnée du noble animal, impatient de prendre son vol : au fond se déroule en bizarres tourbillons la fumée de l’incendie qui dévore les tourelles du château de Fontdeboeuf ; le Tournoi de Rubens peut seul donner une idée de cette couleur et de ce faire.

Nous avons oublié, en citant les titres des cadres envoyés par M. Delacroix, une magnifique aquarelle représentant un Lion se battant contre un serpent, — un chef d’œuvre, rien que cela ! — Mais avec M. Delacroix, un de plus ou un de moins, on n’y regarde pas de si près. Quelle majestueuse tranquillité a son lion ! quel front intelligent et quel bel œil clair et fauve ! comme il tient arrêté sous sa griffe d’airain le hideux reptile qui se tord et ouvre sa gueule démesurée où vibre une langue fourchue ! Ce serpent personnifie admirablement la rage de la méchanceté impuissante. Quels efforts désespérés il fait pour se retourner et empoisonner de son venin le roi de la solitude, l’animal calme et fort qu’il hait de toute sa fange et de toute son abjection ! — C’est un curieux sujet d’étude que la comparaison de cette aquarelle au groupe de bronze, par Barye, placé au bas de la terrasse du bord de l’eau, et dont le sujet est le même. Nous trouvons le lion de Barye trop convulsif ; son masque se fronce affreusement ; le dégoût mêlé de colère que lui inspire la bête immonde contracte sa noble face jusqu’à lui ôter la majesté. M. Delacroix a compris que la force devait être tranquille et il a laissé au lion vainqueur de l’hydre ces traits droits et réguliers qui se rapprochent vaguement du visage humain.

Certes, pour un peintre ordinaire, cet envoi suffirait ; mais M. Delacroix ne se contente pas de si peu. S’il n’a pas de grandes toiles au Salon, c’est qu’il a en train quelque vaste machine, une église, un palais à décorer, une coupole à peindre.

En effet, une œuvre qui n’est pas encore livrée au public, et qui est déjà célèbre, accapare tout le temps et toutes les forces de M. Eugène Delacroix. Il est juste que ceux qui se consacrent à la peinture monumentale n’en souffrent pas et paraissent au tournoi pittoresque avec tous leurs avantages. Aussi parlerons-nous de la coupole exécutée dans la bibliothèque de la chambre des pairs, par l’auteur des peintures de la salle du trône, comme s’il avait pu la détacher de la voûte et venir la suspendre aux murailles du Louvre. […]

Homère, le poète souverain, accompagné d’Horace, d’Ovide et de Lucain, vient au devant de Virgile et de Dante, et les conduit à l’endroit ouvert et lumineux d’où l’on peut distinguer toutes les belles âmes et tous les grands esprits, debout sur le vert émail de la prairie.

Electre, Hector, Enée, César armé, avec ses yeux d’épervier, Camille et Pentesilée, Aristote, Socrate, Platon, Orphée, Linus, Sénèque, Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Averroès, et bien d’autres qu’il serait trop long de nommer, se groupent et s’étagent dans cette immense composition ; un demi-tour velouté, élyséen, ne venant ni du soleil ni de la lune, une clarté de grotte d’azur baigne le paysage merveilleux qui sert de fond à tous ces personnages : des bois de lauriers, dont les branches semblent d’elles-mêmes s’enlacer en couronnes, montent librement sous la courbe de la coupole, que la magie de l’art a fait disparaître, et frémissent comme s’ils s’épanouissaient dans le ciel aux caresses de la brise. Jamais tons plus frais, plus tendres, plus printaniers, n’ont égayé les yeux humains. Quelques lointains de paradis terrestres de Breughel, par leur transparence bleuâtre, peuvent seuls donner une idée approximative de cette coloration édénique.

Ce beau travail mettra le sceau à la réputation de M. Eugène Delacroix : il pourra faire aussi bien, mais jamais mieux.

La Presse, « la Croix de Berny », 31 janvier 1847

 

Nous allons, s’il vous plaît vous faire passer cette fois, une revue des arts. Notre course vous entraînera vers les palais, les églises, les expositions de peinture, les marchands de tableaux et les ateliers. En cela, nous ne dérogeons en rien aux habitudes fashionables de la Croix de Berny : l’art n’est-il pas l’élégance suprême !

Nous commencerons par le palais du Luxembourg, où Delacroix a peint dans l’ombre une coupole lumineuse. Par la magie de sa palette, cette peinture s’éclaire elle-même ; les tons ne reçoivent pas le jour, ils le donnent. Nous avons parlé à plusieurs reprises de cette œuvre admirable que nous suivons avec l’intérêt qu’elle mérite depuis ses premiers linéamens ; elle est aujourd’hui achevée. Le pendentif qui se trouve du côté de la fenêtre, et qui, jusqu’à présent, avait été masquée par les échafaudages, vient d’être découvert, et il est digne en tous points du reste.

La coupole représente l’Elysée des grands hommes ; le pendentif : Alexandre faisant enfermer les œuvres d’Homère dans une cassette d’or.

Tout le monde connaît ce bizarre et merveilleux passage de la divine comédie où Dante, ne pouvant se résoudre à laisser dans les limbes avec ceux qui n’ont pas connu la vraie religion, les poètes célèbres et les grands esprits de l’antiquité, leur crée un Elysée spécial plein de clarté et de fraîcheur où ils passent le temps de l’éternité sans peine amère ni plaisir vif, dans une douceur sereine, s’entretenant de ce qui fut l’occupation de leur vie, ou absorbés par un désir sans espérance, celui du ciel qu’ils ne peuvent pas voir.

Dans cet Elysée placé au premier cercle du royaume souterrain, ceint d’une septuple muraille et d’un fleuve aux eaux claires et rapides, se promène sur l’émail vert d’un gazon inaltérable, à l’ombre bleuâtre des myrtes et des lauriers, Homère, le poète souverain, le prince du chant sublime qui vole au-dessus de tous les autres comme l’aigle, suivi, mais à distance respectueuse de sa belle école, Horace, Virgile, Ovide et Lucain. Le chantre d’Achille a la main appuyée sur un glaive comme un guerrier. Pour avoir si bien chanté les combats, il faut être un héros ! L’épée va mieux à ce mâle génie que la lyre du poète.

Réunie par groupes, ou couchée séparément sur l’herbe, Dante vit là la plus illustre compagnie : Electre, Hector, Enée, puis César, armé avec ses yeux d’épervier, Camille Pentésilée, Lavinus auprès de Lavinie, sa fille ; Brutus, qui chassa Tarquin ; Lucrèce, Julie, Marcia, Cornélie et Saladin ; seul à l’écart, et sur une pente un peu plus haute, Aristote, ce maître de ceux qui savent, assis au milieu de sa famille de philosophes, ayant à côté de lui Socrate et Platon, puis Démocrite, qui fit sortir le monde du hasard ; Anaxagore et Thalès, Empédocle, Héraclite et Zéuon (sic), Dioscoride, Orphée, Tullius, Linus et Sénèque le moraliste ; le géomètre Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Galien, Averroès, qui fit le grand Commentaire, et bien d’autres, auxquels M. Eugène Delacroix a joint Alexandre, qui, en sa qualité de disciple d’Aristote et d’admirateur d’Homère, méritait bien une place dans cet élysée poétique et philosophique. Plusieurs personnages ont obtenu du peintre les honneurs de l’apothéose que le poète ne leur eût pas refusés si sa nomenclature n’eût été déjà trop longue. Aspasie, si nous ne nous trompons, représente dans cette grande réunion les grâces de l’esprit féminin et l’inspiration de Périclès ; les sévérités d’un paradis chrétien ne l’eussent pas admise, mais dans un élysée païen elle est parfaitement acceptable.

L’antique, traité comme l’entend Eugène Delacroix, a toute la nouveauté de l’imprévu; rien n’est plus jeune et plus neuf que le grec et le romain interprétés de la sorte. Dans ces sujets, où l’imitation malentendue des statues et des bas-reliefs introduit la sécheresse et l’immobilité, notre artiste sait être souple, moelleux, coloré ; il fait jouer sur le marbre la lumière du soleil et remonter la pourpre de la vie dans les veines du passé ; tous ces contours inflexibles il les assouplit, il les tord, il les mouvemente, il les rend onduleux comme des flammes ; le geste fixé se détend, le muscle tressaille, le nerf vibre, la fibre palpite ; il met un rayon dans les yeux blancs, une paillette rouge dans la narine fermée, un souffle entre les lèvres closes ; il élargit toutes les ouvertures du masque antique pour que la vie moderne puisse se faire jour à travers. Jusqu’à présent nous n’avions eu que la silhouette de l’antiquité, il nous en donne la couleur. Les ajustemens, étudiés de plus près, et rendus avec toute la puissance de la réalité, ont un accent singulier et farouche, qui rappelle, malgré leur justesse archaïque, la manière dont Paul Véronèse, Rembrandt et Salvator Rosa comprenaient les sujets tirés de l’histoire ancienne ou de la Bible, et donne à ses peintures grecques et romaines tout le piquant d’aspect possible.

Beaucoup de gens refusent à M. Delacroix le don de la beauté dans l’art. Cela vient de ce qu’on la fait habituellement consister en une ligne nette, propre, sans bavochures et soigneusement ébarbée ; elle peut cependant résulter aussi bien de la couleur que du dessin. La coupole de la bibliothèque de la chambre des pairs en est un exemple frappant : l’impression de beauté est tout aussi vive sous ce dôme que sous le plafond de M. Ingres.

Pourtant rien ne ressemble dans la peinture de M. Delacroix aux Apollons du Belvédère et aux Vénus de Médicis, types ordinaires du beau selon les idées habituelles ; mais il y a des fous élégans, des alliances ou des contrastes de nuances pleins de style et qui rendent l’idéal tout aussi bien qu’une ligne, quelque pure qu’elle soit. La fraîcheur, la jeunesse s’expriment par des couleurs aussi clairement que par des contours. Si les plis d’un manteau sont chiffonnés et que la pourpre en soit vive, d’un reflet noble et d’une nuance impériale, l’effet se produit comme si les plis étaient filés en tuyau d’orgue et fouillés jusque dans leur moindres détours.

Aussi reçoit-on, à l’aspect de la coupole de Delacroix, une impression harmonieuse, limpide, sereine, comme devant les plus purs et les plus classiques chefs-d’œuvre. Tout paraît noble, élégant, poétique ; l’exclamation : que c’est beau ! vous vient naturellement aux lèvres. Il a le style de la couleur, la beauté du ton, la poésie de l’effet. Si vous ne trouvez pas, dans cette peinture, de ces minces profils de camée qui font si bien sur les épingles, vous y voyez des têtes vivantes, des chairs que satine la vie et que dore la lumière.

Jamais personne n’a peint un paysage plus délicieux, plus frais, plus enchanté, d’une verdure plus élyséenne que celui sur lequel se détachent les nombreuses figures de cette admirable composition ; ces gazons verts, ces bois d’orangers, de lauriers et de myrtes ; ces collines blondes, dans la lumière, bleues dans l’ombre, que baigne un jour mystérieux qui ne vient pas du soleil, et que surmonte un ciel de grotte d’azur, font penser à ces Edens de Breughel de Paradis où le regard s’enfonce dans d’immenses lointains d’outre-mer.

Alexandre faisant enfermer l’Illiade d’Homère dans une cassette d’or, est d’une richesse de composition que le sujet ne semblait pas comporter.

D’un côté, l’on voit au milieu des chars de guerre renversés, des chevaux qui s’effarent et des blessés qui roulent à terre, les esclaves qui soulèvent et entrouvrent le précieux coffre destiné au manuscrit de l’immortel poème ; de l’autre, Alexandre sur son trône d’or, étend la main vers l’inestimable papyrus. Autour de lui se pressent des captifs de race asiatique, femmes, enfans éplorés et supplians. N’ayez aucune inquiétude pour eux ; celui qui comprend la poésie d’Homère est un grand esprit et un grand cœur ! Il sera clément !

Quelques palmiers élèvent dans ce coin les sveltes colonnettes de leur trône et leurs gracieux chapiteaux de feuillage : deux ou trois, atteints par un rayon de soleil, se détachent en rose sur le bleu du ciel.

Rien n’est plus charmant et d’une vérité plus rare. Le peintre a dû observer cet effet dans son voyage au Maroc. Il n’y a que la lumière d’Orient pour opérer ces féeries.

Ce pendentif, dont le sujet se passe dans le monde réel, est peint avec une énergie et une vigueur extrêmes. La couleur pleine de force, d’éclat et d’intensité, contraste avec les tons doux, le jour éthéré de la coupole et les fait merveilleusement valoir.

Aux quatre angles du carré dans lequel s’ouvre le dôme, sont des figures allégoriques en bronze feint d’un ton robuste et d’une grande tournure.

Dans la même salle, on remarque, au plafond, des panneaux peints par Riesener, d’une couleur charmante, et que n’éteint pas le terrible voisinage de la coupole et du pendentif de Delacroix.

D’autres compartimens, à l’autre bout de la galerie, sont encore vides, ils devaient être remplis par Camille Roqueplan, car on avait voulu faire de la bibliothèque de la chambre des pairs une espèce de galerie de coloristes, mais la santé délicate de ce charmant artiste ne lui a pas permis d’accomplir sa tâche. Trois panneaux seulement ont été faits, à ce qu’on dit, mais ne sont pas encore posés. Nous regrettons fort que la maladie ait ôté le pinceau de la main de l’auteur du lion amoureux et de tant d’autres délicieuses toiles : — Nous eussions aimé le voir essayer sur une plus grande échelle tous ces tours de force de clair obscur et de lumière dont il possède le secret. — Son coloris clair, tendre, argenté et frais convient on ne peut mieux à la peinture ornementale; un plafond peint par Roqueplan ne vous pèsera jamais sur la tête et vous croirez toujours n’avoir rien entre le ciel et vous ; espérons que l’air du midi, qu’il vient de respirer à pleins poumons lui aura rendu assez de force pour continuer ses travaux.

 

La Presse, « Exposition de 1847″, 1 avril 1847

Eugène Delacroix est toujours sur la brèche avec une ardeur juvénile ; il prend les outrages du jury pour ce qu’ils valent, et, si on lui refuse un tableau, il en renvoie quatre; il ne veut pas faire de petites chapelles à part comme certains maîtres, et, comme certains autres, il ne met pas une digue à son filet d’eau pour lui donner l’air d’un torrent, quand au moment favorable on lève la bonde de la mare.

Son orgueil féroce et sans prétention outrée, il expose tranquillement ce qu’il a fait cette année-là, cadres restreints ou grandes toiles, selon son caprice ou ses travaux ; il sait, et c’est là le secret de sa force, que le contact de la foule est pour l’artiste ce qu’était pour Antée le contact de la terre maternelle : il lui rend une nouvelle vigueur. Ce bruit, ces injures, ces louanges ont leur utilité et leur enseignement, c’est la vie ; et nul ne gagne à se séparer de la vie universelle. Aux natures bien douées l’injustice même est salutaire, elle produit une réaction intérieure et extérieure.

Ainsi, Eugène Delacroix, depuis bientôt vingt ans, sans se laisser endormir par l’éloge ou aigrir par le blâme, a fait voir au public toutes les œuvres qui lui sont venues à l’esprit et au pinceau ; il n’a dérobé aucune phase de son développement : ni les tâtonnemens de l’essai, ni les barbaries de l’esquisse, ni le chaos des rêves plutôt entrevus que fixés, n’ont inquiété son amour-propre ; il n’a même pas craint de laisser voir des choses qui ont pu paraître extravagantes au moment où il les produisait, sachant qu’un certain mauvais est le paradoxe du bon.

Aussi quelle variété, quel talent toujours original et renouvelé sans cesse ; comme il est bien, sans tomber dans le détail des circonstances, l’expression et le résumé de son temps ! Comme toutes les passions, tous les rêves, toutes les fièvres qui ont agité ce siècle ont traversé sa tête et fait battre son cœur ! Personne n’a fait de la peinture plus véritablement moderne qu’Eugène Delacroix. Que d’octaves à son clavier pittoresque et quelle gamme immense parcourue depuis la barque du Dante. Le moyen âge éblouissant ou terrible, l’Orient antique et moderne, la Grèce d’autrefois et la Grèce d’hier, que n’a-t-il pas fait ! batailles échevelées et flamboyantes, scènes de repos épanouies en bouquet de couleurs ; intérieurs mystérieux où passent comme des ombres les moines de Lewis ; cours moresques où les pierreries ruissellent à travers les fleurs et les femmes ; marines où la vague monstrueuse berce des barques aussi effrayantes que le radeau de la Méduse; tranquilles paysages où brillent le burnous blanc et la selle rouge de l’Arabe ; lions tenant leur proie dans les griffes ; tigres s’élançant pour la saisir ; chevaux immobiles ou au vol, il a tout compris et tout rendu. L’amour, la terreur, la folie, le désespoir, la rage, l’exaltation, la satiété, le rêve et l’action, la pensée et la mélancolie ont été exprimés tour à tour avec la même supériorité par ce génie shakespearien, impartial et passionné à la fois comme le poète anglais.

C’est là un artiste dans la force du mot ! il est l’égal des plus grands de ce temps-ci, et pourrait les combattre chacun dans sa spécialité. Que mettre à côté du Plafond d’Homère, de M. Ingres ? la coupole de la chambre des pairs ; — des plus religieuses compositions de Flandrin ? — le Christ au jardin des Oliviers, et la sublime Pietà de Saint-Denis du Saint- Sacrement ; — des peintures de Chassériau, au quai d’Orsay ? — celles de la salle du Trône à la chambre des députés ; — des batailles et des scènes africaines d’Horace Vernet ? —le Pont de Taillebourg, et les Cavaliers maures ; — du Supplice des crochets de Decamps ? — Les Convulsionnaires de Tanger ; — de l’Orgie romaine de Couture ? — Le Sardanapale ; — des Marguerite de Scheffer ? l‘Illustration de Faust ; — des Orientales de Diaz ? — la Noce juive ; — des Marines d’Isabey ? la Barque de don Juan…; — des Scènes d’Inquisition et des Galilée de Robert Fleury ? — Le Tasse dans la prison des fous, le Massacre de l’Evêque de Liège ?

Nous ne voulons pas pousser plus loin cette liste, ce qui serait aisé, car les plus forts, un jour ou l’autre, rencontrent dans leur route Delacroix avec un tableau qu’ils voudraient avoir fait et qui devient leur inquiétude. Que ne donnerait pas Jules Dupré pour avoir peint la verdure de l’Elysée des poètes, et Marilhat le ciel de la Revue marocaine ?

Cette fois notre artiste n’a exposé que six toiles peu importantes comme grandeur, mais qui n’en offrent pas moins d’intérêt. Ce sont : le Christ en croix, les Exercices militaires des Marocains, un Corps-de-garde à Méquinez, des Musiciens juifs de Mogador, des Naufragés abandonnés dans un canot et une Odalisque.

Le Christ, attaché à la croix, dresse sa pâleur dans un ciel noirâtre, dont les crevasses laissent filtrer quelques reflets de cuivre. Au pied de l’arbre sublime ricanent quelques insulteurs, coupés à mi-corps par la toile. Au second plan, des soldats romains, à cheval, semblent garder le gibet et repousser la foule.

Il y a, dans ces chairs livides baignées d’ombres grises, quelque chose de la morbidesse et du clair-obscur du Christ mourant, la dernière œuvre de Prud’hon. Certains Crucifix de Murillo, blancs sur des fonds noirs, rappellent vaguement l’effet de celui dont nous parlons.

Les Exercices militaires marocains ressemblent fort à ce que l’on appelle en Algérie la fantasia.

Voici l’explication que M. Delacroix donne de la scène qu’il représente ; des cavaliers, en nombre quelquefois très considérable, partent tous à la fois en poussant des cris et en agitant leurs armes ; ils sont ordinairement servis à merveille par l’ardeur et l’émulation de leurs chevaux. Quelquefois, le caprice de ces derniers donne lieu à des accidens. Au bout de la carrière, chaque cavalier tire son coup de fusil en arrêtant tout court sa monture pour aller recharger. Cette dernière manœuvre n’est pas non plus sans inconvénient, à cause des accidens du terrain et de l’impétuosité des chevaux très difficiles à comprimer brusquement, malgré la violence du mors, — cela s’appelle courir la poudre.

On ne saurait s’imaginer l’ardeur et la furie de ces chevaux ; les uns piaffent, se cabrent et tournent la tête pour se soustraire à l’action de la bride ; les autres s’élancent à plein vol ; l’un d’eux est déjà hors de la toile ; l’on n’aperçoit plus que sa croupe ; sa queue, qui s’échevèle, ses jarrets qui se détendent comme des arcs d’acier et ses sabots qui jettent l’espace derrière eux.

Les cavaliers sont d’une faroucherie et d’une férocité d’exécution extraordinaires : ils se tiennent debout sur leurs larges étriers, brûlent leur poudre, jettent en l’air leurs longs mousquets, se courbent sur le col de leurs sauvages montures avec une fougue et une liberté de mouvement incroyables.

On ne sait pas comment Delacroix a pu saisir ces silhouettes fugitives : il faut se dépêcher de regarder cette peinture, car elle passe au galop.

Le fond de montagnes plaquées à leurs bases de sombres verdures est d’une puissance de ton et d’un effet à rendre jaloux un paysagiste de profession.

Le Corps-de-garde de Méquinez est une composition très bizarre, et qui, sauf la différence des lieux et des costumes, rappelle les corps-de-garde de nos soldats citoyens d’un arrondissement quelconque.

Dans ce bienheureux corps-de-garde de Méquinez, ce que vous apercevez d’abord ce sont des brides, des harnais et des armes pendus à la muraille d’où ils ruissellent avec ce scintillement lumineux qui même dans l’ombre ne fait jamais défaut à Delacroix ; ensuite on distingue par terre un entassement de ces selles barbares à troussequins démesurés, à prodigieux étriers de cuivre, puis des monceaux de bournous, de haïcks, de gandouras, et là dessous, çà et là, un bras flottant, une tête qui roule buvant à pleines gorgées à la noire coupe du sommeil. — C’est ainsi que ces honnêtes Méquinois montent la garde !

Voilà un de ces concerts comme nous en avons tant entendus en Afrique ; trois grands drôles à mine grotesque ou patibulaire, au teint de cigare, aux yeux de charbon, aux mouvemens de macaque, accroupis par terre avec des plis d’articulations impossibles pour nous autres Européens, l’un soufflant par le nez dans sa flûte de roseau, l’autre raclant son rebeb, posé sur la pointe, entre ses jambes, comme une contrebasse, le troisième tannant avec son pouce la peau de son tarbouka, tous dodelinant de la tête comme des poussahs, jetant de temps à autre de petits cris aigus, fermant les yeux à moitié comme enivrés de leur propre harmonie. Comme ils sont bien campés sur un bout de natte ou de tapis kabyle, dans ce bouge blanchi à la chaux et plaqué de quelques carreaux de faïence. — Il nous semble y être et entendre le son perçant de la flûte, le chevrottement (sic) du rebeb et le rythme obstiné du tarbouka.

Les naufragés abandonnés dans un canot, sans valoir pour l’importance de la composition et l’intérêt du drame la grande barque de don Juan, n’en sont pas moins un épisode saisissant et plein de poésie. — Quelle pose noblement désespérée que celle de la figure qui se renverse à la poupe du canot et s’appuie la nuque sur l’étambord avec une raideur déjà cadavérique ! Et ces deux hommes qui lancent à la mer le corps mort, et ceux qui rampent à plat ventre sur le plancher du canot, et ce ciel gros de pluie, et cette eau verte, et cette lanière d’écume que le vent arrache à la crête de la lame, tout cela n’est-il pas de la plus heureuse invention ?

L’Odalisque est un tour de force de coloris. Son corps, onduleux et souple, baigne de la tête aux pieds dans l’ombre fraîche d’une chambre fermée. Nul rayon, nul reflet ; et pourtant, dans cette teinte crépusculaire, tous les objets ont leur valeur ; le rouge n’est pas du brun, le bleu n’est pas du noir ; la pose du bras qui s’allonge sur la hanche et tient ouvert un écrin d’où s’échappe un collier de perles, est pleine d’élégance et de nonchaloir: ce tableau est un des plus faits du maître ; point de taches, point de touches brusques, tout est fondu, moelleux, assoupi ! Les couleurs font la sieste comme l’odalisque.

La Presse, 13 février 1848

 

N’oublions pas le Charles-Quint à Saint-Just de Delacroix, que nous connaissions déjà, mais qui semble, chaque fois qu’on le retrouve, plus beau et plus poétique ; le Combat du giaour et du pacha offre une autre phase de cette lutte déjà peinte par le grand artiste. L’arrangement diffère, mais c’est la même furie du geste, le même flamboiement de couleurs, la même verve de touche ; plus, un indéfinissable sentiment anglais qui rappelle que lord Byron est l’auteur de la donnée.

La Presse, « Salon de 1849″, 1er août 1849

 

Jamais Eugène Delacroix ne manque à l’appel du Salon : peu ou beaucoup, il envoie toujours quelque chose, et quand il ne vient pas lui-même, il met au moins sa carte.

Cette année, par un caprice bien compréhensible chez un coloriste, il a envoyé à l’exposition deux grands tableaux de fleurs. Ces fleurs, vous l’imaginez bien, ne ressemblent pas aux fleurs de Van Spandonck, encore moins à celles de Redouté, pas même à celles de Saint-Jean ; pour leur trouver des analogues, il faudrait remonter à Baptiste, à Monnayer, ou plutôt encore aux tableaux de fruits et de fleurs de Juan de Avellaneda et de Velasquez.

Les corbeilles et les guirlandes qui forment le thème de ces compositions fleuries sont traitées avec une largeur de touche, une puissance à effet et une facilité toute historiques : il ne faut pas chercher là les nervures rendues une à une, le duvet des feuilles, la goutte de rosée sacramentelle avec son ombre portée, son reflet et sont point brillant, la mouche aux ailes transparentes que l’on prendrait avec la main, facile tour de force que les peintres fleuristes se refusent rarement. — C’est tout simplement une débauche de palette, un régal de couleur donné aux yeux.

Ce qu’on peut louer aussi dans ces deux toiles, outre le mérite du ton, c’est le style imprimé aux fleurs, traitées ordinairement d’une façon toute botanique, sans s’inquiéter de leur port, de leur allure, de leurs physionomie et de leur caractère.

Les fleurs ont chacune leur expression particulière, il y en a de gaies, de tristes, de silencieuses, de bruyantes, d’effrontées, de modestes, de pudiques et de lascives, d’épanouies et de concentrées, de douces et de féroces, d’énervantes et de balsamiques ; elles ont des attitudes spéciales, des coquetteries et des fiertés à elles, toutes choses que ne rendent pas les fleuristes vulgaires occupés de la petite bête. Il est bon que, de temps à autre, un artiste véritable vienne donner un peu d’accent à toutes ces fades enluminures que l’on croirait plutôt copiées d’après les produits de la boutique de Nattier et de Batton que d’après la végétation libre, vivante et parfumée.

Le petit tableau d’Otello entrant dans la chambre de Desdemone endormie est remarquable par la simplicité sinistre de sa composition ; un grand lit à rideaux rouges laisse voir la jeune Vénitienne, dont la pose trahit un sommeil agité de sombres pressentimens. Au pied du lit, a glissé sur les vêtements quittés la harpe encore toute frémissante de la romance du Saule ; le Maure, tenant une lampe dont la lueur glisse à travers les courtines, entre ouvertes, pénètre dans la chambre avec le pas étouffé et muet du tigre rampant jusqu’à sa proie. Quelques points brillans scintillent sur ce sombre fantôme africain : les paillettes de ses yeux de bête fauve et des kandjars passés dans sa ceinture.

Une femme qui dort, un homme qui entrouvre une porte, il n’y a rien de bien effrayant, et pourtant on sent qu’il va se passer quelque chose de terrible, que cette femme dort dans son suaire, que cette chambre est un tombeau et cet homme un meurtrier ; art admirable du peintre, qui dit tant avec des moyens si simples, et traduit tout l’effroi de Shakespeare en quelques coups de pinceau.

La répétition du tableau des Femmes d’Alger avec quelques modifications et un jour différent est un des ces caprices plus fréquens chez les anciens peintres que chez les peintres de nos jours. Les artistes autrefois aimaient à revenir sur les motifs qui leur avaient plu, à reprendre un sujet favori, à se copier eux-mêmes librement, sans se refuser aux améliorations ou aux fantaisies de changement qui leur venaient sous le pinceau : cette complaisance à revenir aux mêmes données serait mal vue dans notre époque, qui a la prétention d’être avant tout originale et féconde, et il fallait l’œuvre immense et variée d’Eugène Delacroix pour se permettre cette liberté de réexposer un tableau aussi connu que les Femmes d’Alger.

Quelque harmonieux et rare que soit le parti pris de lumière adopté dans la répétition, nous préférons l’effet lumineux et franc du premier tableau.

L’Arabe tenant son cheval en bride, est une petite esquisse d’un ton et d’un ragoût étonnans. Il n’y a rien et il y a tout.

La Presse, « Galerie du Luxembourg », 2 septembre 1850.

 

En entrant dans cette galerie sur laquelle planent de si brillans souvenirs, on se sent saisi par l’impression involontaire d’une atmosphère froide et sénile. Elle semble se ressentir de l’ancien voisinage de la chambre des pairs. Si elle n’était émaillée çà et là de quelques œuvres de Delacroix, Ingres, Couture, Scheffer, Deveria, fleurs vivaces implantées à grand’peine dans le tuf de cet ingrat terrain, on y bâillerait comme en plein Institut, et on serait tenté d’inscrire au frontispice de la salle : « Hôtel national des invalides de la peinture. » […]

Mais nous avons hâte d’en finir avec ces vieilleries qui seraient depuis longtemps plongées dans l’oubli qu’elles méritent, si on ne nous les remettait pas obstinément sous les yeux. Si la satire est plus facile que la louange, celle-ci est plus douce, et nous avons toujours mieux aimé admirer que blâmer. — Il y a certes de quoi louer au Luxembourg.

En première ligne, pour le nombre et l’importance de ses œuvres, apparaît Eugène Delacroix. Son début le classa maître tout de suite. Un jeune homme qui frappait à la porte du Salon de 1822 avec Dante et Virgile aux Enfers sous son bras, n’était certes pas à cette époque surtout, le premier venu, et ne devait pas être accueilli comme tel. Nous ignorons si l’aréopage des admissions, plus clément en ce temps-là, ne comprit pas tout d’abord ou pardonna au jeune homme tout ce qu’il y avait d’osé, d’étrange, dans une pareille peinture, ou si l’on n’espérait pas qu’il se corrigerait avec l’âge. Deux ans après, le jeune homme arrivait escorté du Massacre de Scio, et se voyait acclamé par toute la jeunesse, et l’hérésie faisait des progrès, au grand dépit des perruques académiques ; Scheffer, Champmartin, Boulanger, les Deveria, les Johannot, Robert Fleury, Roqueplan, tous ceux qui depuis quinze ans brillent aux premiers rangs de l’art contemporain, marchaient sur les traces du jeune novateur et régénéraient la peinture en France.

Le Dante de Delacroix, salué et baptisé dès l’abord par deux hommes d’esprit, MM. Thiers et Gérard, est resté l’un des chefs-d’œuvre de ce peintre qui en a tant produit. Dessin fier et accentué, modelé souple et puissant, peinture grasse, ferme et solide, toutes les qualités matérielles qui caractérisent l’exécution de Delacroix apparaissent déjà victorieusement. Celle qui prime toutes les autres et qui fait de Delacroix un maître égal aux plus grands, aux plus illustres, s’y trouve au plus haut degré ; nous voulons parler de la vie, de la passion, de la terreur du drame, puisque ce mot moderne explique tout cela à lui seul. Qu’on se rappelle l’effet prodigieux produit deux ans après par le Massacre de Scio.

L’artiste avait redoublé d’audace et de génie, le philhellenisme, cette généreuse passion dont Byron s’était fait le sublime Don Quichotte, avait inspiré le jeune maître, et aujourd’hui que son œuvre est dégagée de ce mérite de l’à-propos qui fait vivre pour un temps un si grand nombre de productions médiocres, elle n’a rien perdu de sa valeur. Quoi de plus navrant à voir que ces familles infortunées qui attendent la mort ou l’esclavage ? Quoi de plus désolé que cette vieille Grecque sur laquelle semble choir le corps d’un jeune homme dépouillé par le barbare vainqueur et baigné dans son sang, et cette jeune mère couchée pêle-mêle avec le cadavre rose de son nouveau né, et ces deux enfans qui s’embrassent d’une étreinte suprême avec un désespoir qui n’est pas de leur âge, et surtout cette jeune fille belle comme un marbre antique, tordant ses beaux bras sous les nœuds de la corde qui va l’attacher à la croupe bleuâtre et pommelée de ce cheval qui se dresse furieux au milieu du tableau ?

