Procès de Baudelaire

 

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Le 20 août 1857, Charles Baudelaire et son éditeur sont condamnés par la justice pour «outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs». Le procès des Fleurs du mal pose à nouveau, plus de cinquante ans après l’abolition de la censure par la Révolution française, la question des rapports de l’écrivain avec la liberté d’expression. Chronologie du procès des Fleurs du mal 21 juin 1857 parution des Fleurs du mal, à Paris, éditées par Poulet-Malassis et De Broise, à 1100 exemplaires Juin-juillet 1857 une série d’articles de presse accusent Baudelaire d’immoralité 17 juillet 1857 le procureur général ordonne la saisie des exemplaires 20 août 1857 procès et condamnation des Fleurs du mal : l’auteur doit verser une amende de 300 francs, six poèmes sont retirés du recueil 1861 deuxième édition des Fleurs du mal, amputée des six poèmes condamnés mais augmentée de trente et un poèmes nouveaux 1866 publication à Bruxelles, par Poulet-Malassis, d’un recueil de poèmes de Baudelaire, Les Épaves, contenant les poèmes interdits en France 6 mai 1866 condamnation des Épaves par le tribunal correctionnel de Lille ÉVÉNEMENT LITTÉRAIRE Charles Baudelaire photographié vers 1855 par son ami Nadar. 353

? Le procès et la condamnation Le réquisitoire est prononcé par Ernest Pinard, qui était aussi le procureur général dans le procès intenté à Madame Bovary. Il accuse la poésie de Baudelaire de manquer «au sens de la pudeur», de multiplier «les peintures lascives». L’avocat du poète plaide l’indépendance de l’artiste et la beauté de l’œuvre. Persuadé qu’il sera acquitté, Baudelaire est abasourdi quand tombe la sentence. En effet, le livre est condamné pour «délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs», à cause de «passages ou expressions obscènes et immorales». Baudelaire et son éditeur doivent payer une amende et retirer six poèmes du livre.

? Le poète maudit Le soir même du verdict, Baudelaire apparaît dans une brasserie parisienne en «toilette de guillotiné», portant une chemise sans col et les cheveux rasés. Il éprouve un profond sentiment d’injustice qui ne le quittera plus. La seconde édition des Fleurs du mal lui permet d’ajouter de nouveaux poèmes au recueil, mais Baudelaire se sent incompris par le public et rejeté par la société. Il faut attendre la mort du poète, en 1867, pour que le livre rencontre le succès et soit reconnu comme un chef-d’œuvre. En 1949, la cour de cassation annule la condamnation des Fleurs du mal, considérant que les poèmes « ne renferment aucun terme obscène ou même grossier». 1. Comment la volonté d’instaurer un « ordre moral » se manifeste-t-elle sous le Second Empire? 2. Quels sont les arguments des adversaires de Baudelaire? Comment se défend-il ? 3. Quel sens peut-on donner, selon vous, au jugement prononcé par le tribunal ? 4. Quel rôle la condamnation des Fleurs du mal joue-t-elle dans la vie de Baudelaire?

RETENIR L’ESSENTIEL

La littérature et la censure Sous l’Ancien Régime, les auteurs doivent communiquer leurs manuscrits à un censeur royal pour obtenir la permission d’imprimer. Les représentations d’une pièce peuvent être interrompues, comme ce fut le cas pour Tartuffe ou Dom Juan. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 proclame que tout citoyen peut « parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». La censure préalable est abolie, mais les livres peuvent être attaqués en justice pour atteinte aux bonnes mœurs. De nos jours, la censure s’exerce pour protéger les publications destinées à la jeunesse. Les ouvrages à caractère raciste sont poursuivis devant les tribunaux. 1850-1900 La marche vers le progrès Gustave Courbet, Charles Baudelaire à sa table de travail, 1847. Illustration de Félix Bracquemond pour l’œuvre de Baudelaire.

 

Dans ce tableau intitulé Le Péché, peint en 1893, Franz von Stuck

retrouve l’esprit des Fleurs du mal. Jeanne Duval,

inspiratrice de nombreux poèmes des Fleurs du mal.

 

 

Publié le 21 août 1857 par La Gazette des tribunaux et par L’Audience.

« En ce qui touche le délit d’offense à la morale religieuse :
« Attendu que la prévention n’est pas établie, renvoie les prévenus des fins de poursuites ;
« En ce qui touche la prévention d’offense à la moral publique et aux bonnes mœurs :
« Attendu que l’erreur du poète, dans le but qu’il voulait atteindre et dans la route qu’il a suivie, quelque effort de style qu’il ait pu faire, quel que soit le blâme qui précède ou qui suit ses peintures, ne saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente au lecteur, et qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur ;
« Attendu que Baudelaire, Poulet-Malassis et De Broise ont commis le délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, savoir : Baudelaire, en publiant ; Poulet-Malassis en publiant, vendant et mettant à la vente, à Paris et à Alençon, l’ouvrage intitulé : Les Fleurs du mal, lequel contient des passages ou expressions obscènes ou immorales ;
« Que lesdits passages sont contenus dans les pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81, 87 du recueil ;
« Vu l’article 8 de la loi du 17 mai 1819, l’article 26 de la loi du 26 mai 1819 ;
« Vu également l’article 463 du Code pénal ;
« Condamne Baudelaire à 300 francs d’amende,
« Poulet-Malassis et De Broise chacun à 100 francs d’amende ;
« Ordonne la suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81 et 87 du recueil,
« Condamne les prévenus solidairement aux frais. »

 

À l’exemplaire préparé pour la troisième édition des Fleurs du Mal, l’auteur avait joint, à titre de testimonia, une collection de lettres et d’articles publiés ou écrits à l’occasion de la première édition. Par respect pour l’intention du poëte, nous groupons ici ces justifications dont le livre n’a plus besoin aujourd’hui.

Les articles de MM. Édouard Thierry, Dulamon, J. Barbey d’Aurevilly et Charles Asselineau avaient été, lors du procès des Fleurs du Mal, réunis par Charles Baudelaire, sous forme de mémoire aux juges avec cette apostille signée de ses initiales :

 

Les quatre articles suivants, qui représentent la pensée de quatre esprits délicats et sévères, n’ont pas été composés en vue de servir de plaidoirie. Personne, non plus que moi, ne pouvait supposer qu’un livre empreint d’une spiritualité aussi ardente, aussi éclatante que Les Fleurs du Mal, dût être l’objet d’une poursuite, ou plutôt l’occasion d’un malentendu.

Deux de ces morceaux ont été imprimés ; les deux derniers n’ont pas puparaître.

Je laisse maintenant parler pour moi MM. Édouard Thierry, Frédéric Dulamon, J. B. D’Aurevilly et Charles Asselinea

 

..... Mais vous n’êtes pas non plus les seules fleurs de la nature. Il y a aussi les fleurs des lieux malsains, celles qu’engendrent les cloaques impurs et délétères. Il y a la Flore des poisons et des végétaux vénéneux, la Flore du mal, et on voit où je veux en venir, au volume de poésies du traducteur d’Edgard Poe, aux Fleurs du mal de Charles Baudelaire.

Supposez une fantaisie sinistre qui manque aux fantaisies du conteur américain, une imagination qui va de pair avec ses imaginations désordonnées ; supposez, dans un palais comme celui du prince Prospero, par exemple, à la suite des sept grandes salles éclairées du côté du corridor par leurs fenêtres flamboyantes, une serre de vitrage disposée pour servir de jardin d’hiver. La serre est un autre palais. Le maître, qui l’a fait construire au gré de son goût bizarre, n’a pas voulu y réunir les plantes précieuses, les fleurs qui réjouissent les sens par l’odorat et l’esprit par les yeux, les feuillages d’une douce et argentine verdure, les belles palmes, les grands éventails, les longues bannières flottantes, et les panaches inclinés de la végétation des Antilles. La nature pacifique a donné depuis longtemps ses plus riches échantillons. Il a voulu savoir ce que pouvait donner la nature meurtrière. Il a voulu développer les plantes funestes et qui portent le signe du mal dans leurs formes inquiétantes. Il a fait rechercher les écorces qui distillent des sucs dangereux, les ombrages qui exhalent le vertige et la fièvre. Il a créé des marécages tapissés de toutes les écumes, de toutes les mousses, de toutes les lies, de toutes les perles verdâtres de la corruption végétale. Il a ménagé des lieux bas et étouffés où des mouches de mille couleurs bourdonnent et imitent abominablement le mouvement de la respiration dans le ventre des bêtes mortes. D’un bout à l’autre de ce terrible jardin, une chaleur morne couve à la fois la pourriture et les parfums pénétrants qui se confondent, en sorte que les parfums révoltent et que les sens étonnés ont peur de se plaire à l’infection. Et cependant, de tous côtés pousse une floraison inouïe, des lianes merveilleuses et d’une force de production que l’on n’avait pas soupçonnée, des formes hideuses et superbes, des couleurs d’un éclat sinistre et auprès desquelles pâlirait toute autre couleur. Le maître du lieu a réalisé un Éden de l’enfer. La Mort s’y promène avec la Volupté sa sœur, toutes deux pareilles et défiant l’œil de distinguer celle qui attire ou celle qui repousse. La race de l’ancien serpent rampe meurtrie dans les allées, et, au milieu, l’arbre de la science pousse un dernier jet qui jaillit par miracle de son tronc foudroyé.

