Balzac et la peinture
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De la petite table en bois sur laquelle aura été écrite toute La Comédie humaine, jusqu’aux tout récents portraits de l’écrivain par Eduardo Arroyo ou Olivier Blanckart, la Maison de Balzac explore, le temps d’une exposition, le regard porté sur la création artistique d’Honoré de Balzac.
On sait qu’il écrivait seul, souvent la nuit. Le cabinet de travail qui a fait l’objet d’une rénovation récente, l’une des pièces les plus émouvantes du musée, permet de l’imaginer face à son imagination, couchant sur le papier la description si précise d’un monde purement imaginaire.
L’exposition confronte cette vision mythique du travailleur de la nuit, avec la réalité de l’œuvre d’un grand artiste fortement marqué par la pensée contemporaine. Le foyer de l’opéra, les rédactions des journaux, les soirées littéraires offrent autant d’occasions aux artistes de se croiser. Dans le brillant salon de Delphine de Girardin, Balzac côtoie ainsi Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, Alexandre Dumas, George Sand, Alfred de Musset ou Franz Liszt. Ces liens plus ou moins amicaux exercent une influence profonde et stimulent Balzac, l’amènent à se lancer dans des entreprises parfois audacieuses, que ce soit en art ou en politique. Il n’hésite pas à solliciter des spécialistes pour mieux comprendre la musique ou la peinture, à solliciter ses amis pour l’écriture d’une pièce de théâtre ou de poèmes qu’il insère dans ses romans. Et quelques personnages de La Comédie humaine s’inspirent de ces fortes personnalités. Mais ce sont aussi leurs réalisations, des sculptures, des gravures, des pièces de théâtre, qui ont suscité des personnages, voire une nouvelle, un roman.
Cette complexe réalité a été occultée par la représentation d’abord caricaturale et progressivement héroïque de Balzac qu’ont très tôt donné les plus grands peintres, dessinateurs et sculpteurs. Leurs œuvres, depuis 1830 et jusqu’à aujourd’hui, suggèrent diverses facettes de l’écrivain dont elles enrichissent le mythe, et ces portraits de Balzac, seul ou en groupe, forment autant d’interrogations sur ce que peut être la création artistique.
A DÉCOUVRIR DURANT L'EXPOSITION
- Moeurs administratives par Monnier : dix heures © Maison de Balzac
Balzac s'est inspiré de nombreux tableaux et oeuvres pour écrire ses romans, notemment pour les descriptions de portraits et de paysages sont il présente les grandes galeries de peinture décrites dans ses oeuvres.La peinture apparaît chez Balzac sous bien des formes : d'abord le romancier utilise souvent des tableaux pour présenter ses décors et il décrit les salons de ses collectionneurs qui sont nombreux.
Mais l'on remarque également qu'il a l'habitude d'utiliser des références picturales pour suggérer l'impression d'ensemble produite par un paysage ou souligner le caractère original d'un visage dont il fait le portrait.
Il nous a donc semblé intéressant, pour enrichir une étude sur Le Chef d'œuvre inconnu, de rechercher les tableaux ou les œuvres dont il s'est inspiré dans ses descriptions, portraits et paysages ; puis de présenter les grandes galeries de peinture qu'il décrit dans ses oeuvres, pour nous approcher de l'impression qu'il a voulu nous donner en citant les oeuvres et leurs créateurs.
Il s'agit donc ici d'un modeste Musée de la peinture chez Balzac, composé à partir des richesses du Musée du Louvre.
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Portaits de femmes
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Textes de Balzac
Augustine Guillaume
(La maison du Chat-qui-pelote)
Eugénie Grandet
(Eugénie Grandet)
Olympe Bijou
(La cousine Bette)
Suzanne
(La vieille fille)
La Poissonnière
(Les Petits Bourgeois
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Peintres cités
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Rubens
La Poissonnière
(Les petits bourgeois)
... Mais, là, dans cette excursion, la Cardinal avait toute la valeur d'un chef-d'oeuvre isolé, car elle était le type complet de son genre.
Elle était montée sur des sabots crottés; mais ses pieds, soigneusement enveloppés de chaussons, ne manquaient pas de longs gros bas drapés. Sa robe d'indienne, enrichie d'un falbala de boue, portait l'empreinte de la bretelle qui retient l'éventaire, en coupant par derrière la taille un peu bas. Son principal vêtement était un châle dit cachemire en poil de lapin, dont les deux bouts se nouaient au-dessus de sa tournure, car il faut bien employer le mot du beau monde pour exprimer l'effet que produisait la pression de la bretelle transversale sur ses jupes, qui se relevaient en forme de chou. Une rouennerie grossière, qui servait de fichu, laissait voir un cou rouge et rayé comme le bassin de la Villette quand ou y a patiné. Sa coiffure était un foulard de soie jaune, tortillé d'une façon assez pittoresque.
Courte et grosse, d'un teint riche en couleur, la mère Cardinal devait boire son petit coup d'eau-de-vie le matin.
Elle avait été belle. La Halle lui reprochait, dans son langage à figures hardies, d'avoir fait plus d'une journée la nuit. Son organe, pour se mettre au diapason d'une conversation honnête, était obligé d'étouffer le son, comme cela se fait dans une chambre de malade; mais alors il sortait épais et gras de ce gosier habitué à lancer jusqu'aux profondeurs des mansardes le nom du poisson de chaque saison.
Son nez à la Roxelane, sa bouche assez bien dessinée, ses yeux bleus, tout ce qui fit jadis sa beauté se trouvait enseveli dans les plis d'une graisse vigoureuse, où se trahissaient les habitudes de la vie en plein air. Le ventre et les seins se recommandaient par une ampleur à la Rubens.
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Raphael
Michel Ange
Augustine Guillaume
(La maison du Chat-qui-pelote)
Tel était l'état des choses dans cette petite république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis, ressemblait assez à une succursale de la Trappe. Mais pour rendre compte des événements extérieurs comme des sentiments, il est nécessaire de remonter quelques mois avant la scène par laquelle commence cette histoire. A la nuit tombante, un jeune homme passant devant l'obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l'aspect d'un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde.
Le magasin, n'étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l'école hollandaise. Le linge blanc, l'argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu'embellissaient encore de vives oppositions entre l'ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d'Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux; ces têtes étaient si originales, et chaque caractère avait une expression si franche, on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite.
Ce passant était un jeune peintre, qui, sept ans auparavant, avait rempoté le grand prix de peinture. Il revenait de Rome. Son âme nourrie de poésie, ses yeux rassasiés de Raphaël et de Michel-Ange avaient soif de la nature vraie, après une longue habitation du pays pompeux où l'art a jeté partout son grandiose. Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. Abandonné longtemps à la fougue des passions italiennes, son coeur demandait une de ces vierges modernes et recueillies que, malheureusement, il n'avait su trouver qu'en peinture à Rome.
De l'enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu'il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale : Augustine paraissait pensive et ne mangeait point ; par une disposition de la lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les contours de sa tête et l'illuminait d'une manière quasi surnaturelle. L'artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son coeur. Après être demeuré pendant un moment comme écrasé sous le poids de ses idées, il s'arracha à son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne dormit point. Le lendemain, il entra dans son atelier pour n'en sortir qu'après avoir déposé sur une toile la magie de cette scène sont le souvenir l'avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut incomplète tant qu'il ne posséda pas un fidèle portrait de son idole. Il passa plusieurs fois devant la maison du Chat-qui-pelote ; il osa même y entrer une ou deux fois sous le masque d'un déguisement, afin de voir de plus près la ravissante créature que Madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit mois entiers, adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant le monde, la poésie, le théâtre, la musique et ses plus chères habitudes.
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Raphael
Eugénie Grandet
(Eugénie Grandet)
Eugénie appartenait bien à de type d'enfant fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires ; mais si elle ressemblait à Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens.
Elle avait une tête énorme, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s'y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n'y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encor que le pur baiser de sa mère y traçait ... passagèrement une marque rouge.
Son nez était un peu trop fort, mais il s'harmonisait avec une bouche d'un rouge de minium, dont les lèvres à mil le raies étaient pleines d'amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver; il manquait sans doute un peu de grâce due à la toilette ; mais pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme.
Eugénie, grande et forte, n'avait donc rien du joli qui plaît aux masses; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s'éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici- bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes ... souvent dues aux hasards de la conception, mais qu'une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir; ce peintre, amoureux d'un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d'Eugénie la noblesse innée qui s'ignore ; il eût vu sous un front calme un monde d'amour ; et, dans la coupe des yeux, dans l'habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête que l'expression du plaisir n'avait jamais altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d'horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l'âme, communiquait le charme de la conscience qui s'y reflétait, et commandait le regard...