Delacroix nous a habitués à de telles émotions ; mais qu’on juge de l’effet qu’il dut produire où les meurtres académiques étaient le comble du terrible ! Dans les deux autres tableaux de lui que possède le Luxembourg, nous le retrouvons avec des qualités plus calmes : la couleur et le caractère des mœurs orientales l’ont préoccupé. Ici, c’est Une Noce Juive dans le Maroc ; rien de plus calme, de plus doux à l’œil, et cependant rien de plus vif et de plus chatoyant que ce charmant tableau, peuplé de figures de petites proportions. Les Femmes d’Alger, autre toile bien connue dans l’œuvre du maître, et dont le salon de 1849 offre une répétition très modifiée, respirent, comme la captive de Victor Hugo, les doux ennuis et le languissant farniente du harem « solitude embaumée. »

Notre admiration particulière pour Delacroix nous fait regretter de ne pas voir figurer au musée du Luxembourg un plus grand nombre de tableaux de lui ; mais notre justice nous fait un devoir de dire que les échantillons qui s’y trouvent sont d’un heureux choix, et donnent bien l’idée de ce talent si audacieux, si neuf et pourtant si profondément intime et naïf.

La Presse, « Salon de 1850-51, Réflexions préliminaires », 5 février 1851.

 

Arrivant d’Italie, où nous avons passé trois mois dans la familiarité des chefs-d’œuvre, ivre encore de beauté et sous le vertige de l’admiration, au sortir de la tribune de Florence et de la chapelle Sixtine, ce n’était pas sans quelque appréhension que nous avons mis le pied dans ces salles peuplées des œuvres de nos peintres vivans.

Certes, nous ne sommes pas de ceux qui chantent le perpétuel hosannah des morts et qui n’admettent le génie qu’à trois cents ans en arrière. Personne cependant n’admire plus que nous les gloires du passé ; mais, tout en mettant des couronnes sur les tombeaux, nous en réservons pour les fronts qu’illuminent encore les rayons de la vie. Néanmoins, nous redoutions d’éprouver un effet défavorable en comparant l’Italie de la Renaissance à la France moderne, et de tirer de ce parallèle une conclusion désespérante, celle de la décadence des arts.

Rien ne nous aurait attristé davantage, car nous sommes fier du siècle auquel nous appartenons. Parvenu d’hier à sa moitié, il offre, dans la guerre, la politique, l’industrie, la science, la poésie, la littérature, des noms que ne peut éclipser aucun éclat et qui seront l’honneur éternel du genre humain. Il a fait des découvertes merveilleuses qui rendent mesquins les prodiges de la féerie : la lumière, l’électricité, la vapeur, servent l’homme comme d’humbles esclaves ; le temps et l’espace sont supprimés. A toutes ces supériorités, il eût été désastreux que l’art eût fait défaut. Nous avons été bien vite rassuré par une promenade rapide dans ces nombreuses salles trop étroites encore pour la foule des talens. L’art du dix-neuvième siècle est digne de lui.

Nous ne voulons pas dire par là que ce tumulte de tableaux admis presque sans choix soit égal à ce lent amoncellement de chefs-d’œuvre de peintres d’écoles et d’époques différentes dont sont formées les grandes galeries italiennes, — assurément non ; mais si le génie éteint de la peinture revit quelque part sans aucune contestation, c’est en France.

La physionomie générale de l’exposition est très intéressante ; les diverses tendances de l’art s’y lisent visiblement, et ces tendances sont bonnes. Il y a quelque vingt ans, la nécessité d’en finir avec les traditions académiques et pseudo-grecques qui ont produit les belles choses que vous savez, et dont on peut voir les échantillons à la galerie du Luxembourg, amena un 93 pittoresque ; une révolution éclata : la Barque du Dante, le Massacre de Scio, d’Eugène Delacroix, le Mazeppa,de Boulangerla Naissance d’Henri IV, d’Eugène Devéria, les Femmes Souliotes, d’Ary Scheffer firent entrer la peinture dans une voie nouvelle.

Bientôt à côté de cette Montagne se forma une Gironde.

Ingres, peu connu jusqu’alors, quoiqu’il eut atteint depuis longtemps la maturité de son génie, devint le chef d’une école nombreuse, qui prit pour mot d’ordre l’Œdipe; l’Odalisque, le Portait de M. Bertin de Vauxle Martyre de saint Symphorien, œuvres toutes différentes en apparence de celles de l’école rivale, mais qui cependant s’y rattachaient par un lien secret, le retour au grand art du seizième siècle et à l’étude plus exacte de la nature. Il y eu donc deux camps parfaitement distincts : le camp des coloristes et celui des dessinateurs ; mais la critique ne s’y méprit pas, et, à l’étonnement de la foule déroutée par des sujets grecs et une grande sévérité de lignes, ce furent les romantiques qui exaltèrent principalement M. Ingres, trop étrusque, trop austère et trop primitif pour les classiques d’alors.

La division se maintint très sensible encore jusqu’à la révolution de Février. Autour de Delacroix, sans compromettre pour cela leur originalité propre, se groupaient Decamps, L. Boulanger, E. Deveria, disparu trop tôt de la lutte, les Leleux et leur bande, Isabey, et d’autres, dont ceux-ci suffisent pour indiquer la nuance. Quant à Scheffer, à son grand détriment, depuis Eberhard le larmoyeur , il avait passé à l’ennemi. Autour d’Ingres s’étageaient Amaury Duval, Ziegler, Flandrin, Chasseriau, Lehmann, Papety, Mottez ; chaque école avait ses paysagistes : Flers, Cabat, Jules Dupré, Rousseau, d’une part ; de l’autre, Aligny, Edouard Bertin, Corot ; ses sculpteurs : David (d’Angers), Antonin Moine, Auguste Préault, Barye et plus tard Clesinger pour les coloristes ; pour les dessinateurs, Pradier, Simart, Duret et beaucoup d’autres, la statuaire étant un art plus volontiers immobile.

Paul Delaroche n’exposait plus ; son talent éclectique ne convenait pas aux violens enthousiasmes de cette époque. Casimir Delavigne de la peinture, il avait le défaut d’être trop classique pour les romantiques et trop romantique pour les classiques. Il a eu peu d’influence sur la période qui vient de se fermer. Ingres et Delacroix, si absolus, si tranchés chacun dans sa manière, caractérisaient nettement une doctrine exclusive. Dans l’art agité et passionné de ce temps là, ils ont eu tous deux leurs fanatiques qui conservent encore leur religion. Après l’apaisement des anciennes fureurs, l’école de Delaroche commença à se faire jour. La foi diminuait, l’art modéré devenait à la mode et les jeunes gens hésitaient à se déclarer flamboyans ou grisâtres, admettaient de moyens termes ; quelques œuvres sages assez dessinées, assez colorées parurent. Un tiers parti se formait peu nombreux encore, lorsque Février arriva avec son exposition effrénée et grotesque, une vraie saturnale de formes et de couleurs où le public, au moyen de dérisoires couronnes de paille, fit admirablement l’office du jury renvoyé.

L’exposition de 1849, faite dans les conditions les plus désastreuses, fut un noble et touchant effort de l’art qui voulut prouver que les agitations n’altéraient en rien sa sérénité.

Celle de 1850-51 est une des plus considérables que l’on ait jamais vues et dément cette vieille idée :  » L’art ne peut fleurir que sous les monarchies « , maxime déjà démontrée fausse par les Républiques de Grèce et d’Italie, qui toutes ont enfanté des myriades de chefs-d’œuvre.

Les divisions que nous avons indiquées tout à l’heure n’existent plus. Ingres et Delacroix ont licencié leurs troupes ; dessinateurs et coloristes se sont réconciliés, ou plutôt chacun cherche fortune sans se soucier de ce que fait l’autre. L’individualisme domine ; il devient extrêmement difficile de classer les talens par écoles ou par genre ; les gloires anciennes ne se sont pas éteintes, mais elles brillent d’un éclat moins distinct, car le fond général est plus lumineux ; le talent se démocratise en ce sens qu’il est le partage d’un grand nombre, au lieu de se limiter comme autrefois dans une dizaine de noms. Jadis trois ou quatre tableaux, souvent moins, avaient les honneurs du Salon et se détachaient avec une incontestable supériorité. Aujourd’hui, il serait difficile de dire quelle est la perle de l’Exposition. Vingt toiles pourraient être citées à titres différens avec des mérites égaux.

La peinture historique proprement dite a disparu presque complètement, et de ce côté la tradition est rompue : à peine cinq ou six tableaux représentent-ils ce qu’on entendait par ce mot il y a quelques années. Les sujets de religion sont peu nombreux, médiocrement traités pour la plupart, et représentent sans doute des commandes. Un vague sentiment panthéiste semble inspirer ces œuvres si diverses et si contraires ; tout est traité avec la même importance, l’homme, l’animal, le paysage, les fleurs, la nature morte. Le sujet dont on s’inquiétait beaucoup a perdu de sa valeur ; la représentation pure et simple de la nature paraît un thème suffisant. En même temps que panthéiste, l’art s’est fait vagabond : l’Orient, l’Inde, l’Amérique sont parcourus dans tous les sens ; l’Afrique est devenue le Fontainebleau des paysagistes ; le peau-rouge coudoie le Bedouin, l’éléphant balance sa tour à côté du dromadaire ; le palmier mêle ses feuilles en éventail aux feuilles dentelées des chênes du Bas-Bréau ; le marabout arrondit son dôme blanc à deux pas d’une chaumière au toit moussu : c’est la diversité la plus imprévue et la plus charmante.

Pour les personnages, il y en a de tous les temps et de toutes les classes ; rien n’est exclu : pas même les dieux et les déesses mythologiques qui s’étaient réfugiés dans leurs nuages, effrayés par les souliers à la poulaine, les surcots blasonnés et les dagues de Tolède, et il est impossible de constater une préférence pour une époque, pour un pays ou pour un ordre de sujets. Histoire, roman, poème, légende, on a puisé partout, selon le goût ou la fantaisie. Le Salon de 1850-51 n’est ni historique, ni religieux, ni mythologique, ni révolutionnaire, ni classique, ni romantique, il est individuel et panthéiste. Chaque artiste croit à la nature et à sont talent. Les maîtres sont étudiés, non dans leur esprit, mais dans leurs procédés. L’on cherche chez eux les moyens d’écrire sa propre pensée et on les consulte comme des dictionnaires et des manuels de recettes pittoresques. On leur emprunte une manière de glacer ou d’empâter, sans les imiter pour cela. Aussi, jamais l’habileté d’exécution n’a-t-elle été poussée plus loin. On peint aussi bien à Paris qu’à Venise, dans le siècle d’or, en bornant ce mot à son sens rigoureux. Pour la pratique, l’art n’a plus rien à apprendre.

A travers cette diffusion générale, on voit poindre une école réaliste démocratique, pour qui les Paysans, de Leleuxsont des aristocrates ; cette école, ou plutôt ce système, prêche la représentation exacte de la nature dans toute sa trivialité, sans choix ni arrangement, avec la fidélité difforme du daguerréotype. Nous discuterons plus loin ce programme, qui a des chances de rallier bien des fantaisies errantes et des vocations incertaines, par cela même qu’il est absolu. C’est quelque chose dans une époque troublée et qui ne cherche qu’une théorie nette et carrée.

En f ace de ces talens si divers, si nombreux, de cette habileté prodigieuse, on s’étonne du peu de parti que l’on tire de tant de merveilleux artistes ; il semble que nos églises, nos palais, nos monumens, devraient être couverts de peintures du haut en bas. Il n’est est rien. Qu’il serait facile pourtant avec ces mains si alertes et si savantes, qui peignent tous les ans cinq ou six mille tableaux sans destination, de faire de Paris une Venise, une Florence et une Rome ! Il ne devrait pas y avoir, dans une édifice public ou dans une maison riche, un pouce de muraille qui ne fût peint ou sculpté ; le malheur de l’art en France, c’est qu’il n’est pas admis dans la vie universelle, et reste une superfluité au lieu d’être une nécessité. Il faudrait cependant arriver à le mêler à toute chose, et ce serait facile si les artistes étaient un peu moins dédaigneux. Giorgione et Titien ont décoré de fresques des façades de maisons sur le grand canal, et si un bourgeois de Paris allait proposer à un de nos artistes en renom de lui peindre les murs extérieurs de son hôtel, celui-ci trouverait peut-être la proposition incongrue.

N’est-il pas singulier qu’il n’existe pas à Paris, cette ville si riche et si splendide, une seule façade sculptée par Pradier, Simart, Clésinger, Lechesne ou Preault ; pas une chambre peinte par Ingres, Delacroix, Gérôme, Decamps ou Diaz, lorsque les possesseurs d’hôtels dépensent en tentures, dorures, tarabiscotages, chinoiseries et autres luxes bêtes des sommes ridiculement énormes ?

Sous une République, il faut que les particuliers s’inquiètent de l’art et le fassent vivre. Dans ces dernières années, on se reposait un peu de ce soin sur la liste civile et le ministère de l’intérieur. Les artistes, eux-mêmes, y comptant trop, et sûrs de quelques commandes, ne cherchaient point d’autres applications de leur talent : les mœurs nouvelles et les développements des inventions modernes nécessiteront des travaux imprévus. — Il serait bon aussi que les gens riches, qui font des collections de vieux tableaux, se convainquissent de cette vérité, qu’il n’existe plus, hors des galeries royales ou princières, un seul tableau de maître authentique. Chaque original a trois ou quatre doubles nécessairement faux ; ce qu’ils achètent si cher, ce sont des copies anciennes ou des copies modernes, habilement enfumées. Avec la moitié de l’argent qu’ils dépensent ainsi, ils auraient un nombre de tableaux charmans, d’une authenticité incontestable, d’un mérite au moins égal, et feraient vivre une foule de jeunes artistes qui ne demandent qu’un peu d’aide pour devenir de grands maîtres, s’ils ne le sont déjà. — Ces réflexions faites et ces conseils donnés, entrons dans la salle qui représente ici le salon carré du Louvre, et commençons notre appréciation.

La Presse, « Salon de 1850-51″, 8 mars 1851.

 

Jamais Eugène Delacroix n’a fait défaut à l’appel de l’art dans sa longue et brillante carrière ; son talent  » livré aux disputes  » ne s’est pas retiré pour cela dans une chapelle privilégiée. Blâme, éloge, il a tout supporté bravement, et il a vécu au milieu du tumulte. Par amour-propre piqué, le grand peintre contesté n’a pas boudé le public ; l’orage ne lui a pas fait peur ; il sait que les oiseaux à large envergure volent mieux contre le vent ; quelquefois même ce courage va jusqu’à l’insouciance, et il s’expose à la tempête avec trop peu de lest, comme cette année par exemple. Cinq ou six tableaux rayés de l’ongle du lion sans doute, mais peu importans, ne répondent pas à l’attente que fait naître ce grand nom de Delacroix.

Dans la période qui vient de s’écouler, Delacroix, occupé des peintures murales de la chambre des pairs, de la bibliothèque, de la chambre des députés, de Saint-Denis du Saint-Sacrement, travaux énormes, presque inconnus du public en ce pays, où l’accès des monumens est toujours rendu difficile, n’a pas envoyé de grande toile au Salon. Son dernier tableau de proportion historique a été le Triomphe de Trajan, admirable composition revêtue d’une éblouissante couleur. Quoique nous lui tenions compte, comme cela est juste, de tous ces palais et de toutes ces églises décorés dans un goût fier et superbe, nous aurions voulu qu’il prît quelques mois de son temps, pour ébaucher et finir une grande page où ses mâles facultés pussent se déployer à l’aise. Pourquoi descendre dans la lice en négligé et combattre sans son armure ?

Quoiqu’il y mette un vif sentiment dramatique et de chaudes qualités d’esquisse, le petit tableau n’est pas le fait de Delacroix. Sa rude brosse, nerveuse, inquiète, fébrile, s’accommode mal de ces dimensions restreintes ; il lui faut du champ pour ses fureurs, ses caprices et ses gaucheries souvent si habiles. La main émue par la passion et habituée à couvrir de grandes murailles ne peut placer juste le point visuel dans un œil gros comme une tête de mouche. Hercule, quand il filait, brisait les fuseaux. Certainement, dans la demi-douzaine de tableautins envoyés par le maître, il y aurait de quoi fonder la réputation d’un inconnu ; un autre se ferait un festin de ces miettes ; mais pour Delacroix ce n’est point assez, et nous ne les considérons que comme des cartes de visite.

Lorsqu’on a, depuis vingt-cinq ans, comme le maître dont nous parlons, l’honneur d’être à la tête de cette grande et magnifique école moderne, il faut tenir haut sa bannière au milieu de la mêlée. Nous avons le droit d’être sévère avec lui, nous qui l’avons expliqué, commenté, révélé et prêché au public, dont le goût naturel penchait aux déesses de Lancrenon et aux casseroles de Drolling. Comme à certains dévots, notre longue litanie nous permet d’être exigeant envers notre dieu. Maintenant, trêve de gronderie, et arrivons à l’analyse et à l’appréciation de ces œuvres, si remarquables d’ailleurs.

Le plus important des tableaux exposés est une Résurrection de Lazare. La scène se passe dans une espèce de crypte, où l’on descend par un escalier à la Piranèse qui s’enfonce à travers la roche dans un vague demi-jour. Au premier plan de la tombe entr’ouverte, revomi par cette noire gueule de la mort qui ne lâche jamais sa proie, le Lazare jaillit comme un spectre, mal réveillé du sommeil éternel, ébloui et fasciné par l’auréole du Christ debout près de son sépulcre. Les fossoyeurs épouvantés se reculent à l’aspect de cet étrange vivant ; eux si familiers avec les cadavres, si habitués aux terreurs funèbres et que la fade odeur du néant ne fait pas frissonner, le miracle les effraie ; car ils savent mieux que personne combien est lourd le sommeil des trépassés.

Toute scène sépulcrale à laquelle le nimbe du Christ sert de soleil est entendue avec cette énergie passionnée familière au peintre. Le ton général a une finesse singulière, et sous cette voûte les objets sont baignés d’une vague lueur crépusculaire qui est bien celle des lieux souterrains.

Il est fâcheux que la main du Lazare, beaucoup trop grande pour son corps, affecte, dans sa contorsion, des allures de pinces de crabe : les fossoyeurs, placés sur le premier plan, sont beaucoup trop petits, relativement aux autres figures.

La Lady Macbeth, toute petite figurine qui se met dans une toile d’une dimension de vignette, a plus de grandeur et d’énergie que bien des œuvres énormes : il y a quelque chose d’étrange, de hâve, de fou, d’automatique dans cette promeneuse nocturne enveloppée d’un bout de draperie livide, éclairée d’une lueur jaune, et que son ombre suit comme le fantôme noir de la conscience sur les sanglantes parois du château de Dunsinane. Toute l’horreur du drame de Shakespeare est là rendue en quelques coups de pinceau. Le moment choisi est la fin de l’accès de somnambulisme, lorsque lady Macbeth rentre dans sa chambre en murmurant de cette voix morte qui ne semble pas sortir d’une poitrine humaine, to bed, to bed, to bed, (au lit, au lit, au lit).

Les ombres mal placées font malheureusement une pommette impossible à la joue de lady Macbeth ; c’est un défaut réparable avec deux ou trois touches, — l’ouvrage de dix minutes.

Le Giaour est un sujet qui a souvent préoccupé Delacroix, et il y revient avec complaisance. Le poème de Byron lui a fourni un chef-d’œuvre, le Combat du Giaour et d’Hassan , d’une fureur de composition, d’une splendeur de coloris et en même temps d’une finesse d’exécution, que depuis il a souvent laissé à regretter.

Ici le Giaour, à la poursuite des ravisseurs de sa maîtresse, arrive au bord de la mer tout frémissant de ne pouvoir s’élancer après la barque qui les emporte.

Le cheval, poussé à outrance, s’arrête, les sabots rapprochés, les jarrets tendus, devant l’écume de la mer qui jaillit jusqu’à l’écume de son poitrail . Le cavalier, presque désarçonné par ce temps d’arrêt brusque, semble près de passer par dessus la tête de sa monture, et n’en agite pas moins à travers la folle rumeur des flots ses bras furieux et désespérés.

Certes, l’intention première est belle, le jet puissant ; mais l’exécution dépasse les licences de l’esquisse la plus lâchée. Le cheval, affreusement incorrect ( et depuis Géricault personne n’a mieux peint les chevaux que Delacroix ! ), est enveloppé d’une peau violâtre, satinée de luisans impossibles ; les jambes du cavalier se retrouvent à peine comme longueur et comme forme dans un gâchis d’ombres salies et de hachures bavocheuses. Le fond, quoiqu’un peu vague, a une certaine harmonie tempestueuse bien d’accord avec le sujet. Malgré tous ces défauts, un certain souffle byronien palpite dans cette esquisse.

Le Bon Samaritain, quoiqu’un peu trop lâché, est plein d’onction évangélique. Le blessé, qu’on hisse sur le mulet, a une expression souffreteuse et reconnaissante bien rendue ; le mouvement de son bras crispé indique combien chaque secousse lui est douloureuse, malgré l’huile et le vin versés sur ses blessures, et la précaution que son sauveur prend pour le remuer. Quoiqu’absolument différent du tableau de Rembrandt pour la composition, le Bon Samaritain de Delacroix le rappelle par l’énergie et la force du sentiment. Il faut aussi toute l’habilité de coloriste du maître pour jeter un manteau écarlate sur l’épaule du Samaritain, sans rompre en rien l’harmonie sourde et la tristesse étouffée de la scène. Ce tableau, acheté par M. Auguste Vacquerie, le poétique et paradoxal feuilletoniste de l’Evénement, tiendra admirablement sa place parmi les Géricault, les Decamps et les Diaz qu’il possède déjà.

Le Lever nous offre une femme à sa toilette, mais tout au commencement de sa toilette, car elle n’est encore vêtue que des ses cheveux, dont elle tord à pleines mains les cascades opulentes de ce roux si cher aux Orientaux, et dont les Turcs semblent avoir transmis le goût aux Vénitiens. Toute cette chevelure est d’un ragoût de tons exquis ; le corps est modelé avec beaucoup de finesse, à part quelques lourdeurs dans les jambes, et, çà et là, quelques trivialités de formes. Le torse a une jeunesse robuste et une fleur de vie admirables. Par une hardiesse heureuse, Delacroix n’a pas revêtu sa blonde de ces tons bleutés, nacrés, laiteux, opalins, fouettés de rose par place, dont Rubens abuse parfois ; il l’a peinte d’une couleur solide et franche, pénétrée de sang et de lumière, en vraie chair humaine, ce que nous préférons, pour notre part.

Pourquoi cette tête de diable ou de Méphistophélès blottie derrière le miroir, complication inutile, souvenir de faux romantisme; dramatisation hors de propos d’un sujet simple ? Si c’est Méphisto, Marguerite est bien nue pour une pudique Allemande, et nous doutons que tout ce mobilier de courtisane se trouvât dans sa petite chambre, où bourdonnait le rouet mélancolique de l’honnête pauvreté ; si c’est une Imperia ou une Violante, que vient faire là le diable ? Est-ce un si grand péché de se laver et de se peigner ? La chair a fait une assez longue pénitence dans le moyen-âge pour avoir le droit de prendre un peu soin d’elle. Nous ne ferions pas cette chicane si le diable était bien peint et d’un beau caractère ; mais il est indiqué par trois ou quatre touches heurtées et fait tache dans cette composition, une des plus gracieuses de l’artiste.

Nous avons parlé avec le respect qu’on leur doit de ces tableaux qui, pour ne pas tenir le premier rang dans l’œuvre du maître, n’en ont pas moins leur importance et leur enseignement. Il est curieux de voir la pensée d’un homme de génie à ses différens états, pochade, esquisse, tentative même malheureuse. Certains côtés intimes et familiers se produisent ainsi qui disparaissent dans l’apparat d’une grande œuvre : cependant, nous croyons qu’il serait utile à sa gloire d’arriver au Salon prochain avec quelque tableau comme la Barque du Dante, le Sardanapale, la Liberté de Juillet, le Pont de Taillebourg, les Femmes d’Alger, l‘Entrée des Croisés à Constantinople, le Triomphe de Trajan dont nous parlions tout à l’heure, quelque large toile où, comme dans ses peintures murales, il pût remuer une composition abondante et tumultueuse, étincelante de couleur, fourmillante de vie, antique de sentiment, romantique d’exécution, et montrer à tous qu’il est encore le maître sans rival, le représentant le plus fidèle de l’art dans la première période de ce siècle, dont il a épousé toutes les passions, toutes les inquiétudes et tous les rêves.

Le Moniteur universel, « Exposition universelle de 1855″, 19 et 25 juillet 1855, reproduits à la suite dans le chapitre XIV de Les Beaux-Arts en Europe, Michel Lévy, 1857.

M. Eugène Delacroix.

 

C’est une pensée consolante de voir comme le jour de la justice arrive pour les talens vaillants et fiers qui dans leur amour de l’art n’ont pas mendié les suffrages de la foule pas des concessions, et, dédaigneux d’une popularité passagère, se sont obstinés à suivre cette voie escarpée, raboteuse, barrée de ronces, bordée de précipices, mais conduisant aux sommets lumineux où rayonne la vraie gloire. Pour ces mâles natures, il se fait vite une postérité contemporaine, composée d’abord de quelques élèves, de deux ou trois critiques et d’un petit nombre d’admirateurs, sorte de cénacle mystérieux qui possède le secret de leur génie et comprend le sens de leurs œuvres raillées ou méconnues du vulgaire ; puis le cénacle se recrute de quels adeptes auxquels bientôt se joignent de nouveaux venus ; le cercle s’élargit d’année en année, enfermant tout le public, et le maître insulté jadis est salué par une acclamation unanime.

Telle a été la vie de M. Eugène Delacroix : autour de son nom il s’est fait pendant près d’un quart de siècle un tumulte assourdissant d’injures, de diatribes, de railleries, de discussions d’une violence extrême ; maintenant, la poussière de la lutte est tombée, et le maître longtemps qualifié d’enragé et de fou apparaît radieux dans l’éclat d’une gloire sereine désormais incontestable. L’Exposition universelle de 1855 a posé bien haut M. E. Delacroix ; on a revu ces toiles, objets de jugements si divers, et l’on s’est étonné de les trouver si belles, si visiblement marquées au cachet du génie.

Coïncidence étrange ! ce jeune siècle, arrivé maintenant à l’âge de raison, a nié dans M. Ingres le dessin suprême ; dans M. Delacroix, la couleur absolue. Il rejetait le style et le mouvement, l’idéal et la passion, méconnaissant à la fois ses deux plus grands artistes ; — la beauté ne le séduisait pas plus que le caractère. Il est revenu, il est vrai, sur ce jugement bizarre, que l’on ne s’expliquerait pas si l’on ne savait pas que le génie a en soi, au moment de son apparition, quelque chose de choquant pour la foule dont il dépasse la portée ; — peu à peu l’éducation des masses se fait, et l’ admiration succède aux sarcasmes. Le paradoxe se transforme en axiome : louer M. Ingres et M. Delacroix est maintenant un lieu commun.

Ce n’est pas sans une sorte d’orgueil que nous voyons dans le grand salon carré ce pan de muraille couvert par ces tableaux que nous avons été si longtemps presque seul à défendre, et au bas desquels se pressent de nombreux groupes enthousiastes. Avoir pressenti bien avant la foule tout ce qu’un talent contenait d’avenir, l’avoir soutenu dans ses défaillances et fortifié dans ses résolutions, n’est-ce pas la joie et l’honneur d’un critique ? Nos coupes de miel ont peut-être effacé sur les lèvres du maître l’amertume de plus d’une éponge imbibée de vinaigre.

Nulle existence d’artiste n’a été mieux remplie que celle de M. Delacroix. A dater de la Barque du Dante, c’est à dire de 1822quelle fécondité inépuisable ! quelle assiduité sans relâche ! quelle persistance acharnée ! Le maître n’a pas quitté le combat, même pour délacer un instant son armure bossuée et laver dans la source la sueur, la poudre et le sang de la bataille : jamais sa main n’a abandonné son épée dentelée en scie par les coups des assaillants, jamais il n’a retiré sous la tente son amour-propre meurtri : quelquefois repoussé par le jury comme un rapin à ses premiers essais, il s’est toujours présenté aux Expositions ; — même lorsqu’un grand travail le retenait sur l’échafaudage sous une coupole ou devant un mur, il envoyait sa carte au salon et faisait acte de présence par quelque esquisse ou quelque petit tableau plein de sentiment et de couleur.

Toutes les œuvres qui resplendissent dans le salon carré, nous en avons fait, à l’époque de leur apparition, des analyses complètes avec un développement que ne comporte pas une revue générale et synthétique. — D’ailleurs, parmi ces tableaux où se résument les diverses manières de l’artiste, deux seulement sont nouveaux, Foscari et la Chasse au lion. Nous en donnerons un croquis rapide, que nous ferons précéder de quelques considérations nécessaires à l’intelligence du génie de M. Delacroix.

Le peintre du Massacre de Scio est élève, — qui le croirait ? — de Guérin, l’élégant et pâle auteur d’Enée racontant ses aventures à Didon, de Clytemnestre poussée au meurtre d’Agamemnon par Egisthe ; mais ses véritables maîtres furent Rubens, Paul Véronèse et Géricault. Il arriva au plus fort de la grande révolution romantique, dont il continua le mouvement dans la peinture, et qui le prit pour chef, peut-être un peu malgré lui.

La queue de l’école Davidienne traînait alors ses derniers anneaux dans la poussière académique, et ses tableaux n’étaient plus que de faibles copies de bas-reliefs grecs ou

romains. Les tons de plâtre du modèle se reproduisaient si exactement dans les contre-épreuves peintes, qu’il eût mieux valu faire franchement de la grisaille comme M. Abel de Pujol. Aussi, lorsque parurent la Barque du Dante et le Massacre de Scio, les yeux habitués à ces couleurs crépusculaires, furent-ils singulièrement offusqués par cette intensité ardente et cet éclat superbe. On poussa des cris de hibou devant le soleil, et les plus comiques fureurs se donnèrent libre carrière : l’art était perdu, c’en était fait des saines traditions, les barbares étaient aux portes. — Attila approchant de Rome sur son petit cheval à tous crins ne produisit pas plus d’horreur, de tumulte et d’épouvante.

Cependant, le coup était porté, et à chaque salon diminuait le nombres des Orestes en prie aux furies, des Ajax insultant les dieux, des Achilles suppliés par Priam. Shakespeare, Goethe, Byron, Walter-Scott, les légendes du moyen âge fournissaient des thèmes neufs au peintre audacieux qui secouait le joug de l’école pour n’écouter que son génie. Jamais artiste plus fougueux, plus échevelé, plus ardent, ne reproduisit les inquiétudes et les aspirations de son époque : il en a partagé toutes les fièvres, toutes les exaltations et tous les désespoirs ; l’esprit du 19º siècle palpitait en lui et y palpite encore. Vous retrouverez dans la moindre de ses toiles le reflet de cette flamme vague qui nous a brûlés jadis : éteinte, hélas ! chez beaucoup, elle est chez lui toujours vivace et brillante.

Ce qui frappe en voyant dans son ensemble l’œuvre de M. Delacroix, c’est l’unité profonde qui y règne. L’artiste porte en lui un microcosme complet : il a le ciel de ses arbres, le terrain de ses plantes, les personnages de ses fonds, les draperies de ses chairs, les chevaux de ses cavaliers, les armes de ses combattants, les mers de ses navires, les architectures de ses scènes d’intérieur ; tout cela d’un style et d’un ton particulier qui ne pourrait servir à autre chose. Sa création intérieure ne dépend pour ainsi dire pas de la création extérieure, et il en tire ce qu’il faut pour les besoins du sujet qu’il traite, sans rien copier autour de lui ; et de là résulte une harmonie admirable dont on ne comprend pas d’abord le secret, et que ses imitateurs cherchent en vain à reproduire.

Essayez d’isoler une figure de M. Delacroix ou de la mettre en pensée dans un autre milieu, elle vous paraîtra bizarre ou impossible, car elle est entourée d’une atmosphère qui lui est propre, et respirable seulement pour elle. La couleur, à bon droit, si vantée de l’artiste est dans les mêmes conditions : elle ne se recommande pas par des rouges, des verts ou des bleus d’une grande vivacité, mais par des gammes de nuances qui se font valoir les unes les autres ; ses tons si riches ne sont pas beaux en eux-mêmes, leur éclat résulte de leur juxtaposition et de leur contraste ; éteignez telle touche criarde en apparence, l’harmonie sera détruite ; c’est comme si vous ôtiez la clef d’une voûte. — Cet art du coloris, personne, même parmi les grands maîtres d’Anvers et de Venise, ne l’a possédé à un plus haut degré que M. Delacroix. — Mais M. Delacroix n’est pas seulement coloriste, il a le don, si rare en peinture, du mouvement : ses personnages remuent, gesticulent, courent, se précipitent ; la toile semble les contenir avec peine, — on dirait qu’ils vont s’échapper du cadre : ils ont sur leurs contours comme un flamboiement perpétuel, comme un tremblement lumineux d’atmosphère ; une ligne inflexible ne les attache pas à leurs fonds ; ils sont peints aussi de l’autre côté et pourraient se retourner s’ils le voulaient ; sans se soucier d’être jolis ou beaux, ils sont tout à leur affaire et ne se distraient pas de l’action pour faire leur torse ou leur tête dans un coin, à l’adresse du spectateur : comme les acteurs anglais, ils tournent souvent le dos au public et ne regardent que leur interlocuteur, au mépris des conventions du théâtre. Quel admirable metteur en scène de drames que M. Delacroix ! quelle science des groupes ! quelle agitation passionnée, quel effet saisissant et pittoresque, et aussi quelle profondeur compréhensive !Nul commentateur, pas même Gœthe, n’a pénétré aussi avant dans Hamlet que notre artiste.