Je cherche à rendre l’impression du livre, je tâche d’être compris plutôt que je n’explique ma pensée. Le feuilleton parle pour tout le monde. Un livre comme Les Fleurs du mal ne s’adresse pas à tous ceux qui lisent le feuilleton. En donnerai-je une idée plus précise ? En rattacherai-je la forme au souvenir de quelque forme littéraire ? Je la rattache et je le rattache lui-même à l’ode que Mirabeau a écrite dans le donjon de Vincennes. Il en a par moments l’audace, l’hallucination sombre, les beautés formidables et toujours la tristesse. C’est la tristesse qui le justifie et l’absout. Le poëte ne se réjouit pas devant le spectacle du mal. Il regarde le vice en face, mais comme un ennemi qu’il connaît bien et qu’il affronte. S’il le craint encore ou s’il a cessé de le craindre, je ne sais, mais il parle avec l’amertume d’un vaincu qui raconte ses défaites. Il ne dissimule rien. Il n’a rien oublié. Dans un temps où la littérature indiscrète a raconté au public les mœurs de la vie de bohème, les aventures de la baronne d’Ange et celles de Marguerite Gautier, il est venu après les amusants conteurs dire à son tour l’idylle à travers champs, l’églogue à côté d’une bête morte, le boudoir de la courtisane assassinée, et personne ne viendra plus après lui. Il a écrit la vérité dernière. Il ne s’est pas menti à lui-même. Il n’a menti à personne. Les fleurs du mal ont un parfum vertigineux. Il les a respirées, il ne calomnie pas ses souvenirs. Il aime son ivresse en se la rappelant, mais son ivresse est triste à faire peur. Il n’accuse pas autrement, il ne se plaint pas autrement, il est triste. Une lumière manque à son livre pour l’éclairer, une sorte de fable pour en déterminer le sens. S’il l’appelait la Divine Comédie, comme l’œuvre de Dante, si ses pécheresses les plus hardies étaient placées dans un des cercles de l’Enfer,le tableau même des Lesbiennes n’aurait pas besoin d’être retouché pour que le châtiment fût assez sévère. Du reste, et c’est par là que je termine, j’ai déjà rapproché de Mirabeau l’auteur des Fleurs du mal, je le rapproche de Dante, et je réponds que le vieux Florentin reconnaîtrait plus d’une fois dans le poëte français sa fougue, sa parole effrayante, ses images implacables et la sonorité de son vers d’airain. Je cherchais à louer Charles Baudelaire, comment le louerais-je mieux ? Je laisse son livre et son talent sous l’austère caution de Dante.

Je n’en dirai pas autant de Denise. On fait une fois Les Fleurs du mal, un chef-d’œuvre de réalité sauvage, un livre du plus grand style et d’une férocité magistrale, on le fait (quand on peut le faire), on ne le recommence plus.
 

Édouard Thierry.

 

Le Moniteur universel, 14 juillet 1857.

 

 

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LES FLEURS DU MAL

Par Charles BAUDELAIRE

 

Ce titre est significatif, et nous en remercions la loyauté du poëte : jamais mur bastionné ni grilles de fer n’ont interdit plus clairement aux voleurs l’entrée des propriétés, que le nom lugubre de ces vers en défend la lecture aux âmes pures et novices.

Quels sont donc les sujets que le poëte a traités ? L’ennui qui dévore les âmes promptement rassasiées des joies vulgaires, et éprises de l’idéal ; — les fureurs de l’amour que font naître non les transports des sens ou l’épanouissement d’un cœur jeune et crédule, mais les raffinements d’une curiosité maladive ; — l’expiation providentielle suspendue sur le vice frivole de l’individu, comme sur la corruption dogmatique des sociétés ; — la brutalité conquérante qui ignore les joies et la puissance du sacrifice ; — les âmes cupides qui fraudent et calomnient les âmes droites et contemplatives ; — enfin, l’orgueil qui se dresse contre Dieu, et qui, même foudroyé, respire avec délices l’encens des malheureux qu’il abuse, des sophistes qu’il enlace, des superbes qu’il enivre. Nous fermons ici cette énumération : les huit derniers morceaux consacrés au Vin et à la Mort n’ont plus rien de satanique. Et d’abord, c’est l’âme du vin qui chante dans la bouteille, promettant au travailleur la force, à sa compagne les fleurs de la santé, et les conviant tous deux à la prière, qui jaillit spontanément d’un cœur ému. Viennent ensuite le chiffonnier, qui rêve dans l’ivresse gloire, batailles et royauté ; — l’assassin, qui cherche dans le vin l’oubli du remords et n’y trouve que les âcres ferments du délire et de l’impiété ; — le poëte et l’amant, qui demandent au sang de la vigne tous les ravissements de l’esprit et de l’amour !

La Mort ferme le livre du poëte, comme elle ferme les courtes joies et les sinistres égarements de la vie. Les amants meurent au milieu des fleurs, le sourire aux lèvres, l’éclair prophétique dans les yeux, bercés sur l’aile de l’ange des dernières amours. Le pauvre salue la Mort comme la consolatrice divine ; l’artiste espère par delà le tombeau l’achèvement de la destinée et un incorruptible avenir !

La Revue de Paris, la Revue des Deux MondesL’Artiste, la Revue française, ont publié avant l’apparition du livre quelques-uns des morceaux qui le composent, et aussitôt quelques clameurs discrètes mais concertées se sont fait entendre. « Le poëte a passé trente ans, et il se complaît dans la peinture du vice et de l’orgueil ! Il analyse curieusement les progrès de la décomposition cadavérique, il assimile les vices aux animaux impurs ou féroces ! Pourquoi donc étaler toutes ces plaies hideuses de l’esprit, du cœur et de la matière ?

Eh quoi ! n’avez-vous pas de passe-temps plus doux ?


En vérité, ces reproches nous paraissent injustes : l’affirmation du mal n’en est pas la criminelle approbation. Les poëtes satiriques, les historiens, les dramaturges, ont-ils jamais été accusés de tresser des couronnes pour les forfaits qu’ils peignent, qu’ils racontent, qu’ils produisent sur la

 

 

« Mon cher Baudelaire,

« Je vous envoie l’article que vous m’avez demandé et qu’une convenance, facile à comprendre, a empêché Le Pays de faire paraître, puisque vous étiez en cause. Je serais bien heureux, mon cher ami, si cet article avait un peu d’influence sur l’esprit de celui qui va vous défendre et sur l’opinion de ceux qui seront appelés à vous juger.

« Tout à vous,
« Jules Barbey d’Aurevilly. »

24 juillet 1857.

I

S’il n’y avait que du talent dans les Fleurs du mal de M. Charles Baudelaire, il y en aurait certainement assez pour fixer l’attention de la Critique et captiver les connaisseurs, mais dans ce livre difficile à caractériser tout d’abord, et sur lequel notre devoir est d’empêcher toute confusion et toute méprise, il y a bien autre chose que du talent pour remuer les esprits et les passionner… M. Charles Baudelaire, le traducteur des œuvres complètes d’Edgar Poe, qui a déjà fait connaître à la France le bizarre conteur, et qui va incessamment lui faire connaître le puissant poëte dont le conteur était doublé, M. Baudelaire qui, de génie, semble le frère puîné de son cher Edgar Poe, avait déjà éparpillé, çà et là, quelques-unes des poésies qu’il réunit et qu’il publie. On sait l’impression qu’elles produisirent alors. À la première apparition, à la première odeur de ces Fleurs du mal, comme il les nomme, de ces fleurs (il faut bien le dire, puisqu’elles sont les Fleurs du mal) horribles de fauve éclat et de senteur, on cria de tous les côtés à l’asphyxie et que le bouquet était empoisonné ! Les moralités délicates disaient qu’il allait tuer comme les tubéreuses tuent les femmes en couche, et il tue en effet de la même manière. C’est un préjugé. À une époque aussi dépravée par les livres que l’est la nôtre, les Fleurs du mal n’en feront pas beaucoup, nous osons l’affirmer. Et elles n’en feront pas, non seulement parce que nous sommes les Mithridates des affreuses drogues que nous avons avalées depuis vingt-cinq ans, mais aussi pour une raison beaucoup plus sûre, tirée de l’accent, — de la profondeur d’accent d’un livre qui, selon nous, doit produire l’effet absolument contraire à celui que l’on affecte de redouter. N’en croyez le titre qu’à moitié ! Ce ne sont pas les Fleurs du mal que le livre de M. Baudelaire. C’est le plus violent extrait qu’on ait jamais fait de ces fleurs maudites. Or la torture que doit produire un tel poison sauve des dangers de son ivresse !

