Rimbeaud une saison en enfer

 

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Arthur Rimbaud

(Une saison en enfer)

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L’ennui n’est plus mon amour

. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans

et les désastres,- tout mon fardeau est déposé.

Apprécions sans vertige l’entendue de mon innocence. 

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     "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l'ai trouvée amère. — Et je l'ai injuriée.
     Je me suis armé contre la justice.
     Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
     Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
     J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
     Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
    Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
     La charité est cette clef. — Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
    "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
     Ah ! j'en ai trop pris : — Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de dam

 
Couverture du livre de poche "Une saison en Enfer" et "Illuminations" avec des notes, introduction de Pierre Brunel


Poème en prose : Prologue du recueil "Une saison en enfer"

"Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 
Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère. − Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. − Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
"Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
Ah ! j'en ai trop pris : − Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné

Composition du recueil "Une saison en enfer",

9 poèmes en prose dont certains avec plusieurs chapitre. 

Prologue
Mauvais sang
Nuit de l'enfer
Délires I Vierge folle, l'époux infernal 
Délires II Alchimie du verbe
L'impossible
L'Eclair
Matin
Adieu.

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Comme Rimbaud lui-même l'écrit à la toute fin de son manuscrit, "Une Saison en enfer" a été rédigé dans la quasi-solitude de la ferme de Roche, entre les mois d'avril et août 1873, c'est-à-dire après deux épisodes particulièrement douloureux dans la vie du poète : l'exil londonien (4 septembre 1872-3 juillet 1873) et, surtout, la fameuse dispute où Verlaine blessa Rimbaud d'un coup de feu le 10 juillet 1873. Rimbaud n'a que 19 ans lorsqu'il écrit ce recueil, témoignage de son errance Londonienne avec Verlaine.

Le recueil s'ouvre sur une remémoration idyllique de sa jeunesse "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient" en contraste avec sa sale éducation d'enfance. La suite de cette anthologie personnelle tourne vite à l'autodérision et à la repentance. Après un "Prélude" où le poète annonce qu'il a failli devenir fou, qu'il a failli mourir aussi, Rimbaud retrace l'itinéraire qui l'a presque mené à sa perte. D'abord, dans "Mauvais sang", il entonne le refrain de son infériorité génétique et généalogique ("Je suis de race inférieure"), il remonte jusqu'à ses ancêtres gaulois, antiques, brutaux et vicieux, pour expliquer qu'il est issu d'une race esclave ("Je suis de race inférieure de toute éternité) et que, né d'ancêtres qui ont couru les Sabbats et traversé l'Europe pour rejoindre les Croisades, l'ordre social lui a toujours été étranger. Dans "Mauvais sang", le damné est représenté tour à tour en voyageur maudit, en forçat sur lequel se referme le bagne, en nègre soumis à la brutalité du colon, en recrue appelée à devenir chair à canon

. Dans "Nuit de l'enfer", d'abord intitulé "Fausse conversion", Rimbaud regrette ne pas avoir assumé la part païenne de son héritage et d'avoir au contraire succombé au mysticisme chrétien (le "nègre" et le "païen" sont des symboles de survie et de résistance aux méfaits corrupteurs de l'ordre social, moral et culturel.

D'autres errements, l'homosexualité, (Vierge folle, l'Epoux infernal), sont contés dans "Délires I". Une des figures rimbaldienne de la damnation est évidemment l'homosexualité, vécue comme une anormalité morale et comme une singularité. Dans Délires I, c'est Verlaine (La vierge folle) qui fait le récit de sa vie commune avec Rimbaud (l'époux infernal) durant leur errance Londonienne. Le poète s'habitue à l'hallucination simple dans Délires II (Alchimie du verbe). Il trouve sacré le désordre de son esprit (j'aimais les peintures idiotes, j'inventais la couleur des voyelles). Il reconnait la multitude de ses folies (Je me vantais de posséder tous les paysages possibles, je croyais à tous les enchantements, j'écrivais des silences, je fixais des vertiges). Cette section de "Une Saison en enfer" semble retracer l'expérience de la voyance. Les quatre chapitres qui suivent présentent le retour progressif à la raison (m'étant retrouvé deux sous de raison), cheminement entrecoupé de quelques mirages et de quelques désespoirs (Par l'esprit on va à Dieu ! Déchirante infortune).