Joignez à ces qualités si hautes une originalité complète qui se signe à chaque touche, et vous ne vous étonnerez pas de l’immense succès qu’obtient M. Delacroix à l’Exposition universelle. — Autrefois on ne voyait que ses défauts, maintenant on ne voit plus que son génie, la vraie manière de comprendre les poètes et les peintres.

La Barque du Dante — nous conservons au tableau l’appellation familière sous laquelle il est plus connu, — quoique remontant à 1822, c’est-à-dire à la première jeunesse de l’auteur, le contient déjà tout entier ; il a donné là sa mesure, et un pareil début est un coup de maître. Dante et Virgile, conduits par Phlégias, traversent le lac qui entoure la ville infernale de Dité ; des damnés s’attachent à la barque et s’efforcent d’y entrer. Dante reconnaît parmi eux des Florentins.

Sur un fond sombre, où courent les rousses fumées de l’incendie éternel, se détachent, debout dans la barque, Dante et Virgile. Dante se presse contre son guide Virgile avec cet effroi qui revient presqu’à chaque tercet de la Divine Comédie ; le poète Mantouan, habitué depuis une douzaine de siècles aux horreurs du ténébreux empire, est beaucoup plus calme et ne s’inquiète ni des bouches dentues ni des mains convulsives qui mordent et égratignent le plat-bord de la barque, tandis que le Florentin, épouvanté, regarde ces corps tordus par des efforts impuissants et ces torses blafards comme de la chair morte, sur lesquels, parmi des îlots d’écume sale, s’écrase la lumière livide du jour infernal. Un de ces damnés, cambré sur le dos d’une vague comme un supplicié sur la roue, est certainement un des plus beaux morceaux qu’ait peints M. Delacroix

Le Phlégias, avec sa musculature noueuse et contractée, a une tournure tout à fait michelangesque. L’harmonie sourde et voilée des fonds, les tons amortis des eaux, font valoir les damnés du premier plan et le groupe des deux poètes. Dante reproduit exactement le masque de plâtre traditionnel ; la tête de Virgile, dont il n’existe pas de type bien authentique, est faite d’inspiration et fort belle.

Il y a encore dans ce tableau quelques traces de la manière du temps ; l’élève n’a pas tout à fait secoué le maître, quoique personne à coup sûr n’eût pu rayer alors une toile d’un ongle plus souverain ; mais le Massacre de Scio nous montre l’artiste libre désormais de tout imitation, de toute influence, et ayant pris pleine possession de lui-même.

Sous un ciel bleu zébré de jaune, blanchit au milieu de l’azur foncé de la mer un terrain nu, ravagé, jonché de morts, glacé de caillots de sang, où le soleil semble fomenter la peste parmi la corruption, dernière vengeance des cadavres ; des fumées d’incendies montent dans le lointain, des exterminateurs achèvent l’œuvre de destruction; sur le devant, un nourrisson affamé se suspend au sein tari de sa mère déjà morte ; une vieille, hâve ridée, séchée, hébétée de chagrin, regarde vaguement devant elle ; une jeune femme s’appuie en pleurant à l’épaule d’un moribond, dont l’agonie ouvre les yeux hagards et qui se raidit dans sa suprême convulsion. Rien n’est plus tragique que ce groupe, où le désespoir assiste la mort. Plus loin un Turc, faisant cabrer sa monture à croupe pommelée, entraîne une jeune Grecque liée à la queue de son cheval et qui, le torse nu, se renverse en tâchant de défaire les nœuds de sa corde avec un superbe mouvement de révolte pudique. Parmi ces monceaux de morts, de blessés et de mourants, ce corps pur, blanc et virginal produit une dissonance gracieuse d’un effet terrible, qui fait sentir l’horreur du massacre encore davantage. Tout, autour de cette belle fille, prend des teintes plus livides, plus jaunes, plus cadavéreuses, plus pestilentielles, plus vertes, plus violacées. — Des amis s’embrassent en attendant le coup fatal. Un Pallikare désarmé maudit son impuissance dans l’attitude morne des guerriers vaincus.

Ces scènes horribles, dont nul ménagement académique ne dissimule la hideur, ce dessin fiévreux et convulsif, cette couleur violente, cette furie de brosse, soulevaient l’indignation des classiques, dont la perruque frémissait comme celle de Haëndel, et enthousiasmaient les jeunes peintres par leur hardiesse étrange et leur nouveauté que rien ne faisait pressentir. Aujourd’hui le Massacre de Scio est devenu classique à son tour. A la galerie du Luxembourg, d’où il est tiré, il ameute les chevalets autour de lui ; on le copie, on l’étudie, on l’admire !

Dans le Christ au jardin des Oliviers, que l’humidité moisissait au fond dune chapelle de l’église Saint-Paul, on remarque un groupe d’anges descendus avec une auréole de nuées lumineuses pour consoler le Fils de Dieu pendant cette veille où il sua la sueur de sang et qui ne peuvent retenir leurs larmes à l’aspect de cette douleur si humaine et si divine à la fois. Le Christ a pressenti la trahison de Judas, plus pénible que les angoisses et les tortures du Calvaire. Aussi les célestes messagers se balancent-ils muets sur leurs ailes de cygne, dans l’écume de plis de leurs draperies volantes, cachant de leurs mains, entre les doigts desquels filtrent des larmes, leurs délicats visages féminins empreints d’une grâce anglaise où perce comme un volontaire souvenir de Lawrence. Dans toute la personne du Christ, dont la tête est nimbée d’une auréole pâle, respire un sentiment de mélancolie profonde et comme la tristesse du sacrifice accepté ; l’humanité, dont Iscariote fait partie, vaut-elle la peine que pour la racheter on livre sur la croix ses pieds et ses mains aux clous et son flanc à la lance du centurion ?
Marino Faliero décapité sur l’escalier du palais ducal est une des premières compositions où M. Delacroix, entraîné par la mode de l’époque, essaya du costume moyen âge, par réaction contre les draperies tuyautées de l’école pleudo-classique ; personne mieux que lui ne saisit la tournure et la couleur de ces temps si pittoresques cependant, et qu’on avait jugés indignes de la gravité de l’histoire. — Le corps de Faliero, dont cette inscription lugubre désigne la place dans la galerie des portraits des doges : — Hic locus Marini Phaletri decapitati pro criminibus, — gît en travers de l’escalier, sur les marches duquel sont groupés les inquisiteurs d’État, les membres du conseil des Dix, des hommes d’armes, et des curieux ; cet escalier n’est pas l’escalier bâti, beaucoup plus tard, par Antonio Rizzo, et qu’on appela depuis l’escalier des Géants, à cause des deux statues du Sansovino ; mais un autre, plus ancien, placé à l’angle opposé et démoli, où la tradition veut que le supplice de l’altier vieillard ait lieu, M. Delacroix s’est bien gardé d’y poser les statues de Mars et de Neptune. Le lion de saint Marc figure seul sur les socles. Cette toile d’une couleur exquise, pour l’opulence des costumes, le miroitement des étoffes, l’orfroi des brocarts, pourrait tenir son rang dans une galerie vénitienne, entre Vittori Carpaccio et Paris Bordone.

Le Roi Jean à la bataille de Poitiers, la Mort de Charles le Téméraire se rattachent à cette époque ; cette bataille de Nancy, avec son ciel gris, sa neige piétinée et tachée de sang, ses hommes d’armes transis dans leurs armures de fer, a un aspect farouche, désolé et sinistre : rien ne ressemble moins aux batailles de convention.

Le roman de Quentin Durward a fourni le sujet du Massacre de l’évêque de Liége. Qu’on nous permette ici de transcrire ces lignes du livret :  » Guillaume de la Mark, surnommé le Sanglier des Ardennes, s’empare de l’évêque de Liége, aidé des Liégeois révoltés ; au milieu d’une orgie dans la grande salle, et placé sur le trône pontifical, il se fait amener l’évêque, revêtu par dérision de ses habits sacrés, et le laisse égorger en sa présence « .

Ce tableau reste, malgré sa date ancienne (1831), un des plus étonnants chefs-d’œuvre de l’artiste. Qui eût jamais pensé que l’on eût pu peindre la rumeur et le tumulte? Le mouvement, passe encore ; mais cette petite toile hurle, vocifère et blasphème ; il semble qu’on entende voltiger au-dessus de la table, dans la vapeur sanglante des fanaux échevelés, les cent propos divers et les chansons obscènes de cette soldatesque avinée. Quelles figures de brigands ! quels accoutrements féroces ! quelles tournures truculentes! quelle bestialité joviale et sanguinaire ! comme cela fourmille et glapit, comme cela flamboie et pue ! quel beau rire égueulé, et quelle gaiété de tigre voyant entrer un mouton dans son antre, à l’aspect du pauvre évêque tremblant de tous ses membres comme ce bélier que nous avons vu jeter en Afrique à l’appétit fanatique des Aissaouas, qui le dévorèrent vivant.

Le Sanglier des Ardennes se soulève à demi de son fauteuil, alourdi par son ivresse et par son armure, et s’appuie à la table sur ses gantelets de fer pour ne rien perdre de ce délicat spectacle ; les égorgeurs lèvent déjà le couteau, et le sang de la victime va couler sur la nappe à peine perceptible parmi les flots de vin des brocs renversés. L’architecture de la salle, traitée avec une magie singulière de perspective, ne le cède en rien pour la terreur opaque et sinistre aux plus noirs intérieurs de Rembrandt ; elle est si haute et si profonde, que les lumières n’en atteignent pas les recoins, où les ombres se tapissent comme des chauves-souris effrayées ou des spectres surpris : moins fait qu’un tableau plus fini qu’une esquisse, le Massacre de l’évêque de Liége a quitté par le peintre à ce moment suprême où un coup de pinceau de plus gâterait tout.

C’en était fait du moyen âge pendule et troubadour ; la redingote abricot à jockeis et à liserés de velours noir disparu pour jamais.

Le vingt-huit Juillet est un morceau unique dans l’œuvre du peintre, qui, cette fois seulement, aborda le costume moderne. Auguste Barbier venait de lancer ses jambes enflammés, et cette rude poésie à la bouche noire de poudre et aux manches retroussées pour le combat dut échauffer la verve du peintre. On retrouve dans sa composition mi-réelle, mi-allégorique, tous les personnages du poète, depuis la forte femme  » aux puissantes mamelles  » jusqu’au pâle voyou.

Au corps chétif, au teint jaune comme un vieux fou.

Cette Liberté demi-nue, coiffée du bonnet phrygien et agitant le drapeau tricolore au-dessus d’une barricade jonchée de cadavres, étonne et surprend par son aspect fantastique au milieu de personnages d’une réalité crue et brutale ; mais cette dissonance acceptée, quelle figure neuve que celle de l’enfant embarrassé dans les buffleteries d’un soldat mort qu’il a dépouillé et tenant un pistolet d’arçon ! Comme c’est bien le gamin de Paris, cette graine de héros si elle tombe en bon terrain ! Comme ces cadavres du premier plan sont jetés avec une vérité terrible pêle-mêle parmi les poutres et les pavés !

Outre leur mérite intrinsèque, les Femmes d’Alger marquent un événement d’importance dans la vie de M. Delacroix, son voyage en Afrique qui nous a valu tant de toiles charmantes et d’une fidélité si locale. — Oui, ce sont bien là les intérieurs garnis à hauteur d’homme de carreaux de faïence formant des mosaïques comme dans les salles de l’Alhambra, les fines nattes de jonc, les tapis de Kabylie, les piles de coussins et les belles femmes aux sourcils rejoints par le surmeh, aux paupières bleues de kh’ol , aux joues blanches avivées d’une couche de fard, qui, nonchalamment accoudées, fument le narguilhé ou prennent le café que leur offre dans une petite tasse à soucoupe de filigrane, une négresse au large rire blanc.

[Ici s'achève l'article du 19 juillet 1855]

L’Afrique a produit sur M. Eugène Delacroix une impression vive et durable ; s’il n’est pas resté, comme Marilhat et Decamps, Arabe ou Turc à tout jamais, occupé sur son divan a égrener le chapelet de ses souvenirs d’Egypte ou d’Asie, et dédaigneux comme un musulman de la civilisation des giaours, trop compréhensif pour se borner à une seule sphère, et qui a des fenêtres ouvertes sur tous les horizons : le haschich oriental n’a causé chez lui qu’une hallucination passagère, et de ce soleil vertigineux, le hâle tombé, il n’a gardé qu’un rayon. Le désert ne l’a pas absorbé dans sa grandeur morne et lentement recouvert de son sable ; et pourtant de ce court voyage au Maroc il a rapporté un monde complet. La Noce juive est un chef-d’œuvre de couleur locale, et soutient avantageusement la comparaison avec les plus beaux Decamps. La lumière glisse de haut dans une de ces cours intérieures sur lesquelles s’ouvrent les appartements en Afrique et en Espagne, frisant les murailles blanchies à la chaux, éclairant le groupe central, et laissant dans une demi-teinte fraîche et transparente le reste de l’assistance. Quiconque a visité seulement l’Algérie, sera frappé du talent extraordinaire d’appropriation que montre M. Delacroix dans cette scène. Aucun de ses personnages n’a une attitude européenne ; les voyageurs ont remarqué, pour peu qu’ils soient attentifs, que les musulmans, arabes, turcs, asiatiques, ont des mouvements sans rapport avec les nôtres.

L’habitude de vivre dans des vêtements amples et libres, de s’accroupir ou de se coucher partout où le caprice leur en prend, de quitter et de reprendre leur chaussure, de se courber pour la prière ou l’ablution, de croiser les jambes sur les divans, de rester des heures entières enroulés par le tuyau de cuir du narguilhé, de monter à cheval presque à genoux avec des étriers larges et courts, leur donne des plis particuliers d’articulation auxquels notre corps ne peut se soumettre. L’observation de cette loi est remarquable dans la Noce juive : les musiciens assis près du mur dans des poses de quadrumane, les danseuses se cambrant avec des torsions impossibles à nos célébrités de l’Opéra, les assistants appuyés sur le plat de leurs cuisses et se penchant en dehors des galeries, confessent l’Islam par le plus indifférent de leurs gestes. Les Juifs mêlés aux Arabes se reconnaissent à leur regard oblique, à leur caractère servile, à leur attitude qui demande pardon.

La couleur de ce tableau est sobre, endormie, tranquille malgré sa richesse, et fait sentir qu’au dehors pleut, sur les terrasses blanches comme de la craie, un soleil aveuglant, implacable et torride.

Si nous n’avions nous-mêmes vu les Aïssaouas se livrer à leurs étranges exercices, se rouler sur la braise, manger des serpents, broyer du verre, mâcher du feu, se taillader le corps, et, renversés par terre, tressaillir dans leurs spasmes intermittents comme des grenouilles galvanisées, nous pourrions peut-être taxer d’exagération les Convulsionnistes de Tanger.

Rien n’est plus vrai que cette rue bordée de maisons à terrasses, découpant leurs angles lumineux sur un ciel d’un azur vif, fourmillante d’une foule dont les groupes s’écartent pour laisser passer le torrent furieux des Aïssaouas, tordus par les convulsions de l’épilepsie sacrée ; — les fanatiques, hurlant, écumant, trépignant, balançant leur corps, enfonçant leurs dents dans leurs chairs sanglantes, montrant leurs crânes bleus que le turban a quittés, ou flagellant leurs joues des mèches d’une chevelure inculte, se démènent hideusement, suivis de quelques chiaoux imperturbables qui protègent leur frénésie. Des enfants regardent ces bêtes fauves avec la placidité orientale ; des femmes, que leurs haïcks blancs font ressembler à des spectres revenant en plein midi, sont debout sur la crête des murailles, et encouragent les convulsionnistes par ce long cri grêle et strident qu’on ne croirait pas pouvoir jaillir d’une poitrine humaine, et qui nous fit tressaillir malgré nous quand nous l’entendîmes à Blidah dans une occasion pareille, — un glapissement de chacal blessé ou de hibou plumé vif.

Il y a dans cette toile une incroyable turbulence de mouvement, une férocité de brosse que personne n’a dépassée, et surtout une couleur chaude, transparente et légère, dont le charme tempère ce que le sujet peut avoir d’horrible et de répugnant.

Nous sommes ramené à un ordre d’idées plus douces par la Famille arabe ; c’est la première leçon d’équitation donnée à un petit Bédouin de sept ou huit ans par son père. L’enfant, juché sur le garrot d’un beau cheval à robe alezane qu’embrassent avec peine ses jambes, cherche à se tenir en équilibre, comptant, en cas de chute, sur les bras de son père pour le recevoir : l’air profondément ravi du gamin, la satisfaction grave du père, la complaisance intelligent du noble animal qui semble se prêter à ce badinage, sont très habilement rendus. Les ardeurs de l’été n’ont pas encore changé en peau de lion le tapis vert étendu à perte de vue sur la campagne, et cette teinte fraîche fait valoir les tons riches du premier plan. — Dans un coin se tient la mère enveloppée de son burnous, qui sourit à cette scène avec une joie mêlée de crainte.

Ce n’est là qu’un échantillon de la galerie africaine de M. Delacroix ; mais il suffit pour montrer sa supériorité en ce genre.

Le Tasse en prison n’a pas, que nous sachions, été jamais exposé. L’artiste a rarement poussé un tableau à ce point de fini, et ceux qui lui reprochent une manière heurtée, farouche et violente n’auraient ici rien à dire. Le sujet n’y perd rien d’ailleurs en expression et en énergie. — Le malheureux poète est assis, triste et songeur, au milieu d’une bande de fous ; il n’écoute pas leurs cris insensés, il ne regarde pas leurs gestes extravagants, mais il s’interroge lui-même avec effroi. Serait-il fou, en effet, comme on le dit ? est-ce la pensée ou le délire qui bourdonne entre les parois de son cerveau ? Question terrible, et qu’il n’ose résoudre. Cependant un aliéné, aux yeux gris, à la barbe rousse, aux vêtemens délabrés, se dresse contre la muraille comme une personnification de la folie, riant d’un rire idiot et le menaçant d’un geste de macaque que ne dirige plus la volonté. — D’autres grimacent et gambadent au fond, secouant les grelots de leur démence aux oreilles du poète, qui bientôt sera fou comme eux. — On ne peut rien imaginer de plus saisissant ni de plus dramatique : la figure pâle, altérée, mais noble encore, du Tasse, contraste heureusement avec ces faces bestiales ou convulsées, masques derrière lesquels l’âme n’habite plus, et qu’agitent seulement des instincts pervertis.

Le temps a doré de sa plus belle patine le Prisonnier de Chillon. — Lié à une colonne par une chaîne rivée à un ceinture de fer, le malheureux voit mourir son jeune frère, attaché un peu plus loin, sans pouvoir rompre ses entraves : le mouvement avec lequel il s’élance vers l’agonisant est d’une violence superbe ; les fonds humides et froids font deviner de vagues arcades sous leur glacis bleuâtre, et donnent une grande valeur à la figure principale, effleurée par un rayon tombant d’un soupirail.

Il existe un autre Combat du giaour et du pacha que nous nous souvenons d’avoir vu jadis chez Alexandre Dumas, et que nous aurions bien voulu retrouver à l’Exposition universelle de 1855. Celui-ci, qui est un double du premier, ou plutôt une composition différente sur le même sujet, est loin de le valoir, quelque remarquable qu’il soit par l’éclat des costumes ruisselans de lumière et rugueux de broderies, par la furie de l’attaque et de la défense, et par ce flamboiement de touche dont M. Delacroix anime ses moindres toiles ; nous regrettons que M. Delacroix n’ait pu se procurer le chef-d’œuvre d’après lequel Poterlet avait esquissé une magnifique pochade, aussi chaude de ton que l’original.

Le souvenir, nous dirions presque l’imitation de Bonnington, si jamais M. Delacroix avait copié personne, perce dans la Tête de vieille femme, une des plus excentriques productions de l’artiste. Cela est brossé dans une pâte épaisse et modelé par le mouvement du pinceau avec une hardiesse et une furie extraordinaires ; — les yeux chassieux et clignotants dans leur orbite cave, le nez bulbeux, les joues fripées, la lèvre calleuse, le menton peaussu, le col à fanon flottant, tout le travail hideux de la sénilité est rendu en quelques coups, plus exactement que ne le fait Denner étudiant au microscope le derme flétri de ses vieux et de ses vieilles.

Shakespeare, Gœthe et Byron n’ont pas eu de traducteur plus intelligent que M. Delacroix. — Son Hamlet dans le cimetière est un chef-d’œuvre ; le jeune prince de Danemark tient le crâne d’Yorick, — de ce pauvre Yorick dont les aimables saillies ont tant de fois amusé son enfance, et qui maintenant montre ses dents déchaussées par le fixe et sardonique sourire de la mort : il philosophe avec son ami Horatio, tandis que les fossoyeurs, à demi engloutis dans le trou qu’ils ont creusé, échangent de grossiers quolibets. Des nuages pareils à des chauves-souris fouettent de leurs ailes noires un ciel livide éclairé d’une froide clarté polaire ; la terre du champ du repos, saturée de putréfaction et fraîchement remuée, a des tons d’un brun sinistre qui s’accordent admirablement avec la tristesse de la scène : — c’est pourtant dans cette terre sombre qu’on va descendre le corps d’Ophélie, plus blanc encore de sa pâleur de noyée, et qu’aura lieu cette lutte atroce entre Laërte et le prince !

Les Adieux de Roméo et de Juliette ne sont qu’une petite esquisse où la forme est peut-être trop sacrifiée au sentiment : mais quelle ardeur passionnée ! quelle flamme pénétrante! quelle fusion d’âmes dans le baiser des amants sur le balcon ! et quel adorable ciel empourpré de rougeurs matinales ! — Non, ce n’est pas le rossignol qui chante, c’est l’alouette ; le soleil va paraître. Descends, Roméo, descends, il est déjà trop tard ! — Juliette au tombeau est aussi une petite toile, mais beaucoup plus finie que la précédente ; l’étonnement du sépulcre se lit dans le regard fixe et la blancheur exsangue de la ressuscitée qui, hélas ! va bientôt se rendormir du sommeil éternel sur le corps de Roméo.

Quand on a parcouru quelque vieille ville d’Allemagne, Nuremberg, par exemple, on est frappé de l’extrême vérité locale de la Mort de Valentin. — Voilà bien les hautes maisons aux pignons denticulés, aux fenêtres maillées de plomb, aux étages en saillie, aux cheminées de brique où nichent les cigognes, la rue étroite et sombre qui se termine en escalier, et laisse voir au bout de sa perspective la cathédrale vaguement ébauchée par la lune derrière un rideau de brume. Valentin, le brave soldat, gît sur le pavé, blessé à mort, entouré de quelques voisins ; des têtes se montrent aux croisées à la lueur des lampes ; Marguerite, pâle comme un spectre dans le linceul de son vêtement nocturne, se tord les mains de désespoir, et subit pour la première punition de sa faute les invectives du grossier mais honnête soudard. Au fond, Faust et Méphistophélès se sauvent, montant les degrés quatre à quatre avec la prestesse de gens qui viennent de faire un mauvais coup. La pose et le geste de Marguerite sont d’une grandeur vraiment tragique, quoique la figure ait à peine quelques pouces de hauteur ; on dirait que M. Delacroix a vu Mlle Siebach dans Faust, et a reproduit une de ses attitudes si naturelles et si pathétiques.

Si l’on relit dans le poème de Byron le passage d’où l’artiste a tiré le sujet du Naufrage de don Juan, on sera peut-être surpris qu’il n’ait pas placé sa barque entre cette mer unie comme une glace et ce ciel d’un azur impitoyable qui ajoutent encore à l’horreur de la scène par l’ironie du contraste ; mais les moyens de la poésie et de la peinture ne sont pas les mêmes ; — un ciel bleu, une mer calme n’eussent peut-être pas donné aussi bien l’idée du danger couru que ces flots lourds et clapotants, sous ces nuages d’une lividité sinistre, dont l’écume moutonne autour de cette barque sans voile, sans rame, sans boussole, sans gouvernail, perdue au milieu de l’immensité, où des malheureux se jetant des regards de cannibales agitent des billets au fond d’un chapeau,

Pour savoir qui sera mangé,

comme dit la naïve ballade des matelots. — C’est le radeau de la Méduse dépouillé de son appareil tragique et théâtral, et ramené à la plus simple expression. — Ne pensez plus à don Juan, qu’il serait difficile de reconnaître parmi ces visages hâves, creusés, amaigris, convulsés par d’exécrables convoitises, et dites si jamais épisode de naufrage a été rendu d’une façon plus profondément vraie et plus naïvement effrayante. — Comme on sent frétiller les requins à triples rangs de dents, sous ces vagues d’un vert glauque, balançant leur crête de mousse blanche ! comme le vent et le tonnerre grondent sourdement derrière ces nuages bas, gros d’orage et de pluie ! Dans ce tableau, M. Delacroix s’est montré aussi grand peintre de marine que Bakhuysen, Vernet, Isabey, et tous ceux qui ont fait de la tempête une étude spéciale.

Ici paraît se fermer la période purement romantique du talent de M. Eugène Delacroix, et nous arrivons à sa seconde manière. L’auteur du Massacre de Scio abordera désormais l’antiquité, qu’il interprétera d’une façon neuve et libre, comme Shakespeare dans Jules CésarCoriolanTimon d’AthènesAntoine et Cléopâtre.

L’illustre artiste, en traitant des sujets grecs ou romains, n’a pas colorié des statues ou des bas-reliefs comme on le fait trop souvent, sous prétexte de style ; il a osé être vivant, passionné, plein de mouvement et d’ardeur, se disant que l’homme a toujours été le même, et que le sang n’avait pas une pourpre moins vive dans les veines des héros et des héroïnes antiques : il a laissé l’érudition aux archéologues, et fait palpiter la chair là où l’on copiait timidement le marbre.

La Medée furieuse est peinte avec une fougue, un emportement et un éclat de couleur que Rubens ne désavouerait pas. Le geste de lionne ramassant ses petits, avec lequel Médée retient ses enfants qui s’échappent, est d’une invention superbe : la tête à demi baignée d’ombre rappelle cette expression vipérine que Mlle Rachel sait prendre aux endroits féroces de ses rôles, et, sans ressembler à aucun marbre ni à aucun plâtre, a un caractère vraiment antique.

Ces enfants inquiets et pleurants, ne comprenant pas la situation, mais se doutant qu’il ne s’agit de rien de bon pour eux, s’agitent et se révoltent sous le bras qui les presse et brandit déjà le poignard. Leurs efforts pour se dégager ont fait se retrousser leurs petites tuniques, et leurs jeunes corps, fouettés de tons roses et frais qui contrastent avec la pâleur bleuâtre et comme venimeuse de la mère, apparaissent dans leur nudité enfantine. — Nous ne croyons pas que M. Delacroix ait jamais rien fait de mieux réussi comme pâte, comme couleur et comme brosse : un fond vague de caverne, où rampent comme des serpents quelques plantes filamenteuses, étend derrière les figures ses teintes sourdes et étouffées et complète l’effet du groupe.

Quatre vers de M. Antony Deschamps, traduits du Dante, ont fourni le sujet de la Justice de Trajan :

…………………………………………….

Une veuve était là, de douleur insensée,

S’efforçant d’arrêter sa marche commencée :

Autour de l’empereur s’agitaient les drapeaux,

Et la terre tremblait sous les pieds des chevaux.

Cette action n’est pas de celles que la peinture puisse rendre d’une façon bien intelligente, mais elle fournit, par ses accessoires, d’admirables ressources à l’artiste. Que Trajan se soit arrêté et n’ait continué sa marche triomphale qu’après avoir fait rendre justice à la pauvre veuve, c’est ce qu’il n’est pas aisé de deviner à l’inspection du tableau, mais qu’importe ? — Cette riche architecture, ce ciel qui luit à travers les colonnes, cet empereur étincelant dans sa pourpre, sur son cheval cabré, au milieu des généraux, des vexillaires, des soldats, des écuyers et du peuple ; ces trophées, ces étendards, ces clairons droits, ces buccines recourbées, ces armes, ces cuirasses, ces draperies, forment un admirable et splendide ensemble : — la Justice de Trajan est peut-être, comme couleur, la plus belle toile de M. Eugène Delacroix, et rarement la peinture a donné aux yeux une fête si brillante : — la jambe du Trajan s’appuyant dans son cothurne de pourpre et d’or, au flanc rose de sa monture, est le plus frais bouquet de tons qu’on ait jamais cueilli sur une palette, même à Venise.

Pour faire ce ciel de turquoise verdie, M. Delacroix doit avoir retrouvé le pot de couleur dont Paul Veronèse s’est servi dans l’Apothéose de Venise au palais Ducal.

Marc-Aurèle mourant recommande la jeunesse de son fils à quelques amis philosophes et stoïciens comme lui, grave, tranquille comme un chrétien qui a bien vécu, entouré de ses amis dont les rudes visages ne laissent pas transparaître la douleur. Le jeune Commode écoute d’un air ennuyé et contraint les austères conseils de son père. Il a le front bas, les joues carrées, un col de taureau, une poitrine à vastes méplats, et fait déjà pressentir le belluaire, le gladiateur, l’infâme débauché, le fou furieux qu’il sera sous la conduite de Perennis et de Cléandre. — L’univers va chèrement payer les quelques années de bonheur dont il a joui sous le divin Marc-Aurèle. — Nous aimons moins cette toile que la Justice de Trajan, bien qu’elle se distingue aussi par ce libre et mâle sentiment romain particulier à M. Delacroix.

Tout le Bas-Empire est résumé dans la figure de Justinien composant les lois ; aux larges draperies antiques commencent à succéder les brocarts constellés de pierreries, le luxe asiatique de Constantinople : quelque chose de subtil et d’efféminé se glisse dans la majesté impériale.

La Prise de Contantinople figure au musée historique de Versailles, dans la salle des Croisades. — La ville vient d’être prise d’assaut ; Baudouin, comte de Flandres, qui commandait les Français, fait son entrée à la tête de ses hommes d’armes ; des familles éplorées se prosternent jusque sous les pieds des chevaux en implorant la pitié des vainqueurs : au fond, l’on aperçoit l’eau bleue de la Corne d’Or, bordée de maisons en amphithéâtre, et des groupes de pillards et de combattants. — Une demi-teinte d’une finesse et d’une transparence incroyable baigne les premiers plans et ramène les yeux sur la ville conquise toute dorée de lumière.

Toutes ces toiles, dont nous avons esquissé rapidement les principaux traits, sont connues du public ; — les Deux Foscari et la Chasse au lion seules datent de cette année ou de l’année dernière.

Le doge Foscari est obligé d’assister à la lecture de la sentence de son fils, Jacques Foscari, torturé et banni pour de prétendues intelligences avec les ennemis de la république. — Le doge, coiffé de son bonnet à corne, vêtue de sa robe de brocart d’or, est assis sur son trône au premier plan ; accablé de douleur sous sa contenance stoïque, Jacques Foscari, dont le bourreau vient de torturer les membres, lui jette un suprême adieu et tend ses mains brisées aux baisers de sa femme. La scène est disposée de la façon la plus dramatique, dans une de ces belles architectures que M. Delacroix sait si bien construire et auxquelles il donne la profondeur d’un décor.

La Chasse au lion est le plus effrayant pêle-mêle de lions, d’hommes, de chevaux ; un chaos de griffes, de dents, de coutelas, de lances, de torses, de croupes comme les aimait Rubens ; tout cela d’une couleur rutilante et si pleine de soleil qu’elle vous fait presque baisser les yeux. Nous ne savons pas ce que dirait Jules Gérard de cette manière d’attaquer le lion. Quant à nous, nous en sommes fort content. — C’est de l’énergique et vaillante peinture.

Certes, voilà une longue et glorieuse nomenclature. — Eh bien, tout l’œuvre de M. Delacroix n’est pas là, et qui n’a pas vu ses peintures murales ne le connaît qu’à demi. — Ah ! si l’on avait pu détacher des monuments qu’elles décorent, les peintures de la salle du Trône à la chambre des députés, l’Elysée des poètes à la bibliothèque de la chambre des pairs, le plafond mythologique de la galerie d’Apollon et tant d’autres chefs-d’œuvre décoratifs où le génie du maître se déploie à l’aise, combien plus grande encore serait l’admiration !