Telle est la moralité, inattendue, volontaire peut-être, mais certaine, qui sortira de ce livre cruel et osé dont l’idée a saisi l’imagination d’un artiste ! Révoltant comme la vérité, qui l’est souvent, hélas ! dans le monde de la Chute, ce livre sera moral à sa manière ; et ne souriez pas ! cette manière n’est rien moins que celle de la toute-puissante Providence elle-même, qui envoie le châtiment après le crime, la maladie après l’excès, le remords, la tristesse, l’ennui, toutes les hontes et toutes les douleurs qui nous dégradent et nous dévorent pour avoir transgressé ses lois. Le poëte des Fleurs du mal a exprimé, les uns après les autres, tous ces faits divinement vengeurs. Sa muse est allée les chercher dans son propre corps entr’ouvert, et elle les a tirés à la lumière d’une main aussi impitoyablement acharnée que celle du Romain qui tirait hors de lui ses entrailles. Certes, l’auteur des Fleurs du mal n’est pas un Caton. Il n’est ni d’Utique ni de Rome. Il n’est ni le Stoïque, ni le Censeur. Mais quand il s’agit de déchirer l’âme humaine à travers la sienne, il est aussi résolu et aussi impassible que celui qui ne déchira que son corps, après une lecture de Platon. La Puissance qui punit la vie est encore plus impassible que lui ! Ses prêtres, il est vrai, prêchent pour elle. Mais elle-même ne s’atteste à nous que par les coups dont elle nous frappe. Voilà ses voix ! comme dit Jeanne d’Arc. Dieu, c’est le talion infini. On a voulu le mal, et le mal engendre. On a trouvé bon le vénéneux nectar, et l’on en a pris à si haute dose, que la nature humaine en craque et qu’un jour elle s’en dissout tout à fait ! On a semé la graine amère, on recueille les fleurs funestes. M. Baudelaire, qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse. Au contraire, en les nommant, il les a flétries. Dans un temps où le sophisme raffermit la lâcheté et où chacun est le doctrinaire de ses vices, M. Baudelaire n’a rien dit en faveur de ceux qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers. On ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables. Ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on les conçoit dans l’enfer. C’est là en effet l’avancement d’hoirie infernale que tout coupable a de son vivant dans la poitrine. Le poëte, terrible et terrifié, a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte, pâle canéphore, sur sa tête hérissée d’horreur. C’est là réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un sac qui déferlait sous les ponts humides et noirs du moyen âge, en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable, qui porte le faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice, — la justice de Dieu !

II

Après avoir dit cela, ce n’est pas nous qui affirmeront que la poésie des Fleurs du mal est de la poésie personnelle. Sans doute, étant ce que nous sommes, nous portons tous (et même les plus forts) quelque lambeau saignant de notre cœur dans nos œuvres, et le poëte des Fleurs du mal est soumis à cette loi comme chacun de nous. Ce que nous tenons seulement à constater, c’est que, contrairement au plus grand nombre des lyriques actuels, si préoccupés de leur égoïsme et de leurs pauvres petites impressions, la poésie de M. Baudelaire est moins l’épanchement d’un sentiment individuel qu’une ferme conception de son esprit. Quoique très lyrique d’expression et d’élan, le poëte des Fleurs du mal est, au fond, un poëte dramatique. Il en a l’avenir. Son livre actuel est un drame anonyme dont il est facteur universel, et voilà pourquoi il ne chicane ni avec l’horreur, ni avec le dégoût, ni avec rien de ce que peut produire de plus hideux la nature humaine corrompue. Shakspeare et Molière n’ont pas chicané non plus avec le détail révoltant de l’expression quand ils ont peint l’un, son Iago, l’autre, son Tartuffe. Toute la question pour eux était celle-ci : « Y a-t-il des hypocrites et des perfides ? » S’il y en avait, il fallait bien qu’ils s’exprimassent comme des hypocrites et des perfides. C’étaient des scélérats qui parlaient ; les poëtes étaient innocents ! Un jour même (l’anecdote est connue), Molière le rappela à la marge de son Tartuffe, en regard d’un vers par trop odieux, et M. Baudelaire a eu la faiblesse… ou la précaution de Molière.

Dans ce livre, où tout est en vers jusqu’à la préface, on trouve une note en prose[1] qui ne peut laisser aucun doute non seulement sur la manière de procéder de l’auteur des Fleurs du mal, mais encore sur la notion qu’il s’est faite de l’Art et de la Poésie ; car M. Baudelaire est un artiste de volonté, de réflexion et de combinaison avant tout. « Fidèle — dit-il, — à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. » Ceci est positif. Il n’y a que ceux qui ne veulent pas comprendre, qui ne comprendront pas. Donc, comme le vieux Gœthe, qui se transforma en marchand de pastilles turc dans son Divan, et nous donna ainsi un livre de poésie, — plus dramatique que lyrique aussi, et qui est peut-être son chef-d’œuvre, — l’auteur des Fleurs du mal s’est fait scélérat, blasphémateur, impie, par la pensée, absolument comme Gœthe s’est fait Turc. Il a joué une comédie, mais c’est la comédie sanglante dont parle Pascal. Ce profond rêveur qui est au fond de tout grand poëte s’est demandé en M. Baudelaire ce que deviendrait la poésie en passant par une tête organisée, par exemple, comme celle de Caligula ou d’Héliogabale, et les Fleurs du mal, — ces monstrueuses, — se sont épanouies pour l’instruction et l’humiliation de nous tous ; car il n’est pas inutile, allez ! de savoir ce qui peut fleurir dans le fumier du cerveau humain, décomposé par nos vices. C’est une bonne leçon. Seulement, par une inconséquence qui nous touche et dont nous connaissons la cause, il se mêle à ces poésies, imparfaites par là au point de vue absolu de leur auteur, des cris d’âme chrétienne,

 


  1. Aller↑ Première édition, 1857. — Voici cette note de Charles Baudelaire, placée alors en tête de la partie du livre intitulée Révolte, et qu’il avait supprimée dans la seconde édition :

    « Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru dans un des principaux recueils littéraires de Paris, où il n’a été considéré, du moins par les gens d’esprit, que pour ce qu’il est véritablement : le pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes, comme à toutes les corruptions. Cette déclaration candide n’empêchera pas sans doute les critiques honnêtes de le ranger parmi les théologiens de la populace, et de l’accuser d’avoir regretté pour notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et volontaire, le rôle d’un conquérant, d’un Attila égalitaire et dévastateur. Plus d’un adressera sans doute au ciel les actions de grâces habituelles du Pharisien : Merci, mon Dieu, qui n’ayez pas permis que je fusse semblable à ce poëte infâme ! »

    Charles Baudelaire avait eu raison sans doute de biffer cette note, puisqu’elle n’avait pas suffi à convaincre et à désarmer ses juges. Mais n’avons-nous pas le devoir de rétablir ici tout ce qui peut contribuer à mettre en pleine lumière la pensée du poëte ?

    (Note des éditeurs.)

 

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I

Les poésies de Charles Baudelaire étaient depuis longtemps attendues du public, j’entends de ce public qui s’intéresse encore à l’art et pour qui c’est encore quelque chose que l’avénement d’un poëte.