Dans "'L'Impossible", Rimbaud évoque la sottise de son enfance (fier de n'avoir ni pays, ni ami, quelle sottise c'était). Il évoque l'Orient, la sagesse première et éternelle (Vous êtes en Occident mais libre d'habiter dans votre Orient) et la science (Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !). Dans "L'Éclair", tout rêve, tout mysticisme apparaissent vains, alors qu'avec "Matin" l'expression de l'espoir prend le dessus. Enfin, Rimbaud explique avec "L'Adieuqu'il ne lui reste plus qu'à s'astreindre au travail, lui qui s'est dit mage ou ange, dispensé de toute morale. Il est rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Une saison en enfer ne se referme pas comme l'enfer, elle ouvre sur une aurore (Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes) et sur la possible possession d'une vérité (Il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps).

Son adieu n'est pas seulement un adieu aux damnés (Tous les souvenirs immondes s'effacent), mais un adieu à la vieillerie politique (La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe), celle des chansons à refrain, des romances pour une poésie absolument moderne. 
Rimbaud a assumé financièrement lui-même la publication de son recueil "Une Saison en enfer", probablement en septembre 1873. L'œuvre a été imprimée à Bruxelles à 500 exemplaires. Ce n'est qu'en 1901 qu'un bibliophile belge, Léon Losseau, a découvert les brochures qui n'avaient jamais été mises en vente. Cependant, il faudra attendre 1914 pour que "Une saison en enfer" soit diffusé. 
Verlaine salua l'oeuvre comme une espèce de prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant qui est sa propriété exclusive. Ernest Delahaye nuança le propos en signalant que l'oeuvre contenait un peu de confidence, des lambeaux de confessions.

Vocabulaire

Enfer

Dans les religions monothéistes, lieu de supplice des damnés (Le paradis, l'enfer et le purgatoire). Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes (Matin)

Damné
Condamné aux expiations de l'enfer
.
Ciel ! Sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi, j'ai tant de temps déjà dans leur troupe (L'impossible) 


Lucifer
Nom sous lequel le démon est souvent présenté par l'église. On parle de la dimension luciférienne de Rimbaud, ange déchu et révolutionnaire. 

Démon
Dans la mythologie, Génie bon ou mauvais. Chez les chrétiens, ange déchu, synonyme, diable, Satan. Rimbaud est un démon dans son impatience à supporter un corps social, politique, religieux, qu'il n'a de cesse de défier, de provoquer. C'est un démon, vous savez, ce n'est pas un homme (Verlaine en parlant de Rimbaud dans Délires I) 

Satan
(En hébreu, l'ennemi), chef des anges rebelles devenu l'esprit du mal dans la Bible et le Nouveau Testament.
Satan, farceur, tu veux me dissoudre avec tes charmes (Nuit de l'enfer). 


Esclave
Personne sous la dépendance absolue d'un maître. Je suis esclave de l'époux infernal (Délires I)
.

Repentance
Exprimer du regret pour le mal qu'on a fait, sentiment de celui qui se repent d'une faute. 