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Raphael
Olympe Bijou
(La Cousine Bette)
Melle Olympe Bijou, petite fille de seize ans, montra le visage sublime que Raphaël a trouvé pour ses vierges, des yeux d'une innocence attristée par des travaux excessifs, des yeux noirs rêveurs, armés de longs cils, et dont l'humidité se désséchait sous le feu de la Nuit laborieuse, des yeux assombris par la fatigue; mais un teint de porcelaine et presque maladif ; mais une bouche comme une grenade entrouverte, un sein tumultueux, des formes pleines, de jolies mains, des dents d'un émail distingué, des cheveux noirs abondants, le tout ficelé d'indienne à soixante-quinze centimes le mètre, orné d'une collerette brodée, monté sur des souliers de peau sans clous, et décoré de gants à vingt neuf sous. L'enfant, qui ne connaissait pas sa valeur, avait fait sa plus belle toilette pour venir chez la grande dame.
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Titien
Rubens
Suzanne
(La vieille fille)
Suzanne , une de ses favorites, spirituelle, ambitieuse, avait en elle l'étoffe d'une Sophie Arnould ; elle était d'ailleurs belle comme la plus belle courtisane que jamais Titien ait conviée à poser sur un velours noir pour aider son pinceau à faire une Vénus; mais sa figure, quoique fine dans le tour des yeux et du front, péchait en bas par des contours communs.
C'était la beauté normande, fraîche, éclatante, rebondie, la chair de Rubens qu'il faudrait marier avec les muscles de l'Hercule Farnèse , et non la Vénus de Médicis, cette gracieuse femme d'Apollon.
" Hé bien, mon enfant, conte-moi ta petite ou ta grosse aventure. "
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Le musée imaginaire
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de
Balzac
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La Collection Claës sacrifiée
La Recherche de l'Absolu
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La maison Claës est de toute beauté. Elle renferme des chefs d'oeuvre, notamment le portrait de Van Claës par Le Titien.
" La maison Claës était si richement fournie en meubles, en tableaux, en objets d'art et de prix qu'il semblait difficile d'y ajouter des choses dignes de celles qui s'y trouvaient déjà. Le goût de cette famille y avait accumulé des trésors. Une génération s'était mise sur la piste de beaux tableaux ; puis la nécessité de compléter la collection commencée avait rendu le goût de la peinture héréditaire. Les cent tableaux qui ornaient la galerie par laquelle on communiquait du quartier de derrière aux appartements de réception situés au premier étage de la maison de devant, ainsi qu'une cinquantaine d'autres placés dans les salons d'apparat, avaient exigé trois siècles de patientes recherches. C'était de célèbres morceaux de Rubens, de Ruysdaël, de Van Dyck, de Teburg, de Gérard Dow, de Téniers, de Miéris, de Paul Potter, de Wouwermans, de Rembrandt, d'Hobbema, de Cranach et d'Holbein. Les tableaux italiens et français étaient en minorité, mais tous authentiques et capitaux.
... Madame Claës venait de terminer en effet une consultation délicate, dans laquelle il s'agissait d'un cas de conscience, que l'abbé de Solis pouvait seul décider. Prévoyant une ruine complète, elle voulait retenir, à l'insu de Balthazar, qui se souciait peu de ses affaires, une somme considérable sur le prix des tableaux afin de la cacher et de la réserver pour le moment où la misère pèserait sur sa famille.Après une mûre délibération et après avoir apprécié les circonstances dans lesquelles se trouvait sa pénitente, le vieux dominicain avait approuvé cet acte de prudence. Il s'en alla pour s'occuper de cette vente qui devait se faire secrètement, afin de ne point trop nuire à la considération de monsieur Claës. Le vieillard envoya son neveu, muni d'une lettre de recommandation, à Amsterdam, où le jeune homme enchanté de rendre service à la maison Claës réussit à vendre les tableaux de la galerie aux célèbres banquiers Happe et Duncker, pour une somme ostensible de quatre-vingt-cinq mille ducats de Hollande et une somme de quinze mille autres qui serait secrètement donnée à Madame Claës. Les tableaux étaient si bien connus qu'il suffisait pour accomplir le marché de la réponse de Balthazar à la lettre que la maison Happe et Dunker lui écrivit.
Emmanuel de Solis fut chargé par Claës de recevoir le prix des tableaux qu'il lui expédia secrètement afin de dérober à la ville de Douai la connaissance de cette vente. Vers la fin de septembre, Balthazar remboursa les sommes qui lui avaient été prêtées, dégagea ses biens et reprit ses travaux ; mais la maison Claës s'était dépouillée de son plus bel ornement.
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Le salon de Josépha
La Cousine Bette
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Quoique le baron eût connu le luxe de l'Empire, qui certes fut un des plus prodigieux et dont les créations, si elles ne furent pas durables, n'en coûtèrent pas moins des sommes folles, il resta ébloui, abasourdi, dans ce salon dont les trois fenêtres donnaient sur un jardin féerique, un de ces jardins fabriqués en un mois avec des terrains rapportés, avec des fleurs transplantées, et dont les gazons semblent obtenus par des procédés chimiques. Il admira non seulement les recherches, les dorures, les sculptures les plus coûteuses du style dit Pompadour, des étoffes merveilleuses que le premier épicier venu aurait pu commander et obtenir à flots d'or ; mais encore ce que des princes seuls ont la faculté de choisir, de trouver, de payer et d'offrir : deux tableaux de Greuze et deux de Watteau, deux têtes de Van Dyck, deux paysages de Ruysdaël, deux du Guaspre, un Rembrandt, et un Holbein, un Murillo et un Titien, deux Teniers et un Metsu, un Van Huysum et un Abraham Mignon, enfin deux cent mille francs de tableaux admirablement encadrés. Leurs bordures valaient presque les toiles.
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Le cabinet des faux tableaux
Pierre Grassou
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M. Vervelle, marchand de bouteilles, a constitué une galerie de tableaux... Il reçoit le peintre Pierre Grassou qui est amoureux de sa fille, et décide de lui montrer la Galerie.
Le marchand de bouteilles semblait avoir voulu lutter avec le roi Louis-Philippe et les galeries de Versailles. Les tableaux, magnifiquement encadrés avaient des étiquettes où se lisaient en lettres noires sur fond d'or
RUBENS
Danses de faunes et de nymphes
REMBRANDT
Intérieur d'une salle de dissection. Le docteur Tromp
faisant sa leçon à ses élèves.
Il y avait cent cinquante tableaux tous vernis, époussetés quelques-uns étaient couverts de rideaux verts qui ne se tiraient pas en présence des jeunes personnes. L'artiste resta les bras cassés, la bouche béante, sans parole sur les lèvres, en reconnaissant la moitié de ses tableaux dans cette galerie : il était Rubens, Paul Potter, Mieris, Metzu, Gérard Dow ! Il était à lui seul vingt grands maîtres.
...
- J'ai fait tous ces tableaux-là, lui dit à l'oreille Pierre Grassou..."
Le Musée-Pons
Le Cousin Pons
Le salon où se trouvait la majeure partie du Musée-Pons était un de ces anciens salons comme les concevaient les architectes employés par la noblesse française, de vingt-cinq pieds de largeur et de treize pieds de hauteur. Les tableaux que possédait Pons, au nombre de soixante-sept, tenaient tous sur les quatre parois de ce salon boisé, blanc et or, mais le blanc jauni, l'or rougi par le temps offraient des tons harmonieux qui ne nuisaient point à l'effet des toiles. Quatorze statues s'élevaient sur des colonnes, soit aux angles, soit entre les tableaux, sur des gaines de Boule. Des buffets en ébène, tous sculptés et d'une richesse royale, garnissaient à hauteur d'appui le bas ses murs. Ces buffets contenaient les curiosités. Au milieu du salon, une ligne de crédences en bois sculpté présentait au regard les plus grandes raretés du travail humain : les ivoires, les bronzes, les bois, les émaux, l'orfèvrerie, les porcelaines, etc.
Dès que le Juif fut dans ce sanctuaire, il alla droit à quatre chefs d'oeuvre qu'il reconnut pour les plus beaux de cette collection, et de maîtres qui manquaient à la sienne. C'était pour lui ce que sont pour les naturalistes, ces desiderata qui font entreprendre des voyages du couchant à l'aurore, aux tropiques, dans les déserts, les pampas, les savanes, les forêts vierges. Le premier tableau était de Sébastien del Piombo, le second de Fra Bartholomeo della Porta, le troisième un paysage d'Hobbema, et le dernier un portrait de femme par Albert Dürer, quatre diamants! Sébastien del Piombo se trouve, dans l'art de la peinture, comme un point brillant où trois écoles se dont donné rendez-vous pour y apporter chacune ses éminentes qualités. Peintre de Venise, il est venu à Rome y prendre le style de Raphaël, sous la direction de Michel-Ange, qui voulut l'opposer à Raphaël en luttant, dans la personne d'un de ses lieutenants, contre ce souverain pontife de l'Art. Ainsi, ce paresseux génie fondu la couleur vénitienne, la composition florentine, le style raphaëlesque dans les rares tableaux qu'il a daigné peindre, et dont les cartons étaient dessinés, dit-on , par Michel-Ange.