Et, à ce sujet, ne calomnions pas trop la société actuelle. Il est difficile que quelque chose de beau ou de bon se produise sans que cette société, qu’on dit si matérielle et si endormie, n’en reçoive quelque agitation. Je vais plus loin. Je suis étonné de sa bonne volonté à faire des succès et à se laisser duper par le mot d’ordre de ceux qu’elle investit de la fonction de l’éclairer. On lui sert des tragédies vulgaires, sans invention et sans style ; on lui dit : C’est du Corneille ; elle y va, et elle applaudit. Un peintre étale au beau milieu d’un salon une toile ambitieuse, d’un dessin douteux et d’une couleur équivoque, on dit au public ; C’est du Véronèse ; il s’y rue, et il applaudit. Combien de fois n’avons-nous pas vu dans ces dernières années la foule se porter en masse et en hâte dans les théâtres, dans les ateliers, chez les libraires, sur l’avis trompeur d’un farceur ou d’un intéressé ; et là, en présence du chef-d’œuvre, s’écarquiller les oreilles et les yeux, le cou tendu, la poitrine contenue, ne demandant qu’à se laisser violer dans son indifférence ! Est-ce sa faute si l’enthousiasme ne lui vient pas, et si le lendemain ses bras laissent tomber le pavois qu’ils avaient élevé la veille ? A-t-elle manqué à Félicien David, à Daubigny, à Jean-François Millet, à Victor de Laprade ? Ne fait-elle pas fête chaque soir à Weber, qu’on vient de lui rendre ? Tout récemment encore, n’a-t-elle pas fait accueil à Gustave Flaubert ?

Ce qui manque aujourd’hui aux hommes d’un vrai mérite, aux artistes graves et convaincus, ce n’est donc pas le bon vouloir du public ; le public ne demande qu’à faire des succès, parce qu’il veut jouir. Ce qui leur manque, c’est le concours loyal, désintéressé de ceux à qui le public, trop occupé et trop affairé, a dévolu la charge de l’éclairer et de l’avertir, de faire pour lui le dépouillement des réputations, et qui, à force de lui crier au loup pour des ombres, finissent par l’endormir dans son indifférence.

Longtemps avant que les Revues eussent publié des vers de M. Baudelaire, on savait qu’il existait quelque part, dans les entrailles fécondes de cette ville qui contiennent tant de germes pour l’avenir, un poëte original, un esprit bien trempé, trop poëte ou trop artiste selon quelques-uns, mais dont les qualités vivaces et surabondantes devaient faire diversion à l’ennui et à la médiocrité générale. Le public, nous en sommes témoins, s’est entretenu dix ans dans cette attente. Les extraits donnés par les journaux ont soutenu cette réputation naissante.

Nous n’avons pas voulu, pour apprécier le talent de M. Baudelaire, attendre l’impression du public. Sans doute on criera à l’exagération. Mais est-ce dans ces temps de médiocrité prolixe de la poésie officielle, de la poésie des salons et des académies, est-ce bien d’une surabondance de sève que nous avons à nous plaindre ? N’est-il pas vrai qu’il en est aujourd’hui de la poésie comme de la peinture ? Tout le monde peint bien, dit l’un, tout le monde fait bien les vers, répond l’autre. Oui, si par bien peindre et être bon poëte, on peut entendre ne manquer ostensiblement à aucune règle convenue, s’exprimer couramment dans le langage de tout le monde et savoir relier habilement par des procédés connus des phrases apprises et des poncis. Tout le monde peint bien parce que tout le monde a été à l’école, a visité les musées et a la tête meublée de souvenirs. Or la mémoire est une faculté calme qui ne fait pas trembler la main comme l’imagination. Nos artistes mettent sur leur palette du Rubens, du Rembrandt, du Guyp, du Van Ostade, etc., etc. Ils s’entourent de gravures. Comment, avec cela, en y ajoutant un peu de goût et les traditions de l’école, ne réussiraient-ils pas auprès de la foule ? Mais regardez d’un peu près les œuvres de ces habiles peintres, appliquez-leur la méthode de jugement qui résulte de l’étude des maîtres, et vous découvrirez qu’ils n’ont ni unité, ni science, ni sincérité, ni idéal, ni bonne foi, ni art de composition, rien, en un mot, de ce qui constitue, non pas le grand peintre, mais le peintre. Tout le monde écrit bien parce que tout le monde sait lire, et que, depuis trois cents ans que l’on imprime, bon nombre de sentiments et de nuances de sentiments ont été exprimés par de grands écrivains. N’est-ce pas le sublime du genre scolastique et académique que d’emprunter la pompe à Bossuet, la concision à La Bruyère, la profondeur à Pascal, l’ironie à Voltaire, la passion à Rousseau, etc., etc. ? De sorte qu’à force d’exprimer ses propres sentiments avec le langage des maîtres, on arrive à penser à leurs frais et finalement à ne plus penser du tout. Disons-le franchement, depuis Louis XIV la poésie française se meurt de correction[1]. Et lorsque, au commencement de ce siècle, l’auteur des Orientales et de Hernaniest venu régénérer la langue poétique en lui rendant tout ce qu’elle avait perdu en 1660, le pittoresque, la propriété, le grotesque, on l’a traité de barbare et de Topinambou. Que penseront nos neveux lorsqu’ils trouveront dans les journaux du temps, à l’adresse du plus grand inventeur de rhythmes que la France ait eus depuis Ronsard, les épithètes de sauvage et d’Iroquois ? Que penseront-ils surtout dans cette plaisanterie, banale alors, du mot coupé par l’hémistiche, appliquée au versificateur le plus sévère de l’époque ? Comme il n’est pas de brevet pour l’invention poétique, il n’est aujourd’hui fils de bonne maison, pourvu du grade de bachelier ès lettres, et ayant un peu de lecture, qui ne parvienne à coudre convenablement ensemble quelques hémistiches de nos poëtes modernes. C’est le même procédé que ci-dessus, pour la prose : on exprime sa mélancolie aux dépens de Lamartine, son ironie avec de Musset, son indignation avec Barbier, son scepticisme avec Théophile Gautier. Chacun a fait son petit Lac, son petit Pas d’armes du roi Jean, son petit Iambe, sa petite Comédie de la Mort, sa petite Ballade à la lune. On emprunte les pensées avec le langage ; ou plutôt on se sert d’une langue riche pour déguiser le néant de sa pensée et la nullité de son tempérament. À part quatre ou cinq noms que je me dispense de citer, mais que chacun connaît, je demande si, dans les essais poétiques qui se sont manifestés dans ces dernières années, il est possible de voir autre chose que réminiscences et pastiches. N’est-ce pas toujours la mélancolie de Lamartine, la rêverie de Laprade, la mysticité de Sainte-Beuve, l’ironie de de Musset, la sérénité de Théodore de Banville ? Eh bien, je le déclare, en présence d’une moutonnerie si persistante, le poëte qui met la main sur mon cœur, dût-il l’égratigner un peu, irriter mes nerfs et me faire sauter sur mon siège, me semblera toujours préférable à cette poésie, irréprochable sans doute, mais insipide, sans parfum et sans couleur, et qui vous coule entre les mains comme de l’eau.

Je ne ferai donc point le procès à M. Baudelaire pour ses exagérations. Tous les tempéraments excessifs, tous les talents volontaires impliquent certains défauts auxquels les meilleurs conseils ne sauraient remédier. Il faut en pareil cas supprimer le poëte ou garder les défauts. Les défauts de M. Delacroix sautent aux yeux : le premier venu peut apercevoir dans sa peinture des audaces, des négligences, la laideur des visages ; mais il a fallu vingt ans pour faire comprendre sa tonalité savante et l’intensité de ses compositions. Je préfère, à propos de M. Charles Baudelaire, m’occuper de signaler et d’expliquer ce que je vois de beau et de rare dans son talent, plutôt que de perdre mon temps à relever des taches qu’on verra bien sans que je m’en mêle, et que la charité de tels de nos confrères saura merveilleusement faire valoir. J’ai d’ailleurs, pour agir ainsi, une excuse excellente, l’exemple du recueil même qui me prend aujourd’hui pour organe. Lorsque la Revue des Deux Mondes publia, l’an dernier, quelques-unes des poésies de M. Baudelaire, elle les fit précéder d’une note un peu prude, et dans tous les cas fort maladroite. La Revue française s’est conduite plus franchement : elle a choisi, c’était son droit ; mais, son choix fait, elle l’a publié sans commentaire[2].