 



UNE SAISON EN ENFER



    La "Saison" est la seule de ses œuvres importantes que Rimbaud ait menée jusqu'à l'impression. Toutes les éditions reprennent l'originale de 1873, publiée à Bruxelles chez Poot. La rédaction est datée : "avril-août 1873", à la fin du volume. Mais, à part ces dates, et si l'on excepte quelques bribes d'information qu'on peut retirer de la lettre à Delahaye de mai 1873, dite "Laïtou", Rimbaud nous a laissé dans une ignorance à peu près complète concernant le projet qui fut le sien. Recueil de "petites histoires en prose" comme il semble le dire dans Laïtou ? "Espèce de prodigieuse autobiographiepsychologique" selon la formule de Verlaine ? 
    On ne sait, de la mère de Rimbaud ou de celle de Verlaine, seules hypothèses jamais formulées, laquelle des deux apporta l'argent nécessaire au versement de l'avance que l'imprimeur demanda à coup sûr pour cette édition à compte d'auteur. Delahaye affirme que ce fut la première, Lefrère penche pour la seconde. Quand il revint à Bruxelles fin octobre pour prendre possession de son livre, Rimbaud ne put emporter que quelques exemplaires, faute sans doute de pouvoir s'acquitter de la facture. 
   Le même biographe exprime de sérieux doutes sur la "légende" qui veut que Rimbaud ait transmis à Verlaine dans sa prison de Mons, avant de quitter la Belgique le 28 octobre, un exemplaire dédicacé de la plaquette.

Le "P" mis pour Paul, remarque Lefrère, surcharge un "R". Or il se trouve que le nom de Rimbaud a été effacé sur la 1ère de couverture, probablement par Rimbaud lui-même pour ne pas éveiller la méfiance des gardiens. Il semble donc qu'on ait d'abord souhaité écrire "Rimbaud" sur ce verso de la couverture puis qu'on se soit avisé de transformer cette inscription en dédicace. Le "à", un peu trop séparé du "P", semble avoir été inscritaprès coup. L'analyse de ces bizarreries graphiques fait penser à Lefrère que cette inscription fut tracée par Verlaine lui-même dans le double but de signaler son droit de propriété sur un exemplaire rare et de se prévaloir de l'hommage que lui aurait rendu Rimbaud en le lui dédicaçant (Rimbaud, Fayard, 2001, p.637-640). 
   On peut voir la 1ère de couv. de l'exemplaire de Verlaine d'Une saison en enfer (ci-dessous à droite) et la dédicace de Rimbaud à Verlaine sur le site Bibliorare :Vente Bérès du 20 juin 2006, huitième partie, pièce n°116, p.234-238.

 

   Malgré l'envoi de plusieurs exemplaires à d'anciens amis, il n'y eut aucun écho, aucun compte rendu dans la presse. On sait qu'Arthur fit un séjour à Paris fin octobre-début novembre où l'accueil à lui réservé par le milieu littéraire fut glacial. Que la cause en soit le manque d'argent ou les effets décourageants de ce contexte lugubre, Rimbaud abandonna les exemplaires restants dans le magasin de l'imprimerie Poot. Ils y dormirent jusqu'à ce qu'un bibliophile du nom de Léon Losseau les découvre par hasard en 1901 et les achète pour un prix dérisoire (425 exemplaires en état convenable, selon ce qu'il en a dit). Cet événement mit un terme à la pieuse légende de la destruction du recueil par le poète lui-même, repenti de si mauvaise vie, que sa sœur Isabelle s'était efforcée de propager avec l'aide de Berrichon (et de quelques autres).
   Le texte imprimé (l'original) d'Une saison en enfer montre de nombreuses coquilles. La plupart ne sont  manifestement, en effet, que des "coquilles" et les éditeurs s'autorisent légitimement à les corriger. Exemples dans le prologue sans titre : 
"La prose liminaire, écrit David Ducoffre, contient plusieurs coquilles à elle seule : guillemets en tête du texte qui ne seront jamais refermés, corruption « le clef du festin » pour « la clef du festin » et doublon du subordonnant « que » : « Cette inspiration prouve que que »." (blog Rimbaud ivre, 19 juin 2011). Quelques-unes de ces incongruités textuelles posent malgré tout problème aux lecteurs : coquilles ou transgressions volontaires de la part de Rimbaud ? Par exemple, Rimbaud a-t-il vraiment écrit : "Je me ferai des entailles partout le corps" (Vierge folle) ? 