L’Artiste, « Eugène Delacroix à l’Institut », 18 janvier 1857.

 

» L’Académie des Beaux-Arts a procédé à l’élection d’un membre de la section de peinture en remplacement de M. Paul Delaroche. Le nombre des votants était de 38. — Au premier tour de scrutin, M. Eugène Delacroix a obtenu 16 voix ; M. Hesse, 9 ; M. Lehman, 7 ; M. Larivière, 4 ; M. Signol, 1.

Au second tour, les voix se sont ainsi réparties :

M. Eugène Delacroix, 22 ; M. Hesse, 9 ; M. Lehman, 3 ; M. Larivière, 1 ; M. Signol, 1.

En conséquence, M. Eugène Delacroix a été nommé membre de la section de peinture. »

Cette nouvelle, répétée sans commentaire par tous les grands journaux, est, pour l’Artiste, un grand événement qu’il ne peut laisser passer inaperçu.

Nous ne professons pour les académies ni une vénération outrée, ni un dédain systématique ; elles nuisent et elles servent ; elles offrent leur bon et leur mauvais côté comme toutes les choses humaines ; elles ont, de tout temps, reçu dans leur sein des médiocrités et parfois repoussé ou négligé le génie ; mais si quelques noms glorieux manquent à leurs listes, elles comptent cependant assez d’illustrations pour que tout poète, tout littérateur, tout artiste nourrisse l’ambition avouée ou secrète de faire un jour partie de ces honorables assemblées, et de suspendre sa couronne à côté des autres, sous ce dôme qui est comme le prytanée du talent.

Il en est de l’Académie et de l’Institut comme de la croix d’honneur : on en plaisante, on affecte à leur endroit une indifférence superbe ; mais, au fond, lorsque l’Institut ouvre ses portes et que l’ordonnance à cheval fait signer le reçu du brevet, on est intérieurement ravi, et l’on court la ville pendant huit jours, son bout de ruban rouge tout neuf à la boutonnière.

Ce n’est pas à nous que l’entrée d’Eugène Delacroix à l’Institut paraîtra un fait anormal et bizarre. Ce qui nous étonnerait plutôt, c’est qu’il n’y ait pas été admis depuis longtemps.

La France, il faut l’avouer, n’a pas l’enthousiasme facile ; son esprit moqueur excelle à trouver le côté faible de tout talent, et la découverte d’une tache amuse beaucoup plus sa malignité que la constatation d’une beauté n’excite sa sympathie ; admirer est une chose naturellement désagréable pour le Français ; en effet, admirer c’est se mettre dans une infériorité relative, c’est en outre hasarder, lorsqu’il s’agit d’œuvres nouvelles, un jugement qui peut n’être pas ratifié par le plus grand nombre et vous exposer au ridicule jusqu’à ce que le génie obscur soit devenu éclatant. Avoir foi à un artiste ou à une œuvre, quand les grands journaux nient gravement l’un et l’autre et que les feuilles légères s’en moquent, exige un courage dont le Français, si brave pourtant, est incapable. Téméraire au delà de toute raison pour ce qui n’expose que sa vie, il est timide comme un enfant pour ce qui met son amour-propre en péril. Aussi n’admet-il que les gloires toutes faites, que les réputations essayées et contrôlées à la Monnaie, tant il a peur de se tromper sur le titre et de préférer le chrysocale à l’or ; le sentiment ne le guidant pas, il hésite, il tâtonne, il ne sait que dire, se tait ou raille, ce qui est plus sûr et donne toujours un petit air supérieur. Que d’articles, que de dithyrambes, que de déclamations, que de combats, que de luttes il a fallu, pendant vingt ans, pour rendre acceptable cette idée, cependant si simple et si visible dès le début de l’artiste, à savoir qu’Eugène Delacroix était un grand peintre, un maître à placer à côté des coloristes d’Italie et de Flandre ! — Les critiques dévoués et hardis, les disciples fervents, les adeptes convaincus qui, malgré leur petit nombre, soutenaient cette thèse incontestée aujourd’hui, semblaient des extravagants, des forcenés, des hydrophobes ; on les voyait de mauvais œil, on les évitait comme dangereux et compromettants ; les maîtresses de salon les priaient d’abandonner ces paradoxes malséants ; les directeurs des journaux où ils écrivaient leur faisaient de paternelles remontrances et leur montraient des lettres d’abonnés furieux. On invoquait les sages doctrines, les saines traditions, et tous ceux qui avaient crayonné jadis une tête de Lemirre dans leur pensionnat affirmaient, de par le nez du Jupiter olympien et la rotule de l’Apollon du Belvédère, qu’Eugène Delacroix ne savait pas dessiner. D’autres l’accusaient de peindre avec un balai ivre, métaphore peu exacte, les balais n’étant pas ivrognes de leur nature ; mais les classiques ne se piquent pas de rigueur en fait de métaphores.

On conçoit jusqu’à un certain point que l’esprit sobre, raisonnable, correct et froid de la nation ait été choqué de cette passion, de cette turbulence, de cette audace, de cet éclat qui signalaient les premières peintures d’Eugène Delacroix. — Ce n’est pas par la couleur qu’avait brillé l’école française ; — la Barque du Dante, le Massacre de Scio, la Mort de l’évêque de Liége durent éblouir des yeux habitués aux teintes grises des pâles continuateurs de David, — et faire sur eux le même effet que produirait l’Othello de Shakespeare sur les admirateurs de la Zaïre de Voltaire ; mais ce qu’il y a de plus curieux , c’est qu’Ingres n’était pas moins nié que Delacroix ; le style soulevait autant de répulsions que la couleur, l’artiste calme, idéal et pur, que l’artiste fougueux, réel et troublé ; le marbre de l’un et la chair de l’autre déplaisaient également, et chose étrange, ce furent les romantiques qui soutinrent Ingres comme ils soutenaient Delacroix. Cette contradiction n’est qu’apparente. Les deux maîtres si différents remontaient chacun aux vraies sources de l’art : Ingres à celles du dessin, c’est-à-dire à l’antiquité grecque ; Delacroix à celles de la couleur, c’est-à-dire à Venise et à Anvers, aux Italiens et aux Flamands.

Maintenant Ingres siège paisiblement sur un trône d’ivoire, comme un dieu grec, et sa vieillesse robuste, qui promet de dépasser les vies séculaires de Michel-Ange et du Titien, lui laissera le temps de savourer sa gloire tardive et d’accomplir encore beaucoup de belles œuvres dans cette sérénité lumineuse des hauts sommets.

Quant à Eugène Delacroix, après son triomphe de l’Exposition universelle de 1855, où, déployant son œuvre immense, il soutint si vaillamment la gloire de la peinture française dans ce grand tournois cosmopolite, il n’était plus possible de contester son génie, acclamé par toutes les nations. Le paradoxe longtemps combattu devint une vérité banale, et les philistins qui s’étaient mirés aux petits tableaux luisants et polis comme des plaques de daguerréotype jurèrent qu’ils aimaient véritablement les empâtements de couleur et les grands coups de brosse, de même que quelques années auparavant ils avaient cessé de trouver le dessin d’Ingres  » sec et gothique, et digne tout au plus des peintres barbares du XVº et du XVIº siècle. «

Quoique cela n’ajoute rien au mérite d’Eugène Delacroix d’être nommé membre de l’Institut, nous en sommes réjouis ; l’idée romantique pénètre avec lui, enseignes déployées et tambours battants, dans la vieille citadelle classique ; — le burg inaccessible a levé sa herse et laisse entrer le preux chevalier dans son harnois de guerre, que tant de horions n’ont pas faussé. Il va s’asseoir auprès des Job et des Magnus qui ne savent plus ce qui se passe parmi les hommes, et, après avoir délacé son morion à lambrequins et retiré ses gantelets de fer comme quelqu’un qui est chez lui, il leur racontera des choses vraiment incroyables qui feront se dessiner des sourires incrédules sous les vieilles moustaches blanches : il leur dira la fièvre, le tumulte et le tourbillon de la vie moderne, et comme quoi, ses rivaux pourfendus, il a été appelé à peindre des salles, des dômes, des plafonds, des chapelles, où s’agite une multitude de figures qu’anime une vie magique et qui semblent le remercier de les avoir délivrés du contour de fer dont les cerclait, comme des saints de vitrail dans une armature de plomb, une vieille fée appelée la Routine.

Et alors un singulier sabbat de formes et de couleurs aura lieu sous le vieux dôme ; des fantasmagories bigarrées apparaîtront et disparaîtront : — un flot sombre soulèvera une barque portant Dante et Virgile ; les damnés s’accrocheront au bordage des ongles et des dents, et l’écume du fleuve infernal s’écrasera en flocons blancs sur de magnifiques torses, solides comme le marbre, souples comme la chair ; des blessés, des mourants et des morts s’entasseront, groupe sinistre et touchant, sous des nuages livides de peste, sur un sol rougi de caillots de sang, tandis qu’au loin montera la fumée des incendies, et que la vierge demi-nue tordra ses bras douloureux, attachée à la croupe pommelée et bleuâtre du cheval, qui se cabre effrayé de ses cris ; la Liberté de Juillet, accompagnée du pâle voyou de Barbier, agitera son drapeau tricolore au-dessus d’une barricade de pavés et de cadavres ; de l’escalier du palais ducal roulera la tête de Marino Faliero ; sur son lit supporté aux quatre angles par des têtes d’éléphant, Sardanapale, héroïquement efféminé, appuyant contre son cœur sa captive Myrrha, verra s’allonger, avec le dédaigneux sourire de lord Byron aux lèvres, les langues de la flamme qui va dévorer ce bûcher colossal, immense amas de byssus, manteaux de pourpre, coffrets de cèdre et de nacre, buires ciselées, vases myrrhins, fils de perles, et cet autre luxe vivant des barbares royautés asiatiques, les eunuques, les femmes, les esclaves, les cavales, qu’atteignent déjà les rouges morsures de l’incendie ; sous les voûtes de la haute salle gothique, vacillant aux rayons échevelés des fallots (sic), le Sanglier des Ardennes, se levant à demi de son siège et ses poings de fer appuyés sur la nappe tachée de vin et de sang, commandera de tuer l’évêque de Liége, détail à peine aperçu dans la gigantesque et satanique orgie ; des groupes d’anges blancs, nageant comme des créations de Swedemborg au milieu de l’écume neigeuse de leur tunique flottante, viendront consoler l’agonie morale du Christ au jardin des Oliviers ; Hamlet, suivi de son ami Horatio, conversera avec les fossoyeurs enterrés à mi-corps, et interrogera le crâne du pauvre Yorick, en prenant cette pose si élégante et si poétiquement mélancolique, que Shakespeare s’il eût été peintre n’eût pu la dessiner autrement ; les femmes d’Alger épanouiront leurs yeux comme de mystérieuses fleurs noires, et montreront sans voiles leurs joues avivées de fard, que caressent des grappes de fanfreluches dorées et des étoiles de jasmin ; Muley-Abder-Rhaman, ayant derrière lui un fond de ciel indigo, s’avancera, basané dans ses vêtements blancs, sur son cheval à la crinière, à la queue et aux sabots teints de henné ; au milieu des rues de Tanger, les Aïssaouas se rouleront en proie aux convulsions d’une épilepsie extatique ; Marguerite, insultée par l’agonie de son frère Valentin, prendra une sublime attitude de désespoir, tandis que Faust et Méphistophelès se sauveront à travers les ruelles étroites de la vieille ville allemande, aux toits pointus et denticulés, aux échappées laissant voir une flèche de cathédrale éclairée par la lune ; puis les clairons résonneront, les longs tubes d’or des trompettes romaines étincèleront parmi les trophées et les étendards ; l’arc de triomphe arrondira ses cintres pleins d’azur et de lumière, les soldats agiteront leurs épées, les écuyers se suspendront aux freins écumants des chevaux, et l’empereur Trajan, resplendissant de vie, d’or et de soleil, retiendra son coursier pour écouter la pauvre femme : la plainte d’une veuve arrêtera en son cours ce torrent de splendeur ; emportant ses enfants, comme une tigresse ses petits, Médée, livide et le front masqué d’ombre, s’enfuira de sa caverne ; Apollon décochera ses flèches d’or contre le serpent Python et les créations monstrueuses qui grouillaient dans les boues diluviennes ; Hercule, après avoir accompli ses travaux, s’assiéra formidable et puissant entre les colonnes qui marquent la fin du monde antique. Ces tableaux, par leurs sujets mythologiques, effrayeront moins d’abord les mornes spectateurs de ce fantasque défilé. Mais sous les noms grecs et romains, sous la tunique des dieux et la cuirasse des héros palpite le sentiment moderne. La vie

» Remonte en flots de pourpre aux veines du passé. »

Tout cela respire, se meut, et brille avec souplesse et liberté, dans une atmosphère qui se déplace, dans une lumière tiède et blonde, dans des vêtements dont les plis ne sont pas sculptés en cannelures de colonnes.

Et l’assemblée soupirera, du moins quelques-uns parmi les plus anciens ; mais qu’y faire ? Eugène Delacroix est de l’Institut!

A présent quelle influence aura sur l’avenir de l’artiste sa réception in docto corpore ?

Aucune ! Delacroix eût-il la volonté de se modifier, ne le pourrait pas ; son tempérament de peintre, qu’heureusement il n’a pu jamais maîtriser, l’emporte malgré lui. Il ne le domine pas, il ne le raisonne pas, il ne le dirige pas : attaché sur cette bête fougueuse comme Mazeppa sur son cheval, il parcourt à plein vol, au milieu d’un tourbillon d’étincelles, sous un nuage de corbeaux, avec une meute de loups aux yeux phosphoriques à sa poursuite, les immenses steppes, les forêts dont les branches le frappent au passage, les ravins, les fondrières, les fleuves sonores ; et lorsqu’au bout de sa course effrénée, il tombe haletant avec sa monture, il se relève roi comme l’Hetmann de l’ode de Victor Hugo.

Ce n’est pas que cette façon de chevaucher lui plaise toujours ; il préférerait quelquefois des allures plus tranquilles. Mais son cheval n’a pas de bouche et ne sent que l’éperon.

Aussi, soyez tranquille, l’Institut ne rendra pas sage Eugène Delacroix. Sa nature sera plus forte que tout, et si, dans un salon, vous lui entendez dire, par une sorte de dandysme d’homme du monde, qu’un vers de Tancrède vaut toutes les poésies modernes, pensez à lord Byron, qui mettait Pope au-dessus de Shakespeare, mais, cette belle thèse soutenue, n’en écrivait pas moins ManfredLara et Don Juan.

L’Artiste,  » La rue Laffitte « , 3 janvier 1858.

 

En tournant le coin du boulevard et en remontant vers Notre-Dame de Lorette, dont le campanile se détache sur l’escarpement de Montmartre, à la première montre qui se rencontrera vous pourrez admirer, soit la Femme couchée, de M. Ingres, endormie sous ses courtines rouges, soit l’Orphée, de M. Delacroix, au milieu d’une ménagerie dentue et griffue qu’apprivoisent ses accords — Doctus tenire tigres — deux rares morceaux de ces deux grands maîtres.

L’Artiste, 16 mai 1858.

 

Quoique la meilleure partie de son temps soit prise par ses travaux de Saint-Sulpice, M. Eugène Delacroix a son atelier encombré de chevalets et de toiles. Nous y avons vu une Herminie chez les bergers, sujet si cher aux gondoliers de Venise, qui d’une barque à l’autre échangent encore aujourd’hui les octaves du Tasse, traduites en dialecte ; des Arabes passent un gué, une variante du templier Boisguilbert enlevant Rébecca, une scène de Médée, et un merveilleux tableau de fleurs, supérieur aux Baptiste, aux Desportes, aux Seghers, aux van Huysum. L’on sait quelle magie de couleur, quelle turbulence de mouvement, quelle verve impétueuse, M. Delacroix met dans ses moindres esquisses : les tableaux que nous venons de citer ont toutes les qualités du peintre ; il ne les gâtera pas en les finissant, car il sait garder jusqu’au bout la fougue du premier jet.

Le tableau de fleurs de M. Delacroix nous remet en mémoire un bouquet de pivoines et d’iris, de M. Appert, exécuté au pastel. On ne saurait mieux rendre la fraîcheur veloutée, l’éclat lumineux de ces énormes fleurs feuillues et touffues, qui crèvent comme des bombes de pourpre et d’argent au milieu de la toile : il y a là des carmins qui flambent, des rouges que le soleil métamorphose en rubis. Le pastel manié par un coloriste comme M. Appert lutte contre la nature à palette égale.

En regardant cet admirable bouquet, il nous est venu une idée que nous espérons voir mise à exécution par une femme jeune, élégante et riche. Pourquoi n’appliquerait-on pas le pastel à la décoration murale, nous ne dirons pas d’un boudoir, le mot est suranné, mais d’un petit salon intime ? ce serait charmant. Mais, nous direz-vous, le pastel s’envole au premier souffle, ou reste aux doigts comme la poussière d’une aile de papillon. Supposez une boiserie, blanc et or, divisée par des pilastres comme ceux où l’on plaque des marbres de couleur ; ménagez-y des panneaux, des compartiments, des ovales, qu’on remplirait de bouquets, de guirlandes, de fruits, d’oiseaux, d’enfants peints avec ces tons frais où ne peut attendre l’huile, qui rancit tout ce qu’elle touche, et recouvrez d’une glace ces petits travaux encadrés d’un fil de perles dorées ou d’une moulure dans le style de la pièce ; croyez-vous qu’on n’obtiendrait pas ainsi des effets d’une suavité et d’une fraîcheur printanières, surtout si c’était M. Appert qui peignit les fleurs et aussi les figures ? Permettez-nous, puisque nous y sommes, d’achever la pièce ; il n’y faudrait d’autre meuble qu’un divan bas en damas des Indes cerise, un guéridon au milieu, et un tapis de moquette à ramages de pourpre sombre sur fond de laque. Sur la cheminée de marbre blanc nous permettrions une petite pendule en pâte tendre de Sèvres, entre deux groupes de biscuit.

Le Moniteur Universel, « Exposition de 1859″, 21 mai 1859.

 

Il n’y a pas moins de huit toiles d’Eugène Delacroix au Salon. Ne soyez pas surpris si nous n’en avons pas encore parlé, Delacroix peut attendre. Sa gloire, consacrée par le grand triomphe de l’Exposition universelle, n’a pas besoin de nos articles ; ceux mêmes qui le niaient le plus obstinément ont été obligés de saluer en lui un maître souverain. La masse de ses œuvres a imposé silence aux critiques de détail. Une qualité suprême distinguait les plus inférieures — la vie ! Comme le Titan Prométhée, il a dérobé aux Olympiens l’étincelle céleste et il l’a rapportée sur terre, non pas dans une tige de férule, mais à la pointe de son pinceau. Tout ce qu’a touché ce pinceau palpite, remue, flamboie, et du tumulte de l’ébauche la plus chaotique se dégagent au premier coup des figures qu’on n’oubliera plus. L’Institut lui-même, gardien des traditions antiques, a été obligé d’ouvrir ses portes à ce barbare de génie. La lutte est donc finie pour lui, et il se repose dans son triomphe, si une pareille nature, ardente, fiévreuse, inquiète, peut se reposer jamais. Les insulteurs découragés ont cessé de suivre son char, et il n’est plus nécessaire que dès les premiers jours une voix amie se hâte d’éteindre par des éloges leurs clameurs enrouées.

Nous avons donc commencé par ceux qui commencent et dont le jeune talent, à l’état d’élaboration, cherche dans les incertitudes du début à formuler une pensée confuse encore, mais déjà visible. Ceux-là, il est bon de s’en occuper d’abord. La critique, en les nommant tout de suite, amène à leurs tableaux la foule qui va d’elle-même aux réputations faites, et qui, sans cet avertissement, passerait devant eux inattentive.

Dans le sens qu’on y met aujourd’hui, Eugène Delacroix n’est pas un peintre de chevalet ; il n’a ni le fini, ni la précision, ni le soin, ni la propreté qu’on exige de ces petits ouvrages. Sa brosse turbulente réclame les grands espaces, il lui faut les vastes cadres de la peinture historique ou les amples parois de la peinture murale ; elle ne sait pas poser le point lumineux sur une prunelle grosse comme un œil de mouche et détailler un à un les ongles d’un personnage lilliputien ; mais dès que ses soies rudes se sont promenées dans la pâte qu’elles rayent, soyez sûr qu’il en résulte un tableau qu’on pourrait impunément agrandir et qui certes y gagnerait ; un tableau, chose rare parmi tant de toiles peintes, c’est-à-dire une composition, un milieu, et un aspect !

N’allez pas croire cependant qu’Eugène Delacroix ne soit pas capable d’emprisonner son génie dans une bordure restreinte : le Combat d’Hassan et du Giaour, le Tasse avec les fous, la Noce juive, la Barque de don Juan, le Massacre de l’évêque de Liége, la Décapitation de Marino Faliero, le Prisonnier de Chillon, Hamlet et les fossoyeurs peuvent être suspendus aux murs d’un appartement et n’en sont pas moins des chefs-d’œuvre. Nous avons seulement voulu dire que les menues toiles déposées au Salon comme carte de visite par le peintre du Massacre de Scio et de la Justice de Trajan n’avaient aucun rapport avec les cadres de même dimension. Ce sont des esquisses ou plutôt des rêves de tableaux dont les plus négligés portent toujours dans quelque coin pour signature une griffe de lion.

La Montée au Calvaire devait être exécutée dans de grandes proportions à Saint-Sulpice, dans la chapelle des fonts baptismaux dont la destination a été changée, et c’est dommage : cela eût fait une violente, superbe et magistrale peinture. Le mouvement ascensionnel du lugubre cortège sur le chemin douloureux étage les groupes d’une façon pittoresque et donne de la variété aux attitudes des bourreaux, des soldats, des saints personnages et de la foule, dont la féroce curiosité gravit les rudes pentes de la montagne pour avoir une bonne place et ne pas perdre une convulsion de l’agonie du Juste. Haletant, livide, presque écrasé, le Christ s’affaisse sous la croix où bientôt les tortionnaires vont le clouer avec l’inscription dérisoire, et il subit ces avaries de la plèbe, plus pénibles que le supplice même. Cette esquisse achevée rappelle le Tintoret dans ses beaux jours.

On prendrait le Christ descendu au tombeau pour un Rembrandt inconnu, s’il pouvait en exister. En effet, Rembrandt n’eût pas compris la scène d’une manière plus mystérieuse, plus profonde et plus sinistre. Il ne s’agit pas ici de deux ou trois figures académiques déposant un cadavre de bois dans un cercueil de pierre ; comme cela dut être pour le corps d’un supplicié arraché au gibet et dont l’autorité redoutait la résurrection prédite, la cérémonie funèbre a lieu furtivement dans une crypte abandonnée, dans une sorte de caverne où plonge un escalier aux marches inégales aboutissant sur terre à une issue dissimulée qui laisse filtrer quelques rayons blafards. Les disciples et les saintes femmes descendent le corps du divin Maître, avec ces précautions pieuses qui semblent vouloir épargner le moindre choc à la dépouille insensible de l’être aimé. Tout ce groupe, silencieusement affairé, se concentre dans le bas de la toile, autour du tombeau béant, éclairé vaguement de la lueur sourde des torches ; vers le haut, quelques figures, restées en arrière pour faire le guet, s’ébauchent comme des ombres sur la lumière livide et bleuâtre qui vient de l’entrée.

Pour l’amateur que charment surtout le poli d’une casserole, le détail d’un balai, la cassure d’une robe en satin, ce tableau doit paraître un informe barbouillage ; pour l’artiste il est complet ; le fini le plus extrême n’y ajouterait rien, et peut-être y ôterait. Les figures ont des mouvements si vrais, si dramatiques, si passionnés, dans leur savante négligence ; elles font si bien ce qu’elles font, que l’imagination les achève, quoique souvent elles soient perdues dans l’ombre et à peine indiquées en cinq ou six touches grossières : le geste fait supposer le bras et le regard remplace l’œil. Si ce n’est pas un corps qui soulève cette draperie, à coup sûr c’est un sanglot. Et puis, quelle harmonie sourde, étouffée, caverneuse dans ces fonds que, par une secrète magie, l’artiste fait participer aux sentiments des personnages comme un orchestre accompagnant un mélodie !

Peu de sujets ont été retournés de plus de façons que celui de Saint Sébastien. C’est, en effet, un magnifique motif pour la peinture. Ce beau jeune homme au torse nu, hérissé de flèches détachées par la compassion féminine, a toujours séduit les artistes. Eugène Delacroix n’a pas résisté à l’attrait, et il a fait aussi son Saint Sébastien. La figure du jeune martyr, qui s’est affaissé, n’étant plus soutenu au poteau, dans une prostration qui est l’évanouissement et non la mort, différence indiquée avec beaucoup d’art, a une pose pleine de morbidesse et de langueur. La femme agenouillée qui retire une flèche exprime d’une manière très délicate un double sentiment : la crainte d’aviver les douleurs du pauvre martyr et la résolution chirurgicale, pour ainsi dire, d’extraire le fer meurtrier. Il est impossible de mettre dans un mouvement plus de vérité et de justesse. Delacroix est le grand mime de la peinture. C’est par cette qualité, qu’on n’a peut-être pas assez fait ressortir, qu’il excelle ; ses prétendues incorrections viennent de là ; il cherche le geste, et lui sacrifie souvent le contour. La couleur du Saint Sébastien, sans être roussie de bitume et brûlée au four, a une harmonie d’ancien tableau, de tapisserie éteinte, de fresque passée, riche, sourde et tranquille.

Ovide en exil chez les Scythes est une sorte de paysage historique. Que ce mot ne vous alarme pas et ne vous fasse pas penser une minute à l’éternel prix de Rome, avec son grand arbre poncif, sa montagne stéréotypée et sa fabrique à fronton triangulaire, copiée de Vignole. Nous voulons seulement dire que dans ce tableau le paysage a autant d’importance que les figures. Dans un large ciel, plein de souffle et de lumière, le vent pousse, en leur imprimant des formes bizarres, des archipels de nuages grisâtres dont l’ombre se projette sur des collines verdoyantes encadrant un lac aux eaux sombres et plombées de lueurs blanches. Sur un tertre, le poëte, qui expie en exil le crime d’avoir aimé trop haut, s’accoude avec une tristesse résignée et nonchalante. Les Scythes, empressés autour de lui, le consolent de leur mieux et lui présentent des fruits de leur pays sauvage. Au premier plan, une femme trait une cavale pour offrir du lait au banni. L’artiste, qui sait peindre les chevaux cependant, en a oublié ici, par une distraction singulière, toutes les proportions. Sa jument pourrait être la femelle du cheval de Troie. Les chevaux des Scythes de l’antiquité n’étaient pas plus grands que ceux des Cosaques de nos jours, et la race doit s’être perpétuée toujours la même dans les marécages et les steppes. Ce gigantesque animal à formes d’éléphant, semblable à la monture épique de Rustem, est donc là tout à fait inexplicable, et le peintre, en reprenant sa toile après l’Exposition, fera bien de l’amoindrir au moins d’un bon tiers. Cette inadvertance choquante empêche le public d’apprécier le mérite de l’œuvre, car il est plus facile de remarquer un défaut que de sentir une beauté.

L’épisode d’Herminie chez les bergers, si populaire en Italie, à Venise surtout, où les gondoliers le chantent traduit en dialecte des lagunes, a fourni à Delacroix le sujet d’un tableau que nous aimerions à voir reproduit en haute lice, car il en a l’arrangement romanesque et la couleur décorative. Ce serait une belle tapisserie à entourer d’une bordure de vieux chêne dans un appartement de style Louis XIII. C’est la huitième octave du septième chant qu’a choisie le peintre.

Vedendo quivi comparir repente

L’insolite arme, sbigottir costoro :

Ma gli saluta Erminia e dolcemente

Gli affida, e gli occhi scopre e i bei crin d’oro.

Seguite ( dice ), avventurosa gente,

Al ciel diletta, il bel vostro lavoro ;

Che non portano gia guerra quest armi

All’ opre vostre, ai vostri dolci carmi.

Herminie a entendu, à travers les arbres, un chant accompagné de flûtes pastorales, et elle se dirige de ce côté-là. Au seuil d’une demeure rustique, elle aperçoit un vieillard blanc qui tresse des corbeilles, à côté de son troupeau, sous l’ombre des branches, tout en écoutant la chanson de trois jeunes bergers ; à l’aspect inattendu, dans ces solitudes qu’a respectées la guerre, de ces armes aux reflets éclatants, les pasteurs se troublent et s’épouvantent, mais ils sont bientôt rassurés par la douce voix, le charmant visage et les longs cheveux d’or d’Herminie. Ils ont compris que sous la dure cuirasse palpitait un tendre cœur de femme.

Souvent les artistes ont des thèmes favoris qu’ils aiment à varier et auxquels volontiers ils reviennent. Rébecca enlevée par le Templier pendant le sac du château de Frondebœuf, est un de ceux-là pour Eugène Delacroix, et il nous en donne aujourd’hui une répétition libre ou plutôt une composition nouvelle autrement tournée. Quoique celle-ci soit pleine de mouvement, nous préférons la première. Si vingt peintres peuvent concevoir le même sujet d’autant de façons différentes, nous croyons que chacun a une manière en quelque sorte nécessaire et fatale de le comprendre qui résulte de sa nature, et rend supérieure aux autres la composition primitive. Hamlet est encore une de ces figures passées pour Delacroix à l’état de spectre obsesseur. Le prince de Danemark porte bonheur à l’artiste qui lui doit plus d’un chef-d’œuvre. La toile exposée cette année sous ce titre n’a pas l’importance des autres. C’est une petite esquisse prise à un autre moment : le convoi d’Ophélie se retire du cimetière ; Laërte, dans la fosse jusqu’aux genoux, exhale en cris emphatiques sa douleur exagérée.  » Maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur la morte, jusqu’à ce que vous ayez fait de cette surface une montagne qui dépasse le vieux Pélion ou la tête céleste de l’Olympe azuré.  » À quoi Hamlet répond en le prenant à la gorge :  » Morbleu ! montre-moi ce que tu veux faire. Veux-tu pleurer ? veux-tu te battre ? veux-tu jeûner ? veux-tu te déchirer ? veux-tu avaler l’Issel, manger un crocodile ? Je ferai tout cela… Viens-tu ici pour geindre, pour me défier en sautant dans la fosse ? Sois enterré vif avec elle, je le serai aussi, moi ! Et puisque tu bavardes de montagnes, qu’on les entasse sur nous par millions d’acres, jusqu’à ce que notre tertre ait le sommet roussi par la zone brûlante et fasse l’Ossa comme une verrue. Ah ! si tu brailles, je rugirai aussi bien que toi.  » — L’impression sinistre de la scène est bien rendue, mais le cadre est trop petit pour la main violente d’Eugène Delacroix.

Nous douterions fort de l’authenticité des Bords du fleuve Sébou, si nous ne savions que l’artiste a réellement fait le voyage du Maroc. Il est difficile de reconnaître la nature africaine dans ce paysage vert-choux, dans ces rives herbues, dans ces arbres du Nord, dans cette rivière semblable à la Seine ou à la Marne, dont quelques gamins font clapoter l’eau en se baignant. Cette toile, légèrement brossée sans doute d’après un croquis ancien, eût pu sans inconvénient rester à l’atelier. Mais Delacroix est une nature vaillante et franche, il s’offre au public tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts.

Le Moniteur Universel, « Tableaux de l’école moderne », 6 février 1860.

 

Dans la salle où le public affluait naguère pour contempler l’œuvre d’Ary Scheffer et la restitution du Forum romain de M. Court, on a réuni un certain nombre de tableaux de l’école moderne, tirés du cabinet des amateurs qui ont bien voulu se dessaisir pour un temps de leurs trésors en faveur de la caisse de secours des artistes, à laquelle revient le droit d’entrée prélevé à la porte. C’est là une idée excellente et qui sera continuée. La vie moderne avec son mouvement fiévreux nous entraîne si rapidement, tant de choses nous occupent et nous distraient qu’on en arrive à une variété nouvelle d’oubli — l’oubli des contemporains ; — la mémoire surchargée retient vaguement les noms et perd le souvenir des œuvres. D’ailleurs, où retrouver ces toiles célèbres autrefois, objets de polémiques si vives et d’enthousiasmes si ardents ? La fortune capricieuse des tableaux les a dispersés çà et là. C’est hasard d’en rencontrer une, et la génération actuelle a bien envie de railler nos anciennes admirations. — Le siècle, qui se fait mûr, se défie de sa jeunesse, et il en répudie volontiers les fougues et les excès, comme si les défauts du bel âge ne valaient pas mieux que les qualités de la vieillesse ! — L’exposition du boulevard des Italiens a ce mérite de remettre sous les yeux bien des titres de gloire déjà égarés, et de rappeler ce qui sera, dans quelque cent ans, une vérité admise sans conteste, à savoir, que la première moitié du 19e siècle fut une des grandes époques de l’art, et qu’il y eut alors un épanouissement du génie humain pareil à celui de la renaissance.