II

Le livre des Fleurs du mal[3] contient tout au juste cent pièces, parmi lesquelles un assez grand nombre de sonnets, et dont la plus longue excède à peine cent vers. Si je m’arrête tout d’abord à ce résultat, c’est qu’en s’ajoutant à d’autres observations, elle confirme une opinion que j’ai depuis longtemps sur l’avenir de la poésie. Cette opinion, qui n’est point une simple conjecture, mais une induction tirée du développement de l’histoire, est qu’à mesure que le nombre des lecteurs augmente, à mesure que le livre imprimé, en se répandant, convertit les auditeurs impressionnables, passionnables, en lecteurs méditatifs et réfléchis, la poésie doit concentrer son essence et restreindre son développement. Je ne prétends pas, — ce qu’on ne manquerait pas de me faire dire si je ne revenais sur mon assertion, — que la poésie doive devenir un art purement plastique. Mais du moins elle doit resserrer ses moyens plastiques comme son inspiration. La poésie à grandes proportions, la poésie épique, est celle des peuples, non pas barbares, mais peu liseurs, ou qui ne savent pas encore lire et qui sont naturellement plus saisissables par la passion que par laréflexion ; c’est la poésie des époques héroïques ; c’est aussi la poésie des peuples opprimés ou asservis, et c’est pour cela peut-être que la France n’a pas de poëme épique. — Le poëme didactique est un jeu de rhétoricien qui ne peut être poétique qu’épisodiquement. — Quant au poëme démonstratif ou persuasif, à la poésie de propagande, au poëme-sermon, au poëme-pamphlet, ne sont-ils pas devenus ridicules aujourd’hui qu’un article de journal ou une simple brochure renseigne plus vite et plus nettement ? La philosophie ni la science n’ont affaire de la Muse.

Des savants, des docteurs les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.

Répétons-le, car on ne saurait trop le dire, la découverte de l’imprimerie, en mettant aux mains des hommes un moyen direct et expéditif de communiquer leur pensée, a destitué les arts de toute mission de propagande ou d’enseignement. Ce que disaient autrefois les bas-reliefs d’une cathédrale, les fresques d’un édifice, ce que chantaient les rhapsodes et les trouvères, qui n’étaient pas toujours des poëtes, le livre aujourd’hui le dit plus clairement et plus vite. Toutes les fois qu’il s’agira de s’instruire et de comprendre, il sera toujours plus tôt fait de lire un traité que de dégager la moelle instructive des ornements égayés de la Muse. Du jour où le livre fut inventé, les arts émancipés ont eu chacun un domaine séparé que le voisin ne peut envahir qu’à la condition de se suicider. L’allusion politique tue le poëme, dont elle fait un pamphlet ; la prédication tue le drame en en faisant un traité de morale. Quel profit Voltaire, eût-il eu tout le génie poétique qui lui manquait, pouvait-il attendre de sa Henriade alors que les mémoires sur la Ligue étaient déjà dans toutes les mains ? Qui songe à relire, autrement que par curiosité littéraire, les lourds poëmes didactiques de Saint-Lambert, de Lemierre et de Delille, depuis que nous avons une Maison rustique, des dictionnaires, une littérature scientifique ?

Désormais divorcée d’avec l’enseignement historique, philosophique et scientifique, la poésie se trouve ramenée a sa fonction naturelle et directe, qui est de réaliser pour nous la vie complémentaire du rêve, du souvenir, de l’espérance, du désir ; de donner un corps à ce qu’il y a d’insaisissable dans nos pensées et de secret dans le mouvement de nos âmes ; de nous consoler ou de nous châtier par l’expression de l’idéal ou par le spectacle de nos vices. Elle devient, non pas individuelle, suivant la prédiction un peu hasardeuse de l’auteur de Jocelyn, mais personnelle, si nous sous-entendons que l’âme du poëte est nécessairement une âme collective, une corde sensible et toujours tendue que font vibrer les passions et les douleurs de ses semblables.

Cette vérité, que j’essaye de prouver par le raisonnement, est démontrée d’ailleurs par l’exemple et par la transformation progressive de la poésie moderne. Qu’ont fait depuis trente ans Lamartine, Hugo, de Vigny, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, qu’écrire en des œuvres fragmentaires, limitées, l’histoire de l’âme humaine, qu’exprimer dans une forme de plus en plus serrée et de plus en plus parfaite impressions, rêves, aspirations, regrets, depuis la passion la plus vive jusqu’à la rêverie la plus vague ? Les uns et les autres ont tâté le pouls à l’humanité et en ont noté les pulsations dans un rhythme précis, sonore ou coloré. Car c’est la conséquence forcée de cette évolution finale de la poésie, de nécessiter une exécution plus ferme et une plastique plus serrée. Le vers négligé, mou, le versus pedestris du xviiie siècle, qui convient si bien à la muse décrépite de l’abbé Delille et de ses imitateurs, n’est plus de mise dans un poëme court destiné à frapper l’esprit des lecteurs par une succession rapide d’images intenses.

Je félicite M. Baudelaire d’avoir compris ces conditions nouvelles de la poésie, car c’est assurément une preuve de force que de se trouver du premier coup à la hauteur de son temps.

III

La poésie de M. Baudelaire, profondément imagée, vivace et vivante, possède à un haut degré ces qualités d’intensité et de spontanéité que je demande au poëte moderne.

Il a les dons rares, et qui sont des grâces, de l’évocation et de la pénétration. Sa poésie, concise et brillante, s’impose à l’esprit comme une image forte et logique. Soit qu’il évoque le souvenir, soit qu’il fleurisse le rêve, soit qu’il tire des misères et des vices du temps un idéal terrible, impitoyable, toujours la magie est complète, toujours l’image abondante et riche se poursuit rigoureusement dans ses termes.

On dira que parfois le ton est poussé au noir, ou au rouge, et que le poëte semble se complaire à irriter les plaies où il a glissé la sonde. Mais, à notre tour, prenons garde à ne pas tomber dans l’exagération. Je sais bien que les satires de d’Aubigné, non plus que celles de Régnier, non plus que certaines pièces de Saint-Amant ou même de Ronsard, ne pourraient guère paraître dans nos revues actuelles. Et cependant chacun les a dans sa bibliothèque et s’en fait honneur. Les poëtes en ce temps-là n’écrivaient que pour les poëtes ou pour les âmes assez grandes pour comprendre l’Art. Nous avons inventé un mode de publication qui s’adresse à tous indistinctement, à l’homme du monde comme à l’artiste, aux jeunes filles comme aux érudits. Est-ce une raison pour retrancher de la poésie moderne tout un ordre de compositions qui a ses précédents, ses chefs-d’œuvre, j’allais dire ses classiques, et qui d’ailleurs répond si directement à une série de passions et de phénomènes ? Devons-nous supprimer la satire et nous interdire l’étude de toute une moitié de l’âme humaine ? En littérature, en art, tout ce qui existe a sa loi ; je suis à cet égard fataliste comme un Bédouin. Je n’en veux donc pas aux journaux d’avoir moralisé leur feuilleton dans l’intérêt de leurs abonnés et des filles d’iceux. Mais, franchement, d’une nécessité commerciale, d’une condition d’abonnement, doit-on faire une question littéraire ? Le livre est-il le journal ? Mais non : le journal va chercher ses lecteurs, le livre attend les siens. Et parce qu’on a publié Modeste Mignon dans le Journal des Débats et le Lys dans la vallée dans la Revue de Paris, faut-il ne pas écrire Splendeurs et Misères des courtisanes, un des plus beaux livres d’analyse sociale qui aient été écrits en langue française ?

Je vais faire une citation terrible, et l’on ne dira pas qu’à propos de littérature romantique je vais chercher mes autorités dans le camp des intéressés. Voici ce qu’écrivait en 1822, dans le Journal des Débats, Hoffmann, — non pas le fantastique, mais l’auteur des Rendez-vous bourgeois, — à propos d’une édition nouvelle de Régnier :

« Dans plusieurs cantons de la Normandie j’ai entendu désigner une jeune fille très honnête par un mot qui ferait dresser les cheveux, s’il était prononcé devant le public plein de pudeur de la capitale. Ce mot, que je n’oserais même désigner par la lettre initiale, n’est cependant que le féminin d’un autre mot que tout le monde prononce et qui indique un jeune homme non marié. Quand ce mot féminin a été appliqué à la débauche, le beau monde l’a rejeté avec horreur et lui a d’abord substitué le mot au son argentin dont j’ai parlé plus haut, et qui, dans son étymologie italienne, ne signifie qu’une très petite fille. Il a été pendant quelque temps reçu même dans la bonne société ; mais ayant enfin été proscrit comme son prédécesseur, on l’a remplacé par le mot fille, qui était encore du bon ton au milieu du siècle dernier. Mais il était écrit là-haut sans doute que tout ce qui désigne ce sexe deviendrait une injure ; et ce sont les femmes elles-mêmes qui se sont calomniées en rejetant comme indécents tous les mots qui avaient ce caractère. Aujourd’hui le mot fille est de si mauvais ton, qu’aucune mère, même dans les dernières classes du peuple, ne veut avoir de filles. J’ai deux garçons et deux demoiselles, nous dira la femme du dernier artisan. Mais voici bien autre chose : le mot demoiselle lui-même court grands risques. Les nymphes qui font espalier dans certaines rues, quand Hespérus se lève sur l’horizon, se nomment les demoiselles de la rue Saint-Honoré, les demoiselles du Panorama ou du boulevard du Temple. Il n’y aura donc bientôt plus de demoiselles ; et c’est pour cela sans doute que depuis quelque temps on emploie le terme de jeune personne, car on prévoit que, dans vingt ou trente ans, le mot demoiselle fera frémir notre pudique postérité. Malheureusement l’expression de jeune personne est une sottise, car le mot personne s’appliquant aux deux genres, un jeune garçon est aussi une jeune personne. Il faut donc chercher un autre mot, et, quel qu’il puisse être, il finira par avoir le sort de tous les autres. »