Aussi peut-on voir à quelle perfection est arrivé cet homme, armé de cette triple force, quand on étudie au Musée de Paris le portrait de Baccio Bandinelli qui peut être mis en comparaison avec l'homme au gant du Titien, avec le portrait du vieillard où Raphaël a joint sa perfection à celle du Corrège, et avec le Charles VIII de Leonardo da Vinci, sans que cette toile y perde.
Ces quatre perles offrent la même eau, le même orient, la même rondeur, le même éclat, la même valeur. L'art humain ne peut aller au delà. C'est supérieur à la nature qui n'a fait vivre l'original que pendant un moment. De ce grand génie, de cette palette immortelle, mais d'une incurable paresse, Pons possédait un chevalier de Malte en prière, peint sur ardoise, d'une fraîcheur, d'un fini, d'une profondeur supérieurs encore aux qualités du portrait de Baccio Bandinelli. Le Fra Bartholomeo, qui représentait une Sainte Famille eût été pris pour un tableau de Raphaël par beaucoup de connaisseurs. L'Hobbéma devait aller à soixante mille francs en vente publique. Quant à l'Albert Durer, ce portrait de femme était pareil au fameux Holzschuer de Nuremberg duquel les rois de Bavière, de Hollande et de Prusse ont offert deux cent mille francs, et vainement, à plusieurs reprises. Est-ce la femme ou le fils du chevalier Holzschuer, l'ami d'Albert Durer?... l'hypothèse paraît une certitude qui suppose un pendant, et les armes peintes sont disposées dans l'un et l'autre portrait. Enfin le "aetatis suae XLI" est en parfaite harmonie avec l'âge indiqué dans le portrait si religieusement gardé par la maison Holzschuer de Nuremberg, et dont la gravure a été récemment achevée.
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Le Musée Pons
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Chaque carreau des deux croisées de la chambre du bonhomme était un vitrail suisse colorié, dont le moindre valait mille francs, et il comptait seize de ces chefs d'oeuvre à la recherche desquels voyagent aujourd'hui les amateurs.
En 1815, ces vitraux se vendaient entre six et dix francs. Le prix des soixante tableaux qui composaient cette divine collection, chefs d'oeuvre purs, sans un repeint, authentiques, ne pouvait être connu qu'à la chaleur des enchères. Autour de chaque tableau s'épanouissait un cadre d'une immense valeur, et l'on en voyait de toutes les façons : le cadre vénitien avec ses gros ornements semblables à ceux de la vaisselle actuelle des Anglais, le cadre romain si remarquable que les artistes l'appellent le fla-fla! le cadre espagnol à rinceaux hardis, les cadres flamands et allemands avec leurs naïfs personnages, le cadre d'écaille incrusté d'étain, de cuivre, de nacre, d'ivoire ; le cadre en ébène, le cadre en buis, le cadre en cuivre, le cadre Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, enfin une collection unique des plus beaux modèles. Pons, plus heureux que les conservateurs des Trésors de Dresde et de Vienne, possédait un cadre du fameux Brustolone, le Michel-Ange du bois
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Le Musée-Pons
Le Cousin Pons
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Moret, ce peintre, savait la valeur du Musée-Pons, et il avait levé brusquement la tête. Cette finesse ne pouvait être hasardée qu'avec Rémonencq et la Cibot. Le Juif avait évalué moralement cette portière par un regard où les yeux firent l'office des balances d'un peseur d'or. L'un et l'autre devaient ignorer que le bonhomme Pons et Magus avaient mesuré souvent leurs griffes.
En effet, ces deux amateurs féroces s'enviaient l'un l'autre. Aussi le vieux Juif venait-il d'avoir comme un éblouissement intérieur. Jamais il n'espérait pouvoir entrer dans un sérail si bien gardé. Le Musée-Pons était le seul à Paris qui pût rivaliser avec le Musée-Magus. Le Juif avait eu, vingt ans plus tard que Pons, la même idée; mais en sa qualité de marchand-amateur, le Musée-Pons lui resta fermé, de même qu'à Dusommerard. Pons et Magus avaient au coeur la même jalousie. Ni l'un ni l'autre ils n'aimaient cette célébrité que recherchent ordinairement ceux qui possèdent des cabinets. Pour examiner la magnifique collection du pauvre musicien, c'était pour Elie Magus, le même bonheur que celui d'un amateur de femmes parvenant à se glisser dans le boudoir d'une belle maîtresse que lui cache un ami. Le grand respect que témoignait Rémonencq à ce bizarre personnage et le prestige qu'exerce tout pouvoir réel, même mystérieux, rendirent la portière obéissante et souple. La Cibot perdit le ton autocratique avec elle se conduisait dans sa loge avec les locataires et ses deux messieurs, elle accepta les conditions de Magus et promit de l'introduire dans le Musée-Pons, le jour même. C'était amener l'ennemi dans le coeur de la place, plonger un poignard au coeur de Pons qui, depuis dix ans, interdisait à la Cibot de laisser pénétrer qui que ce fût chez lui, qui prenait toujours sur lui ses clefs, et à qui la Cibot avait obéi, tant qu'elle avait partagé les opinions de Schmucke en fait de bric-à-brac. En effet, le bon Schmucke, en traitant les magnificences de "primporions" et déplorant la manie de Pons, avait inculqué son mépris pour ces antiquailles à la portière et garanti le Musée-Pons de toute invasion pendant fort longtemps.
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Les chefs d'œuvre du Musée-Pons
Le cousin Pons
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Dès que le Juif fut dans ce sanctuaire, il alla droit à quatre chefs d'oeuvre qu'il reconnut pour les plus beaux de cette collection, et de maîtres qui manquaient à la sienne. C'était pour lui ce que sont pour les naturalistes, ces desiderata qui font entreprendre des voyages du couchant à l'aurore, aux tropiques, dans les déserts, les pampas, les savanes, les forêts vierges.
Le premier tableau était de Sébastien del Piombo, le second de Fra Bartholomeo della Porta,le troisième un paysage d'Hobbéma, et le dernier un portrait de femme par Albert Durer,quatre diamants! Sébastien del Piombo se trouve, dans l'art de la peinture, comme un point brillant où trois écoles se dont donné rendez-vous pour y apporter chacune ses éminentes qualités. Peintre de Venise, il est venu à Rome y prendre le style de Raphaël, sous la direction de Michel-Ange, qui voulut l'opposer à Raphaël en luttant, dans la personne d'un de ses lieutenants, contre ce souverain pontife de l'Art.
Ainsi, ce paresseux génie fondu la couleur vénitienne, la composition florentine, le style raphaëlesque dans les rares tableaux qu'il a daigné peindre, et dont les cartons étaient dessinés, dit-on, par Michel-Ange. Aussi peut-on voir à quelle perfection est arrivé cet homme, armé de cette triple force, quand on étudie au Musée de Paris le portrait de Baccio Bandinelli qui peut être mis en comparaison avec l'homme au gant du Titien, avec le portrait du vieillard où Raphaël a joint sa perfection à celle du Corrège, et avec le Charles VIII de Leonardo da Vinci, sans que cette toile y perde. Ces quatre perles offrent la même eau, le même orient, la même rondeur, le même éclat, la même valeur. L'art humain ne peut aller au delà. C'est supérieur à la nature qui n'a fait vivre l'original que pendant un moment. De ce grand génie, de cette palette immortelle, mais d'une incurable paresse,Pons possédait un chevalier de Malte en prière, peint sur ardoise, d'une fraîcheur, d'un fini, d'une profondeur supérieurs encore aux qualités du portrait de Baccio Bandinelli.
Le Fra Bartholomeo, qui représentait une Sainte Famille eût été pris pour un tableau de Raphaël par beaucoup de connaisseurs. L'Hobbéma devait aller à soixante mille francs en vente publique. Quant à l'Albert Durer, ce portrait de femme était pareil au fameux Holzschuer de Nuremberg duquel les rois de Bavière, de Hollande et de Prusse ont offert deux cent mille francs, et vainement, à plusieurs reprises.Est-ce la femme ou le fils du chevalier Holzschuer, l'ami d'Albert Durer ?... l'hypothèse paraît une certitude qui suppose un pendant, et les armes peintes sont disposées dans l'un et l'autre portrait. Enfin le "aetatis suae XLI" est en parfaite harmonie avec l'âge indiqué dans le portrait si religieusement gardé par la maison Holzschuer de Nuremberg, et dont la gravure a été récemment achevée.
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Le troisième étage de l'antre de l'Antiquaire
La Peau de chagrin
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Raphaël de Valentin visite l'antre de l'Antiquaire. Il a vu bien des merveilles...
- Mais ce n'est rien encore, montez au troisième étage, et vous verrez!
L'inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants portraits de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poème de Lord Byron ; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d'agate, des onyx merveilleux!... Enfin c'était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d'oeuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l'enthousiasme. Il arriva devant une Vierge de Raphaël , mais il était las de Raphaël. Une figure du Corrège qui voulait un regard ne l'obtint même pas ...
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- Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ?...