Ces tableaux, choisis avec amour par des fantaisies passionnées, représentent, mieux que ne pourrait le faire une exposition générale ou la galerie d’un musée, le côté intime et particulier de notre temps. Là se trouve de chaque maître un échantillon curieux, rare, original, ayant la saveur native et parfois la piquante acidité du fruit encore vert. Tel tableau excellent, repoussé par les jurys comme trop étrange, trop hardi, trop romantique en un mot, sort de l’ombre et fait casser glorieusement l’injuste arrêt qui l’avait frappé. On voit à nu les âpretés et les violences du génie dans ses premières luttes, et l’on donne raison au génie. Le temps a tranquillisé les toiles tumultueuses. Le côté choquant — c’est-à-dire la beauté prématurée — a disparu, et l’on est tout surpris des ostracismes que suscitaient des choses si neuves, si fortes et si profondément senties. — Du spectacle de ces œuvres admirables il ressort cette conviction, qu’en art on est toujours en deçà, jamais au delà, et que tel qui se croit audacieux n’est que timide; quand on se collette avec la nature comme Jacob avec l’ange, il faut y mettre tous ses muscles, tous ses nerfs, tout son souffle, toute sa tête et tout son cœur, — ce n’est pas trop. En face de l’infini, l’exagération est impossible. — Ingres, Delacroix, Decamps, Jules Dupré, Théodore Rousseau allèrent toujours jusqu’au bout de leurs facultés, se surexcitant, s’éperonnant, tâchant de sauter par dessus le but, et c’est ce qui fait qu’ils l’ont atteint.

L’exposition se compose de tableaux et de dessins ou aquarelles. — Nous parlerons aujourd’hui des tableaux. — Delacroix, ce maître infatigable et abondant, tient la première place, pour le nombre et la valeur de ses toiles, parmi ces spécimens de l’art contemporain. Nous citerons d’abord le Combat du Giaour et du Pacha, un sujet qui semble avoir vivement préoccupé l’artiste et dont il a fait plusieurs variantes dont celle-ci est une des plus belles.— Nous n’avons pas souvenir d’avoir vu ce cadre à aucune exposition ; il porte la date de 1835. Jamais d’une palette vénitienne il ne sortit un plus splendide bouquet de couleurs. Le Giaour, monté sur un cheval bai qui mord au poitrail le cheval blanc du pacha, se penche hors de la selle et enfonce son kandjiar jusqu’au manche dans le cœur de son adversaire, avec un mouvement d’une violence, d’une rage et d’une furie incroyables ; la toile remue et les figures immobiles s’agitent à l’œil : c’est un combat à mort dans toute sa dramatique réalité. Mais le sujet n’a pas fait oublier la peinture à Delacroix ; la robe soyeuse, satinée, du cheval turc a des reflets d’argent ; sa crinière s’éparpille à flots splendides sous l’écrasement de la brosse ; la fustanelle du Giaour, qui s’étale et s’évase au vent de l’action, est d’un blanc pétri d’or et de lumière, d’une richesse et d’une intensité sans pareilles, et pourtant elle reste blanche ; les détails des armures, des harnais, des costumes, indiqués par un trait, par une touche, par un rehaut pétillant, sont de la plus magistrale et en même temps de la plus spirituelle exécution, et semblent, dans ce tourbillon de fureur, des étincelles de feu. Il y a même, tant le maître s’assimile les différentes poésies dont il s’inspire, quelque chose d’anglais et de byronien dans le laisser-aller fashionable du pinceau, qui ne dédaigne pas d’emprunter certains tons et certains procédés à Lawrence

La Scène de Goetz de Berlichingen, tirée du drame de Gœthe, est beaucoup plus moderne ; elle porte le millésime de 1853. On sent, à l’aspect clair et mat du tableau, à la qualité plus épaisse de la pâte, au blanc mêlé dans les ombres, que, de la première toile à la seconde, l’artiste a beaucoup pratiqué la peinture murale. L’aspect général est à la fois celui de la fresque et la tapisserie. Le ciel est d’un bleu turquoise aussi fin que le ciel de l’Apothéose de Venise par Paul Véronèse, au palais ducal. Quant au groupe de chevaux et de cavaliers qui s’assaillent, il a la turbulence farouche que Delacroix sait donner aux scènes de ce genre. Cela est vrai et singulier : une des principales conditions de l’art, qui doit être la transcription idéalisée et non la photographie. Un combat peint a besoin d’être plus terrible qu’un combat réel, s’il veut en produire la sensation dans l’âme du spectateur.

Une composition tout à fait sublime c’est le Christ endormi dans la barque pendant la tempête. Elle est datée de 1853, comme la Scène de Goetz de Berlichingen. C’est un châssis de 58 centimètres de hauteur sur une largeur de 71 — une esquisse terminée plutôt qu’un tableau ; mais jamais toile couvrant tout un pan du salon carré ne produisit à coup sûr une impression pareille. A notre gré, l’artiste ne s’est pas élevé plus haut dans sa longue carrière si bien remplie.

Le point de vue, pris un peu à vol d’oiseau, ne laisse vers le haut du cadre qu’une étroite zone de ciel où rampent pesamment des nuages bas d’un gris opaque, pleins de rafales et de pluie. Une ligne de collines, dont le violet verdit au jour livide et sulfureux de l’orage, fait moutonner la mer remuée dans ses profondeurs. Une immense vague accourue du bout de l’horizon emporte la barque comme une paille dans sa volute jaunâtre d’une impétuosité irrésistible. La frêle barque, qui donne de la bande, s’enfonce dans l’eau jusqu’au bordage et se précipite au sein de l’abîme sur le dos de la cataracte. En vain, le pilote éperdu serre la barre du gouvernail, en vain les matelots tâchent de ressaisir l’écoute de la voile que le vent fait claquer et lacère ; en vain, affreusement secoués, les autres marins se cramponnent aux planches de leurs doigts convulsifs vers la proue de la barque : au milieu des embruns et des paquets de mer, le Christ repose, la tête appuyée sur son nimbe d’or comme sur un oreiller de lumière, du sommeil le plus suave et le plus tranquille, avec une insouciance toute divine. La nef qui porte le Christ ne sombrera pas, et ceux qui ont foi en lui, malgré la tempête, atteindront le rivage sains et saufs !

Laissant de côté la légende évangélique si admirablement exprimée, nous ne croyons pas qu’aucun peintre de marine ait rendu d’une manière si simplement terrible, si tragiquement vraie, une embarcation en détresse. La mer, avec sa transparence saumâtre et troublée, déferle comme une mer véritable d’un mouvement lourd, profond, inéluctable ; le ciel s’écrase sur la vague, mêlant ses nuages aux houles. — Pas de salut possible sans la protection d’en haut. Pour nous, cette petite toile nous semble rendre aussi bien les affres du naufrage que la grande machine de la Méduse.

Nous disions tout à l’heure que Delacroix était un grand peintre de marine. — La Barque de Don Juan vient glorieusement confirmer notre assertion. Ce n’est plus la crise affreuse de la tempête au plus vif moment de sa fureur. La mer lourde, clapoteuse, d’un vert malsain frangé de moutons, cherche à se rasseoir, et sur l’horizon commence à tracer cette barre opaque qui coupe le gris livide du ciel. Loin du navire sombré, la chaloupe contenant les restes de l’équipage flotte au hasard au milieu de l’immensité, sans agrès, sans boussole, sans provisions, ballottant des cadavres et des vivants plus cadavéreux encore à figures hâves, plombées, qui attendent dans un silence anxieux le résultat d’une horrible loterie. Pendant que les billets s’agitent au fond du chapeau fatal, chacun jette à son voisin un regard louche où brille une convoitise d’anthropophage. La faim, mauvaise conseillère (malesuada fames), a changé en Cannibales ces malheureux dont un bifteck ferait les meilleurs garçons du monde. — Avec quelle énergie cette scène est peinte, on le sait ; la Barque de Don Juan fut saluée d’éloges enthousiastes au Salon où elle parut et à l’Exposition universelle : il est inutile d’insister plus longuement sur son mérite.

Mais un tableau tout à fait inédit et qui donne la note la plus récente du peintre, puisqu’il date de 1859, c’est le Démosthène déclamant sur le rivage de la mer. Pour s’habituer au tumulte du peuple, — cette mer, — le grand orateur se promène le long du rivage que vient lécher de sa volute d’écume le flot arrivant du large. Un de ses bras soutient les plis de la tunique, l’autre essaye un geste plein d’autorité, un de ces gestes qui dominent les foules et les apaisent ; il semble, à travers la rumeur folle des vagues, entendre les paroles ailées s’envoler de cette bouche éloquente d’où le son pourtant jaillissait avec peine, raffermi par le caillou correctif du bégayement qui affligeait l’orateur. Rien de plus spirituel, de plus vivant, de plus parlant, en un mot que cette figure unique dont Eugène Delacroix a su faire un tableau complet.

Arrêtons-nous à cette esquisse intéressante qui nous reporte à 1831, M. de Dreux-Brézé devant le tiers état ; cela sort des sujets favoris et de la manière habituelle du peintre. Cette esquisse fut faite pour un concours où, si nos souvenirs ne nous trompent, Paul Chevanard avait pris part aussi. Naturellement, ni Chenavard, ni Delacroix n’obtinrent la commande. Mirabeau, à la tête des députés vêtus de noir et en perruques à boudins, lance à M. de Dreux-Brézé la fameuse apostrophe qui séparait la nation de la royauté. Le représentant de la cour écoute avec une politesse étonnée cette phrase révolutionnaire si en dehors de l’étiquette ; derrière lui, revêtus de leurs élégants tabars fleurdelisés, se tiennent sur leurs jambes de satin les massiers et les hérauts d’armes ; ce groupe lumineux et riche forme un contraste aussi pittoresque que philosophique avec le bataillon noir, hérissé, anguleux, massé à l’autre coin du tableau. La salle, au fond de laquelle on aperçoit le trône, est d’un ton harmonieusement sacrifié qui laisse toute la valeur aux figures.

Nous aimons aussi beaucoup l’esquisse de la Prise de Contantinople, dont la composition diffère sur plusieurs points du tableau qu’on voit au musée historique, dont il est une des plus belles pages. Les rapports de ton sont d’une finesse merveilleuse ; tout le fond, qui s’éclaire si brillamment avec ses architectures blanches et sa mer aux nuances d’aigue marine, derrière le groupe sombre des croisés montés sur leurs lourds chevaux du Nord, a une magie de couleur que les Vénitiens n’ont pas dépassée et peut-être même n’ont pas atteinte.

La variante du Massacre de l’évêque de Liége, pour être moins importante et moins peuplée de personnages que la toile définitive, a cependant bien son mérite ; les figures sont plus grandes, et l’évêque amené devant le farouche Sanglier des Ardennes, Guillaume de la Marck, dans ses ornements sacerdotaux dont le brocart ruisselant de lumière semble s’ensanglanter aux reflets des torches, a plus d’importance et de majesté que ne lui en donne l’autre composition, où il se perd en peu parmi la soldatesque avinée, sous les hautes voûtes de la salle gothique.

Mentionnons aussi le Saint Sébastien, un grand tableau dans un petit cadre, sujet usé que renouvelle le mouvement si délicat de la femme retirant le fer de flèche ; le Christ en croix, d’une disposition si neuve et si hardie, blanc cadavre comme perdu dans la solitude du ciel où monte la croix, tandis que, voilés d’ombre à ses pieds, chevauche le centurion avec sa lance et se pâme de douleur le groupe des saintes femmes ; les Pèlerins d’Emmaüs, d’une composition si humaine et si naïve que ne la désavouerait pas Rembrandt ; Hamlet et les fossoyeursl’Arabe et son chevalle Lion déchirant le cadavre d’un Arabele Combat du lion et du tigre. — Quels lions et quels tigres ! ils valent ceux de Barye, car Eugène Delacroix n’est point un spécialiste : il peint également bien tout ce qui, dans la nature, offre à ses yeux forme et couleur, les hommes et les chevaux, le ciel, la mer, l’architecture, le paysage, les animaux féroces. Tous ces objets, il les enveloppe dans sa merveilleuse harmonie, il leur donne le cachet, l’accent, la vie, la singularité qui fait qu’on n’oublie pas.

Quelquefois, un tableau isolé de Delacroix peut ne pas plaire ; mais rassemblez-en plusieurs dans une exposition, ils se soutiendront et se feront valoir les uns les autres, et près d’eux tout pâlira, tout descendra de ton et de valeur !

La Gazette des beaux-arts, 15 février 1860

 

Parmi tous les chefs-d’œuvre qu’a signés Delacroix, il n’en est guère que nous préférions au Christ endormi pendant la tempête. La toile n’est pas grande, mais elle exprime toute l’immensité de la mer et tout l’effroi de l’ouragan. La frêle barque, désemparée, soulevée par le dos énorme d’une vague, semble prête à couler bas ; la voile claque au vent, les cordages se brisent, les matelots éperdus se cramponnent au bordage, et le Christ tranquille dort sur son auréole. — Ceux qui sont avec le Christ ne sauraient périr. — Le Démosthène déclamant sur le bord de la mer est une des plus admirables marines que nous sachions. Ce serait, dit-on, une étude d’après nature, où le peintre aurait ajusté après coup une figure antique pour en faire un tableau ! La mer ondoie, se brise, écume, retentit et fait de son mieux pour couvrir la voix de l’orateur.

Nous n’avons pas besoin d’apprécier longuement les variantes de la Prise de Constantinople, du Massacre de la ville de Liége, et ces études de lions, de tigres et d’animaux féroces qui le disputent aux bronzes de Barye pour le caractère, la vie et le mouvement.

Le Moniteur universel, 5 mai 1860

 

Parmi les toiles récemment accrochées, on distingue le second Giaour d’Eugène Delacroix, d’après lequel Poterlet avait fait une si belle pochade. Ce n’est pas sans dessein que nous en parlons immédiatement après le Henri III de Bonington : il existe un rapport entre ces deux toiles faites à peu près à la même époque et dans le même courant d’idées ; le dolman vert prasin du pacha, son long burnous flottant, la salle dorée du Giaour, ses cnémides passementées et bosselées de plaques en métal, indiquent, par la façon large, spirituelle et limpide dont ils sont traités, une certaine préoccupation de Lawrence et de l’école anglaise. — Plus tard, Delacroix, ayant été chargé de décorations murales, prit à ce travail viril une manière plus mate, plus épaisse et plus robuste qu’il a toujours conservée. Du reste, ce Giaour est admirable d’entrain, de turbulence et de férocité, et, malgré son extrême énergie, a une délicatesse qu’on ne trouve pas toujours chez Delacroix, surtout dans les cadres restreints. Regardez la main appuyée contre terre du pallikare qui s’apprête à trancher d’un coup d’yataghan les jarrets au cheval du pacha, et vous verrez que si le grand artiste ne dessine pas toujours avec précision, ce n’est certes pas impuissance. — Toutes les fois que nous le revoyons, nous ne pouvons nous lasser d’admirer le Tasse dans la prison des fous. — Si, comme on le prétend, la cervelle du poëte était saine quand on l’enferma dans cet enfer, elle ne dut pas tarder à lui tourner au milieu de ces figures hideusement convulsées qui défilent devant lui en lui jetant leur gloussement et leur grimace. — Assis dans un coin, il résiste encore au vertige de la folie tournant en cercle autour de ses tempes ; on voit qu’il tâche de s’abstraire de l’effroyable milieu où il se trouve, et il semble scander les vers d’une octave. Mais quel être humain garderait sa raison dans cette ménagerie bestiale ? L’insensé à barbe roussâtre qui ricane et dilate des prunelles glauques est effrayant comme un masque du cauchemar. — L’exécution de ce tableau, très fine et très serrée, appartient à la première manière de Delacroix.

L‘Esquisse de Boissy-d’Anglas grouille, bouillonne et fourmille avec une turbulence extraordinaire ; il semble qu’on entende des clameurs farouches, des cris de morts et de roulements de tambour s’échapper de la toile. La peinture remue et bruit ; au premier coup d’œil, cela a l’air de la chaudière du diable en ébullition ; quant on y regarde de plus près, on distingue tous les types de l’époque, avec leur physionomie énergique, singulière ou hideuse. Boissy-d’Anglas, la main sur la sonnette, dont le tintement grêle se perd dans cet ouragan de tumulte, se lève devant la tête coupée avec un mouvement d’une noblesse héroïque. Une écume de populace sanglante, couronnant une immense poussée, rejaillit autour de la tribune, après s’être fait jour à travers l’assemblée en désordre ; au-dessus de Boissy-d’Anglas pendent trois immenses drapeaux tricolores dont un rayon sinistre traverse la bande rouge, tandis que les autres couleurs s’éteignent dans l’ombre. Cet effet est un vrai trait de génie. Quel magnifique tableau eût fait cette esquisse, que nous n’hésitons pas à classer parmi les chefs-d’œuvre du peintre et de la peinture !

L’Amende honorable produit une impression inquiétante, mystérieuse et sombre comme certains romans d’Anne Radcliffe, de Lewis ou de Maturin.

Dans une immense salle gothique, à la voûte haute, éclairée par des jours livides tombant de fenêtres étroites, se passe une scène étrange, un noir drame monacal dont le secret n’a pas transpiré au dehors. — L’évêque ou l’abbé, coiffé d’une mitre rugueuse de pierreries, est assis à l’angle de la toile sur un trône surmonté d’un dais, entouré des ses acolytes. Devant lui on amène un malheureux en chemise dont la tête penche sur la poitrine, dont les genoux se dérobent, et qui tomberait la face contre terre si on ne le soutenait par les aisselles. Du fond de la salle, la croix en tête, s’avance une procession spectrale de moines impassibles sous leurs frocs pareils à des suaires ; sur ces visages mornes aucune sympathie, aucune pitié : la règle leur pose un masque de pierre ; le condamné est bien seul dans cette énorme architecture dont les moines sont les statues. Au fond de quel in pace va-t-on le descendre lorsqu’il aura renié sa doctrine et demandé pardon de sa faute ou de sa vertu, peut-être ? Nous ignorons si le tableau a un sujet précis, mais nous ne désirons pas le savoir : l’incertitude augmente la vague terreur de la scène. L’Amende honorable produit un effet analogue à celui du Spiridion de George Sand, une sorte d’oppression inquiète et d’épouvante légendaire.

Nous ne reviendrons pas sur les Convulslionnistes de Tanger, cet étonnant cauchemar en plein soleil dont le voisinage fait pâlir les Decamps : à plusieurs reprises nous avons exprimé notre admiration pour cette œuvre merveilleuse ; mais nous décrirons la Marine des côtes d’Afrique. Au premier plan, des Arabes que commande un patron tirent une barque sur le sable ; au fond s’étend une mer d’un bleu de turquoise, sur laquelle s’allonge l’ombre d’un promontoire dont l’escarpement se couronne d’une des petites villes maures aux maisons en terrasses semblables à des pains de blanc d’Espagne posés les uns sur les autres. — Un âpre chemin escalade la roche, et un ciel chaud, lumineux et doux se déploie comme un velarium antique sur toute cette nature forte, sauvage et paisible. Il est singulier que ce turbulent Delacroix sache si bien rendre l’impassible sérénité orientale.

Le Moniteur universel, 18 février 1861

 

Les Joueurs d’échecs marocains d’Eugène Delacroix ne sont qu’une pochade, mais le maître y est.

Le Moniteur universel, « La chapelle des Saints-Anges », 3 août 1861

 

Le public qui s’occupe d’art attendait depuis longtemps avec une bien juste impatience l’ouverture de la chapelle des Saints-Anges de M. Eugène Delacroix. Il y a plusieurs années que le grand artiste y travaille non pas continuement, mais par reprises fougueuses, selon l’habitude de son génie. L’œuvre est terminée enfin, et la mystérieuse clôture de planches contre laquelle nous nous sommes tant de fois cassé le nez va être abattue si elle ne l’est déjà. Cette longue attente, nous l’avouons, nous inquiétait un peu ; nous avions peur que, lassé par tant de travaux glorieux, notre peintre chéri eût pris sa manière en dégoût et s’ennuyât d’être lui. Nous redoutions quelque style sous roche, quelque beau projet de sagesse et de réforme. Il n’en est rien, hâtons-nous de le dire ; jamais l’auteur de la Barque du Dante, du Massacre de Scio, des Femmes d’Alger, du Trajan, et de tant d’autres chefs-d’œuvre, n’a été plus hardi, plus vivace, plus emporté, plus romantique en un mot. Loin de la renier, il se retrempe dans sa jeunesse comme dans une fontaine d’immortalité. Les lions et les talents robustes ont cela de particulier, que plus ils vieillissent, plus ils sont beaux. Avec l’âge, leur crinière s’échevèle touffue et fauve ; leurs ongles puissants s’allongent et deviennent durs comme de l’airain. Leurs muscles s’accusent par d’énormes saillies, et de leurs vastes poitrines le rugissement sort comme un tonnerre, imposant le silence à toutes les autres voix.

C’étaient un beau sujet que la décoration d’une chapelle des Saints-Anges, et M. E. Delacroix en a tiré un admirable parti. Il a représenté sur les deux parois latérales et au plafond, distribution que commande l’architecture, les luttes triomphantes des anges.

Au plafond, de forme circulaire, on voit l’archange Michel terrassant le Démon. C’est la fin de la grande bataille qui dépeupla le ciel d’une partie de ses habitants et changea des anges de lumière en anges de ténèbres. Les débris des légions rebelles gisent sur les rochers de l’abîme, mutilés, foudroyés, portant au front l’ineffaçable stigmate de la défaite. Rien n’est plus beau et plus noble que l’attitude du vainqueur maintenant le vaincu sous son pied, sans effort, par la seule puissance de sa volonté. En vain Lucifer, qui fut jadis le plus beau des anges, tord péniblement ses formes monstrueuses pour échapper à cette pression écrasante, pression bien légère pourtant, car le saint Michel, avec sa cuirasse d’azur et son casque d’or, plane aérien, impondérable, dans le rayonnement de sa gloire, au milieu d’un ciel éblouissant.

Cette peinture, d’un ton clair et splendide, fait disparaître la voûte et rend la chapelle semblable à un temple hypèthre. L’archange semble voler dans l’éther. M. Delacroix, avec ce parfait sentiment de la décoration murale qui le distingue, n’a pas craint de faire une trouée au plafond, mais il s’en est bien gardé sur les parois latérales dont l’aspect solide doit être conservé. Les figures volantes et vues en raccourci ont besoin de vapeur et de lumière. — Ce ciel aux tons d’or et de turquoise soutiendrait la comparaison avec le ciel de Paul Véronèse dans l’Apothéose de Venise au palais Ducal. Un large cercle ornementé et doré lui sert de cadre. Des anges en grisaille occupent les quatre pendentifs de la voûte et ménagent la transition de cette peinture éclatante aux peintures plus mates des deux grands panneaux.

Celui de droite, en faisant face à la fenêtre, représente Héliodore chassé du temple et battu de verges par les anges du Seigneur. — Ce sujet a été traité par Raphaël avec sa supériorité céleste ; m ais l’art est si complexe, il se prête à tant d’interprétations diverses du même motif, qu’on peut reprendre sans sacrilège le thème employé par un des dieux de la peinture et le varier à sa manière. — Ce que le Sanzio a compris au point de vue du style, M. Eugène Delacroix l’a envisagé au point de vue de la couleur et du mouvement. Les deux œuvres, toute appréciation de valeur écartée, ne se ressemblent nullement.

On sait qu’Héliodore, ministre de Séleucus Philopator, roi de Syrie, viola le temple de Jérusalem et voulut s’en approprier le trésor, mais il ne réussit pas dans son entreprise impie. Une force miraculeuse le renversa, des mains invisibles le frappèrent si rudement qu’il fallut l’emporter presque mort.

Voici comment M. Eugène Delacroix a disposé la scène. Rebâtissant avec son imagination de peintre le temple de Jérusalem, il a rempli tout le haut de sa composition par une magnifique architecture aux colonnes massives qui encadrent et soutiennent un escalier où s’étagent des figures effarées de prêtres, de lévites et de femmes. — Un rideau de pourpre tourmenté et chassé par le vent rompt heureusement la rigidité des lignes architecturales. Cette disposition ingénieuse dissimule la forme étroite et haute du panneau.

Toute cette partie est d’une localité tranquille et neutre, animée çà et là par quelques réveillons de couleur ou de lumière, qui, sans déranger l’harmonie ôtent à cette grande surface ce qu’elle pourrait avoir d’ennuyeux. On ne pouvait mieux exprimer la dignité calme du sanctuaire où le jour lui-même n’entre que respectueusement, et que trouble un moment la violence rapace d’un ministre sacrilège.

Cette douceur mystérieuse laisse toute leur valeur aux scènes de tumulte et d’épouvante qui occupent le premier plan.

Monté sur un cheval gris de fer, un ange casqué et cuirassé d’or, les ailes frémissantes et pressant du talon son coursier qui se cabre et qui piaffe, agite à tour de bras les lanières vengeresses. Héliodore renversé par le choc roule au milieu des trésors qu’il emportait déjà, pantelant éperdu à l’aspect du guerrier céleste visible pour lui seul. Un autre ange sans ailes fond la tête en bas dans un tourbillon de draperies avec une audace de jet qui n’est égalée que par le fameux Saint Marc du Tintoret à l’Académie des beaux-arts de Venise. Aucun nuage, aucune vapeur ne l’appuient, il plonge dans l’air diaphane où le soutient sa nature immatérielle. Quoiqu’il ne porte sur rien, il n’a cependant pas l’air de tomber, et ses mains brandissent deux poignées de verges. — Un troisième ange, également aptère, file transversalement et se rue aussi sur Héliodore ; quelques soldats fuient, se renversant, se bousculant sur les dernières marches de l’escalier.

Un peintre coloriste comme M. Eugène Delacroix ne pouvait manquer l’occasion d’un trésor éventré et pillé, et s’en est donné à cœur joie. Quel splendide ruissellement de vases, de plats, de cassettes, de brocarts, de colliers d’or et de perles ! quel éparpillement de sicles et de monnaies orientales ! La lumière met ses paillettes sur les rehauts des orfévreries, traverse d’un rayon rouge ou vert les cabochons enchâssés dans les tiares, glace d’orfrois les étoffes ramagées, et fait pétiller avec une richesse inouïe tout ce confus amas de magnificences. De tels éclats et de telles irradiations chez un autre peintre que M. Delacroix éteindraient les chairs des personnages ou les feraient paraître boueuses ; mais regardez un peu, s’il vous plaît, le pied chaussé d’un cothurne de l’Héliodore ; il est d’un ton si fin, si riche et si fais, qu’il brille encore au milieu de cette cascade de pierreries.

Ces jeux de couleur si merveilleusement réussis n’ôtent rien au sérieux de la composition et n’en diminuent pas la valeur morale. L’œil amusé un instant de tout ce brio, maintenu pourtant dans la gravité de la fresque, se reporte bien vite à l’ange cavalier si fier et si superbe de pose, si rutilant et si fulgurant de couleur. Il admire longtemps la tête pâle, irritée et implacable des anges qui battent de verges le profanateur. Leur expression féroce et justement cruelle n’altère en rien leur beauté féminine ou plutôt éphébique, car leur sexualité reste célestement douteuse.

Cette peinture, comme toutes les autres de la chapelle, est exécutée à la cire, dont les tons ombrés et mats n’ont pas ordinairement cet éclat ; mais M. Delacroix fait de sa palette ce qu’il veut, quelle que soit la nature des couleurs dont il la charge. Il trouve mille artifices pour réveiller une teinte froide, pour varier une localité forcément monochrome ; un bout de courroie, un chiffon d’étoffe, un brin de plume, un ornement d’or à un baudrier, une mèche de cheveux qui vole et qui accroche, de la lumière, et voilà tout un coin de tableau animé et vivant !

L’autre panneau renferme la lutte de Jacob avec l’ange. — C’était une difficulté presque insurmontable que de remplir un si vaste espace avec deux figures. M. Eugène Delacroix l’a surmontée de telle façon qu’on ne l’aperçoit pas et que la flexion seule vous en avertit.

Jacob lutte corps à corps avec le beau jeune homme dont l’apparence délicate ne laissait pas soupçonner une telle vigueur ; il l’enlace, il l’étreint, tendant toutes les nodosités de ses muscles, s’arc-boutant des pieds contre le sol, courbant le col pour prendre plus de force, pesant sur le poignet de son adversaire, y allant de ses moelles, de ses nerfs et des ses veines ; mais sa robuste poitrine halète comme un soufflet de forge, la sueur lustre ses membres comme l’huile les membres de l’athlète dans le cirque, sans qu’il puisse jeter à terre le frêle adolescent. — L’ange résiste comme un immortel attaqué par un homme, avec une aisance indifférente. Il n’a besoin que de vouloir pour terminer cette lutte inégale, et déjà il laisse pendre nonchalamment le bras pour chercher le jarret de Jacob, qui se dessèche au contact de cette main de flamme.

Au premier plan sont jetés le chapeau de paille, la pannetière, le manteau et le bouclier, dont le pasteur s’est débarrassé pour le combat. On ne saurait s’imaginer à quel point ces accessoires, d’une couleur intense et superbe, meublent tout ce coin de la composition.

La lutte a lieu sur une espèce de plateau montagneux que contourne une route creusée en ravin et où s’accrochent par de puissantes racines des arbres millénaires d’une végétation vivace, épanouissant leurs immenses frondaisons dans la partie supérieure et cintrée du tableau. Par le chemin défile dans un flot de poussière dorée une migration patriarcale, avec ses tentes, ses chameaux, ses bœufs, ses ânes, ses brebis. — Cachée un moment derrière les arbres touffus, la caravane reparaît décrivant sa spirale sur le flanc lointain de la montagne ; comme elle est placée sur un plan inférieur, elle ne voit pas la lutte de Jacob avec l’ange, et ne lui ôte rien de sa solitude solennelle au milieu de ce large espace.

Tout ce paysage est d’une beauté merveilleuse, et il rappelle sans désavantage le grand fond d’arbres du Martyre de Saint-Pierre, par le Titien.

Cette chapelle complète glorieusement la série de décorations murales qu’à exécutées Delacroix ; elle égale les peintures du Corps législalif, de Saint-Denis, du Saint-Sacrement, de la bibliothèque du Sénat, de l’Hôtel-de-Ville et de la galerie d’Apollon. Personne mieux que M. Delacroix ne s’entend à revêtir les édifices d’un chaud et moelleux vêtement de couleurs, qui tient le milieu entre la fresque et la tapisserie. Son génie se joue à l’aise dans ces vastes machines, et sa brosse ne perd rien de sa fougue sur la pierre, qui tranquillise, jusqu’à les refroidir, beaucoup de talents estimables. Là il est vraiment maître et souverain.

Le Moniteur universel, « Exposition du boulevard des Italiens », 6 mars 1862.

 

Le public ne se lasse pas de visiter cette exposition, malgré sa permanence ou plutôt à cause de sa permanence. Il est si agréable, après avoir fait une vingtaine de tours dans ce salon en plein vent et en plein soleil qu’on appelle le boulevard des Italiens, de jeter son bout de cigare et d’entrer voir quelques tableaux de choix, motifs de nouvelles causeries ! C’est une habitude charmante, qu’on ne perd plus dès qu’on l’a prise. Tantôt l’attraction consiste en une toile des premiers temps du romantisme qu’on a oubliée ou qu’on ne connaît pas ; tantôt c’est un essai hasardeux de quelque jeune homme qui vous engage à franchir le seuil : un souvenir ou une promesse.

Nous avons retrouvé là, avec un vif plaisir, le Sardanapale, de M. Eugène Delacroix, exécuté en 1827, et dont il nous était resté dans la mémoire comme un vague éblouissement. Cette grande composition, qui parut alors d’une étrangeté monstrueuse et paradoxale et fut assez maltraitée de la critique, surprend par sa brusque audace et son originalité tout à fait imprévue, surtout lorsqu’on se reporte à la tonalité de la peinture contemporaine. On ne pouvait pas marcher d’un pied plus hardi sur la queue de l’école davidienne. Aussi, ce furent de beaux cris devant la toile malencontreuse. Le jeune artiste fut déclaré fou d’un accord presque unanime et accusé de peindre avec un balai ivre. Heureusement qu’il n’était pas d’humeur à s’effrayer et qu’il persista dans sa voie. Le Sardanapale contient en germe le Delacroix d’aujourd’hui : c’est le même talent, non pas plus audacieux, plus farouche, plus échevelé, comme on serait tenté de le croire, mais, au contraire, moins personnel, moins fougueux, moins violent, moins jeune, en un mot. Les vrais tempéraments d’artiste, loin de s’affaiblir avec l’âge, se développent et deviennent de plus en plus robustes. Ils se dégagent peu à peu des influences et des imitations, rejetant tout élément étranger pour ne garder que leur individualité propre ; d’œuvre en œuvre, ils s’écrivent et s’affirment avec une certitude croissante jusqu’à ce que le pinceau leur tombe des mains. M. Eugène Delacroix est un de ceux-là. Il accentue chaque jour davantage les qualités de sa jeunesse, et n’a pas essayé de corriger certains défauts précieux qu’on regrette amèrement quand on les a perdus, car ils tiennent au fond même de la nature, et souvent on meurt pour être trop guéri.