Voilà le danger signalé par un pur classique, par un écrivain qui traitait Shakespeare et Schiller de sauvages, et leurs traducteurs, MM. Guizot et de Barante, de barbares et de révolutionnaires. Certes, avec notre prétention de parler toujours pour tout le monde, — journaux pour tous, lectures pour tous, — nous finirons par ne plus faire ni livres ni journaux. À force d’avoir toujours en vue les jeunes demoiselles, on finit par manquer de respect aux hommes et à soi-même. On triche avec sa pensée, on falsifie la langue ; on se fait un langage hybride, arbitraire, tout d’allusions et de périphrases ; et cependant, comme l’observe judicieusement le feu rédacteur du Journal de l’Empire, les mots, en s’écartant de l’étymologie, perdent leur signification. On ne pourrait pas dire aujourd’hui quel tort a fait à la littérature, à la langue, combien d’intelligences, de talents a viciés cette préoccupation de plaire à toutes les classes et à tous les âges. Depuis que les mamans ont inventé qu’on ne pouvait plus conduire sa fille à l’Exposition, le commun des peintres a abandonné l’étude du nu pour s’adonner à des tricheries de costume, à des hypocrisies de sentiment bien autrement corruptrices que l’aspect de la nature vraie. Il fut un temps où les directeurs de journaux proscrivaient dans les romans jusqu’aux mots de maîtresse et d’adultère ; et, au Gymnase, un vaudeville de M. Scribe, intitulé Héloïse et Abailard, — et qui ne mentait pas à son titre, — a passé sans difficulté. Voilà où nous en sommes. M. Baudelaire s’est mis sous la protection de quatre vers de d’Aubigné. Il aurait pu y ajouter cette franche déclaration de l’auteur d’Albertus :

Et d’abord, j’en préviens les mères de familles,
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines. —

Les petites filles ! les petites filles ! Mon Dieu ! n’y a-t-il pas une littérature pour les petites filles ? n’y a-t-il pas des écrivains qui se dévouent par vocation ou par nécessité à composer de petites historiettes sans dard et sans venin ? Est-ce qu’il n’y a pas des auteurs pour enfants et même des auteurs pour dames ? L’ignorance est une vertu pour les filles, l’art n’est donc pas fait pour elles. Faites-leur lire l’Histoire des Voyages ou les Lettres édifiantes ; abonnez-les aux bibliothèques paroissiales ; mais écartez d’elles tout livre qui a l’art ou la passion pour but ; vers, romans, pièces de théâtre ; le meilleur n’en vaut rien pour elles. N’avons-nous pas vu récemment un écrivain religieux d’un grand zèle tenter « s’il ne serait pas possible de composer un roman avec des personnages, des sentiments et un langage chrétiens[4] ? » Il a réussi à faire un bréviaire de séduction, où les filles les moins délurées et les plus pieuses apprendront à tromper la vigilance de leurs parents et à forcer, par les moyens les moins catholiques, les cœurs qu’elles ont choisis.

V

Je me laisse entraîner, je le sens, par ces considérations, un peu allongées peut-être, mais que je ne crois pas déplacées à propos d’un livre d’art, et que dans tous les cas je ne crois pas inutiles.

Il faut bien cependant que le public sache ce qu’est ce poëte terrible dont on veut lui faire peur. Pour nos lecteurs, heureusement, la connaissance est déjà faite : ils n’ont point oublié le magnifique extrait que la Revue française a donné des Fleurs du mal il y a trois mois[5]. Ils m’ont donc déjà compris lorsque j’ai cherché à indiquer le caractère de cette poésie abondante dans sa sobriété, de cette forme serrée où parfois l’image fait explosion avec l’éclat soudain de la fleur d’aloès. M. Baudelaire excelle surtout, je l’ai dit, à donner une réalité vivante et brillante aux pensées, à matérialiser, à dramatiser l’abstraction. Cette qualité est frappante dès le second morceau, intitulé Bénédiction, où l’auteur présente l’action fécondante du malheur sur la vie du poëte : il naît, et sa mère se désole d’avoir porté ce fruit sauvage, cet enfant si peu semblable aux autres et dont la destinée lui échappe ; il grandit, et sa femme le prend en dérision et en haine ; elle l’insulte, le trompe et le ruine ; mais le poëte, à travers ces misères, continue de marcher vers son idéal, et la pièce se termine par un cantique doux et grave comme un finale de Haydn :

Vers le ciel où son œil voit un trône splendide,
Le poëte serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :

« — Soyez béni mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au poëte
Dans les rangs bienheureux des saintes légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas suffire
À ce beau diadème éblouissant et clair.

Car il ne sera fait que de pure lumière
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »

Je ne crois pas que jamais plus beau cantique ait été chanté à la gloire du poëte, ni qu’on ait jamais exprimé en plus beaux vers la noblesse de la douleur et la résignation des âmes privilégiées.

La pièce vingt et unième (Parfum exotique) est remarquable par cette faculté d’arrêter l’insaisissable et de donner une réalité pittoresque aux sensations les plus subtiles et les plus fugaces. Le poëte assis près de sa maîtresse, par un beau soir d’automne, sent monter à son cerveau un parfum tiède qui l’enivre ; il trouve à ce parfum quelque chose d’étrange et d’exotique, qui le fait rêver à des pays lointains ; et aussitôt dans le miroir de sa pensée se déroulent des rivages heureux, éblouis par les feux du soleil, des îlots paresseux plantés d’arbres singuliers, des Indiens au corps mince et vigoureux, des femmes au regard hardi :

Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des vers tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers !

Si je voulais citer d’autres preuves de cette rare faculté de magie et de création pittoresque, les exemples afflueraient sous ma plume. Contraint de me borner, pour avoir été trop bavard, je ne puis que renvoyer les lecteurs aux pièces intitulées les Phares, la Muse malade, le Guignon, la Vie antérieure, de Profundis clamavi, le Balcon, la Cloche fêlée, etc.

J’ai parlé du don d’évocation comme d’un des plus particuliers à l’auteur des Fleurs du mal. — Un crime a été commis ; la police pénètre dans un appartement clos et mystérieux, où, parmi les splendeurs du luxe et de la volupté la plus délicate, un cadavre de femme gît sur un lit, la tête séparée du tronc. — De quel crime ténébreux, se demande le poëte, cette malheureuse a-t-elle été victime ? À quelle passion monstrueuse a-t-elle été sacrifiée ? — Et tout aussitôt la chambre mystérieuse, avec son atmosphère malsaine, l’alcôve coquette où ruisselle un corps mutilé au milieu des meubles dorés, des divans soyeux, des bouquets qui se fanent dans les vases, apparaissent avec la puissance d’une ceinture sinistre et dont la mémoire gardera la terreur.

La terreur, je l’ai dit, car il est temps d’expliquer l’énigme de ce titre et de quelques-unes des inspirations de l’auteur. Nous sommes tellement accoutumés à être lâchement encensés ; on nous a tant de fois répété à tous, grands ou petits, poëtes, artistes, bourgeois, que nous sommes les plus vertueux, les plus parfaits, les plus délicats, qu’un poëte qui vient nous secouer dans notre satisfaction hypocrite ou indolente nous fait peur ou nous irrite. Les Fleurs du mal ! les voici : c’est le spleen, la mélancolie impuissante, c’est l’esprit de révolte, c’est le vice, c’est la sensualité, c’est l’hypocrisie, c’est la lâcheté. Or n’est-il pas vrai que souvent nos vertus mêmes naissent de leurs contraires ? que notre courage naît du découragement, notre énergie de la faiblesse, notre sobriété de l’intempérance, notre foi de l’incrédulité ? Aurions-nous la prétention de valoir mieux que ne valaient nos pères ? La société actuelle vaut-elle mieux que celles de Louis XIV et de Henri IV ? Pourquoi donc ne supporterait-elle pas une fois ce que celles-là ont toujours supporté de bonne grâce ? Et pourquoi ce fouet sanglant, que l’auteur des Iambes, le dernier, a manié avec tant de vigueur et de franchise, ne viendrait-il pas nous rappeler que le poëte n’est pas nécessairement un douceâtre et un thuriféraire ?