Un fac-similé de l'édition originale est consultable chez GALLICA




















Jadis, si je me souviens bien
Mauvais sang
Nuit de l'enfer
Délires I Vierge folle L'Époux infernal
Délires II Alchimie du verbe
L'impossible
L'éclair
Matin
Adieu
 

 


"Les outils, les armes..." ou "les autels, les armes" ?  / Une "coquille" dans la 8e section de Mauvais sang ?

     Dans la huitième et dernière section de Mauvais sang, "Assez ! voici la punition. — En marche !" l'édition originale d'Une saison en enfer donne l'alinéa (ou le paragraphe) suivant :

"Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes... le temps !..."

Le brouillon correspondant donne à cet endroit là le texte suivant :

   "[Sais-je où je vais corrigé en Où va-t-on], à la bataille ?
   Ah! mon ami! ma sale jeunesse! Va..., va, les autres avancent [remuent biffé] les autels, les arme " (transcription DFS).

     Se fondant sur la présence de nombreuses coquilles dans le travail réalisé par l'imprimeur bruxellois de la Saison, David Ducoffre estime évidente l'erreur de lecture du typographe et demande qu'on rétablisse désormais la leçon "autels" à la place d'"outils" dans les éditions : "dans la pensée de Rimbaud, c’est le couple « armes » et « autels » qui devait prévaloir [...]. Le brouillon manuscrit expose, de manière indiscutable, la critique anticléricale de Rimbaud, précisément ce refus de la puissance temporelle de l’Eglise unie à la force militaire." (blog Rimbaud ivre, 19 juin 2011).

     André Guyaux a décidé de suivre Ducoffre dans la récente réédition (2015) de sa Pléiade. D'une façon qui lui a valu récemment un commentaire quelque peu polémique de la part de Takeshi Matsumura :

"[...] l’éditeur s’explique un peu trop laconiquement. Il s’agit de la fin de Mauvais sang (p.252, 3ligne d’en bas dans la première publication comme dans le dernier retirage). Alors qu’en 2009 on lisait « Les outils, les armes...», on lit en 2015 « Les autels, les armes...». La leçon outils qui provient de l’édition originale d’Une saison en enfer (Bruxelles, Alliance typographique, 1873, p.12) et qui se retrouve dans les éditions critiques récentes a été abandonnée dans le retirage d’après le brouillon, comme nous l’apprend le relevé de variantes de l’édition de 2015 (p.928) : « Le texte imprimé donne outils, rectifié d’après le brouillon (p.282). » Cette innovation n’aurait-elle pas mérité d’être justifiée un peu plus ? La phrase est si brève qu’on ne voit même pas si elle est due à l’initiative isolée d’André Guyaux ou si elle s’appuie sur un travail approfondi de quelque(s) rimbaldien(s). D’après ma petite enquête, la correction de la leçon de l’imprimé semble avoir été proposée par David Ducoffre. Pourquoi l’éditeur de la Pléiade ne se réfère-t-il pas à ses travaux ? Cela signifie-t-il que son interprétation s’est rencontrée par hasard avec l’hypothèse de son collègue ? Puisqu’il s’agit d’une lecture neuve, une explication un peu plus développée aurait été la bienvenue." (Takeshi Matsumura,Sur les Œuvres complètes de Rimbaud dans la Pléiade, 2015. Des retouches superficielles ou une immense révision ?)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

commentaire

 

Mauvais sang


     J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
     Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.
     D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse.
     J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.
     Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. — J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits
de l'Homme. — J'ai connu chaque fils de famille !

__________

     Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France !
     Mais non, rien.
     Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.
     Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Église. J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte, j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi parmi les mille féeries profanes. — Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. — Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne.
     Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.
     Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, — représentants du Christ.
     Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui. Plus de vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a tout couvert — le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
     Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, — le viatique, — on a la médecine et la philosophie, — les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient ! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie !...
     La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
     C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.

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     Le sang païen revient ! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l'Évangile a passé ! l'Évangile ! l'Évangile.
     J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.
     Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, — comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
     Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'œil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
     Maintenant je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre, sur la grève.