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain, le panneau d'acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l'admiration de l'inconnu. A l'aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel. La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui! Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir; une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d'où cette lumière voulait sortir ; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s'échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves. Les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l'écoutait dans l'avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé. L'Evangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient les êmes troublées. Enfin la religion catholique se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume : "Aimez-vous les uns les autres!" Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l'égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilège des enchantements de la musique, l'oeuvre de Raphaël vous jetait sous le charme complet, impérieux des souvenirs et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille; par moments, il semblait que la tête s'agitât dans le lointain, au sein de quelque nuage."
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Balzac et les Salons
Pierre Grassou
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" Toutes les fois que vous êtes sérieusement allé voir l'Exposition des ouvrages de sculpture et de peinture, comme elle a lieu depuis la Révolution de 1830, n'avez-vous pas été pris d'un sentiment d'inquiétude, d'ennui, de tristesse, à l'aspect des longues galeries encombrées ? Depuis 1830, le Salon n'existe plus. Une seconde fois, le Louvre a été pris d'assaut par le peuple des artistes qui s'y est maintenu. En offrant autrefois l'élite des oeuvres d'art, le Salon emportait les plus grands honneurs pour les créations qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux choisis, le public choisisait encore : une couronne était décernée au chef d'oeuvre par des mains inconnues. Il s'élevait des discussions passionnées à propos d'une toile. Les injures prodiguées à Delacroix, à Ingres, n'ont pas moins servi leur renommée que l'éloge et le fanatisme de leurs adhérents.
(Balzac continue en analysant les modifications qu'entraîne le fait que désormais on a agrandi le Salon, qui est devenu... un Bazar. )
Aujourd'hui, ni la foule, ni la Critique ne se passionneront plus pour les produits de ce bazar...
Le Salon aurait dû rester un lieu déterminé, restreint, de proportions inflexibles, où chaque genre eût exposé ses chefs-d'oeuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de l'ancienne institution. Au lieu d'un tournoi, vous avez une émeute; au lieu d'une Exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar; au lieu du choix, vous avez la totalité. Qu'arrive-t-il? Le grand artiste y perd. Le Café turc, Les Enfants à la fontaine, Le Supplice des crochets et le Joseph de Decamps eussent plus profité à sa gloire, tous quatre dans le grand Salon , exposés avec les cent bons tableaux de cette année, que ses vingt toiles perdues parmi trois mille oeuvres, confondues dans six galeries. Par une étrange bizarrerie, depuis que la porte s'est ouverte à tout le monde, on a beaucoup parlé de génies méconnus. Quand, douze années auparavant, La Courtisane de Ingres et celle de Sigalon, La Méduse de Géricault, Le Massacre de Scio de Delacroix, Le Baptême d'Henri IV par Eugène Deveria, admis par des célébrités taxées de jalousie, apprenaient au monde, malgré les dénégations de la critique, l'existence de palettes jeunes et ardentes, il ne s'élevait aucune plainte. Maintenant que le moindre gâcheur de toile peut envoyer son oeuvre, il n'est question que de gens incompris. Là où il n'y a plus jugement, il n'y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les artistes, ils reviendront à l'examen qui recommande leurs oeuvres aux admirations de la foule pour laquelle ils travaillent... Sans le choix de l'Académie, il n'y aura plus de Salon, et sans Salon, l'art peut périr."
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Le Musée Pons
Le Cousin Pons
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Enfin, il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives compensations à la faillite de la gloire, que s'il lui eût fallu choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le croirait-on? Pons aurait opté pour son cher cabinet. Le vieux musicien pratiquait l'axiome de Chenavard, le savant collectionneur de gravures précieuses, qui prétend qu'on ne peut avoir de plaisir à regarder un Ruysdaël, un Hobbema, un Holbein, un Raphaël, un Murillo, un Greuze, Un Sébastien del Piombo, un Giorgione, un Albert Durer, qu'autant que ce tableau n'a coûté que cinquante francs. Pons n'admettait pas d'acquisition au-dessus de cent francs ; et pour qu'il payât un objet cinquante francs, cet objet devait en valoir trois mille. La plus belle chose du monde, qui coûtait trois cents francs, n'existait plus pour lui. Rares avaient été les occasions, mais il possédait les trois éléments du succès : les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la patience de l'israëlite.
Ce système, pratiqué pendant quarante ans, à Rome comme à Paris, avait porté ses fruits. Après avoir dépensé, depuis son retour de Rome, environ deux mille francs par an, Pons cachait à tous les regards une collection de chefs d'oeuvre en tout genre dont le catalogue atteignait au fabuleux numéro 1907. De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers Paris, il avait trouvé pour dix francs ce qui se paye aujourd'hui mille à douze cents francs.
C'était des tableaux triés dans les quarante-cinq mille tableaux qui s'exposent par an dans les ventes parisiennes ; des porcelaines de Sèvres, pâle tendre, achetées chez les Auvergnats, ces satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les merveilles de la France-Pompadour. Enfin, il avait ramassé les débris du dix-septième et du dix-huitième siècle, en rendant justice aux gens d'esprit et de génie de l'école française, ces grands inconnus, les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc. qui ont créé le genre Louis XV, le genre Louis XVI, et dont les oeuvres défraient aujourd'hui les prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant d'adroits pastiches. Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges, bonheur ineffable des collectionneurs! Le plaisir d'acheter des curiosités n'est que le second, le premier, c'est de les brocanter. Le premier, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures. Sans célébrité dans la Bricabracologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands, Pons ignorait la valeur vénale de son trésor.
Feu Dussomerard avait bien essayé de se lier avec le musicien ; mais le prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons, le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot. Entre Pons et monsieur Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances. Monsieur Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a procédé de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour de l'art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se dont des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands. De même que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces oeuvres de la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au coeur d'une avarice insatiable, l'amour de l'amant pour une belle maîtresse, et la revente, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau des commissaires-priseurs, lui semblait un crime de lèse Bric-à-Brac. Il possédait son musée pour en jouir à toute heure, car les âmes créées pour admirer les grandes oeuvres, ont la faculté sublime des vrais amants ; ils éprouvent autant de plaisir aujourd'hui qu'hier, ils ne se lassent jamais, et les chefs d'oeuvre sont, malheureusement, toujours jeunes. Aussi l'objet tenu si paternellement devait-il être une de ces trouvailles que l'on emporte, avec quel amour! amateurs, vous le savez !
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Les scènes d'intérieur
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Œuvres de Balzac
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La Maison Claës
La Recherche de l'absolu
La boutique du drapier
La Maison du Chat-qui-pelote
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La maison Claës
La Recherche de l'Absolu
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Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si intimement liés à l'architecture que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations et les individus dans toute la vérité de leurs habitudes, d'après les restes de leurs monuments publics ou par l'examen de leurs reliques domestiques. L'archéologie est à la nature sociale ce que l'anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette d'ichtyosaure sous-entend toute une création. De part et d'autre, tout se déduit, tout s'enchaîne. Le savant ressuscite ainsi jusqu'aux verrues des vieux âges. De là vient sans doute le prodigieux intérêt qu'inspire une description architecturale quand la fantaisie de l'écrivain n'en dénature point les éléments ; chacun ne peut-il pas la rattacher au passé par de sévères déductions ; et, pour l'homme, le passé ressemble singulièrement à l'avenir : lui raconter ce qui fut, n'est-ce pas toujours lui dire ce qu'il sera ? Enfin, il est rare que la peinture des lieux où la vie s'écoule ne rappelle à chacun ou ses voeux trahis ou ses espérances en fleurs. La comparaison entre un présent qui trompe les vouloirs secrets et l'avenir qui peut les réaliser est une source inépuisable de mélancolie ou de satisfactions douces. Ainsi est-il presque impossible de ne pas être pris par une espèce d'attendrissement à la peinture de la vie flamande, quand les accessoires en sont bien rendus.
Pourquoi? Peut-être est-ce, parmi les différentes existences, celle qui finit le mieux les incertitudes de l'homme. Elle ne va pas sans toutes les fêtes, sans tous les liens de la famille, sans une grasse aisance qui atteste la continuité du bien-être, sans un repos qui ressemble à de la béatitude ; mais elle exprime surtout le calme et la monotonie d'un bonheur naïvement sensuel où la jouissance étouffe le désir en le prévenant toujours. Quelque prix que l'homme passionné puisse attacher aux tumultes des sentiments, il ne voit jamais sans émotion les images de cette nature sociale où les battements du coeur sont si bien réglés, que les gens superficiels l'accusent de froideur. La foule préfère généralement la force anormale qui déborde à la force égale qui persiste. La foule n'a ni le temps ni la patience de constater l'immense pouvoir caché sous une apparence uniforme. Aussi, pour frapper cette foule emportée par le courant de la vie, la passion de même que le grnd artiste n'a-t-elle d'autre ressource que d'aller au delà du but, comme ont fait Michel-Ange, Bianca Capello, mademoiselle de La Vallière, Beethoven et Paganini. Les grands calculateurs seuls pensent qu'il ne faut jamais dépasser le but, et n'ont de respect que pour la virtualité empreinte dans un parfait accomplissement qui met en toute oeuvre ce calme profond dont le charme saisit les hommes supérieurs. Or, la vie adoptée par ce peuple essentiellement économe remplit bien les conditions de félicité que rêvent les masses pour la vie citoyenne et bourgeoise
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Peintres
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Drolling
Intérieur de cuisine
Metsu
L'apothicaire
Steen
La mauvaise compagnie
Le repas de famille
Vermeer
L'astronome
La dentellière
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La boutique du drapier
La Maison du Chat-qui-pelote
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A la nuit tombante, un jeune homme passant devant l'obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l'aspect d'un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le magasin, n'étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l'école hollandaise. Le linge blanc, l'argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu'embellissaient encore de vives oppositions entre l'ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d'Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux; ces têtes étaient si originales, et chaque caractère avait une expression si franche; on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de cette famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite.