Au surplus, ce fouet, M. Baudelaire ne l’a pas toujours à la main ; il n’est pas toujours ironique ou satirique ; on l’a pu voir par les extraits que j’ai donnés plus haut ; on l’a pu voir par les pièces insérées il y a trois mois dans la Revue française.

Comme transition à des idées moins noires et comme conclusion, je citerai le sonnet suivant qui est à lui seul la clef et la moralité du livre. Il a pour titre l’Ennemi :

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé ça et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

Ô douleur ! ô douleur ! le temps mange la vie,
Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Je n’ai que peu de chose à dire de la plastique de M. Charles Baudelaire. Elle est souvent parfaite ; parfois aussi il se permet des audaces, des négligences, des violences qu’explique la nature toute spontanée de son inspiration.

Sa phrase poétique n’est pas, comme celle de M. Théodore de Banville, par exemple, le développement large et calme d’une pensée maîtresse d’elle-même. Ce qui chez l’un découle d’un amour savant et puissant de la forme est produit chez l’autre par l’intensité et par la spontanéité de la passion. Et puisque j’ai nommé M. Théodore de Banville, je rappellerai ce que je disais il y a un an, ici même, à propos de ses Odelettes : « Des deux grands principes posés au commencement de ce siècle, la recherche du sentiment moderne et le rajeunissement de la langue poétique, M. de Banville a retenu le second… » Dans ma pensée, je retenais le premier pour M. Charles Baudelaire.

L’un et l’autre représentent hautement les deux tendances de la poésie contemporaine. Ils pourront servir de bornes lumineuses à une nouvelle génération de coureurs poétiques.

Charles Asselineau.

 


  1. Aller↑ Je n’entends pas la correction prosodique, ni même la rectitude des pensées, mais une sorte de régularité conforme aux modèles.
  2. Aller↑ Cet article, écrit pour la Revue française au moment même de l’apparition des Fleurs du mal, ne fut publié qu’un peu plus tard, après le jugement, et avec quelques changements.

    (Note des éditeurs.

LETTRE DE M. SAINTE-BEUVE

 

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Ce 20… 1857.

 

Mon cher ami,

J’ai reçu votre beau volume, et j’ai à vous remercier d’abord des mots aimables dont vous l’avez accompagné ; vous m’avez depuis longtemps accoutumé à vos bons et fidèles sentiments à mon égard. — Je connaissais quelques-uns de vos vers pour les avoir lus dans divers recueils ; réunis, ils font un tout autre effet. Vous dire que cet effet général est triste ne saurait vous étonner ; c’est ce que vous avez voulu. Vous dire que vous n’avez reculé, en rassemblant vos Fleurs, devant aucune sorte d’image et de couleur, si effrayante et affligeante qu’elle fût, vous le savez mieux que moi ; c’est ce que vous avez voulu encore. Vous êtes bien un poëte de l’école de l’art, et il y aurait, à l’occasion de ce livre, si l’on parlait entre soi, beaucoup de remarques à faire. Vous êtes vous aussi, de ceux qui cherchent de la poésie partout ; et comme, avant vous, d’autres l’avaient cherchée dans des régions tout ouvertes et toutes différentes ; comme on vous avait laissé peu d’espace ; comme les champs terrestres et célestes étaient à peu près tous moissonnés, et que, depuis trente ans et plus, les lyriques, sous toutes les formes, sont à l’œuvre, — venu si tard et le dernier, vous vous êtes dit, — j’imagine : « Eh bien, j’en trouverai encore de la poésie, et j’en trouverai là où nul ne s’était avisé de la cueillir et de l’exprimer. » Et vous avez pris l’enfer, vous vous êtes fait diable. Vous avez voulu arracher leurs secrets aux démons de la nuit. En faisant cela avec subtilité, avec raffinement, avec un talent curieux et un abandon quasi précieux d’expression, en perlant le détail, en pétrarquisant sur l’horrible, vous avez l’air de vous être joué ; vous avez pourtant souffert, vous vous êtes rongé à promener vos ennuis, vos cauchemars, vos tortures morales ; vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant. Cette tristesse particulière qui ressort de vos pages et où je reconnais le dernier symptôme d’une génération malade, dont les aînés nous sont très connus, est aussi ce qui vous sera compté.

Vous dites quelque part, en marquant le réveil spirituel qui se fait le matin près les nuits mal passées, que, lorsque l’aube blanche et vermeille, se montrant tout à coup, apparaît en compagnie de l’Idéal rongeur, à ce moment, par une sorte d’expiation vengeresse,

Dans la brute assoupie un ange se réveille !


C’est cet ange que j’invoque en vous et qu’il faut cultiver. Que si vous l’eussiez fait intervenir un peu plus souvent, en deux ou trois endroits bien distincts, cela eût suffi pour que votre pensée se dégageât, pour que tous ces rêves du mal, toutes ces formes obscures et tous ces bizarres entrelacements où s’est lassée votre fantaisie, parussent dans leur vrai cur, c’est-à-dire à demi dispersés, déjà et prêts à s’enfuir levant la lumière. Votre livre alors eût offert comme une Tentation de saint Antoine, au moment où l’aube approche et où l’on sent qu’elle va cesser.

C’est ainsi que je me le figure et que je le comprends. Il faut, le moins qu’on peut, se citer en exemple. Mais nous aussi, il y a trente ans, nous avons cherché de la poésie là où nous avons pu. Bien des champs aussi étaient déjà moissonnés, et les plus beaux lauriers étaient coupés. Je me rappelle dans quelle situation douloureuse d’esprit et d’âme j’ai fait Joseph Delorme, et je suis encore étonné, quand il m’arrive (ce qui m’arrive rarement) de rouvrir ce petit volume, de ce que j’ai osé y dire, y exprimer. Mais en obéissant à l’impulsion et au progrès naturel de mes sentiments, j’ai écrit l’année suivante un recueil, bien imparfait encore, mais animé d’une inspiration douce et plus pure, Les Consolations, et grâce à ce simple développement en mieux, on m’a à peu près pardonné. Laissez-moi vous donner un conseil qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent pas : vous vous défiez trop de la passion, c’est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l’esprit, à la combinaison. Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres, n’ayez jamais peur d’être trop commun ; vous aurez toujours assez, dans votre finesse d’expression, de quoi vous distinguer.

Je ne veux pas non plus paraître plus prude à vos yeux que je ne suis. J’aime plus d’une pièce de votre volume, ces Tristesses de la lune, par exemple, délicieux sonnet qui semble de quelque poëte anglais contemporain de la jeunesse de Shakspeare. Il n’est pas jusqu’à ces stances, À celle qui est trop gaie, qui ne me semblent exquises d’exécution. Pourquoi cette pièce n’est-elle pas en latin, ou plutôt en grec, et comprise dans la section des Erotica de l’Anthologie ? Le savant Brunck l’aurait recueillie dans les Analecta veterum poetarum ; le président Bouhier et La Monnoye, c’est-à-dire des hommes d’autorité et de mœurs graves, castissimæ vitæ morumque integerrimorum,l’auraient commentée sans honte, et nous y mettrions le signet pour les amateurs. Tange Chloen semel arrogantem…

Mais encore une fois, il ne s’agit pas de cela ni de compliments. J’ai plutôt envie de gronder, et si je me promenais avec vous au bord de la mer, le long d’une falaise, sans prétendre à faire le mentor, je tâcherais de vous donner un croc-en-jambe, mon cher ami, et de vous jeter brusquement à l’eau, pour que vous, qui savez nager, vous alliez désormais sous le soleil et en plein courant.

Tout à vous,

Sainte-Beuve.

LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CUSTINE.