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     On ne part pas. — Reprenons les chemins d'ici, chargé de mon vice, le vice qui a poussé ses racines de souffrance à mon côté, dès l'âge de raison — qui monte au ciel, me bat, me renverse, me traîne.
     La dernière innocence et la dernière timidité. C'est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons.
     Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.
     À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? — Dans quel sens marcher ?
     Plutôt, se garder de la justice. — La vie dure, l'abrutissement simple, — soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s'asseoir, s'étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur n'est pas française.
     — Ah ! je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection.
     Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant !
     De profundis Domine, suis-je bête !

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     Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyaisavec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur — et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
     Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
     Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumées au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.
     Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon. Je me voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d'exécution, pleurant du malheur qu'ils n'aient pu comprendre, et pardonnant ! — Comme Jeanne d'Arc ! — "Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez..."
     Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. — Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. — Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume des enfants de Cham.
     Connais-je encore la nature ? me connais-je ? — Plus de mots. J'ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.
     Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !

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     Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s'habiller, travailler.
     J'ai reçu au cœur le coup de la grâce. Ah ! je ne l'avais pas prévu !
     Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m'être légers, le repentir me sera épargné. Je n'aurai pas eu les tourments de l'âme presque morte au bien, où remonte la lumière sévère comme les cierges funéraires. Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes. Sans doute la débauche est bête, le vice est bête ; il faut jeter la pourriture à l'écart. Mais l'horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l'heure de la pure douleur ! Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l'oubli de tout le malheur !
     Vite ! est-il d'autres vies ? — Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul octroie les clefs de la science.
Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
     Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. —Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés, ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?
     Sauvez-les !
     La raison est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J'aimerai mes frères. Ce ne sont plus des promesses d'enfance. Ni l'espoir d'échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu.

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     L'ennui n'est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, — tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertige l'étendu de mon innocence.
     Je ne serais plus capable de demander le réconfort d'une bastonnade. Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.
     Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ? Les goûts frivoles m'ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d'amour divin. Je ne regrette pas le siècle des cœurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.
     Quant au bonheur établi, domestique ou non... non, je ne peux pas. Je suis trop dissipé, trop faible. La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde.
     Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d'aimer la mort !
     Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, — comme les anciens saints. — Les saints ! des forts ! les anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus !
     Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.

__________

     Assez ! voici la punition. — En marche !
     Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le cœur... les membres...
     Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes... le temps !...
     Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. — Lâches ! — Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux !
     Ah !...
     — Je m'y habituerai.
     Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !

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Nuit de l'enfer


     J'ai avalé une fameuse gorgée de poison. — Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé ! — Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
     J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision, l'air de l'enfer ne souffre pas les hymnes ! C'était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?
     Les nobles ambitions !
     Et c'est encore la vie ! — Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n'est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! l'enfer ne peut attaquer les païens. — C'est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.
     Tais-toi, mais tais-toi !... C'est la honte, le reproche, ici : Satan qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. — Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles. — Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice : j'ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection... Orgueil. — La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j'ai peur. J'ai soif, si soif !
Ah ! l'enfance, l'herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze... le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte Vierge !... — Horreur de ma bêtise.
     Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien... Venez... J'ai un oreiller sur la bouche, elles ne m'entendent pas, ce sont des fantômes. Puis, jamais personne ne pense à autrui. Qu'on n'approche pas. Je sens le roussi, c'est certain.
     Les hallucinations sont innombrables. C'est bien ce que j'ai toujours eu : plus de foi en l'histoire, l'oubli des principes. Je m'en tairai : poètes et visionnaires seraient jaloux. Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer.
    Ah çà ! l'horloge de la vie s'est arrêtée tout à l'heure. Je ne suis plus au monde. — La théologie est sérieuse, l'enfer est certainement en bas — et le ciel en haut. — Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.
     Que de malices, dans l'attention dans la campagne... Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages... Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber... Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d'une vague d'émeraude...
     Je vais dévoiler tous les mystères : mystères religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories.
     Écoutez !...
     J'ai tous les talents ! — Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un : je ne voudrais pas répandre mon trésor. — Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'anneau ? Veut-on ? Je ferai de l'or, des remèdes.
     Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez, — même les petits enfants, — que je vous console, qu'on répande pour vous son cœur, — le cœur merveilleux ! — Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de prières ; avec votre confiance seulement, je serai heureux.
     — Et pensons à moi. Ceci me fait un peu regretter le monde. J'ai de la chance de ne pas souffrir plus. Ma vie ne fut que folies douces, c'est regrettable.
     Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables.
     Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a disparu. Ah ! mon château, ma Saxe, mon bois de saules. Les soirs, les matins, les nuits, les jours... Suis-je las !
     Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon enfer pour l'orgueil, — et l'enfer de la caresse ; un concert d'enfers.
     Je meurs de lassitude. C'est le tombeau, je m'en vais aux vers, horreur de l'horreur ! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes charmes. Je réclame. Je réclame ! un coup de fourche, une goutte de feu.
     Ah ! remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon Dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal ! — Je suis caché et je ne le suis pas.
     C'est le feu qui se relève avec son damné.