On sait quelle fut la mort de Sardanapale, ce grand voluptueux incompris jusqu’au magnifique drame de lord Byron. Cet efféminé eut pourtant le courage de se brûler tout vif. Trouvant la vie une chose méprisable sans les splendeurs, les délices et les élégances dont il l’avait entourée, il se coucha sur son bûcher de bois de santal et disparut dans un tourbillon de flammes et de fumée, avec sa maîtresse grecque, ses esclaves asiatiques, ses eunuques, ses bouffons, ses chanteurs, ses robes de pourpre et de byssus, ses colliers de perles, ses tiares de pierreries, ses vases d’onyx, ses trépieds d’or, ses cassolettes et ses buires de parfums, ses cavales, ses lévriers, ses oiseaux, et tout le monde qui avait vécu de sa vie. Ah ! il dut s’en aller l’âme tranquille, méprisant le grossier vainqueur, ce roi qui ne laissait rien de ce qu’il avait aimé derrière lui et qui disparaissait comme un rêve.

Un vaste lit dont les encoignures sont formées par des têtes d’éléphant repose sur le bûcher. Sardanapale, vêtu de blanc, y est couché dans une attitude pleine de dédain et de nonchalance. Une demi-teinte transparente baigne le haut de la figure de ses reflets mystérieux. — La tête exprime avec une véritable poésie l’énervement et l’ennui du plaisir, la satiété du roi oriental qui a respiré comme un bouquet bientôt rejeté les plus belles fleurs humaines, et fait des réalités de tout ce que peut rêver l’imagination. Au milieu de ces femmes effeuillées sur l’immense catafalque comme ces roses dont on sème les lits mortuaires, il attend avec une sorte de curiosité voluptueuse l’âpre baiser de la flamme, espérant peut-être une sensation nouvelle dans le paroxysme de la douleur. Nul regret au fond de ses yeux fixes et songeurs, on voit qu’il a épuisé toutes les coupes, et que mille ans de vie ne lui apprendraient rien de plus. Cette tête est un chef-d’œuvre d’une inspiration toute byronienne, car il y a l’impassibilité du dandy que rien ne doit étonner dans ces nobles traits où se lit un si parfait dégoût du vulgaire.

Nous venons de prononcer le mot  » dandy  » qui peut sembler étrange à propos de Sardanapale, car l’idée qu’il exprime est tout anglaise ; mais la manière dont le tableau est peint l’éveille et l’explique. L’influence de sir Thomas Lawrence et de Bonington s’y fait sentir d’une manière incontestable, et l’on dirait une toile d’un artiste britannique qui aurait séjourné dans l’Inde. Par places, une certaine grâce fluide, des tons blancs et roses, une touche libre et simulant la furie de l’esquisse, des empâtements de lumière sur des demi-teintes lavées, autoriseraient cette supposition, si le Delacroix que nous connaissons ne se révélait çà et là par des énergies soudaines, des mouvements passionnés, des violences pathétiques et des vigueurs d’exécution qui lui sont propres. La tête du cheval qui s’effare et qu’un écuyer entraîne vers le bûcher a toute la race et toute la force d’un Géricault. Malgré quelques outrances de cambrure, le mouvement de la femme qui se fait poignarder par un eunuque et pousse courageusement sa poitrine contre le couteau est d’une invention superbe et pleine de génie. La jeune esclave affaissée sur le lit dans l’éparpillement de ses cheveux blonds indique une résignation amoureuse admirablement comprise. Si sa chair frémit à l’approche de la flamme, son âme est heureuse de s’envoler avec celle du maître. L’amoncellement des trésors offrait à un coloriste l’occasion de déployer toutes les richesses de sa palette ; M. Delacroix ne l’a pas manquée. Peut-être aujourd’hui donnerait-il à ces brillants accessoires plus de chatoyements, de reliefs et de singularité barbare ; mais l’on peut déjà voir dans leur ruissellement splendide un rival des maîtres de Flandres et de Venise.

Le Sardanapale est composé avec beaucoup d’art ; tout un monde de formes tumultueuses s’agitent autour de la figure principale, et par leur désordre en font ressortir l’impassibilité rêveuse. Autour d’elle les lignes se tourmentent, les couleurs se heurtent, la touche s’enfièvre, le détail s’accuse, la lumière ressaute. Cependant une fraîche et mystérieuse pénombre s’étend, comme un voile de gaze, sur le roi paresseusement accoudé, qui semble plonger déjà dans la vapeur d’un autre monde et apparaît avant sa mort comme son propre fantôme.

Il y a aussi de M. Delacroix, à l’exposition du boulevard des Italiens, deux tigres de grandeur naturelle et datés de 1830. C’est un morceau superbe, et jamais les redoutables félins n’ont été mieux reproduits dans leur grâce féroce et dans leur scélératesse moelleuse. C’est l’époux et l’épouse, un charmant ménage digérant un péon de la Compagnie des Indes au fond de leur cottage des jungles. Le mâle cligne voluptueusement ses yeux verdâtres, pareils à ceux des chats, et allonge ses pattes comme un sphinx. La femelle se roule avec une câlinerie féminine, montrant son ventre argenté où viennent mourir les rubans de velours noir qui zèbrent son fauve pelage. Quoiqu’il ne soit pas animalier de profession, Delacroix connaît son tigre aussi bien que Méry. De quelles magnifiques illustrations il ornerait Héva, la guerre du Nizam et la Floride !

Il serait facile de prendre pour une des chaudes et plus turbulentes esquisses de Tintoret le plafond de la galerie d’Apollon, pochade pleine de feu, de mouvement et de couleur.

Le Moniteur universel, « Nécrologie », 14 avril 1863.

 

Nous venons d’apprendre une bien triste nouvelle : Eugène Delacroix est mort ce matin. A cette perte irréparable, dont l’art se ressentira longtemps, rien de nous avait préparé, et elle nous cause une stupéfaction douloureuse. Eugène Delacroix avait la pudeur de la maladie, il se cachait pour souffrir, et il n’a pas voulu qu’on ébruitât la situation dangereuse où il se trouvait. Ses plus intimes amis seuls l’ont connue et, comme il le désirait, ont fait le silence autour de son lit, conservant sans doute ce vague espoir auquel il est difficile de renoncer tant qu’il reste un souffle à l’être cher. Le public n’a pas su que ce grand artiste agonisait depuis vingt jours. Ses admirateurs les plus fervents l’ignoraient et le croyaient occupé à rêver quelque nouveau chef-d’œuvre dans la retraite paisible, à trois pas de Paris, où il allait tous les ans passer la belle saison. Eugène Delacroix avait à peine soixante cinq ans, et on l’eût cru beaucoup plus jeune, à voir son épaisse chevelure noire où pas un fil d’argent ne s’était glissé encore. Il n’était pas robuste, mais sa complexion fine, énergique et nerveuse semblait promettre une plus longue vie. La force intellectuelle remplaçait chez lui la force physique, et il avait pu suffire à une incessante activité de travail. Nulle carrière, quoiqu’elle ait été arrêtée brusquement, ne fut mieux remplie que la sienne. A dénombrer son œuvre, on supposerait à Delacroix la vie séculaire du Titien. Elève de Guérin, l’auteur de la Didon et de la Clytemnestre, qui avait aussi dans son école Géricault et Ary Scheffer, il débuta au salon de 1822 par le Dante et Virgile, que son maître, alarmé de cette fougue puissante, lui conseillait de ne pas exposer. Cette peinture, qui rompait si brusquement avec les traditions académiques, excita des enthousiasmes et des dénigrements d’une égale violence et ouvrit cette lutte continuée à travers toute la vie de l’artiste.

Le mouvement romantique se propageant de la poésie dans les arts adopta Eugène Delacroix et le défendit contre les attaques du camp rival. M. Thiers, qui faisait alors le salon dans le Constitutionnel, dit à propos de cette toile si louée et si contestée ces paroles remarquables :  » Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ; j’y retrouve cette puissance sauvage, ardente, mais naturelle, qui cède sans effort à son entraînement.  » En effet, dès lors Eugène Delacroix était un maître. Il n’imitait personne, et sans tâtonnements il était entré en possession de son originalité. Quoi qu’en puissent dire ses détracteurs, il avait apporté dans la peinture française un élément nouveau, la couleur, à prendre le mot avec ses acceptions multiples. Le Massacre de Scio, qui figura au salon de 1824, porta au dernier degré d’exaspération les colères de l’école classique. Cette scène de désolation rendue dans toute son horreur sans souci du convenu, telle enfin quelle avait dû se passer, soulevait des fureurs qu’on a peine à concevoir aujourd’hui en voyant cette passion, cette profondeur de sentiment, ce coloris d’un éclat si intense, cette exécution si libre et si vigoureuse. A dater de là, les jurés fermèrent souvent les portes de l’exposition à l’artiste novateur ; mais Eugène Delacroix n’était pas homme à se décourager, il revenait à la charge avec l’opiniâtreté du génie qui a conscience de lui-même. La Mort du doge Marino Faliero, le Christ au jardin des Oliviers, Faust et Méphistophélès, Justinien, Sardanapale, le Combat du giaour et du pacha, se succédèrent au milieu d’un tumulte et d’injures.

On appliquait à Delacroix la qualification trouvée pour Shakespeare,  » Sauvage ivre ». Et certes rien n’était mieux imaginé pour désigner un artiste nourri dans la familiarité des poëtes antiques et modernes, écrivain lui-même, dilettante passionné, homme du monde, délicieux causeur, doué du plus rare sentiment de l’harmonie. Après la révolution de 1830, Eugène Delacroix fit la Liberté guidant le peuple sur les barricades comme une réplique de l’iambe célèbre d’Auguste Barbier. Puis vinrent le Massacre de l’évêque de Liége, les Tigres, le Boissy d’Anglas, la Bataille de Nancy, les Femmes d’Alger, tout un œuvre merveilleusement varié, plein de poésie, de passion, de couleur, qu’il est inutile de détailler plus au long dans ces lignes rapides. Mieux compris et mieux accueilli, Eugène Delacroix put déployer son talent ample et robuste sur de vastes surfaces. Il eut à peindre la salle du Trône et la bibliothèque à la Chambre des députés, la coupole de la bibliothèque à la Chambre des pairs, le plafond de la galerie d’Apollon, une salle à l’Hôtel-de-Ville, et en dernier lieu la chapelle des Saints Anges à Saint-Sulpice. Personne n’entendit mieux la peinture murale et décorative ; il y montra dans la composition des qualités de premier ordre, et sut revêtir les édifices confiés à son pinceau d’un magnifique vêtement mat de ton comme la fresque, moelleux comme la tapisserie. Ces travaux énormes ne l’empêchèrent pas d’envoyer toujours au Salon de nombreux chefs-d’œuvre : Le Saint-Sébastien, la Bataille de Taillebourg, la Barque de Don Juan, la Justice de Trajan, l’Entrée des Croisés à Constantinople, l’Enlèvement de Rebecca, la Montée du calvaire, et cent toiles dont la moindre porte la souveraine empreinte du maître.

L’exposition universelle de 1855 fut pour Delacroix un véritable triomphe. Son œuvre réuni apparut dans toute sa splendeur. Les contradicteurs les plus obstinés de sa gloire ne purent résister à cet ensemble harmonieux, éclatant et superbe, de compositions si diverses, si pleines de feu et de génie. L’artiste reçut la grande médaille et fut nommé commandeur le la Légion d’honneur. Cependant, ce grand maître dont la couleur ne s’éteint pas à côté des Titien, des Paul Véronèse, des Rubens et des Rembrandt, ne fut de l’Institut qu’en 1858.

Eugène Delacroix eut le mérite d’être agité des fièvres de son époque et d’en représenter l’idéal tourmenté avec une poésie, une force et une intensité singulières. Il s’inspira de Shakespeare, de Gœthe, de lord Byron, de Walter Scott, mais librement, en maître qui trouve dans l’œuvre une œuvre, et reste l’égal de ceux qu’il traduit. Eckermann a conservé les paroles admiratives du Jupiter de Weimar lorsqu’il feuilletait de sa main octogénaire les illustrations de Faust. Le poëte allemand ne s’était jamais mieux compris que dans les lithographies du jeune maître français.

Cette mort inattendue laisse inachevés quatre grands panneaux décoratifs représentant des Nymphes au bain et destinés à M. Harthmann, et un Camp des Turcs attaqué nuitamment par des Grecs. Qui les finira ?

Aux Beaux-Arts de Venise, nous avons vu le dernier tableau de Titien, un Christ au tombeau avec cette inscription : Quod Tizianus inchoatum reliquit, Palma reverenter absolvit. — Delacroix aura-t-il un Palma ?

Une réplique de la Médée, d’une dimension plus petite que celle de l’original et faite pour M. Emile Pereire, est la dernière œuvre à laquelle le maître ait apposé sa glorieuse signature.

Le Moniteur universel, 17 novembre 1864

 

A présent que le calme se fait autour de ce grand nom — de ceux que la postérité n’oubliera pas, — on ne saurait imaginer au milieu de quel tumulte, dans quelle ardente poussière de combat il a vécu. Chacune de ses œuvres soulevait des clameurs assourdissantes, des orages, des discussions furieuses. On invectivait l’artiste avec des injures telles qu’on ne les eût pas adressées plus grossières ni plus ignominieuses à un voleur ou à un assassin. Toute urbanité critique avait cessé pour lui, et l’on empruntait, quand on était à court, des épithètes au Catéchisme poissard. C’était un sauvage, un barbare, un maniaque, un enragé, un fou qu’il fallait renvoyer à son lieu de naissance, Charenton. Il avait le goût du laid, de l’ignoble, du monstrueux ; et puis il ne savait pas dessiner, il cassait plus de membres qu’un rebouteur n’en eût pu remettre. Il jetait des seaux de couleur contre la toile, il peignait avec un balai ivre ; — ce balai ivre parut très joli et fit en son temps un effet énorme. Le jury, choisi alors parmi l’Institut, se donnait, tous les ans, le plaisir de lui refuser un ou deux tableaux. On renvoyait, marqués au dos de l’infamante lettre R, comme des barbouillages de rapin, ces cadres si estimés aujourd’hui. Le chef de la jeune école littéraire n’était pas ménagé davantage, et l’on ferait des diatribes lancées contre lui un recueil beaucoup plus long que ses œuvres, considérables pourtant. Quelqu’un qui n’aurait ni vu les tableaux de l’un, ni lu les poésies de l’autre, et ne les connaîtrait tous deux que par ces articles furibonds, ne pourrait s’empêcher de les croire un peintre de dernier ordre et un rimeur détestable.

C’est ainsi que les génies sont salués à leur aurore : étrange erreur dont chaque génération s’étonne après coup, et qu’elle recommence naïvement. Pour bien comprendre l’effet d’horripilation produit à son début par Eugène Delacroix, il faut se rappeler à quel degré d’insignifiance et de pâleur en était venue, de contre-épreuve en contre-épreuve, d’évanouissement en évanouissement, l’école pseudo-classique, reflet lointain de David. Un aérolithe tombé dans un marais, avec flamme, fumée et tonnerre, n’aurait pas causé un plus grand émoi parmi le chœur des grenouilles. Heureusement Eugène Delacroix eut tout d’abord la sympathie du cénacle romantique, quoique plus tard il ait nié, par une sorte de dandysme, avoir jamais partagé les doctrines des novateurs, imitant en cela Byron, qui exaltait Pope aux dépens de Shakespeare. Ces quelques partisans, peu nombreux mais fanatiques, le soutinrent de la voix et de la plume, et l’affermirent dans la conscience de lui-même. Du reste, jamais talent ne fut plus courageux, plus opiniâtre, plus acharné à la bataille. Rien ne le rebutait, ni l’outrage, ni la moquerie, ni l’insuccès. Toute sa vie il resta sur la brèche, exposé aux coups, lorsque des maîtres plus adroits ou plus susceptibles se retiraient des expositions et se faisaient admirer en petite chapelle par des dévots choisis. Enfin, à la grande Exposition universelle de 1855, son œuvre rassemblé lui donna superbement raison ; les parois que ses toiles couvraient en devinrent rayonnantes et lumineuses. Il semblait y avoir dans cette salle un soleil qui n’éclairait pas les autres galeries. A partir de cette date solennelle et triomphale, les critiques se turent ; il devint de mauvais goût de nier un génie si évident.

Delacroix, que nous rencontrâmes pour la première fois quelque temps après 1830, était alors un jeune homme élégant et frêle qu’on ne pouvait oublier quand on l’avait vu. Son teint, d’une pâleur olivâtre, ses abondants cheveux noirs, qu’il a gardé tels jusqu’à la fin de sa vie, ses yeux fauves à l’expression féline, couverts d’épais sourcils dont la pointe intérieure remontait, ses lèvres fines et minces un peu bridées sur des dents magnifiques et ombrées de légères moustaches, son menton volontaire et puissant accusé par un méplat robuste, lui composaient une physionomie d’une beauté farouche, étrange, exotique, presque inquiétante : on eût dit un maharajah de l’Inde, ayant reçu à Calcutta une parfaite éducation de gentleman et venant se promener en habit européen à travers la civilisation parisienne. Cette tête nerveuse, expressive, mobile, pétillait d’esprit, de génie et de passion. On trouvait que Delacroix ressemblait à lord Byron, et pour faire mieux sentir cette ressemblance, Devéria, dans une même médaille, dessinait leurs profils accolés. Les succès refusés au peintre, l’homme du monde (Delacroix le fut toujours) les obtenait sans conteste. Personne n’était plus séduisant que lui lorsqu’il voulait s’en donner la peine. Il savait adoucir le caractère féroce de son masque par un sourire plein d’urbanité. Il était moelleux, velouté, câlin comme un de ces tigres dont il excelle à rendre la grâce souple et formidable, et, dans les salons, tout le monde disait :  » Quel dommage qu’un homme si charmant fasse de semblable peinture ! «

Dans cette époque tout agitée de passions littéraires, de systèmes d’art et de nouveautés esthétiques, on parlait beaucoup, et Delacroix en fut un des causeurs les plus goûtés. Il se promettait bien de garder le silence ou de ne jeter que quelques mots dans la conversation, car dès lors il avait les germes de la maladie de larynx qui finit par l’emporter et que combattit longtemps une hygiène savante résolument soutenue ; mais bientôt il se laissait aller et développait dans les meilleurs termes les idées les plus ingénieuses et, chose étonnante, les plus sages. Jamais œuvre ne ressembla moins à l’idéal de l’artiste qui l’exécuta que celui d’Eugène Delacroix. On aurait pu croire que c’était chez lui un jeu d’esprit d’avancer des théories contraires à sa pratique, mais tout nous fait croire qu’il était sincère en émettant ces idées, si étranges dans sa bouche. Seulement, quand il était devant sa toile, sa palette au pouce, au milieu d’un atelier où ne pénétrait personne et où régnait une température de serre pour les plantes tropicales, il oubliait ses classiques opinions de la veille, et son fougueux tempérament de peintre reprenant le dessus, il ébauchait une des ces pages enfiévrées de passion qui excitaient dans les camps rivaux des huées et des dithyrambes.

Un moment on crut qu’Eugène Devéria, dont la Naissance de Henri IV fut si remarquée pour son éclatante couleur, et qu’on appelait déjà le Paul Véronèse français, allait être le peintre romantique continuant dans son art le mouvement littéraire ; mais ce brillant début n’eut pas de suite. Une influence mystérieuse détourna ce beau talent de sa route, et Delacroix resta le représentant de la peinture nouvelle.

En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poëtes et les poëtes visitaient les artistes. On trouvait Shakespeare, Dante, Gœthe, lord Byron et Walter Scott dans l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de taches de couleur que de taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. Les imaginations, déjà bien excitées par elles-mêmes, se surchauffaient à la lecture de ces œuvres étrangères d’un coloris si riche, d’une fantaisie si libre et si puissante. L’enthousiasme tenait du délire. Il semblait qu’on eût découvert la poésie, et c’était, en effet, la vérité . Maintenant que ce beau feu est refroidi et que la génération positive qui occupe la scène du monde se préoccupe d’autres idées, on ne saurait croire quel vertige, quel éblouissement produisirent sur nous tel tableau, telle pièce, qu’on se contente aujourd’hui d’approuver d’un petit signe de tête. Cela était si neuf, si inattendu, si vivace, si ardent !

Delacroix, bien qu’en paroles il affectât quelque froideur, ressentait plus vivement que personne la fièvre de son époque. Il en avait le génie inquiet, tumultueux, lyrique, désordonné, paroxyste. Tous les souffles orageux qui traversaient l’air faisaient tressaillir et vibrer son organisation nerveuse. S’il exécutait en peintre, il pensait en poëte, et le fond de son talent est fait de littérature. Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets. Il s’assimilait les types qu’il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémissement de ses nerfs, et les recréait de fond en comble, tout en leur gardant leur physionomie. Tandis que d’autres fins talents de l’époque dessinaient des vignettes, lui peignit toujours des tableaux qui pouvaient exister en dehors du livre où il en puisait le motif. Il pénétrait si avant au cœur de l’œuvre qu’il la rendait plus profonde, plus sensible et plus significative pour l’auteur même. Nous trouvons dans les conversations de Gœthe, recueillis par Eckermann, ce curieux passage sous la date du 29 novembre 1826 :

» Gœthe me présenta une lithographie représentant la scène où Faust et Méphistophélès, pour délivrer Marguerite de la prison, glissent en sifflant dans la nuit sur deux chevaux, et passent près d’un gibet. Faust monte un cheval noir, lancé à un galop effréné, et qui paraît, comme son cavalier, s’effrayer des spectres qui passent sous le gibet. Ils vont si vite que Faust a de la peine à se tenir. Un vent violent vient à sa rencontre, et a enlevé sa toque qui, retenue à son cou par un cordon, flotte loin derrière lui. Il tourne vers Méphistophélès un visage plein d’anxiété et semble épier sa réponse. Méphistophélès est tranquille, sans crainte, comme un être supérieur.

» Il ne monte pas un cheval vivant : il n’aime pas ce qui vit. Et d’ailleurs il n’en a pas besoin ; sa volonté suffit pour l’entraîner aussi vite que le vent. Il n’a un cheval que parce qu’il faut qu’on se l’imagine à cheval ; il lui suffisait donc de ramasser, parmi les premiers débris d’animaux qu’il a rencontrés, un squelette ayant encore sa peau. Cette carcasse est de ton clair, et semble jeter dans l’obscurité de la nuit des lueurs phosphorescentes. Elle n’a ni rênes ni selle, et galope sans cela. Le cavalier supra-terrestre, tout en causant, se tourne vers Faust d’un air léger et négligent ; l’air qui fouette à sa rencontre n’existe pas pour lui ; il ne sent rien, son cheval non plus ; ni un cheveu ni un crin de bougent.

» Cette spirituelle composition nous donna le plus grand plaisir.  » On doit avouer, dit Gœthe, qu’on ne s’était pas soi-même représenté la scène aussi parfaitement. Voici une autre feuille, que dites-vous de celle-là ? «

» Je vis la scène brutale des buveurs dans la cave d’Auerbach ; le moment choisi, comme étant la quintessence de la scène entière, était celui où le vin renversé jaillit en flammes et où la bestialité des buveurs se montre de diverses manières. Tout est passion, mouvement ; Méphistophélès seul reste sans la sereine tranquillité qui lui est habituelle. Les blasphèmes, les cris, le couteau levé sur lui par son voisin le plus proche, ne lui sont de rien. Il s’est assis sur un coin de table et laisse pendre ses jambes, lever son doigt, c’est assez pour éteindre et la passion et la flamme. Plus on considérait cet excellent dessin, plus on admirait la grandeur d’intelligence de l’artiste, qui n’avait pas créé une seule figure semblable à une autre, et qui dans chacune d’elles présentait un nouvel instant de l’action.

» M. Delacroix, a dit Gœthe, est un grand talent, qui a, dans Faust, précisément trouvé son vrai aliment. Les Français lui reprochent trop de rudesse sauvage, mais ici elle est parfaitement à sa place. On espère qu’il reproduira Faust tout entier, et j’attends surtout avec joie la cuisine des sorcières et les scènes du Brocken. On voit que son observation à sondé profondément la vie, et pour cela une ville comme Paris lui offrait les meilleures occasions. «

» Je dis alors que tels dessins contribuaient énormément à une intelligence complète du poème.

» C’est certain, dit Goethe, car l’imagination plus parfaite d’un artiste nous force à nous représenter les situations comme il se les est représentées à lui-même. Et s’il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m’étais faits de scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au delà des images qu’ils se sont créées.  »

C’est ainsi que le Jupiter de Weimar, le poëte marmoréen, le grand plastique, jugeait dans sa vieillesse les jeunes efforts de l’artiste romantique. Jamais plus splendide et plus intelligent éloge ne fut donné à la peinture par la poésie. Nous ignorons si Eugène Delacroix connut dès lors cette haute appréciation de Gœthe. Elle l’aurait consolé de bien des critiques ineptes ou malveillantes. Avoir dépassé l’image que le grand Gœthe s’était faite de son Faust, c’était beau cela!

Si Shakespeare eût été notre contemporain et eût pu voir les illustrations d’Hamlet, où l’artiste a pénétré si profondément ce drame mystérieux plein d’ombres noires et de clartés livides, il aurait reconnu sur les dessins, plus vivants, plus sinistres et plus caractéristiques, les fantômes de sa propre imagination.

Un autre suffrage empreint d’une sorte de divination, celui de M. Thiers, qui, dans son Salon de 1827, ne craint pas, à propos de la Barque du Dante, de placer Eugène Delacroix au nombre des grands maîtres, dut consoler l’artiste de bien des diatribes et des injustices. Ce sera un éternel honneur pour l’homme d’État d’avoir deviné le génie du peintre. Ainsi, à ses débuts dans la carrière, Delacroix eut pour premiers appréciateurs Gœthe et Thiers. Cette admiration de l’homme politique devint précieuse pour l’artiste, car, arrivé au pouvoir, M. Thiers se souvint du génie dont il avait eu le pressentiment avant tous les autres, l’appuya de son crédit dans la distribution des commandes, et procura l’occasion de s’affirmer sur une large échelle à un talent fait pour les grandes choses.

On avait tellement abusé des Grecs et des Romains dans l’école décadente de David, qu’ils étaient en complet discrédit à cette époque. La première manière de Delacroix fut donc purement romantique, c’est-à-dire n’empruntant rien aux souvenirs ni aux formes de l’antiquité. Les sujets qu’il traita furent relativement modernes, empruntés à l’histoire du moyen âge, à Dante, à Shakespeare, à Gœthe, à lord Byron ou à Walter Scott. C’est à cette période et à cette situation des esprits que remontent la Barque du Dante, la Bataille de NancyMarino Faliero, le Combat du giaour et du pacha, le Tasse dans la prison des fous, le Massacre de l’évêque de Liége, le Massacre de Scio, le premier Hamlet. Nous en pourrions citer davantage, mais nous ne faisons pas ici un catalogue, et ce que nous indiquons suffit pour deviner le reste.

Le talent d’Eugène Delacroix avait dès lors toute son originalité et le distinguait nettement des contemporains ; cependant ce serait une erreur de croire qu’il n’empruntât rien du milieu où il baignait. Les grands maîtres à distance semblent isolés, mais ils n’en furent pas moins enveloppés de la vie générale, ils reçurent presque autant qu’il donnèrent, et firent de larges emprunts à la somme des idées communes en circulation lorsqu’ils vivaient. Seulement ils frappèrent à leur coin ineffaçable le métal fourni par l’époque et en firent des médailles éternelles.

Par sa nature nerveuse, impressionnable, Delacroix plus que personne, vibrait au passage des idées, des événements et des passions de son temps. Malgré une apparence sceptique, il en partageait les fièvres, il en traversait les flammes, et, comme l’airain de Corinthe, il était composé de tous les métaux en fusion.

Dans ses premiers ouvrages, des influences diverses sont visibles. Il y a du Gros et surtout du Géricault dans la Barque du Dante. Les torses des damnés, où s’écrase la lourde écume du fleuve infernal, font penser au Naufrage de la Méduse pour la pâleur noyée des chairs, la force des ombres et l’effort anatomique. L’école anglaise préoccupa incontestablement Delacroix, qui dut étudier beaucoup les portraits de sir Thomas Lawrence. La Mort de Sardanapale, entre autres, présente certaines gammes rosées et bleuâtres, certaines transparences rehaussées d’empâtements brusques comme des vigueurs d’huile appliquées sur de l’aquarelle, qui rappellent la palette et la facture du maître britannique. Les Combats du giaour et du pacha, car Delacroix traita deux fois ce sujet, ont une fraîcheur, un éclat et une limpidité où se sent l’influence de Bonnington. Poterlet même, un coloriste mort tout jeune et dont il ne reste que quelques fines et chaudes esquisses, ne lui fut pas inutile. Mais cela n’altérait en rien sa forte individualité. Comme un guerrier couvert d’une armure bien trempée et bien polie, il reflétait un instant les objets voisins, prenait quelques-uns de leurs tons et passait, pour reparaître un peu plus loin avec sa couleur propre.

Le voyage qu’il fit au Maroc lui ouvrit tout un monde de lumière, de sérénité et d’azur. Decamps n’était pas revenu de sa caravane en Orient et Marilhat n’était pas parti encore. Ce fut E. Delacroix qui, pittoresquement, découvrit l’Afrique. On sait avec quel éclat de soleil et quelle transparence d’ombre il peignit les Femmes d’Alger, ce bouquet de fleurs vivantes, la Noce juive, l‘Empereur Muley-Abder-Rhaman, les Convulsionnistes de Tanger et tant d’autres scènes de la vie arabe. Il prit en Orient le goût des chevaux, des lions et des tigres, qu’il peignit comme Barye les sculpte, avec une puissance de couleur, un frémissement de vie et une férocité incroyable. Ah ! ce ne sont pas des lions classiques coiffés d’une perruque à la Louis XIV et tenant une boule sous la patte que les lions de Delacroix ! Ils froncent leurs masques terribles, hérissent leurs fauves crinières, allongent leurs ongles tranchants, et semblent provoquer la zagaie barbelés du Cafre ou la balle conique de Jules Gérard.

Les peintures murales de la salle du Trône à la Chambre des députés révèlent chez Delacroix d’admirables aptitudes décoratives. Son style s’agrandit tout à coup ; sa couleur, tout en restant chaude, intense et vivace, prit la tranquillité lumineuse de la fresque et se suspendit aux murailles comme une tapisserie riche et moelleuse. Les nécessités de l’allégorie, car il n’est guère possible de placer des scènes de la vie réelle dans les plafonds, les coupoles, les pendentifs et les tympans, le forcèrent d’aborder le nu et la draperie, et il s’en tira à merveille. Il entendit l’antique comme Shakespeare dans Antoine et CléopâtreJules César et Coriolan, en y mettant la flamme, le mouvement, l’éclat et même une certaine familiarité puissante d’un effet irrésistible. Sur ces sujets, réduits jusque là à l’immobilité du bas-relief, il répandit les magies de la couleur et fit remonter la pourpre de la vie dans les veines pâles du marbre. Le Triomphe de Trajan, la Mort de Marc-Aurèle, Médée poignardant ses enfants, sont des spécimens magnifiques de cette manière nouvelle que l’artiste développa dans son Élysée des poëtes à la bibliothèque du Sénat, son plafond d’Apollon à la galerie du Louvre, et ses peintures du salon de la Paix à l’Hôtel de Ville.

Delacroix n’était pas de ces peintres qui s’enferment à plaisir dans une étroite spécialité et ne représentent qu’un petit nombre d’objets toujours les mêmes. Son vaste talent embrassait la nature entière, et tout ce qui avait vie, forme et couleur était du ressort de sa palette.

Esprit singulièrement harmonieux dans son désordre apparent, il s’était fait un monde à lui, un microcosme où il régnait en maître et dont les éléments se composaient et se décomposaient suivant l’effet qu’il voulait produire.

Là flottaient toutes les images de la nature, non pas copiées, mais conçues et transformées, et servant comme des mots à exprimer des idées, et surtout des passions. Dans la moindre ébauche comme dans le tableau le plus important, le ciel, le terrain, les arbres, la mer, les fabriques participent à la scène qu’ils entourent ; ils sont orageux ou clairs, unis ou tourmentés, sans feuilles ou verdoyants, calmes ou convulsifs, ruinés ou magnifiques, mais toujours ils semblent épouser les colères, les haines, les douleurs et les tristesses des personnages. Il serait impossible de les en détacher. Les figures elles-mêmes ont des costumes, des draperies, des armes et des accessoires significatifs qui ne pourraient servir à d’autres. Tout se tient, tout est lié et forme un ensemble magique dont aucune partie ne saurait être retranchée ou transposée sans faire écrouler l’édifice. En art, nous ne connaissons que Rembrandt qui ait cette unité profonde et indissoluble. Cela tient à ce que ces deux grands maîtres créent par une sorte de vision intérieure qu’ils ont le don de rendre sensible avec les moyens qu’ils possèdent, et non par l’étude immédiate du sujet. Rembrandt, comme Delacroix, a son architecture, son vestiaire, son arsenal, son musée antique, ses types et ses formes, sa lumière et sa nuit, ses gammes de ton qui n’existent pas ailleurs et dont il sait tirer des effets merveilleux, rendant le fantastique plus vrai que la réalité.