 

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___________________

Si je ne vous ai pas remercié plus tôt, monsieur, du présent que vous avez bien voulu me faire, c’est que je voulais commencer par en savoir le prix. Un poëte ne se lit pas comme on écrit de la prose légère, au courant de la plume, surtout un poète qui déteste le mensonge et sabre tout ce qui est de convention. Vous réfléchissez comme un miroir fidèle l’esprit d’un temps et d’un pays malades ; et la force de vos expressions me fait souvent reculer d’épouvante devant les objets que vous vous plaisez à peindre. Vous me direz que vous chicaner sur le choix de vos sujets, ce serait reprocher au miroir de refléter ce qui se présente devant lui ; mais un poète est un miroir qui choisit. On plaint l’époque où un esprit et un talent d’un ordre si élevé en sont réduits à se complaire dans la contemplation de choses qu’il vaudrait mieux oublier qu’immortaliser. Vous voyez, monsieur, que je ne suis point un réaliste[1], et que je ne comprends le créateur dans l’art que comme un éclectique dans la nature.

Ces réserves faites, je vous rends sincèrement grâce de l’honneur que vous m’avez fait de penser à moi, et du plaisir que m’a causé la lecture d’un recueil plein d’originalité qui nous annonce un poëte de plus. Vous êtes neuf dans une littérature vieille. Vous aurez des ennemis en foule ; si l’admiration de quelques amis qui voient le fond de l’homme à travers vos peintures peut vous dédommager de la méchanceté des taupes, je vous prie de penser à moi et de me croire sincère comme vous-même dans l’expression des sentiments que vous m’avez inspirés. Nos amis des livres valent bien ceux du monde.

A. de Custine.

 

Paris, ce 16 août 1857.

 


  1. Aller↑ Ni moi non plus. — Il est présumable que M. de Custine, qui ne me connaissait pas, mais qui était d’autant plus flatté de mon hommage qu’il se sentait injustement négligé, se sera renseigné auprès de quelque âme charitable, laquelle aura collé à mon nom cette grossière étiquette. — C. B.

LETTRE DE M. ÉMILE DESCHAMPS

 

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______________________

Versailles, 14 juillet 1857.

 

Monsieur et très éminent confrère,

Après une atroce maladie de plus d’un an, j’avais charmé ma convalescence avec votre exquise traduction des contes fantastiques de l’Hoffmann américain, œuvre d’une double originalité et d’un double mérite littéraire, puisque vous en êtes le révélateur envers notre ignorance. Et voilà que je dois à votre sympathique et trop aimable souvenir ces Fleurs du mal, dont je pensais déjà tant de bien sur échantillons.

Je viens d’aspirer tous leurs poisons enivrants, tous leurs parfums terribles. Vous seul pouviez faire cette poésie, dont l’explication est dans l’épigraphe d’Agrippa d’Aubigné, pour le fond des choses[1] ; dont le secret, pour la forme savante et ciselée est dans la dédicace au parfait magicien ès lettres françaises,notre grand et cher Théophile Gautier.

Pour ne m’en tenir qu’à ce qui concerne l’art, — le poëte restant le maître de son idée, comme a dit magistralement Victor Hugo, — je ne puis me taire sur les prodiges de poésie et de versification qui sont manifestés par votre œuvre.

Don Juan aux Enfers, les Spleen, Les Femmes damnées, Les Métamorphoses du Vampire[2]Les Litanies de Satan, Le Vin de l’assassin,Confession, etc., sont des poésies sans modèle et sans imitateurs pour longtemps. Votre verve, votre coloris, votre harmonie à part, ont pu seuls en venir à bout ; et que de secrets de forme comme de cœur s’en échappent ! Que de vers trempés d’une vigueur étonnante ou d’un enchantement inaccoutumé ! que de tours elliptiques et nouveaux, que de rhythmes dociles et fiers !

Enfin, je ne puis vous dire qu’une chose : soyez toujours ce que vous êtes si souvent ! — Voilà, en une ligne, ma critique et mon éloge sincères.

Ma gratitude ne l’est pas moins, ni mon sympathique dévouement.

Émile Deschamps.

 


  1. Aller↑ La première édition portait pour épigraphe ces vers de d’Aubigné :

    On dit qu’il faut couler les exécrables choses
    Dans le puits de l’oubli et au sépulcre encloses,

    Et que par les esprits le Mal ressuscité
    Infectera les mœurs de la postérité ;
    Mais le vice n’a point pour mère la science,
    Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.

    Les Tragiques, liv. II.

    (Note de C. Baudelaire.)

SUR LES FLEURS DU MAL

 

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À QUELQUES CENSEURS

 

Ces bouquets effrayants de Charles Baudelaire
S’en iraient, déchirés au vent de la colère !…
Non, messieurs ! — le Réel est ici le sujet.
En brisant le miroir détruirait-on l’objet ?
Sa peinture, après tout, n’est pas l’apologie.
Le danger radical, c’est une sale orgie
Masquée en beau gala ; c’est l’onduleux serpent
Qui caresse et qui bave, et s’élève, en rampant ;
Le danger radical, c’est la page hypocrite,
Pensée avec le fiel, avec le musc écrite ;
C’est l’ongle venimeux qui sortira d’un gant ;
C’est l’ulcère, que couvre un satin élégant ;
C’est, au théâtre impur, une mielleuse enseigne.
Voilà ce dont tout cœur et se révolte et saigne,
S’il est encor trempé du sacre baptismal.
Mais le livre, qui grave à son front : Fleurs du mal,

Ne dit-il pas d’abord tout ce qu’il porte au ventre ?
Aux couvents, aux salons son nom défend qu’il entre ;
Et, — sombre exception, — comme certain traité
Des docteurs de l’Église ou de la Faculté,
Il proclame très haut, par sa seule cocarde,
Que le monde avec lui doit se tenir en garde,
Et qu’enfin, sa légende horrible, il ne la dit
Qu’au philosophe artiste, au penseur érudit.

Les livres ont leur cercle assigné. — L’Évangile
Est pour tous les humains ; pour bon nombre, Virgile ;
Juvénal, pour plusieurs ; d’autres, pour quelques-uns.
Tous remèdes à tous ne sont pas opportuns.
Et faut-il, pour cela, supprimer les dictâmes
Qui ne s’adresseraient qu’à vingt corps ou vingt âmes ?
Et puis, Les Fleurs du mal, quel mal en craindrait-on ?
Leur langage est le vers… qui donne peu le ton :
C’est un préservatif… un mur inaccessible,
Et la contagion, en vers, n’est pas possible.
À moins qu’on ne les chante, — et ce n’est point le cas,
Ou que des imprudents et des trop délicats
Ne dénoncent la chose aux sots qu’ils électrisent,
Et, voulant la punir, ne la popularisent.
D’ailleurs, l’art est un voile, et c’est un fait connu
Que toute poésie est chaste dans son nu.

Bien plus, il est des temps, à traîner sur la claie,
Dont aucun baume, hélas ! ne peut sécher la plaie ;
Il faut donc la sonder à toute profondeur,
Et, pour seul antidote, étaler sa hideur.
— Vous connaissez ce père, à bout de remontrance !
Auprès d’un jeune fils, froid et sourd à ses transes,

Qu’appelait la débauche en son gouffre béant.
Las de voir ses conseils, son exemple à néant,
Le père, à l’hôpital des impudiques femmes,
Un jour, mena son fils, et sur les lits infâmes
Lui montrant la torture et l’horreur de la chair :
« Crois-tu que leurs plaisirs soient payés assez cher ? »
Et de là, sous le toit des hommes, leurs complices,
Épouvanta ses yeux par les mêmes supplices,
Et, — ce que n’avaient fait prières ni sermons, —
Le spectacle du mal, qu’en tremblant nous nommons,
Rappela vers le bien le jeune homme en délire.

Cette cure terrible est le droit de la lyre.
Le droit pour chaque vice… et le poëte aussi,
Tuteur honni d’un siècle à mal faire endurci,
Doit pétrir hardiment, comme un remède étrange,
— Cynique par vertu, — le sang avec la fange,
Sûr d’effrayer du moins ceux qu’il ne touche plus.
— Tel est cet empirisme auquel tu te complus,
Baudelaire, héroïque et sauvage système,
Qu’un monde inattentif peut frapper d’anathème,
Car il le faut creuser en toute liberté,
Pour en bien concevoir l’âpre nécessité.
Tu mis un grand talent au bout d’un grand courage,
Et traversas ainsi le formidable orage.
On le reconnaîtra, poëte ; on ne peut pas
Condamner le chemin pour quelques mauvais pas…
L’âme est un noir mystère, et peut-être la tienne
Cache-t-elle en ses plis toute la loi chrétienne.
Seulement, tu devras, crois-moi, la dégager,
Et, dans le champ du mal rapide passager,
Loin de ce sombre enfer t’en aller, sur ton aile,

Ouvrant les régions de splendeur éternelle,
Pour aborder enfin, cœur absous et guéri,
Au Paradis profond de Dante Alighieri !

Émile Deschamps.

Versailles, 12 août 1857.

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