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commentaire

 

DÉLIRES

 

 

 

 

Vierge folle


__________

 

 

L'Époux infernal

 


     Écoutons, la confession d'un compagnon d'enfer : 
     "Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !
     "Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes ! Et que de larmes encor plus tard, j'espère !
     "Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui. — L'autre peut me battre maintenant !
     "À présent, je suis au fond du monde ! Ô mes amies !... non, pas mes amies... Jamais délires ni tortures semblables... Est-ce bête !
     "Ah ! je souffre, je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant m'est permis, chargée du mépris des plus méprisables cœurs.
     "Enfin, faisons cette confidence, quitte à la répéter vingt autres fois, — aussi morne, aussi insignifiante !
     "Je suis esclave de l'Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C'est bien ce démon-là. Ce n'est pas un spectre, ce n'est pas un fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde, — on ne me tuera pas ! — Comment vous le décrire ! Je ne sais même plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j'ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien !
     " Je suis veuve... — J'étais veuve... — mais oui, j'ai été bien sérieuse jadis, et je ne suis pas née pour devenir squelette !... — Lui était presque un enfant... Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. J'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! — C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme.
     "Il dit : "Je n'aime pas les femmes. L'amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir un position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l'aliment du mariage, aujourd'hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j'aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers..."
     "Je l'écoute faisant de l'infamie une gloire, de la cruauté un charme : "Je suis de race lointaine : mes pères étaient Scandinaves : ils se perçaient les côtes, buvaient leur sang. — Je me ferai des entailles par tout le corps, je me tatouerai, je veux devenir hideux comme un Mongol : tu verras, je hurlerai dans les rues. Je veux devenir bien fou de rage. Ne me montre jamais de bijoux, je ramperais et me tordrais sur le tapis. Ma richesse, je la voudrais tachée de sang partout. Jamais je ne travaillerai..." Plusieurs nuits, son démon me saisissant, nous roulions, je luttais avec lui ! — Les nuits, souvent, ivre, il se poste dans des rues ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement. — "On me coupera vraiment le cou ; ce sera dégoûtant. "Oh ! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime !
     "Parfois il parle, en une façon de patois attendri, de la mort qui fait repentir, des malheureux qui existent certainement, des travaux pénibles, des départs qui déchirent les cœurs. Dans les bouges où nous enivrions, il pleurait en considérant ceux qui nous entouraient, bétail de la misère. Il relevait les ivrognes dans les rues noires. Il avait la pitié d'une mère méchante pour les petits enfants. — Il s'en allait avec des gentillesses de petite fille au catéchisme. — Il feignait d'être éclairé sur tout, commerce, art, médecine. — Je le suivais, il le faut !
     "Je voyais tout le décor dont, en esprit, il s'entourait ; vêtements, draps, meubles : je lui prêtais des armes, une autre figure. Je voyais tout ce qui le touchait, comme il aurait voulu le créer pour lui. Quand il me semblait avoir l'esprit inerte, je le suivais, moi, dans des actions étranges et compliquées, loin, bonnes ou mauvaises : j'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde. A côté de son cher corps endormi, que d'heures des nuits j'ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s'évader de la réalité. Jamais l'homme n'eut pareil vœu. Je reconnaissais, — sans craindre pour lui, — qu'il pouvait être un sérieux danger dans la société. — Il a peut-être des secrets pour changer la vie? Non, il ne fait qu'en chercher, me répliquais-je. Enfin sa charité est ensorcelée, et j'en suis la prisonnière. Aucune autre âme n'aurait assez de force, — force de désespoir ! —pour la supporter, — pour être protégée et aimée par lui. D'ailleurs, je ne me le figurais pas avec une autre âme : on voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre, — je crois. J'étais dans son âme comme dans un palais qu'on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous : voilà tout. Hélas ! je dépendais bien de lui. Mais que voulait-il avec mon existence terne et lâche ? Il ne me rendait pas meilleure, s'il ne me faisait pas mourir ! Tristement dépitée, je lui dis quelquefois : "Je te comprends." Il haussait les épaules.