Ce caractère du génie d’Eugène Delacroix ne nous semble pas avoir été suffisamment compris, même en ces derniers temps où les admirateurs tardifs ne lui manquèrent pas. C’est pas cette refonte et cette création à nouveau du sujet que l’artiste sut rester si original en traitant des scènes tirées de drames, de poèmes et de romans, au lieu de scènes puisées directement dans la nature. Il donne la fleur, l’essence de l’idée même du sujet, sans s’astreindre à des détails oiseux ou d’une vérité prosaïque qui détourneraient l’attention ou feraient dissonance.

Dans son œuvre, Delacroix a toujours cherché le signe caractéristique, le trait de passion, le geste significatif, la note étrange et rare. Son dessin, qu’on a si souvent critiqué, et qui est très savant malgré de visibles incorrections que le moindre rapin peut relever, ondoie et tremble comme une flamme autour des formes qu’il se garde de délimiter pour n’en pas gêner le mouvement ; le contour craque plutôt que d’arrêter l’élan d’un bras levé ou tendu. La couleur s’entasse à l’endroit qui est le point central de l’action, car, avant tout, Delacroix veut donner la sensation de la chose qu’il représente dans son essence même, et non dans sa réalité photographique.

Le but de l’art, on l’a trop oublié de nos jours, n’est pas la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sensations et les idées que nous inspire l’aspect du monde. C’est ce que comprenait instinctivement ou scientifiquement Delacroix, et ce qui donnait à sa peinture un caractère si particulier, si neuf et si étrange.

L’école française a eu pour principaux mérites la sagesse, la clarté, la sobriété, l’intention et la composition philosophique, le dessin spirituel et correct ; mais elle satisfait plus la raison que les yeux. Elle ne compte guère de coloristes, et quant on a nommé Watteau, qui était presque flamand, Chardin, Prud’hon et Gros, on hésite. Anvers dit Rubens, Amsterdam Rembrandt, Venise Titien, Paul Véronèse, Tintoret ; Séville Murillo, Madrid Velasquez, Londres Reynolds ou Lawrence ; Paris ne peut répondre que Delacroix, et c’est un nom digne de s’inscrire parmi ces noms illustres.

Quoique contesté et disputé bien longtemps, Delacroix a tenu une grande place dans l’art moderne, et le vide de sa mort se fera bientôt sentir par un refroidissement et une décoloration qui iront augmentant chaque jour. Il avait jeté sa verve, son génie, sa couleur, sa hardiesse, sa sauvagerie, sa férocité, dans cette peinture trop sage, trop rangée, trop bourgeoise, où la propreté est considérée comme une vertu. Il était inquiet, fiévreux, passionné, amoureux de l’art et de la gloire, poursuivant son idéal à travers tout, ne craignant pas d’être choquant, ayant l’horreur du commun, âpre au travail malgré sa santé délicate, et fécond comme un véritable maître, car il laisse un œuvre immense. Il s’est colleté avec Gœthe, avec Shakespeare, avec Byron, avec la mythologie et le moyen âge, avec la Bible et l’Évangile, avec les tigres, les lions et la mer, et il n’a été vaincu dans aucune de ces luttes.

Le Moniteur universel, « Collection de tableaux de M. Alexandre Dumas Fils », 20 mars 1865.

 

La vente que nous annonçons se compose d’œuvres d’un choix rare où se reconnaît le goût d’un esprit délicat. Dans cette collection, soigneusement épurée, il n’y a rien que d’exquis et de significatif ; chaque maître y est représenté par une des plus belles et des plus fraîches fleurs de son bouquet.

On peut dire hardiment qu’il n’existe pas ailleurs, une toile d’Eugène Delacroix supérieure au Tasse dans la prison des fous. Le malheureux poëte est assis, la tête appuyée sur la main, en proie à une méditation profonde, cherchant à ressaisir sa raison ébranlée qui se trouble au spectacle vertigineux de la folie. Autour de lui grimacent les aliénés avec leurs poses bestiales, leurs rires idiots, leurs regards vagues et leurs gestes détraqués que ne commande plus le cerveau. Le quadrumane apparaît sous l’homme abandonné par la pensée, et ces bouches entr’ouvertes poussent des cris confus où les gloussements se mêlent aux paroles.

Cependant le poëte s’abstrait au milieu qui l’entoure et rêve peut-être aux brillantes salles du palais de Ferrare, à cette Eléonore si cruelle, à cet Alphonse si ingrat.

Ce tableau, qui contient toute la puissance de drame, toute la profondeur de poésie et toute la fauve ardeur de coloris du grand maître, a le privilège, rare dans son œuvre, de joindre le fini le plus parfait à sa fougue d’exécution. Les extrémités y sont étudiées avec un soin qu’on regrette parfois de ne pas trouver dans ses toiles les plus célèbres. Le Tasse dans la prison des fous peut hardiment se classer parmi les meilleurs tableaux de chevalet d’Eugène Delacroix : le Marino Faliero, le Massacre de l’évêque de Liège, l’Hamlet avec les fossoyeurs et la Barque de Don Juan. C’est un cadre tout à fait hors ligne, dont la vraie place serait dans un musée national ou dans une galerie princière.

Le Moniteur universel« Collection Khalil – Bey« , 14 décembre 1867.

 

Eugène Delacroix vient, dans toute galerie un peu complète, comme l’antithèse naturelle d’Ingres, ou plutôt comme l’expression suprême en son genre d’une autre face de l’art. L’un symbolise le beau style, le dessin pur, la grande tradition reprise de haut et continuée avec une puissante individualité ; l’autre, le mouvement, la passion, la couleur, le pittoresque, la palpitation fébrile de l’âme moderne. Nous trouvons ici un des tableaux qui caractérisent le mieux peut-être le talent d’Eugène Delacroix : le Massacre de l’évêque de Liége. Dans cette toile, un des chefs-d’œuvre de notre temps, le vrai Delacroix romantique est contenu tout entier ; jamais il ne déploya plus librement ses qualités et n’arriva à une telle hauteur de génie. On connaît le sujet de la scène, tiré du Quentin Durward de Walter Scott. Des truands amènent devant Guillaume de la Marck, le farouche Sanglier des Ardennes, au milieu de l’orgie à laquelle se livre une soldatesque effrénée, le vénérable évêque, qu’ils menacent de leurs couteaux d’égorgeurs. Le festin a lieu dans une haute salle gothique, dont le plafond est soutenu par des charpentes enchevêtrées et retombant en pendentifs qui se perdent à demi dans l’ombre avec de vagues formes de potences, car la lumière de la table ne peut monter si haut. Sur l’immense nappe, des flambeaux, entourés d’auréoles tremblantes dans cette vapeur d’haleines et de mets, versent un large flot de lumière où scintillent, comme des îlots d’or, d’argent et de pierreries, les vaisselles, les hanaps, les salières, les drageoirs et les vases sacrés pris au pillage. Autour de la longue table, comme à un repas de corps de démons présidé par Satan, se pressent, mêlés à des ribaudes et à des malandrins, des hommes d’armes, vidant les plats avec leurs mains, prêts à tacher de sang ce linge déjà taché de vin. Une bestialité farouche et cynique hébète ces visages fatigués par le combat et l’orgie, qui s’illuminent, comme au reflet d’une flamme d’enfer, à la lueur des cires et des torches. Çà et là, dans l’ombre, quelque pièce d’armure s’allume d’un éclair soudain et jette une étincelle comme un charbon qu’un souffle avive. Se dressant sous son dais et s’appuyant au bord de la table de ses gantelets de fer qu’il n’a pas ôtés, Guillaume de la Marck, dont l’ivresse est maintenue par son armure, crie, à travers le tumulte, l’ordre de mettre à mort l’évêque de Liège. Le saint prêtre, dont la chape miroitée d’orfrois rayonne d’un éclat pontifical au milieu de cette cohue de haillons et de ferrailles, se renverse en arrière et lutte inutilement comme la victime traînée à l’autel de quelque culte barbare. Jamais le pinceau n’a exprimé avec une telle intensité de vie, une telle férocité d’accent, une telle magie de couleurs, dans une scène de mœurs et de débauche, le fourmillement sombre et lumineux des convives, la scintillation pâle des flambeaux, les éclairs des armures et des blocs d’orfévrerie, l’atmosphère épaisse et chaude, la vapeur de sang qui plane sur l’infernal banquet où les quartiers de venaison semblent des quartiers de chair humaine. L’artiste de génie a rendu jusqu’aux rumeurs et aux vociférations de l’orgie ; il semble qu’un ouragan de bruit sorte de la toile muette.

C’est sans contredit le plus beau tableau de chevalet du peintre pour l’importance de la composition, le nombre des figures, la force de la couleur, la fierté de la touche, le pittoresque de l’effet, la profonde compréhension de l’époque, la puissance dramatique de la scène. Ce tableau, sans rival dans l’œuvre de l’artiste, a été enlevé de verve à un de ces moments d’inspiration où les facultés semblent doublées, où un génie inconnu vous prend la palette des mains et trace sur votre toile avec un pinceau de flamme quelques traits ineffaçables et flamboyants. Le Massacre de l’évêque de Liége est une de ces œuvres rares où l’exécution réalise complètement l’idée. Après avoir vu le tableau de Delacroix, il est impossible de se figurer autrement cette scène terrible, et le souvenir vous en reste à jamais avec son éblouissement formidable. Le Tasse dans la prison des fous est une toile toujours citée parmi les meilleures d’Eugène Delacroix, et rarement l’exécution de l’artiste a été plus fine et plus serrée. Assis à l’angle du tableau, le Tasse, vêtu de noir, un lambeau de couverture sur les genoux, appuie sa tête pâle sur sa main amaigrie ; il songe à l’ingratitude d’Alphonse, aux dédains d’Eléonore, à sa gloire engloutie peut-être dans le naufrage de sa disgrâce ; il se demande avec inquiétude si sa raison n’a pas sombré aussi sous ce vent de malheur et si c’est injustement qu’il est enfermé. Autour de lui s’agitent, excités par son immobilité même, les pensionnaires de la maison, avec ces gestes incohérents et détraqués, ces yeux hagards, ces rires idiots, ces allures presque animales d’un corps que ne commande plus le cerveau. L’un des fous, espèce de brigand à barbe rousse, à prunelles bleues papillotant dans une orbite osseuse, physionomie inquiétante où la férocité s’allie à la démence, joue ses grands bras et ricane hideusement pour troubler la rêverie du poëte. Au fond s’enfuient confusément des fous et des folles à tournure de spectre comme devant l’épouvante de leurs propres visions. Louer la couleur si chaude, si vivace et pourtant si sobre de cette magnifique peinture est chose superflue. Quant à l’expression du sujet, elle a ce génie du drame, cette poésie nerveuse et cette profondeur passionnée qui caractérisent le peintre de la Barque du Dante, du Massacre de Scio et du Naufrage de don Juan.

Un curieux tableautin, intitulé Légende écossaise, se rapporte à l’époque où Delacroix cherchait à mettre dans son coloris quelque chose de la fluide transparence des peintres anglais, dont Bonington avait introduit le goût en France. Le sujet , si nous ne nous trompons, est emprunté à une ballade de Burns, Tom O´Shanter. Cramponné au dos du poney dont la crinière et la queue s’échevèlent fantastiquement, le pauvre garçon, fou d’épouvante, va enfin gagner le pont au delà duquel cesse le pouvoir des esprits moqueurs qui le poursuivent. On ne saurait rien imaginer de plus ailé, de plus tourbillonnant, de plus emporté que cette peinture faite au vol. Il faut se hâter de regarder ce cavalier éperdu et sa monture folle ; ils seront bientôt hors de la toile où ils passent comme l’éclair.

L’Abreuvoir arabe garde, dans sa tranquillité lumineuse, comme un reflet de ce ciel du portrait d’Abd-er-Rahman, si admirable et si admiré, où luit inaltérablement la chaude couleur de l’Orient africain. De son voyage au Maroc, Eugène Delacroix a rapporté une palette qui n’est ni la palette de Decamps ni celle de Marilhat, mais qui est peut-être plus harmonieuse et plus vraie. Des Arabes, il sait sur le bout du doigt l’allure indolente et fière, la façon de se draper, de se remuer et de s’asseoir, dans des poses impossibles aux Européens ; il connaît leurs armes, leurs harnachements, leurs costumes, et il les fait vivre, avec la supériorité du peintre d’histoire, sur de petites toiles familières qui parfois sont des chefs-d’œuvre comme celle-ci.

Il manquerait quelque chose à la physionomie du maître si quelque morceau ne représentait, dans cette collection, le grand peintre décoratifl’artiste qui ne se déploie jamais plus à l’aise que sur de vastes espaces et dont le talent semble grandir avec la dimension de l’œuvre. On ne peut détacher une peinture murale du monument ou du palais qu’elle décore. Mais ces grands travaux ne s’exécutent pas sans dessins, sans cartons, sans esquisses préalables où le maître souvent met le plus vif de sa flamme et de son inspiration. L’Éducation d’Achille, un des pendentifs faisant partie des peintures qui ornent la bibliothèque de ce qu’on appelait autrefois la Chambre des députés et qu’on nomme aujourd’hui le Corps législatif, se trouver ici sous la forme réduite d’une esquisse terminée. Ce n’est qu’une esquisse, mais quel tableau la vaudra jamais ! Le jeune Achille apprend l’équitation sur le dos du centaure Chiron, à la fois son cheval et son maître. C’est l’antiquité comprise d’une façon neuve, énergique et farouche, la puissante vie moderne circulant dans les veines du marbre et l’animant, en le faisant palpiter et se cabrer dans la lumière et la couleur. Le Saint Sébastien montre l’esprit qu’apportait Delacroix dans l’interprétation des scènes religieuses. Le geste délicat et tendre des femmes craignant de faire mal au jeune martyr en lui retirant les flèches ne se trouve nulle part. Delacroix a rendu humain le tableau de sainteté.

Catalogue, 17 décembre 1868.

 

C’est une note rare de l’œuvre de Delacroix que celle donnée par le tableau des Baigneuses : Delacroix a la puissance, la passion, le mouvement, le drame. Il émeut, il étonne, il domine. Il est pathétique et terrible. Il joue avec l’ombre et la lumière ; ses mains parcourent tout le clavier des tons ; mais il a peu souvent sacrifié au charme. Non qu’il fût incapable de grâce, mais son tempérament l’emportait dans l’orage. Ici, sous les fraîches verdures d’une Tempé idéale, dans une eau limpide et transparente, il a fait se jouer des nymphes, des baigneuses, des compagnes d’Armide d’une forme charmante, d’une couleur adorable, d’une élégance exquise ; rien de pareil à la grâce des forts quand ils se mettent à vouloir être séduisants. Si nous osions risquer un tel rapprochement, nous dirions que dans ce tableau de Delacroix est un Fragonard de génie.

Nous retrouvons bien vite le Delacroix du Maroc et de l’Orient dans l’Arabe près d’une tombe. L’éclat blanc du burnous, le vert des aloès et des cactus, la lumière pulvérulente des terrains, le ciel embrumé de chaleur, donnent une vive impression d’Afrique.

Dans le Combat de chevaliers, dont le ton rappelle la coloration claire des premiers Giaours, on sent une influence de Bonington. À son aurore, l’École romantique, en peinture et en poésie, reçut un rayon d’Angleterre. — C’est une esquisse pleine de feu et d’esprit, et l’on pense, en la regardant, à l’Ivanhoé de Walter Scott et aux passes d’armes du tournoi d’Ashby.

Un morceau précieux et que l’artiste aimait entre toutes ses œuvres, c’est la composition en grisaille de Numa et Égérie, exécutée dans les peintures murales de la bibliothèque du Corps législatif. La forme du pendentif donné par l’architecte est bizarre, mais le peintre en a tiré le meilleur parti. Cette contrainte même semble l’avoir servi. La nymphe qui donna de si sages conseils au roi et qui semble n’avoir été autre chose que la méditation dans la solitude, s’élève lentement du sein de la source, le bas du corps voilé d’une draperie.

Les roseaux s’écartent et s’inclinent autour d’elle, et, la tête un peu renversée en arrière, elle parle à Numa, qui se soulève à demi d’un tertre de gazon. Les rameaux penchés des arbres projettent une ombre mystérieuse et dormante sur l’entrevue du Numa et de la Nymphe, et la biche craintive, qui venait boire à la source, s’arrête surprise à la vue de ces deux figures, l’une surnaturelle et l’autre humaine. Jamais le maître n’eut un plus grand style, et cette esquisse, qu’on couvrirait avec les deux mains, produit l’effet le plus monumental. L’agrandissement de la peinture définitive n’y ajoute rien.


Dossier : Chassériau

Théodore Chassériau

Théodore Chassériau est né le 20 septembre 1819 à Sainte Barbe de Samana (Saint-Domingue) et est mort à Paris le 8 octobre 1856. Chassériau a été l’un des élèves d’Ingres.

Chassériau et Gautier se sont vraisemblablement rencontrés au cours de la préparation du bal costumé donné impasse du Doyenné en novembre 1835, pour lequel les peintres avaient chacun fourni un panneau de décor. Dès lors, il semble que Gautier et Chassériau se soient rencontrés tous les jours ou presque dans le salon de Madame de Girardin. Gautier a soutenu son ami dès 1839, puis s’est montré plus réservé au sujet des oeuvres des années 1851-1852 : la nouvelle manière de Chassériau ne lui plaisait pas, mais sa critique constructive a permis de préserver l’amitié des deux hommes. En revanche, les grands décors qu’a peint Chassériau par la suite (à l’église Saint-Roch, ou encore à Saint Philippe du Roule, par exemple) lui ont valu de très bonnes critiques de Gautier. Il loue notamment la parfaite compréhension qu’a Chassériau des types exotiques (Chassériau s’est rendu en Algérie un an après Gautier, en 1846), et son talent pour la grande peinture d’histoire ; et il lui semble voir en Chassériau comme la synthèse des apports d’Ingres d’une part, et de Delacroix d’autre part. Par ailleurs, Gautier possédait plusieurs œuvres de la main de son ami : deux tableaux (Danaé et La Petra Camara), un dessin (Diane et Actéon) et une eau-forte (La Mort de Cléopâtre). Carlotta Grisi possédait aussi, semble-t-il, un portrait de Gautier par Chassériau ; et le peintre avait également laissé un Portrait de dame tenant un coffret portant une dédicace à Gautier, témoignage de son affection pour l’auteur.

Textes de Gautier

La Presse, 27 mars 1844

Le tableau le plus important du salon, pourquoi ne pas le dire tout de suite, est le Christ descendant la montagne des Oliviers, par M. Théodore Chassériau. C’est celui dont les artistes se sont tout d’abord préoccupés. – Les uns l’ont trouvé admirable, les autres fort mauvais ; aucun n’est resté indifférent. Ils savent bien que c’est dans ce tableau, et non ailleurs, que la question se débat. Le salon renferme des toiles qui offrent moins de prise à la critique et qui n’inquiètent personne. À coup sûr, si quelqu’un de cette génération doit devenir un grand peintre, ce sera ce jeune homme. Il y a quelques années, à propos de Suzanne au bain et d’une Vénus anadyomène nous avions tiré l’horoscope de ce talent et il ne nous a pas fait mentir. M. Th. Chassériau apporte dans la peinture un sentiment qu’on n’y avait pas encore vu et qu’on ne peut nier, qu’on l’approuve ou qu’on le blâme.

Dans notre article précédent nous avons exprimé le regret que les artistes restassent trop étrangers à la littérature, qui leur ouvrirait de nouvelles perspectives et ferait pénétrer le souffle moderne dans leurs compositions; nous n’entendons pas par là les engager à prendre des sujets dans les romans en vogue ; loin de nous cette pensée ; mais les poètes de ce siècle ont, dans leurs chants, révélé des côtés de l’âme humaine, compris certains aspects de la beauté, envisagé la nature sous des jours mystérieux et créé un idéal qui n’a rien de commun avec l’antique et surtout avec le classique. – Cet idéal flottant dans l’âme et dans l’esprit de tous, n’est pas représenté par la peinture, ou du moins il ne l’est que vaguement, sans conscience, presqu’à l’insu des artistes eux-mêmes, car nul ne peut se soustraire tout à fait à l’air de son temps, et les talents les plus séparés baignent par quelque coin dans l’atmosphère commune. L’équivalent de Lamartine et de Victor Hugo ne se retrouve pas parmi les peintres. Delacroix relève de lord Byron, c’est le même goût de scènes romanesques et terribles, le même amour de la Grèce et de l’Orient, le même instinct voyageur, la même passion pour les chevaux, les lions et les tigres. – S’il n’a pas été mourir à Missolonghi, il a fait le massacre de Scio. Quant à Scheffer, il est contenu presque tout entier dans la ballade de Lénore et le Faust. Marguerite lui appartient autant qu’à Wolfgang de Goethe, qui n’a jamais eu de plus intelligent traducteur. C’était en effet le temps des traductions et des poésies étrangères. La lumière venait du Nord. Ce sentiment littéraire les rendit les deux peintres les plus remarquables de cette période; ils exprimaient avec le dessin et la couleur l’idéal nouveau créé par l’Angleterre et l’Allemagne, et que les premiers essais de l’école romantique commençaient à répandre parmi nous. Eugène Delacroix, plus peintre que Scheffer, eut des succès contestés violemment, mais par cela même plus solides, car le champ de bataille finissait toujours par lui rester. Les artistes trouvaient, et avec raison, Scheffer trop poète et trop vaporeux ; mais le public se portait en foule à ses élégies allemandes,

Sur ces entrefaites, M. Ingres, qui depuis vingt ans produisait obscurément une foule de chefs-d’œuvre dignes des plus grands maîtres de l’Italie, et que les gens de goût de ce temps là regardaient avec dédain comme trop gothiques, fut inventé par les romantiques admirateurs des maîtres du quinzième et du seizième siècle, et porté sur le pavois précisément à cause de cette sécheresse gothique que lui reprochaient les continuateurs de David et de Girodet, incapables de comprendre autre chose que le tendon d’Achille et le nez du Jupiter Olympien. – On avait reconnu à la jeune école d’éclatantes qualités de couleur, mais on la querellait sur son dessin; car il y a des gens qui ne veulent pas comprendre qu’il y a deux sortes de dessin : – le dessin du mouvement et celui du repos. – Il fallait opposer aux classiques un homme au contour pur et sévère, M. Ingres se trouva sous la main, on le prit, et c’est de ce jour que datent sa gloire, sa haute position et son influence.

M. Ingres, comme tous les hommes à conviction, eut tout de suite beaucoup de partisans et d’élèves fanatiques. Il est si bon et si commode de jurer sur la parole du maître, surtout lorsque c’est un grand maître. Rien n’est plus agréable pour les esprits timorés qui ne sauraient prendre un parti de leur propre mouvement et qui se noieraient dans l’océan de leurs doutes que d’avoir un pôle invariable pour diriger leur boussole. M. Ingres, avec ses goûts exclusifs, son ton tranchant et sa peinture absolue, était plus propre que personne à rallier cette jeunesse à la débandade un peu confuse de se trouver ainsi en plein jour toute fardée et toute bariolée après ce carnaval vénitien de formes et de couleurs. À cette rude école, les jeunes élèves apprirent à connaître le véritable antique, le goût du beau dessin et du grand style; la sobriété des moyens d’exécution les força à chercher les qualités sévères; et à défaut de coloris, ils acquirent une harmonie relative, une finesse de modelé, une douceur d’aspect supérieures, à notre avis, à ces tapages de nuances criardes que les Français ne sont que trop disposés à prendre pour de la couleur. Ziegler, Lehmann, Flandrin, Amaury Duval et Chassériau, pour ne parler que des plus importants, sortirent de cet atelier austère avec un respect et une terreur du maître qui ne sont pas encore dissipés chez quelques uns. Théodore Chassériau secoua l’un des premiers le joug : tout en restant fidèle à certaines habitudes de dessin, à certaines teintes grises, il commença sous une grande placidité d’aspect à se livrer à des turbulences de composition, à des jets de draperies, à des audaces de mouvement et de style qui ne sentaient déjà plus l’écolier; dans ses tableaux, les yeux, jusque là imités des yeux à regards blancs des marbres grecs, commencèrent à jeter des lueurs étranges, les bouches arquées par ce froid dédain de la vie qui caractérise M. Ingres, s’entrouvrirent comme si elles voulaient murmurer quelque chose ; les bras se séparèrent des corps, comme cela dut avoir lieu lorsque les sculpteurs égyptiens, las de tailler des figures hiératiques, dégagèrent du bloc les membres de leurs statues; le contour prit de la liberté, et la touche une fierté magistrale. Les Femmes troyennes au bord de la mer, l’Andromède au rocher, quoique conçues dans le goût antique le plus pur, ont un cachet particulier, un aspect bizarre et saisissant, – c’est la différence d’un dessin de vase étrusque brun et rouge, à la blancheur placide d’un bas relief du Parthénon; dans les têtes respirait une mélancolie mystérieuse, une sauvagerie primitive, les regards noirs de toute l’ombre du passé, avaient une expression singulière dans leurs masques de marbre pâle. C’était du grec, ou plutôt du pélage du temps d’Orphée.

À la même place, à peu près, où se trouve aujourd’hui le Christ descendant du jardin des Oliviers, M. Chassériau a exposé, si nous avons bonne mémoire, un Christ recevant des mains de l’archange le calice rempli jusqu’au bord de l’âcre vin des douleurs. Le tableau dont nous allons parler est comme le pendant et le complément de l’autre, et quoique d’une composition très simple et d’une action tranquille, il est empreint d’une désolation et d’une tristesse plus profondes encore.

Il fait nuit ; la veille d’agonie est terminée ; le Christ, après ces terribles épreuves, ces sueurs de défaillance, ces angoisses pendant lesquelles des doutes lui sont venus sur sa divinité, redescend, la coupe vidée, le penchant de l’âpre colline, d’un pas brisé, les bras morts, la tête flottante sur la poitrine, dans un état de prostration complète; les oliviers centenaires tordent leurs troncs difformes et tendent vers le ciel, comme des bras suppliants, leurs moignons mutilés; leurs racines s’enfoncent hideusement, comme des reptiles en fuite, dans les interstices des rochers, et la lune tamise sa lueur livide à travers les feuillages glauques et déchiquetés. Le chemin, d’une blancheur poussiéreuse, rayé par les ornières des chars, rampe tristement au flanc du monticule. Sur le revers de la route sont étendus les trois apôtres, Pierre, Jacques et Jean, buvant à pleines gorgées dans la noire coupe du sommeil ; et pourtant le maître leur avait dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort; attendez moi ici et veillez. » C’est peut être là le moment le plus triste et le plus douloureux de la passion du Christ. Se dévouer pour quelqu’un qui s’endort pendant votre supplice ! Pierre et Jacques, passe encore : ce sont des gens d’action, des apôtres rustiques et populaires; ils étaient sans doute fatigués de leur journée. – Mais toi, jeune homme à la figure et aux cheveux de femme, toi, nature délicate et sensible, toi, le disciple bien aimé, les larmes n’ont donc pas pu tenir tes paupières ouvertes ! et bientôt vaincue, ta tête a roulé sur ton bras nonchalant ! Ah ! Jean, quel remords lorsque tu seras éveillé !

Le Christ, debout derrière ce groupe de dormeurs, les considère mélancoliquement d’un air affligé, mais non surpris : il s’attendait à cela; il connaissait la faiblesse humaine, et savait combien sont vaines les protestations de foi et de dévouement, lui qui dit à saint Pierre : « Avant que le coq ait chanté, vous m’aurez renié trois fois. »

Les trois dormeurs sont très beaux, surtout le saint Jean; leurs poses, quoique naturelles, se font remarquer par une noblesse qui n’exclut pas l’abandon ; les draperies s’agencent parfaitement, quoique serrant le nu d’un peu trop près. La tête du Christ est magnifique d’expression et d’exécution. Dans un coin du tableau, une lueur de torches fait deviner les satellites, qui s’avancent, conduits par Judas. Mais qu’importe le baiser du traître à barbe rousse ? Jean ne s’est il pas endormi ! Le Christ n’a t il pas été déjà blessé à l’endroit le plus secret et le plus tendre de son cœur !

Le fer de Longus ne pénétrera pas plus avant dans la poitrine du divin martyr.

Certes, ce tableau représente très exactement la scène indiquée par l’évangéliste Saint Matthieu. Ce sont bien là Jésus de Nazareth, Pierre, Jacques et Jean; les ajustements, les costumes sont empreints du goût antique, mais une douleur moderne palpite sous la tunique traditionnelle du Christ; ce sont les larmes de notre temps qui coulent par ces yeux, notre mélancolie s’épanche dans ces cheveux en pleurs; cette figure intelligente et fatiguée n’a aucun rapport avec les images byzantines, aux regards impassibles, ni avec les longues effigies gothiques. C’est la souffrance inquiète de notre âge qui a martelé ces joues et bleui ces orbites; ces mains fluettes ont la pâle maigreur des mains de poète, et les clous des bourreaux n’y rencontreront que des veines et des nerfs ! Sans vouloir prêter ici au peintre plus d’intentions qu’il n’en a, ne peut on pas voir ici un symbole général du sacrifice et de l’indifférence ? – Ce Christ et ces dormeurs ne signifient ils pas l’âme et le corps ? Le poète qui descend des hauts sommets de l’inspiration après une de ces entrevues avec Dieu qui font monter aux tempes des sueurs de sang, et qui trouve au bas de la montagne ses disciples les plus chers, ses auditeurs les plus assidus perdus dans le sommeil des brutes ; l’être dévoué qui a offert et donné sa vie pour ceux qu’il aime et qui, en marchant à l’échafaud, les rencontre distraits et froids, et n’ayant plus l’air de le connaître. Dans cette toile désespérée respire quelque chose du sentiment que M. de Lamartine a mis dans ses novissima verba ;  on devine dans le regard morne et pensif du Christ que si le sacrifice était encore à faire, il ne le recommencerait pas. Il est malheureux que cette toile n’ait pas été accrochée plus bas. Quoique de grande dimension, elle perd à être vue de si loin. – On ne peut pas aussi bien apprécier la finesse du pinceau et le mérite des détails. Il faut espérer que lorsqu’on changera les cadres de place, à la fermeture temporaire du Musée, le Christ descendant du jardin des Oliviers ne descendra pas de si haut.

M. Th. Chassériau avait commencé une Mort de Cléopâtre qu’il n’a pu terminer. Cela n’a rien d’étonnant, lorsqu’on songe aux importantes peintures murales qu’il a exécutées dans la chapelle de Sainte Marie l’Égyptienne, et dont nous avons rendu compte, nos lecteurs s’en souviennent peut être, il y a quelques mois, dans la Presse. Il faut toute la fougue de travail qui caractérise ce jeune peintre, pour avoir trouvé le temps de paraître au salon avec une composition de cette importance. Nous ne saurions trop l’en féliciter. L’artiste ne saurait que gagner a communier fréquemment avec le public. Il donne à la foule, mais la foule lui rend.