(Balzac fait alors le portrait d'Augustine)
Le Chef d'œuvre inconnu
d'Honoré de Balzac
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Texte intégral
(licence ABU)
Frenhofer,
inspiré par Delacroix
Pourbus,
le maître
Poussin
naissance d'un jeune peintre.
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A UN LORD
1845
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I
GILLETTE
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Vers la fin de l'année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d'une maison située rue des Grands- Augustins, à Paris. Après avoir assez longtemps marché dans cette rue avec l'irrésolution d'un amant qui n'ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu'elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maîtreFrançois PORBUS était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s'arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de l'accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura pendant un moment sur le palier, incertain s'il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l'atelier où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le coeur des grands artistes quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l'art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef-d'oeuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu'à ce que le bonheur ne soit plus qu'un souvenir et la gloire un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble à l'amour comme la jeune passion d'un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d'audace et de timidité, de croyances vagues et de découragements certains. A celui qui léger d'argent, qui adolescent de génie, n'a pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le coeur, je ne sais quelle touche de pinceau, un sentiment dans l'oeuvre, une certaine expression de poësie. Si quelques fanfarons bouffis d'eux-mêmes croient trop tôt à l'avenir, ils ne sont gens d'esprit que pour les sots. A ce compte, le jeune inconnu paraissait avoir un vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette timidité première, sur cette pudeur indéfinissable que les gens promis à la gloire savent perdre dans l'exercice de leur art, comme les jolies femmes perdent la leur dans le manège de la coquetterie. L'habitude du triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doute peut-être.
Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l'admirable portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l'escalier. A la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l'ami du peintre; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques trace de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur, et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre. Le vieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ, qui vint ouvrir : -- Bonjour, maître.
PORBUS s'inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par le vieillard et s'inquiéta d'autant moins de lui que le néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver les peintres- nés à l'aspect du premier atelier qu'ils voient et où se révèlent quelques-uns des procédés matériels de l'art. Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l'atelier de maître Porbus. Concentré sur une toile accrochée au chevalet, et qui n'était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, le jour n'atteignait pas jusqu'aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce; mais quelques reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au ventre d'une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d'un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d'un antique dressoir chargé de vaisselles curieuses, où piquaient de points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart d'or aux grands plis cassés, jetés là comme modèle. Des écorchés de plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques, amoureusement polis par les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et les consoles. D'innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu'au plafond. Des boîtes à couleurs, des bouteilles d'huile et d'essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu'un étroit chemin pour arriver sous l'auréole que projetait la haute verrière dont les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne d'ivoire de l'homme singulier. L'attention du jeune homme fut bientôt exclusivement acquise à un tableau qui, par ce temps de trouble et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels on doit la conservation du feu sacré pendant les jours mauvais. Cette belle page représentait une Marie égyptienne se disposant à payer le passage du bateau. Ce chef-d'oeuvre, destiné à Marie de Médicis, fut vendu par elle aux jours de sa misère.
-- Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d'or au-delà du prix que donne la reine; mais aller sur ses brisées ?... Du Diable !
-- Vous la trouvez bien ?
-- Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?... Oui et non. Ta bonne femme n'est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d'après les lois de l'anatomie ! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d'avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l'autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu !... Prrr ! Il ne suffit pas pour être un grand poëte de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de faute de langue ! Regarde ta sainte, Porbus ! Au premier aspect, elle semble admirable; mais au second coup d'oeil on s'aperçoit qu'elle est collée au fond de la toile et qu'on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C' est une silhouette qui n'a qu'une seule face, c'est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d'air entre ce bras et le champ du tableau; l'espace et la profondeur manquent; cependant tout est bien en perspective et la dégradation aérienne est exactement observée. mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d'une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d'ivoire, l'existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s'entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c'est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n'as pu souffler qu'une portion de ton âme à ton oeuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s'est éteint plus d'une fois dans tes mains, et beaucoup d'endroits de ton tableau n'ont pas été touchés par la flamme céleste.
-- Mais pourquoi, mon cher maître ? dit respectueusement Porbus au vieillard tandis que le jeune homme avait peine à réprimer une forte envie de le battre.
-- Ah ! Voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l'ardeur éblouissante, l'heureuse abondance des maîtres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Dürer et Paul Véronèse. Certes c'était là une magnifique ambition ! Mais qu'est-il arrivé ? Tu n'as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d'Albrecht Dürer où tu l'avais coulée. Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de la palette vénitienne. Ta figure n'est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pour fondre ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, il fallait opter franchement entre l'une ou l'autre, afin d'obtenir l'unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n'es vrai que dans les milieux, tes contours sont faux, ne s'enveloppent pas et ne promettent rien par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant la poitrine de la sainte. -- Puis, ici, reprit-il en indiquant le point où sur le tableau finissait l'épaule. -- Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, tout est faux. N'analysons rien, ce serait faire ton désespoir.
Le vieillard s'assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et resta muet.
-- Maître, lui dit Porbus, j'ai cependant bien étudié sur le nu cette gorge; mais, pour notre malheur, il est des effets vrais dans la nature qui ne sont plus probables sur la toile.
-- La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer ! Tu n'es pas un vil copiste, mais un poëte ! s'écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d'aller trouver le ciseau de l'homme qui, sans te la copier exactement, t'en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l'esprit, l'âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j'ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu'il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poëte, ni le sculpteur ne doivent séparer l'effet de la cause qui sont invinciblement l'un dans l'autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l'art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas! Ce n'est pas ainsi que l'on parvient à forcer l'arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas assez dans l'intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d'amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l'épier, la presser et l'enlacer étroitement pour la forder à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n'est qu'après de longs combats qu'on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect; vous autres ! vous vous contentez de la première apparence qu'elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième; ce n'est pas ainsi qu'agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent jusqu'à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit. Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant son bonnet de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l'art, sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la Forme. La Forme est, dans ses figures, ce qu'elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poësie. Toute figure est un monde, un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime, teint de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt céleste qui a montré, dans le passé de toute une vie, les sources de l'expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies de cheveux, mais ou est le sang, qui engendre le calme ou la passion et qui cause des effets particuliers. Ta sainte est une femme brune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d'une blonde ! Vos figures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenez devant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l'art. Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu'à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n'être plus obligés d'écrire à coté de vos figures, currus venustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux ! Ha ! ha ! vous n'y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d'arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s'alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l'ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C'est cela, et ce n'est pas cela. Qu'y manque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l'apparence de la vie, mais vous n'exprimez pas son trop-plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l'âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l'enveloppe; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême ici vous arrivez, on ferait peut-être d'excellente peinture; mais vous vous lassez trop vite. Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. 0 Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi ! - A cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l'Art.
-- Mais cette sainte est sublime, bon homme ! s'écria d'une voix forte le jeune homme en sortant d'une rêverie profonde. Ces deux figures, celle de la sainte et celle du batelier, ont une finesse d'intention ignorée des peintres italiens, je n'en sais pas un seul qui eût inventé l'indécision du batelier.
-- Ce petit drôle est-il à vous ? demanda Porbus au vieillard.
-- Hélas ! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit le néophyte en rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d'instinct, et arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science.
-- A l'oeuvre ! lui dit Porbus en lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier.
L'inconnu copia lestement la Marie au trait.
-- Oh ! oh ! s'écria le vieillard. Votre nom ?
Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.
-- Voilà qui n'est pas mal pour un commençant, dit le singulier personnage qui discourait si follement. Je vois que l'on peut parler peinture devant toi. Je ne te blâme pas d'avoir admiré la sainte de Porbus. C'est un chef-d'oeuvre pour tout le monde, et les initiés aux plus profonds arcanes de l'art peuvent seuls découvrir en quoi elle pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, et capable de comprendre, je vais te faire voir combien peu de chose il faudrait pour compléter cette oeuvre. Sois tout oeil et tout attention, une pareille occasion de t'instruire ne se représentera peut-être jamais. Ta palette, Porbus ?
Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son pouce dans la palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui tendait; il lui arracha des mains plutôt qu'il ne les prit une poignée de brosses de toutes dimensions, et sa barbe taillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants qui exprimaient le prurit d'une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau de couleur, il grommelait entre ses dents : -- Voici des tons bons à jeter par la fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d'une crudité et d'une fausseté révoltantes, comment peindre avec cela ? Puis il trempait avec une vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont il parcourait quelquefois la gamme entière plus rapidement qu'un organiste de cathédrale ne parcourt l'étendue de son clavier à l'O Filii de Pâques.
Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d'un côté de la toile, plongés dans la plus véhémente contemplation.
-- Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d'un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l'air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ! Regarde comme cette draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève ! Auparavant elle avait l'air d'une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplesse d'une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de brun-rouge et d'ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l'enseigner. Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux figures. Mabuse n'a eu qu'un élève, qui est moi. Je n'en ai pas eu, et je suis vieux ! Tu as assez d'intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir.
Tout en parlant, l'étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau : ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu'on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière. Il travaillait avec une ardeur si passionnée que la sueur se perla sur son front dépouillé; il allait si rapidement par de petits mouvements si impatients, si saccadés, que, pour le jeune Poussin il semblait qu'il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l'homme. L'éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui semblaient l'effet d'une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité qui devait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait disant : -- paf, paf, paf ! voila comment cela se beurre, jeune homme ! venez, mes petites touches, faites-moi roussir ce ton glacial ! Allons donc ! Pon ! Pon ! Pon ! disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défaut de vie, en faisant disparaître par quelques plaques de couleur les différences de tempérament, et rétablissant l'unité de ton que voulait une ardente Egyptienne.
-- Vois-tu, petit, il n'y a que le dernier coup de pinceau qui compte. Porbus en a donné cent, moi, je n'en donne qu'un. Personne ne nous sait gré de ce qui est dessous. Sache bien cela !
Enfin ce démon s'arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussin muets d'admiration, il leur dit : -- Cela ne vaut pas encore ma Belle-Noiseuse, cependant on pourrait mettre son nom au bas d'une pareille oeuvre. Oui, je la signerais, ajouta-t-il en se levant pour prendre un miroir dans lequel il la regarda. -- Maintenant, allons déjeuner, dit-il. Venez tous deux à mon logis. J'ai du jambon fumé, du bon vin ! Hé ! Hé ! malgré le malheur des temps, nous causerons peinture ! Nous sommes de force. Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l'épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité.
Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d'or, et les lui montrant : -- J'achète ton dessin, dit-il.
-- Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir et rougir de honte, car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre. Prends donc, il a dans son escarcelle la rançon de deux rois !
Tous trois, ils descendirent de l'atelier et cheminèrent en devisant sur les arts, jusqu'à une belle maison de bois, située près du pont Saint- Michel, et dont les ornements, le heurtoir, les encadrements de croisées, les arabesques émerveillèrent Poussin. Le peintre en espérance se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon feu, prés d'une table chargée de mets appétissants, et par un bonheur inouï, dans la compagnie de deux grands artistes pleins de bonhomie.
-- Jeune homme, lui dit Porbus en le voyant ébahi devant un tableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir.
C'était l'Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le retinrent si longtemps. Cette figure offrait, en effet, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin commença dés ce moment à comprendre le véritable sens des confuses paroles dites par le vieillard. Celui-ci regardait le tableau d'un air satisfait, mais sans enthousiasme, et semblait dire « J'ai fait mieux ! »
-- Il y a de la vie, dit-il. mon pauvre maître s'y est surpassé; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L'homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l'air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n'y sont pas. Puis il n'y a encore là qu'un homme ! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n'était pas ivre.
Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète curiosité. Il s'approcha de celui-ci comme pour lui demander le nom de leur hôte; mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d'un air de mystère, et le jeune homme, vivement intéressé, garda le silence, espérant que tôt ou tard quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talents étalent suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle.
Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifique portrait de femme, s'écria :
-- Quel beau Giorgion !
-- Non ! répondit le vieillard, vous voyez un de mes premiers barbouillages !
-- Tudieu ! je suis donc chez le dieu de la peinture, dit naïvement le Poussin.
Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtemps avec cet éloge.
-- Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez-vous faire venir un peu de votre bon vin du Rhin pour moi ?
-- Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m'acquitter du plaisir que j'ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l'autre comme un présent d'amitié.
-- Ah ! si je n'étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous vouliez me laisser voir votre Belle-Noiseuse, je pourrais faire quelque peinture haute,large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.
-- Montrer mon oeuvre, s'écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j'ai cru avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait ! Quoique j'aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j'ai reconnu mon erreur. Ah! pour arriver à ce résultat glorieux, j'ai étudié à fond les grands maîtres du coloris, j'ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux de Titien, ce roi de la lumière; j'ai, comme ce peintre souverain, ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie, car l'ombre n'est qu'un accident, retiens cela, petit. Puis je suis revenu sur mon oeuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence, j'ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu'aux noirs les plus fouillés; car les ombres des peintres ordinaires sont d'une autre nature que leurs tons éclairés; c'est du bois, de l'airain, c'est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l'ombre. On sent que si leur figure changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses. J'ai évité ce défaut où beaucoup d'entre les plus illustres sont tombés, et chez moi la blancheur se révèle sous l'opacité de l'ombre la plus soutenue ! Comme une foule d'ignorants qui s'imaginent dessiner correctement parce qu'ils font un trait soigneusement ébarbé, je n'ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu'au moindre détail anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s'enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n'existe pas ! Ne riez pas, jeune homme ! Quoique singulier que vous paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel l'homme se rend compte de l'effet de la lumière sur les objets; mais il n'y a pas de lignes dans la nature où tout est plein : c'est en modelant qu'on dessine, c'est-à-dire qu'on détache les choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l'apparence au corps ! Aussi, n'ai-je pas arrêté les linéaments, j'ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l'on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s'arrête et se détache; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l'on sent l'air circuler tout autour. Cependant je ne suis pas encore content, j'ai des doutes. Peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le milieu en s'attachant d'abord aux saillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux portions les plus sombres. N'est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce divin peintre de l'univers. Oh ! nature ! nature ! qui jamais t'a surprise dans tes fuites ! Tenez, le trop de science, de même que l'ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon oeuvre !
Le vieillard fit une pause, puis il reprit :
-- Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais que sont dix petites années quand il s'agit de lutter avec la nature ? Nous ignorons le temps qu'employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché !
Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant machinalement avec son couteau.
-- Le voilà en conversation avec son esprit, dit Porbus à voix basse.
A ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d'une inexplicable curiosité d'artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu pour lui plus qu'un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l'âme. Le phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu'on ne peut traduire l'émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au coeur de l'exilé. Le mépris que ce vieil homme affectait d'exprimer pour les plus belles tentatives de l'art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette oeuvre tenue si longtemps secrète, oeuvre de patience, oeuvre de génie sans doute, s'il fallait en croire la tête de Vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée, et qui belle encore, même prés de l'Adam de Mabuse, attestait le faire impérial d'un des princes de l'art; tout en ce vieillard allait au delà des bornes de la nature humaine. Ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui trop souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à travers mille routes pierreuses, où, pour eux; il n'y a rien; tandis que folâtre en ces fantaisies, cette fille aux ailes blanches y découvre des épopées, des châteaux, des oeuvres d'art. Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre ! Ainsi, pour l'enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite, l'Art lui-même, l'art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries.
-- Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m'a manqué jusqu'à présent de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont les contours soient d'une beauté parfaite, et dont la carnation... Mais où est-elle vivante, dit-il en s'interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine quelques beautés éparses ? Oh ! pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l'idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais j'irais te chercher dans tes limbes, beauté céleste ! Comme Orphée, je descendrais dans l'enfer de l'art pour en ramener la vie.
-- Nous pouvons partir d'ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus, ne nous voit plus !
-- Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.
-- Oh ! le vieux reître a su en défendre l'entrée. Ses trésors sont trop bien gardés pour que nous puissions y arriver. Je n'ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l'assaut du mystère.
-- Il y a donc un mystère ?
-- Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père, Frenhofer a sacrifié la plus grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse; en échange, Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, mais dont il possédait si bien le faire, qu'un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec lequel il devait s'habiller à l'entrée de Charles-Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papier peint en damas. L'éclat particulier de l'étoffe portée par Mabuse surprit l'empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie. Frenhofer est un homme passionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l'objet même de ses recherches. Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n'existe pas et qu'on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques; ce qui est au delà du vrai, puisque avec le trait et le noir, qui n'est pas une couleur, on peut faire une figure; ce qui prouve que notre art est, comme la nature, composé d'une infinité d'éléments : le dessin donne un squelette, la couleur est la vie, mais la vie sans le squelette est une chose plus incomplète que le squelette sans la vie. Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c'est que la pratique et l'observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poësie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer, ne l'imitez pas ! Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.
-- Nous y pénétrerons, s'écria le Poussin n'écoutant plus Porbus et ne doutant plus de rien.
Porbus sourit à l'enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta en l'invitant à venir le voir.
Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la harpe, et dépassa sans s'en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous une toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Près de l'unique et sombre fenêtre de cette chambre, il vit une jeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par un mouvement d'amour; elle avait reconnu le peintre à la manière dont il avait attaqué le loquet.
-- Qu'as-tu ? lui dit-elle.
-- J'ai, j'ai, s'écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre ! J'avais douté de moi jusqu'à présent, mais ce matin j'ai cru en moi- même ! Je puis être un grand homme ! Va, Gillette, nous serons riches, heureux ! Il y a de l'or dans ces pinceaux.
Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il compara l'immensité de ses espérances à la médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts de simples papiers chargés d'esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de cette misère, il possédait et ressentait d'incroyables richesses de coeur, et la surabondance d'un génie dévorant. Amené à Paris par un gentilhomme de ses amis, ou peut-être par son propre talent, il y avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles et généreuses qui viennent souffrir prés d'un grand homme, en épousant les misères et s'efforcent de comprendre leurs caprices; forte pour la misère et l'amour, comme d'autres sont intrépides à porter le luxe, à faire parader leur insensibilité. Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l'éclat du ciel. Le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu'elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l'amour avant de s'emparer de l'art.
-- Ecoute, Gillette, viens.
L'obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu d'une belle âme.
-- 0 Dieu ! s'écria-t-il, je n'oserai jamais lui dire.
-- Un secret ? reprit elle, je veux le savoir.
Le Poussin resta rêveur.
-- Parle donc.
-- Gillette ! pauvre coeur aimé.
-- Oh ! tu veux quelque chose de moi ?
-- Oui.
-- Si tu désires que je pose encore devant toi comme l'autre jour, reprit- elle d'un petit air boudeur, je n'y consentirai plus jamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et cependant tu me regardes.
-- Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme ?
-- Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.
-- Eh ! bien, reprit Poussin d'un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre ?
-- Tu veux m'éprouver, dit-elle. Tu sais bien que je n'irais pas.
Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme un homme qui succombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son âme.
-- Ecoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je t'ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi : mais je ne t'ai jamais promis, moi vivante, de renoncer à mon amour.
-- Y renoncer ? s'écria Poussin.
-- Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m'aimerais plus. Et, moi- même je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices, n'est-ce pas chose naturelle et simple ? Malgré moi, je suis heureuse, et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour un autre ! fi donc.
-- Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J'aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé. Ma vocation, c'est de t'aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent et l'art et tous ses secrets !
Elle l'admirait, heureuse, charmée ! Elle régnait, elle sentait instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses pieds comme un grain d'encens.
-- Ce n'est pourtant qu'un vieillard, reprit Poussin. il ne pourra voir que la femme en toi. Tu es si parfaite !
-- Il faut bien aimer, s'écria-t-elle prête à sacrifier ses scrupules d'amour pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu'il lui faisait. Mais, reprit-elle, ce serait me perdre. Ah ! me perdre pour toi. Oui, cela est bien beau ! mais tu m'oublieras. Oh ! quelle mauvaise pensée as-tu donc eue là !
-- Je l'ai eue et je t'aime, dit-il avec une sorte de contrition; mais je suis donc un infâme.
-- Consultons le père Hardouin ? dit-elle.
-- Oh, non ! que ce soit un secret entre nous deux.
-- Eh ! bien, j'irai; mais ne sois pas là, dit-elle. Reste à la porte, armé de ta dague; si je crie, entre et tue le peintre.
Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras.
-- Il ne m'aime plus ! pensa Gillette quand elle se trouva seule.
Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôt en proie à une épouvante plus cruelle que son repentir, elle s'efforça de chasser une pensée affreuse qui s'élevait dans son coeur. Elle croyait aimer déjà moins le peintre en le soupçonnant moins estimable qu'auparavant.
II
Catherine Lescault
Trois mois après la rencontre de Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir maître Frenhofer. Le vieillard était alors en proie à l'un de ces découragements profonds et spontanés dont la cause est, s'il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur ou quelque empâtement des hypochondres; et, suivant les spiritualistes, dans l'imperfection de notre nature morale. Le bonhomme s'était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau. Il était languissamment assis dans une vaste chaire de chêne sculpté, garnie de cuir noir; et, sans quitter son attitude mélancolique, il lança sur Porbus le regard d'un homme qui s'était établi dans son ennui.
-- Eh! bien, maître, lui dit Porbus, l'outremer que vous êtes allé chercher à Bruges était-il mauvais, est-ce que vous n'avez pas su broyer notre nouveau blanc, votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux rétifs?
-- Hélas ! s'écria le vieillard, j'ai cru pendant un moment que mon oeuvre était accomplie; mais je me suis, certes, trompé dans quelques détails, et je ne serai tranquille qu'après avoir éclairci mes doutes. Je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures. Peut-être ai-je là- haut, reprit-il en laissant échapper un sourire de contentement, la nature elle-même. Parfois, j'ai quasi peur qu'un souffle ne me réveille cette femme et qu'elle disparaisse.
Puis tout d'un coup, il se leva comme pour partir.
-- Oh ! oh ! répondit Porbus, j'arrive à temps pour vous épargner la dépense et les fatigues du voyage.
-- Comment, demanda Frenhofer étonné.
-- Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l'incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s'il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile.
Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.
-- Comment ! s'écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse ? déchirer le voile sous lequel j'ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m'aime. Ne m'a-t- elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? elle a une âme, l'âme dont je l'ai douée. Elle rougirait si d'autres yeux que les miens s'arrêtaient sur elle. La faire voir ! mais quel est le mari, l'amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n'y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n'est pas une peinture, c'est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n'en peut sortir que vêtue. La poësie et les femmes ne se livrent nues qu'à leurs amants ! possédons-nous le modèle de Raphaël, l'Angélique de l'Arioste, la Béatrix du Dante ? Non ! nous n'en voyons que les Formes. Eh ! bien, l'oeuvre que je tiens là-haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n'est pas une toile, c'est une femme ! une femme avec laquelle je ris, je pleure, je cause et je pense. Veux-tu que tout à coup je quitte un bonheur de dix années comme on jette un manteau. Que tout à coup je cesse d'être père, amant et Dieu. Cette femme n'est pas une créature, c'est une création. Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai des tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien, je baiserai la marque de ses pas dans la poussière; mais en faire mon rival ? honte à moi ! Ha ! ha! je suis plus amant encore que je ne suis peintre. Oui, j'aurai la force de brûler ma Belle Noiseuse à mon dernier soupir; mais lui faire supporter le regard d'un homme, d'un jeune homme, d'un peintre ? non, non ! Je tuerais le lendemain celui qui l'aurait souillée d'un regard ! Je te tuerais à l'instant, toi, mon ami, si tu ne la saluais pas à genoux ! Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux froids regards et aux stupides critiques des imbéciles ? Ah ! l'amour est un mystère, il n'a de vie qu'au fond des coeurs, et tout est perdu quand un homme dit même à son ami : - Voilà celle que j'aime !
Le vieillard semblait être redevenu jeune; ses yeux avaient de l'éclat et de la vie : ses joues pâles étaient nuancées d'un rouge vif, et ses mains tremblaient. Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond. Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? Se trouvait-il subjugué par une fantaisie d'artiste, ou les idées qu'il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d'une grande oeuvre ? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre ?
En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard: - Mais n'est-ce pas femme pour femme ? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards ?
-- Quelle maîtresse ? répondit Frenhofer. Elle le trahira tôt ou tard. La mienne me sera toujours fidèle !
-- Eh ! bien, reprit Porbus, n'en parlons plus. Mais avant que vous ne trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite que celle dont je parle, vous mourrez peut-être sans avoir achevé votre tableau.
-- Oh ! il est fini, dit Frenhofer. Qui le verrait, croirait apercevoir une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines. Près d'elle un trépied d'or exhale des parfums. Tu serais tenté de prendre le gland des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine Lescault, une belle courtisane appelée la Belle Noiseuse, rendre le mouvement de sa respiration. Cependant je voudrais bien être certain...
-- Va donc en Asie, répondit Porbus en apercevant une sorte d'hésitation dans le regard de Frenhofer.
Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.
En ce moment Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d'y entrer, elle quitta le bras du peintre, et se recula comme si elle eût été saisie par quelque soudain pressentiment.
-- Mais que viens-je donc faire ici ? demanda-t-elle à son amant d'un son de voix profond et en le regardant d'un oeil fixe.
-- Gillette, je t'ai laissée maîtresse et veux t'obéir en tout. Tu es ma conscience et ma gloire. Reviens au logis, je serai plus heureux, peut- être, que si tu...
-- Suis-je à moi quand tu me parles ainsi ? Oh ! non, je ne suis plus qu'une enfant. - Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre amour périt, et si je mets dans mon coeur un long regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs ? Entrons, ce sera vivre encore que d'être toujours comme un souvenir dans ta palette.
En ouvrant la porte de la maison, les deux amants se rencontrèrent avec Porbus qui, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient alors pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l'amenant devant le vieillard : - Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d'oeuvre du monde ?