     "Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse, et me trouvant plus égarée à mes yeux, — comme à tous les yeux qui auraient voulu me fixer, si je n'eusse été condamnée pour jamais à l'oubli de tous ! — j'avais de plus en plus faim de sa bonté. Avec ses baisers et ses étreintes amies, c'était bien un ciel, un sombre ciel, où j'entrais, et où j'aurais voulu être laissée, pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà j'en prenais l'habitude. Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse. Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais, après une pénétrante caresse, il disait : "Comme ça te paraîtra drôle, quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n'auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t'y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu'il faudra que je m'en aille, très loin, un jour. Puis il faut que j'en aide d'autres : c'est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant..., chère âme..." Tout de suite je me pressentais, lui parti, en proie au vertige, précipitée dans l'ombre la plus affreuse : la mort. Je lui faisais promettre qu'il ne me lâcherait pas. Il l'a faite vingt fois, cette promesse d'amant. C'était aussi frivole que moi lui disant : "Je te comprends."
     "Ah ! je n'ai jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera pas, je crois. Que devenir ? Il n'a pas une connaissance ; il ne travaillera jamais. Il veut vivre somnambule. Seules, sa bonté et sa charité lui donneraient-elles droit dans le monde réel ? Par instants, j'oublie la pitié où je suis tombée : lui me rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé, — grâce à son pouvoir magique, — le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalances. Oh ! la vie d'aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j'ai tant souffert, me la donneras-tu ? Il ne peut pas. J'ignore son idéal. Il m'a dit avoir des regrets, des espoirs : cela ne doit pas me regarder. Parle-t-il à Dieu ? Peut-être devrais-je m'adresser à Dieu. Je suis au plus profond de l'abîme, et je ne sais plus prier.
     "S'il m'expliquait ses tristesses, les comprendrais-je plus que ses railleries ? Il m'attaque, il passe des heures à me faire honte de tout ce qui m'a pu toucher au monde, et s'indigne si je pleure.
     " "Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison : il s'appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je ? Une femme s'est dévouée à aimer ce méchant idiot : elle est morte, c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort, à nous, cœurs charitables..." Hélas ! il avait des jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques : il riait affreusement, longtemps. — Puis, il reprenait ses manières de jeune mère, de sœur aimée. S'il était moins sauvage, nous serions sauvés ! Mais sa douceur aussi est mortelle. Je lui suis soumise. — Ah ! je suis folle !
     "Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache, s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l'assomption de mon petit ami !"
     Drôle de ménage !

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DÉLIRES

 

II 

 

Alchimie du verbe


       À moi. L'histoire d'une de mes folies.
     Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoire les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
     J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
     Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.
      J'inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
      Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.