La Presse, 25 mai 1832

Il nous semble qu’il nous arrive un malheur personnel lorsqu’un artiste que nous aimons, et en qui nous avions foi, ne tient pas ce que nous étions en droit d’espérer de lui : soit qu’il perde son talent, soit qu’il s’interrompe dans sa marche, pour une raison ou pour une autre. Certes, si nous avions jamais éprouvé une vive sympathie pour quelqu’un, c’est assurément pour Théodore Chassériau. Lié avec lui depuis de longues années, nous l’avons fraternellement suivi depuis ses premiers essais, nous plaisant à voir le développement de cette intelligence supérieure pour laquelle nulle ambition n’eût semblé trop haute. Chacun de ses travaux a été, de notre part, l’objet d’une étude étendue, d’une analyse consciencieuse, quoiqu’elle ait pu paraître passionnée à des gens moins convaincus que nous du génie du peintre ; nous regardions alors et nous regardons encore Chassériau comme une des natures les mieux douées de notre époque, malgré l’usage regrettable qu’il a fait depuis quelque temps de ses merveilleuses qualités. Chassériau, formé sous la rude discipline de l’école d’Ingres, et longtemps l’élève chéri de ce maître austère, est dessinateur par nature, par éducation et par goût. Ses dons sont la ligne, le style, le caractère, la noblesse. Nourri aux plus pures doctrines grecques, il avait un sentiment de l’antique pour ainsi dire contemporain ; il était né étrusque, comme d’autres le sont devenus à force d’abstraction, et vivait sans pastiche dans cette grande Grèce dont Herculanum, Pompeï et les vases de Nola ont trahi les secrets. À la pure beauté de Phidias, à l’élégance athénienne, il joignait un sentiment mystérieux et triste, une cer­taine grâce sauvage, une indéfinissable langueur orientale. A ses masques de marbre, il mettait souvent des yeux de sphinx pleins d’énigmes et de rêverie, d’une douceur profonde, d’une fixité inquiétante et sereine ; ses bouches, un peu plus épanouies que les bouches classiques des statues, semblaient aspirer un tiède souffle d’Orient, et quelques coquetteries barbares d’ajustement, quelques bijoux exotiques indiquaient le voisinage de l’Asie et de l’Égypte. On eût dit un élève d’Apelle ayant suivi Alexandre à la conquête des Indes, et mêlant, à son retour en Grèce, quelques souvenirs des races étrangères aux purs types de son pays. Cette assimilation rétrospective, que nous avons déjà faite quelque part, représente on ne peut mieux, selon nous, la nature de talent du jeune artiste dans toute son originalité primitive. Il fit, sous cet ordre d’idées, une Suzanne au bain conçue au point de vue antique oriental et d’un type poétiquement retrouvé, que nous considérions comme une de ses meilleures choses. La beauté israélite ennoblie par l’art de la Grèce ne fut peut être jamais réalisée avec plus de bonheur : une sorte de pudeur biblique revêt la chaste nudité de ce beau corps épié par les obscènes vieillards, accroupis dans l’ombre comme des bêtes fauves prêtes à sauter d’un bond sur leur proie. Ce torse parfait, que la Vénus de Milo ne désavouerait pas, par la coupe plus aiguë du sein, par la sveltesse plus évidée du flanc, se rattache aux formes de l’Orient et rappelle vaguement les prêtresses de l’Inde, desservantes des pagodes, qui descendent au Gange par les escaliers de marbre blanc de Bénarès ; la tête a une smorfia mélancoliquement dédaigneuse, une expression langoureuse et virginale dont le souvenir vous poursuit ; la Vénus sortant de la mer et tordant les perles de sa chevelure blonde, entre l’azur de la mer et l’azur du ciel, nous donne l’idée de ce que pouvaient être les tableaux de ces merveilleux peintres grecs, dont Pline a écrit l’histoire, et dont les oeuvres, dévorées par les siècles jaloux, ne nous sont pas parvenues. Figurez vous un marbre de Paros, légèrement teinté comme l’étaient les statues antiques. Les Troyennes captives, pleurant au bord de la mer, avaient une mélancolie toute virgilienne, et traduisaient admirablement le pontum adspectabant flentes, ce demi vers grand, plaintif et triste comme l’immensité bleue qu’il est destiné à peindre; leur douleur ne dérangeait pas leur beauté ; leur désespoir féminin pleurait avec grâce et s’étageait en groupes charmants sur le rivage et les rochers. À ce cycle greco asiatique se rattache une Andromède exposée, une Diane surprise, un Apollon poursuivant Daphné, d’une mytho­logie renouvelée et puisée à la source même; – puis vinrent les peintures de la chapelle de Sainte Marie l’Égyptienne à Saint-Merry, sujet admirablement approprié au talent du peintre, et qu’il traita d’une façon supérieure dans ce goût demi grec, demi barbare, avec cette beauté étrange et farouche qui caractérisaient sa première manière; – il fit aussi quelques tableaux de sainteté, un Christ descendant du jardin des Oliviers et trouvant ses disciples endormis ; jusque là, l’originalité de l’artiste était restée intacte : il marchait dans sa force et sa liberté, exalté par les uns, dénigré par les autres ; loué ou critiqué violemment comme tout homme d’une vraie valeur, il ne relevait que de lui, sauf ces ressemblances éloignées de l’élève au maître, qui sont aussi honorables que celle du fils au père, et prouvent seulement qu’on est de bonne race.

Arrivé là, nous ne savons sous quel revirement intérieur notre artiste se troubla; il adora ce qu’il avait brûlé et brûla ce qu’il avait adoré; une influence, celle que l’on devait assurément le moins redouter pour lui, le fit dévier dans son talent déjà formé et constaté par des oeuvres nombreuses. Delacroix inspira au jeune maître nous ne savons quelle émulation funeste, et lui donna le vertige du mouvement et de la couleur. Il voulut le combattre, non pas avec son casque hellénique à crinière rouge, son bouclier de cuir de taureau plaqué d’étain, son glaive de bronze et ses knémides d’airain, mais avec la dague de Tolède, l’armure de Milan, le kandjar turc et toute la panoplie romantique. Il prit les armes de son adversaire et jeta les siennes qu’il excellait à manier. – Lui, champion du dessin, il attaqua Delacroix sur le terrain de la couleur. Aveuglement étrange! Il cessa de lire la Bible, Homère, Hésiode, Virgile, et se mit à feuilleter Shakespeare, Goëthe et les modernes ; il alla avec les autres au grand sabbat sur le Brocken, au lieu de rester à Larisse et d’épier au clair de lune les belles magiciennes de Thessalie.

Les peintures de l’escalier de la Cour des comptes, au quai d’Orsay, montrent, comme des fleuves dont les eaux ne sont pas encore mélangées, les deux manières de l’auteur, l’ancienne et la nouvelle, se côtoyant sans se confondre encore, l’ancienne claire et calme, la nouvelle orageuse et trouble ; le côté de muraille qui représente la paix entourée du groupe tranquille des arts et des industries rustiques, appartient à Chassériau; l’autre sujet, symbolisant la guerre, revient à Delacroix par l’inspiration.

Un voyage en Algérie entrepris vers ce temps-là aggrava la maladie pittoresque de l’artiste. L’Orient est dangereux, surtout l’Orient barbaresque; il fait naître un vertige que nous concevons très bien, l’ayant éprouvé par nous même. Au milieu de nos civilisations effacées, cela produit l’effet d’un mardi gras en carême, d’un carnaval en plein soleil et d’une mise en scène d’opéra dont l’auteur ne veut pas se nommer : ces vestes brodées, ces ceintures hérissées d’armes, ces selles bosselées d’or, ces longs fusils ornés de corail, ces burnous blancs aux plis majestueux, ces chevaux ardents et maigres, aux narines roses, aux crinières teintes de henné, tout cela trouble et jette dans une ivresse bizarre. Peu de ceux qui ont vu ce spectacle, même parmi les plus robustes, y résistent complètement; chacun en revient un peu musulman dans son       cœur, et il arrive parfois en pays chrétien, lorsqu’il pleut et que les bourgeois sont trop laids dans la crotte, de penser aux minarets de Constantine, aux fantaisies des douairs arabes, et de dire à mi voix : il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Chassériau fut impressionné très vivement par ces beaux types, ces costumes superbes, cette âpre et forte nature, comme le prouvèrent son Sabbat Juif à Constantine, son Kaid visitant les tribus, ses Cavaliers ramassant des morts, sa Mêlée et autres épisodes de la vie arabe; mais, cette fois, il ne s’abandonna pas à son sentiment particulier et n’aperçut pas cette nature au point de vue original qu’on attendait de lui : les Consulsionnistes de Tanger, les Femmes d’Alger, l’Empereur du Maroc, la Noce juive, toute la galerie barbare d’Eugène Delacroix resta trop présente à sa mémoire, et cependant il y avait en Afrique pour Chassériau un côté complètement neuf que Delacroix ni personne n’y a vu, nous ignorons pourquoi, car il est très discernable, et un peintre imbu du sentiment antique devait le démêler tout de suite : c’est la beauté, le style, la grandeur sculpturale, la noblesse historique des Arabes. Decamps et Delacroix en ont trop souvent fait des macaques et des mandrils. Dans chaque figure orientale peinte par ces artistes, il y a toujours un singe caché; quelquefois le singe se tient tranquille et debout sur ses pattes de derrière, mais à la première occasion, il se gratte l’aisselle, croque un pou, fait une grimace et une gambade. Pourquoi Chassériau, qui sait dessiner comme un ancien élève d’Ingres qu’il est, au lieu de colorier bizarrement des bonshommes, n’a-t-il pas rendu avec une sévérité antique ces types aussi purs, aussi nobles que ceux des statues de Phidias, ces superbes draperies qu’on croirait sculptées dans le marbre du pentélique, ces formes sveltes, élégantes et vigoureuses, ces yeux si limpides, ces nez si droits, ces bouches d’une coupe si nette, ces cavaliers robustes et nerveux, ces jeunes gens aussi beaux que des vierges de Raphaël et qui feraient croire a un troisième sexe, ces femmes entrevues en qui revivent la reine de Saba, Rachel, Nourmahal et tous les mirages de la Bible et des Mille et une Nuits ? – jusqu’à présent, on n’a guère vu que la friperie de l’Orient; les costumes ont distrait des figures. Sous ce rapport, c’est une mine à peine effleurée, on y a seulement pris à la hâte quelques poignées de rubis et de  diamans que l’on ne s’est pas donné la peine de tailler. Dans ce monde nouveau, il y a plus à faire encore pour la ligne que pour la couleur. Nous aurions voulu voir notre ami peindre l’Orient dans ce sens ; il s’y fût montré complètement neuf et avec toutes ses ressources.

Sans doute, dans la plupart des oeuvres de Chassériau que nous venons de citer, il y a un talent incontestable et des qualités de premier ordre ; nous déplorons seulement que l’artiste, qui pouvait vivre magnifiquement chez lui, dans son palais de marbre aux colonnes ioniennes, aille sonner de l’olifant devant le castel moyen âge d’Eugène Delacroix.

Nous insistons beaucoup sur ceci, au risque de froisser peut être une amitié ancienne et précieuse, parce que cette crise se renouvelle chez presque tous les peintres au commencement de leur seconde manière : ou ils s’abjurent ou se jettent dans quelque imitation contraire, et Chassériau nous parait se tromper complètement de route, surtout si l’on doit considérer comme l’expression exacte et actuelle de son talent les trois tableaux de nature diverse qu’il a exposés cette année, et qui, chacun, exprime une déviation de ce que nous croyons, après mûr examen, être son individualité primitive.

Ses Cavaliers arabes, s’injuriant avant le combat à la façon homérique, auraient prêté à un développement de nobles formes, d’attitudes superbes, de draperies au grand jet que l’artiste a négligé pour une turbulence d’esquisse, une furie de brosse qui montrent la préoccupation d’une autre manière; des incorrections voulues, une touche heurtée, des oppositions violentes de ton, donnent à cette toile l’aspect d’une ébauche plutôt que d’un tableau ; les types des têtes sont laids et ont dû coûter bien de la peine au peintre élégant et pur de la Vénus sortant de l’écume, qui n’aurait qu’à laisser courir son pinceau pour produire de belles figures d’une originalité parfaite.

Le Jésus chez Marthe et Marie offre aussi la même tendance à chercher le caractère aux dépens de la beauté, la couleur aux dépens de la sévérité du dessin. La tête du Christ manque de noblesse et n’a pas cette mélancolie divine que l’artiste a su lui donner à une époque plus heureuse. Ses extrémités sont négligées et communes; la figure de Marthe, d’une jolie intention et d’une tournure originale, est indiquée trop vaguement, et la tête de Marthe qui écoute dans une inaction passionnée la parole du Sauveur, tandis que sa sœur s’agite et vaque aux soins domestiques, rappelle seule l’ancien Chassériau : elle est noble et pure et possède un charme féminin très rare aujourd’hui chez les artistes sérieux et dont Eugène Delacroix, entr’autres, est complètement dénué.

Dans sa Desdémone se faisant déshabiller par sa suivante, le peintre reprend, en le modifiant un peu, un thème qu’il a déjà traité sous forme d’eau forte en illustrant l’Othello de Shakspeare. Le motif a une sorte d’élégance sculpturale tout à fait dans la nature de talent de l’artiste. Cette belle jeune femme, agitée de pressentimens funèbres, pâle comme la statue d’albâtre de son tombeau, et quittant ses voiles blancs pour se coucher dans ce lit d’où elle ne se relèvera plus, est, en effet, un beau sujet digne des efforts de l’art le plus élevé. Malheureusement le peintre ne s’est pas donné la peine de l’exé­cuter après en avoir trouvé heureusement la disposition et les lignes princi­pales. À quoi bon ce faire inculte, cette brosse rude, ces lourds empâte­mens dans un tableau de chevalet dont les figures ont quinze pouces de hauteur? Pourquoi rendre grossier par l’exécution ce qui est délicat par l’idée et la forme ? Un cadre d’un pied carré ne peut pas être traité en peinture murale.

Nous avons vu dans l’atelier du peintre un tableau qu’il n’a pas achevé, un tepidarium de bain antique à Pompeï ; le tepidarium est, dans les thermes, la salle tiède où l’on fait boire aux linges velus la dernière perle d’eau ou de sueur, où l’on se familiarise avec l’air respirable au sortir de la brûlante étuve; c’est un lieu de causerie nonchalante ou de repos rêveur, où l’on flâne délicieu­sement avant de reprendre ses habits. – Les bains mores d’Alger vous donnent une idée de ce que pouvait être le tepidarium de Pompeï, qui, du reste, subsiste encore presque intact avec sa corniche de petits Hercules de terre culte, for­mant des niches au dessus de la tête de chaque baigneur pour serrer ses vête­ments. – Une douzaine de jeunes femmes réunissant les types chers à l’artiste, rappelé cette fois forcément à l’antiquité et à ses études primitives, sont isolées ou groupées dans des poses pleines d’élégance et de naturel : on dirait les fresques de la maison de Salluste ou du poète tragique qui se sont détachées de leurs murailles et revivent de leur vie familière.

Ce tableau nous a paru un symptôme de convalescence, un retour de santé artistique. L’antiquité est saine, et, quand il y revient, guérit l’art de bien des maladies. Espérons que Chassériau va bientôt, débarrassé de toute idée étran­gère, rentrer en maître dans sa propre originalité. – La seconde manière d’un peintre ne doit pas être l’opposé de la première, mais seulement sa nature déve­loppée, agrandie, rendue plus robuste par l’âge, le travail et l’expérience. – C’est une spirale qui s’ajoute à l’autre montant plus haut mais ayant le même point de départ.

La Presse, 24 juin 1853

Nous avons éprouvé, en voyant le Tepidarium de Théodore Chassériau, une des plus vives satisfactions de notre vie de critique, un sentiment pareil à celui que cause la convalescence et le retour à la santé d’un ami qu’on avait cru perdu. Déjà nous avions déploré en nous même la maladie de ce beau talent, maladie qui semblait être mortelle, et chanté tristement la nénie de ce charmant esprit égaré. Au risque de faire à une amitié ancienne une de ces blessures qui se cicatrisent si difficilement, notre voix l’avait adjuré de se souvenir de lui et de ne pas compromettre, par des imitations étrangères, une des originalités les plus nettes de ce temps ci. Nous le sommions ici lui-même de retourner à son corps qu’il quittait, comme ce brahme indien, pour faire des voyages dans l’individualité des autres, lui rappelant qu’il pourrait bien plus tard le retrouver déchiré par les chacals et les oiseaux de proie; en effet, nulle peau ne nous gante mieux que la nôtre, et la peau d’un berger l’habille plus juste que ne le ferait la peau d’un roi écorché.

Cette année (nous n’avons pas l’orgueil d’attribuer ce changement heureux à nos conseils), l’artiste, redevenu maître de lui même et rejetant toute pourpre d’emprunt, est descendu dans l’arène nu et frotté d’huile comme un lutteur antique. Il a essuyé le fard de ses joues, et reparaît avec sa tranquille pâleur de marbre ; l’ivresse des coupes vertigineuses est passée, et il revient éprouvé et sûr désormais au culte de la beauté sereine, l’amour si bien inspiré de sa pre­mière jeunesse. – Certes, pour une âme vouée comme la nôtre aux adorations de l’art, il n’est pas de volupté plus ineffable que de voir une de ses admirations mortes se relever du tombeau en entrouvrant son blanc linceul. C’est comme Roméo voyant, miracle inespéré, Juliette se redresser sous la voûte du caveau de Vérone. Il est si triste de ne plus admirer le talent qui réalisait votre secret idéal, de renverser la statue du socle où soi même on l’a élevée !

Le Tepidarium de Chassériau est un des plus remarquables tableaux de l’exposition de 1853. Il reluit comme un joyau enchâssé à la plus belle place du salon carré, la tribune de ce Louvre annuel, et c’est justice.

En dix huit cent cinquante, nous visitions Pompeï, – ce palimpseste de la civilisation antique si merveilleusement remis au jour, et transporté à deux mille ans en arrière au milieu du monde greco romain, nous parcourions d’un pas respectueux, pour ne pas soulever la poussière des siècles, les ruines des Thermes, encore assez bien conservées pour qu’on puisse les restaurer facile­ment par la pensée et retrouver l’art balnéatoire des anciens, si compliqué et si parfait à côté de nos insuffisans lavages.

Nous étions parvenu dans une salle charmante, à la voûte presque intacte, entourée d’une série d’Hercules ou d’Atlas en terre cuite supportant une cor­niche richement ornementée et formant, entre leurs interstices, une suite d’armoires ou de cabinets pour serrer les habits; quelques vestiges de calorifères et de fontaines se distinguaient le long des murs et sur le pavé ; une ouverture de la voûte laissait briller un coin de ciel tendrement bleu et d’une transparence profonde; nous restâmes là longtemps, refaisant le pavé de mosaïque, restituant les moulures brisées, remettant en place les marbres abolis, repeuplant le Tepi­darium désert avec les jeunes femmes de Pompeï, dont il ne reste maintenant qu’un bracelet d’or ou qu’une boucle d’oreille de perle dans une pincée de cendre; nous coloriions les statues du musée de Naples, nous détachions les fresques de la maison de Salluste et du poète tragique pour les douer d’une vie fantasmatique et les faire asseoir ou se coucher autour de la vaste salle en des attitudes de grâce et de nonchalance, si préoccupé d’ailleurs de notre rêve, que nous en perdîmes nos compagnons.

Malheureusement, la traduction pure et simple de la beauté qui suffit au peintre ne suffit pas au poète, et notre songe rétrospectif s’évanouit sans laisser de trace. Jugez de notre enchantement lorsque nous avons vu exécuté par un pinceau habile le tableau dont l’idée nous était venue dans le Tepidarium de Pompeï et qui, par un magnétisme secret, s’était présentée aussi à l’imagination de notre ami Théodore Chassériau, redevenu un Grec pur après s’être mêlé quelque temps aux cohortes des barbares.

La salle que nous venons de décrire sert de fond aux figures groupées par Chassériau ; seulement, à la place des Hercules de terre cuite, il a substitué des statuettes de bronze, et revêtu de plaques de brèche rouge les cabinets à serrer les vêtements. Une guirlande sculptée joue aux parois de la voûte, et le ciel bleuit au delà de l’étroite fenêtre avec une illusion de diorama. À partir du cadre, dont les lignes d’or le séparent des réalités environnantes comme la rampe trace une démarcation de feu entre la scène et le théâtre, le Tepidarium s’enfonce dans la muraille et produit par la perspective une étonnante illusion, le trompe-l’œil le plus parfait. C’est là, nous le savons, un mérite secondaire, mais lorsqu’il ne nuit en rien à la sévérité du style, qu’il n’est pas obtenu par des sacrifices nuisibles aux sérieuses qualités de l’art, il ne peut qu’ajouter du charme et de la valeur à la composition.

Au premier plan, une jeune femme, debout, le torse nu, et dont la cuisse un peu fléchie retient une draperie près de glisser, étire ses bras avec ce mou­vement de bien être indolent et cette sorte de spasme voluptueux qui suit les délicieuses lassitudes du bain ; elle fait ressortir ainsi les belles lignes et les richesses juvéniles de son corps rosé et moite des tiédeurs de l’étuve ; la lumière amoureuse glisse par larges nappes sur ces formes pures, sur ces chairs fermes et souples qui n’auraient qu’à se décolorer légèrement pour se transformer et marbre de Paros. Le peintre a caressé con amore cette figure, le diamant d’un écrin de beautés, celle que l’œil rencontre d’abord au centre du tableau et qui le retient longtemps avant de le laisser s’égarer parmi les autres baigneuses toutes diversement charmantes; elle est en quelque sorte le camée de ce bracelet de femmes.

Près d’elle, sur un escabeau d’ivoire, est assise une jeune Pompeïenne déjà demi vêtue d’une draperie rose et dont la tunique jaune traîne sur les dalles luisantes ; un coin d’épaule sort de ses linges, pur et brillant comme le disque de la lune du pli d’un nuage. Un peu plus loin, vers l’angle du tableau, une autre femme à la tête patricienne, à la beauté noble et sévère, se drape comme une Junon dans l’ampleur d’un grand manteau blanc; à l’autre angle, une bai­gneuse nonchalamment entourée de ses draperies, qu’elle arrête d’une main négligente, va rejoindre le groupe de ses compagnes, montrant au spectateur un dos d’une couleur et d’un modelé superbes, une nuque blondissante où pétillent dans la lumière des flocons de cheveux d’or.

Au delà commence une foule bigarrée et charmante de types antiques puisés aux sources les plus pures ou plutôt déjà vus par l’intuition d’un génie particulier ; autour d’un grand brasero de bronze portant sur des pattes de lion, une rangée de femmes plus ou moins nues ou plus ou moins habillées tendent leurs mains à la chaleur de la flamme dont le reflet les éclaire, se rajustent, se sèchent, font boire à des étoffes moelleuses les dernières perles du bain ou se reposent tout simplement ; les unes rêvent, les autres causent, et derrière elles circulent les esclaves apportant les boîtes de parfums, les cassettes à bijoux, les miroirs de métal ou quelque coupe d’argile ou d’or pleine d’une boisson frappée de neige ; une Éthiopienne aux tons fauves, une Gauloise à chevelure rousse cherchent, dans une de ces niches séparées par des statues, la tunique, la chlamyde ou le peplum de leur maîtresse.

Une chose nous frappe surtout dans le talent de Théodore Chassériau, c’est à quel point il est naturellement antique. Ce n’est pas dans l’étude des statues, des médailles, des fresques, des vases étrusques qu’il a puisé ce grand goût grec que personne ne possède à un si haut degré que lui; il ne fait pas d’archaïsme et ne reconstruit pas laborieusement le passé; ce passé, il le porte en lui jeune et vivant. Tout cet art disparu ou resté à l’état d’idéal existe virtuellement pour lui; – il a les yeux d’un peintre de l’école de Sycione ou d’Athènes, et tracerait sur les marbres de la Pinacothèque des Propylées, à la place où étaient les tableaux de Polygnote, des figures d’un style qui ne jurerait pas à côté des Métopes et des Panathénées de Phidias, et c’est pour cela que nous regrettions amèrement de le voir s’engager dans d’autres voies, parce que peu de gens ont ce privilège d’être, au dix neuvième siècle, un Grec naïf du temps de Périclès,

Le seul côté moderne qu’aient les têtes de Chassériau, ce sont les yeux empreints d’une fixité rêveuse ou noyés d’une langueur nostalgique absentes du regard blanc des statues ; ces figures, d’une sérénité morne et d’une passivité dédaigneuse, rappellent les belles esclaves grecques captives à la cour de quelque roi barbare qui les adore et qu’elles méprisent tout en subissant son amour, par exemple Myrrha, dans le palais de Sardanapale ; elles regrettent, sans en avoir la conscience peut être, les rochers de marbre de l’Attique, les lauriers roses du Cephise, les pins sombres du Parnès et le triangle neigeux du Parthénon se détachant sur le fond d’améthyste du Pentelique et du Lycabète. Cela les ennuie de se voir entourées des vulgarités de la vie moderne, elles faites pour porter le van aux fêtes d’Eleusis ou se dérouler en théorie sur le couron­nement d’un temple.

Le seul reproche que nous ferons à l’artiste est d’avoir négligé quelques extrémités et parfois attaqué d’une brosse trop rude certaines délicates portions de nu. Nous ne demandons pas un poli excessif, mais il ne faut pas que la gradine raie trop violemment la chair immortelle du Paros ; une exécution tran­quille convient à la beauté suprême, et toute trace de l’outil, c’est à dire du moyen matériel, doit disparaître dans un chef-d’œuvre où tous les détails antiques sont d’une exactitude extrême : le brasero, les banquettes de bronze existent au musée de Naples, car maintenant les brillans anachronismes de Paul Véronèse ne sauraient plus être excusés.

Le Mazeppa recueilli par une jeune fille de l’Ukraine est un charmant petit tableau d’une importance moindre, sans doute, que le Tepidarium, mais qui vaut qu’on s’y arrête. Le cheval mort s’est abattu sur le flanc, renouvelant le supplice de Mézence, et retenant lié à son cadavre un corps vivant. Mazeppa, qui n’a plus la force de se tordre dans ses nœuds, gît, inerte, bleuâtre et glacé, ne sachant pas que, selon la magnifique expression du poète, il va se relever roi. Au delà, la steppe s’étend indéfinie, et le cercle des corbeaux tourne dans l’air avant de s’abattre sur sa proie. La jeune Cosaque s’avance avec une curio­sité craintive mêlée de pitié. Sa tête est délicieuse. Théodore Chassériau excelle à rendre ces types mystérieux des races inconnues ; il leur donne une grâce sauvage, une coquetterie bizarre, dont le charme se sent plus qu’il ne s’explique.


Théophile Gautier, un prince oublié

Stéphane Guégan rend justice au romancier, critique et surtout poète de haute tenue.

Par marc fumaroli

 

S'il est une littérature plurielle, irréductible à quelque géant que ce soit - serait-ce Balzac -, c'est bien la française. Voltaire et sa coterie philosophique n'épuisent pas les Lumières. Marivaux, Rousseau, Restif, entre autres, font contrepoids. En dépit de ses dimensions, Hugo est loin d'embrasser le tout du romantisme, dont bien des terres inconnues ont été explorées par Stendhal, Nerval, Vigny, mais aussi par Théophile Gautier, l'autre géant poétique de l'époque.

Gautier n'est certes pas absent des librairies françaises (deux volumes de la «Pléiade», plusieurs Folio ou GF, des «Œuvres complètes» en cours chez Champion), mais la réduction actuelle du passé littéraire à ses seuls sommets le rend peu visible. Pris en tenaille entre Hugo et Baudelaire (le romantisme et la modernité incarnés), Gautier subit le sort réservé aujourd'hui à sa génération poétique, celle de 1830. Il est marginalisé, et la mémoire de la poésie française en est atrophiée.

Aussi, la fresque que Stéphane Guégan consacre à la vie, à l'œuvre, au règne, incroyable aujourd'hui, de cet immense poète sur le Paris des lettres et des arts à son zénith, pendant un demi-siècle (1830-1870), est-elle un agaçant trouble-fête pour les jeux vidéo culturels auxquels tend aujourd'hui à se réduire la compréhension du passé littéraire et artistique français. Commissaire de l'actuelle exposition Manet à Orsay, Guégan est mieux placé que personne pour disqualifier le mince article «Gautier» de l'actuel dictionnaire français des idées reçues.

«L'art pour l'art»

Le poète Gautier et les siens, Nerval en tête, Guégan le rappelle, ont vu d'emblée et à juste titre dans la Révolution et l'Empire les mécènes politiques de l'académisme de David et du classicisme de Marie-Joseph Chénier, les deux éteignoirs de la peinture et de la poésie françaises. Avant les Goncourt, Baudelaire et Verlaine, les «Jeune France» ont inauguré dès 1830 le retour à Villon, mais aussi à Watteau, à Boucher, à Marivaux, au rocaille Louis XV, dont l'impertinente fantaisie ne va plus cesser de faire son chemin et dont le surréalisme de Breton et Aragon sera l'éclatante queue de comète.

Si les romans, nouvelles et voyages de Gautier sont accessibles en librairie, ses recueils poétiques (au complet chez Bartillat, 2004) sont plus rares. Guégan n'a pas pu corriger vraiment ce déséquilibre, typique du retrait poétique dont souffre la littérature française actuelle. Moins connu et commenté que Gautier prosateur, Gautier poète a eu le mauvais goût de parler d'«art pour l'art». L'imprudent a été jusqu'à écrire: «L'art, c'est l'épanouissement de l'âme dans l'oisiveté.» Scandaleuses sous Louis-Philippe, ces propositions sont encore plus insupportables à nos oreilles humanitaires, utilitaires et engagées.

Guégan a du moins le mérite de citer assez souvent des vers de Gautier, qui, lui-même, dans ses articles de première page, n'hésitait pas à faire alterner prose et vers, comme le La Fontaine du Songe de Psyché. Mais l'érudit biographe est beaucoup plus loquace sur les fictions narratives, dont quelques-unes, il est vrai, atteignent à la perfection musicale du poème en prose. Sa lecture autobiographique et allégorique de Spirite, la dernière et la plus ­stupéfiante nouvelle de Gautier, est particulièrement convaincante. C'est dans Spirite que Gautier invente, en abyme de son récit, et un siècle avant Breton, l'écriture automatique. Dans ce récit d'un couple que l'hermaphroditisme d'outre-monde rend enfin fusionnel, Gautier a consomé, consumé et sublimé l'«amour de loin» qu'il a porté à sa belle-sœur Carlotta Grisi (la ballerine-fée qui avait créé Giselle) et dont cet insatiable amant brûla jusqu'à sa mort, chaste bien malgré lui.

Du journalisme comme un sport de combat

Poète de la brièveté, Gautier en prose est une inépuisable corne d'abondance. Le grand mérite de Guégan est de rendre justice à l'œuvre fleuve du polygraphe et du journaliste de génie, auteur de livrets d'opéra et de ballets et collaborateur d'élite pour la presse parisienne à grand tirage qui s'est emparée de l'opinion depuis 1830. Par cette presse moderne qui le faisait vivre, le poète qui haïssait la vulgarité, les machines et le monde industriel a pu lui tenir tête pendant quatre décennies. Ingénieux usage du torrent contre lui-même. Il a été maître de tous les genres du journalisme littéraire, critique dramatique, musicale, artistique, et vastes reportages sur l'Espagne (la grande révélation du romantisme), l'Italie, l'Allemagne, et aussi l'Algérie et la Méditerranée ottomane, terres conquises par la «civilisation» mais encore retenues sur l'autre rive par l'orientalisme. Parus en feuilleton, puis réunis en volume, ces longs articles se nourrissent sans qu'il y paraisse de sa vie poétique et érotique la plus intime, et ils la nourrissent à leur tour. Pélican généreux, Gautier éveille et raffine le goût de ses lecteurs, sans les heurter de front ni faire preuve de démagogie. Cela relève de l'art martial. Baudelaire, tout en reconnaissant sa dette envers le magistère exercé par Gautier, dette de poète autant que de journaliste, sera plus rare, plus âpre, plus polémique que son modèle. On a reproché au vieux Gautier d'avoir fait des réserves sur l'art de Manet. Baudelaire lui-même, dans sa correspondance avec son ami Manet, s'est montré bien plus cruel.

Un trait de Gautier et de ses amis poètes, tous doués et aussi peu disposés que lui à vendre leur âme en échange de leur réussite dans la bataille contre les dettes d'argent et les philistins, c'est leur sens magnifique de l'amitié. Elle leur rend légère la solidarité avec leur chef de file du moment, qu'il s'agisse d'Hugo ou de Gautier. Ils ont beau appartenir à des camps politiques en apparence incompatibles - Hugo est en exil sous le second Empire, Gautier collabore au même moment au Moniteur officiel -, leur allégeance supérieure à la poésie fait d'eux des frères qui se soutiennent de loin et s'entendent à demi-mot. Dans ce livre passionnant, Stéphane Guégan fait parcourir l'une des plus belles pages de l'histoire française de la République des lettres. Dommage que son éditeur n'ait pas fait lire les épreuves par un correcteur. Les coquilles, inaperçues avant impression, abondent.

Théophile Gautier de Stéphane Guégan, Gallimard, «Biographies», 700 p., 35 €.

La Mille et deuxième nuit. L'intégrale des nouvelles de Théophile Gautier, édition établie par Claude Aziza, Omnibus, 1 060 p., 28 €.

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Mademoiselle de MaupinCouverture La Morte amoureuseCouverture Récits fantastiquesCouverture Le Roman de la momieCouverture Le Capitaine FracasseCouverture Emaux et CaméesCouverture OeuvresCouverture Zigzags en FranceCouverture La TamiseCouverture Pour une immoralité bien pimpanteCouverture La Cafetière ; Le Chevalier doubleCouverture ConstantinopleCouverture Saint-PetersbourgCouverture Voyage en RussieCouverture Une nuit de CléopâtreCouverture Les Mortes amoureusesCouverture Voyage au Mont-Saint-Michelgautier_oeuvresLe-Roman-de-la-Momie-Theophile-GAUTIER-Egypte-FantastiqueLe Capitaine Fracasse


il existe une version audible pour les malvoyants 

https://www.audiocite.net/livres-audio-gratuits-nouvelles/theophile-gautier-une-visite-nocturne.html

Illustration: Une visite nocturne - théophile gautier

Une visite nocturne

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Enregistrement : Audiocite.net

Lu par Alain Bernard
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