Frenhofer tressaillit. Gillette était là, dans l'attitude naïve et simple d'une jeune Géorgienne innocent et peureuse, ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d'esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés, ses forces semblaient l'abandonner, et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur. En ce moment, Poussin, au désespoir d'avoir sorti ce beau trésor de ce grenier, se maudit lui-même. Il devint plus amant qu'artiste, et mille scrupules lui torturèrent le coeur quand il vit l'oeil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabilla, pour ainsi dire, cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes. Il revint alors à la féroce jalousie du véritable amour.
-- Gillette, partons ! s'écria-t-il.
A cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit, et courut dans ses bras.
-- Ah ! tu m'aimes donc, répondit-elle en fondant en larmes.
Après avoir eu l'énergie de taire sa souffrance, elle manquait de force pour cacher son bonheur.
-- Oh ! laissez-la-moi pendant un moment, dit le vieux peintre, et vous la comparerez à ma Catherine. Oui, j'y consens.
Il y avait encore de l'amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance du triomphe que la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d'une vraie jeune fille.
-- Ne le laissez pas se dédire, s'écria Porbus en frappant sur l'épaule du Poussin. Les fruits de l'amour passent vite, ceux de l'art sont immortels.
-- Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu'une femme? Elle leva la tête avec fierté; mais quand, après avoir jeté un coup d'oeil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait qu'il avait pris naguère pour un Giorgion :
-- Ah ! dit-elle, montons ! Il ne m'a jamais regardée ainsi.
-- Vieillard, reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette, vois cette épée, je la plongerai dans ton coeur au premier mot de plainte que prononcera cette jeune fille, je mettrai le feu à ta maison, et personne n'en sortira. Comprends-tu ?
Nicolas Poussin était sombre, et sa parole fut terrible. Cette attitude et surtout le geste du jeune peintre consolèrent Gillette qui lui pardonna presque de la sacrifier à la peinture et à son glorieux avenir. Porbus et Poussin restèrent à la porte de l'atelier, se regardant l'un l'autre en silence. Si, d'abord, le peintre de la Marie égyptienne se permit quelques exclamations : - Ah ! elle se déshabille, il lui dit de se mettre au jour ! Il la compare ! Bientôt il se tut à l'aspect du Poussin dont le visage était profondément triste; et, quoique les vieux peintres n'aient plus de ces scrupules si petits en présence de l'art, il les admira tant ils étaient naïfs et jolis. Le jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l'oreille presque collée à la porte. Tous deux, dans l'ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux conspirateurs attendant l'heure de frapper un tyran.
-- Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon oeuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault, la belle courtisane.
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d'admiration.
-- Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d'eux.
A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles oeuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir.
-- Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. -- Ah ! ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?.. Mais elle a respiré, je crois !... Ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent.Elle va se lever, attendez.
-- Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.
-- Non. Et vous ?
-- Rien.
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d'aplomb sur la toile qu'il leur montrait, n'en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour.
-- Oui, oui, c'est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux.
Et il s'empara d'une brosse qu'il leur présenta par un mouvement naïf.
-- Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture.
-- Nous nous trompons, voyez ?... reprit Porbus.
En s'approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d'un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tous, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d'admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d'une ville incendiée.
-- Il y a une femme là-dessous, s'écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture.
Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s'expliquer, mais vaguement, l'extase dans laquelle il vivait.
-- Il est de bonne foi, dit Porbus.
-- Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi, de la foi dans l'art, et vivre pendant longtemps avec son oeuvre pour produire une semblable création. Quelques-unes de ces ombres m'ont coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur la joue, au-dessous des yeux, une légère pénombre qui, si vous l'observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible. Eh ! bien, croyez-vous que cet effet ne m'ait pas coûté des peines inouïes à reproduire ? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés; et comme par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j'ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans la demi-teinte., ôter jusqu'à l'idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l'aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez ? là il est, je crois, très remarquable.
Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.
Porbus frappa sur l'épaule du vieillard en se tournant vers Poussin: - Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre ? dit-il.
-- Il est encore plus poëte que peintre, répondit gravement Poussin.
-- Là, reprit Porbus en louchant la toile, finit notre art sur terre.
-- Et de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.
-- Combien de jouissance sur ce morceau de toile s'ecria Porbus.
Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.
-- Mais, tôt ou tard, il s'apercevra qu'il n'y a rien sur sa toile, s'écria Poussin.
-- Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant leur à leur les deux peintres et son prétendu tableau.
-- Qu'avez-vous fait ! répondit Porbus à Poussin.
Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit : -- Tu ne vois rien, manant ! maheustre ! bélître ! bardache ! Pourquoi donc es-tu monté ici ? -- Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que, vous aussi, vous vous joueriez de moi ? répondez ? je suis votre ami, dites, aurais-je donc gâté mon tableau ?
Porbus, indécis, n'osa rien dire; mais l'anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu'il montra la toile en disant : -- Voyez !
Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela
-- Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans !
Il s'assit et pleura.
-- Je suis donc un imbécile, un fou ! je n'ai donc ni talent, ni capacité, je ne suis plus qu'un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher! Je n'aurai donc rien produit.
Il contempla se toile à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.
-- Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui voulez me faire croire qu'elle est gâtée pour me la voler ! Moi je la vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle.
En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.
-- Qu'as-tu, mon ange ? lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.
-- Tue-moi ! dit-elle. Je serais une infâme de t'aimer encore, car je te méprise. Je t'admire et tu me fais horreur. Je t'aime et je crois que je te hais déjà.
Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine d'une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d'un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en compagnie d'adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis :- Adieu, mes petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus, inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu'il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles.
Paris, février 1832.
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Les scènes d'intérieur
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Œuvres de Balzac
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La Maison Claës
La Recherche de l'absolu
La boutique du drapier
La Maison du Chat-qui-pelote
La maison Claës
La Recherche de l'Absolu
Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si intimement liés à l'architecture que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les nations et les individus dans toute la vérité de leurs habitudes, d'après les restes de leurs monuments publics ou par l'examen de leurs reliques domestiques. L'archéologie est à la nature sociale ce que l'anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette d'ichtyosaure sous-entend toute une création. De part et d'autre, tout se déduit, tout s'enchaîne. Le savant ressuscite ainsi jusqu'aux verrues des vieux âges. De là vient sans doute le prodigieux intérêt qu'inspire une description architecturale quand la fantaisie de l'écrivain n'en dénature point les éléments ; chacun ne peut-il pas la rattacher au passé par de sévères déductions ; et, pour l'homme, le passé ressemble singulièrement à l'avenir : lui raconter ce qui fut, n'est-ce pas toujours lui dire ce qu'il sera ? Enfin, il est rare que la peinture des lieux où la vie s'écoule ne rappelle à chacun ou ses voeux trahis ou ses espérances en fleurs. La comparaison entre un présent qui trompe les vouloirs secrets et l'avenir qui peut les réaliser est une source inépuisable de mélancolie ou de satisfactions douces. Ainsi est-il presque impossible de ne pas être pris par une espèce d'attendrissement à la peinture de la vie flamande, quand les accessoires en sont bien rendus.
Pourquoi? Peut-être est-ce, parmi les différentes existences, celle qui finit le mieux les incertitudes de l'homme. Elle ne va pas sans toutes les fêtes, sans tous les liens de la famille, sans une grasse aisance qui atteste la continuité du bien-être, sans un repos qui ressemble à de la béatitude ; mais elle exprime surtout le calme et la monotonie d'un bonheur naïvement sensuel où la jouissance étouffe le désir en le prévenant toujours. Quelque prix que l'homme passionné puisse attacher aux tumultes des sentiments, il ne voit jamais sans émotion les images de cette nature sociale où les battements du coeur sont si bien réglés, que les gens superficiels l'accusent de froideur. La foule préfère généralement la force anormale qui déborde à la force égale qui persiste. La foule n'a ni le temps ni la patience de constater l'immense pouvoir caché sous une apparence uniforme. Aussi, pour frapper cette foule emportée par le courant de la vie, la passion de même que le grnd artiste n'a-t-elle d'autre ressource que d'aller au delà du but, comme ont fait Michel-Ange, Bianca Capello, mademoiselle de La Vallière, Beethoven et Paganini. Les grands calculateurs seuls pensent qu'il ne faut jamais dépasser le but, et n'ont de respect que pour la virtualité empreinte dans un parfait accomplissement qui met en toute oeuvre ce calme profond dont le charme saisit les hommes supérieurs. Or, la vie adoptée par ce peuple essentiellement économe remplit bien les conditions de félicité que rêvent les masses pour la vie citoyenne et bourgeoise
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Peintres
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L'astronome
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La boutique du drapier
La Maison du Chat-qui-pelote
A la nuit tombante, un jeune homme passant devant l'obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l'aspect d'un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le magasin, n'étant pas encore éclairé, formait un plan noir au fond duquel se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l'école hollandaise. Le linge blanc, l'argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu'embellissaient encore de vives oppositions entre l'ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d'Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux; ces têtes étaient si originales, et chaque caractère avait une expression si franche; on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de cette famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite.
(Balzac fait alors le portrait d'Augustine)