__________

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
— Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! —
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie ? Quelque liqueur d'or qui fait suer.

Je faisais une louche enseigne d'auberge.
— Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait sur les sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;

Pleurant, je voyais de l'or — et ne pus boire. —

__________

À quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bocages s'évapore
          L'odeur du soir fêté.

Là-bas, dans leur vaste chantier
Au soleil des Hespérides,
Déjà s'agitent — en bras de chemise —
          Les Charpentiers.

Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
               Où la ville
          Peindra de faux cieux.

Ô, pour ces Ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! quitte un instant les Amants
     Dont l'âme est en couronne.

          Ô Reine des Bergers,
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
Que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer à midi.

__________


     La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
     Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
     Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots !
     Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !
     Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances :

CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.

J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.

Telle la prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
Des sales mouches.

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.



     J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.
     "Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante..."
     Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !

 

FAIM

Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbons, de fer.

Mes faims, tournez. Paissez, faims,
          Le pré des sons.
Attirez le gai venin
          Des liserons.

Mangez les cailloux qu'on brise,
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.

__________

Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.

Les salades, les fruits
N'attendent que la cueillette ;
Mais l'araignée de la haie
Ne mange que des violettes.

Que je dorme ! que je bouille
Aux autels de Salomon.
Le bouillon court sur la rouille,
Et se mêle au Cédron.



Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
 

Elle est retrouvée !
Quoi ? l'éternité.
C'est la mer mêlée
     Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon...

— Jamais l'espérance.
     Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
     Votre ardeur
     Est le devoir.

Elle est retrouvée !
— Quoi ? — l'Éternité.
C'est la mer mêlée
     Au soleil.

_________

     Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
     À chaque être, plusieurs autres vies mes semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. — Ainsi, j'ai aimé un porc.
     Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu'on enferme, — n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.
     Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J'étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons.
     Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
     Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes :

 

Ô saisons, ô châteaux !
Quelle âme est sans défauts ?

J'ai fait la magique étude
Du bonheur, qu'aucun n'élude.

Salut à lui, chaque fois
Que chante le coq gaulois.

Ah ! je n'aurai plus d'envie :
Il s'est chargé de ma vie.

Ce charme a pris âme et corps
Et dispersé les efforts.

Ô saisons, ô châteaux !

L'heure de sa fuite, hélas !
Sera l'heure du trépas.

Ô saisons, ô châteaux !

__________

     Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.

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L'impossible


     Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement !
     — J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.
     J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !
     Je m'évade !
     Je m'explique.
     Hier encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi j'ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés. — Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !
     M'étant retrouvé deux sous de raison — ça passe vite ! — je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit !
     ... Mes deux sous de raison sont finis ! — L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.
     J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards ; je retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle. — Il paraît que c'est un rêve de paresse grossière !
     Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d'échapper aux souffrances modernes. Je n'avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran. — Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s'ennuyer, peut-être ! M. Prudhomme est né avec le Christ.
     N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! —Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent !
    Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux. — C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !
Les philosophes : le monde n'a pas d'âge. L'humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, — et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.
     Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !
     — Mais je m'aperçois que mon esprit dort.
     S'il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !... — S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !... — S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !...
     Ô pureté ! pureté !
     C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! — Par l'esprit on va à Dieu!
     Déchirante infortune !

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commentaire

 

L'Éclair


     Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
     "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres... Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous ?...
     — Qu'y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien. C'est trop simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. J'ai mon devoir, j'en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.
     Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre ! Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...
     Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans...
     Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...
     Alors, — oh ! — chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !

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Matin


     N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or, — trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave MariaJe ne sais plus parler !
     Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes.
     Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre !
     Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves ne maudissons pas la vie.

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commentaire

 

 

 

 

 

 

Adieu


     L'automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons.
     L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.
     Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !
     — Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
     Suis-je trompé, la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?
     Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.
     Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

__________

     Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère.
   Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !
    Il faut être absolument moderne.
    Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
    Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
   Que parlais-je de main amie ! un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

Avril-août, 1873.

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